Avant-propos

1On n’entreprend pas d’écrire un livre d’histoire sans le juger nécessaire. À ce jour, il n’existe pas de synthèse sur les communautés paysannes des Alpes au Moyen Âge. Cependant, pour que la nécessité d’une synthèse se fasse sentir, il faut qu’il y ait des connaissances solides à rassembler. En histoire de la société et de l’économie, les connaissances nouvelles sont produites dans le creuset des monographies régionales. Or il se trouve que les monographies d’historiens médiévistes se sont multipliées depuis deux à trois décennies, sur la base des travaux des géographes du premier xx^e siècle, qu’elles ont contribué par le fait même à rendre caducs. Après leur lecture, on ne peut plus partager les deux paradigmes traditionnels de l’histoire alpine, d’ailleurs contradictoires, mais qui se déclinent sous diverses formes et s’appliquent à toutes les époques. Le premier, c’est que les Alpes sont en dehors de l’histoire. Le second, que les montagnards ont une histoire, mais qu’ils en sont les spectateurs passifs.

2Les Alpes, en effet, ont par excellence la réputation d’être un monde immobile. Depuis toujours, disons du Néolithique à l’essor des stations de ski, les montagnards auraient été des pasteurs. Du haut de leurs alpages, ils auraient considéré avec indifférence les soubresauts de l’histoire européenne. C’est à peine si les Suisses y sont entrés pour quelques décennies, avant de retourner à une neutralité d’où ils n’auraient jamais dû sortir. Les vrais acteurs de l’histoire, des éléphants d’Hannibal aux armées de Marengo, n’ont fait que traverser les Alpes pour aller plus vite s’affronter dans les plaines. Certains historiens, pourtant, ont bien découvert que les montagnards ont une histoire, mais ils ont considéré – c’est le second paradigme – qu’ils n’en étaient pas vraiment les acteurs. Leurs alpages, ils les devraient aux moines ; leur prospérité éventuelle, aux villes qui consomment leurs fromages et leur viande, avant de leur envoyer des skieurs ; leur misère supposée, aux mêmes villes qui les dépouillent de leurs forêts et de leurs pâturages, avant de sucer le meilleur de leur force de travail ; leur découverte de l’intérêt et de la beauté de leurs propres paysages, aux touristes anglo-saxons.

3À considérer ces préjugés à dépasser, et ces connaissances scientifiques présentes dans des ouvrages d’accès restreint, la réalisation d’une synthèse pouvait donc paraître doublement nécessaire. Une troisième raison tenait dans le constat que, pour des raisons universitaires et linguistiques à la fois, la recherche historique sur les Alpes médiévales est incroyablement cloisonnée. Or la simple lecture comparée de travaux sur les Grisons et le haut Dauphiné, par exemple, fait apparaître des contrastes et des ressemblances non moins intéressants les uns que les autres. Mais il semble qu’ils aient jusqu’alors échappé aux historiens, tant les Alpes médiévales ont très peu été un objet d’étude historique dans leur ensemble.

4Pourtant, on n’achève pas un livre d’histoire sans le juger insuffisant. Il nous est arrivé par exemple de nous demander si cet essai n’était pas prématuré. En raison du cloisonnement qu’on vient de dire, les traditions historiographiques germanophone, italienne et francophone sont si différentes qu’en fonction des thèmes abordés, l’avancement des travaux est très inégal. En matière d’histoire de la seigneurie, les historiens français ont un temps d’avance, mais en ce qui concerne l’archéologie du pastoralisme, les chercheurs n’ont vraiment avancé que pour la Suisse germanophone. En sorte qu’il est toujours délicat de généraliser des conclusions obtenues avec certitude pour un massif ou quelques vallées. Plus on avance dans la connaissance des Alpes médiévales en effet, plus on prend la mesure leur diversité presque infinie.

5Surtout, les insuffisances sont nôtres. Nos exemples ont d’abord été choisis dans les zones qui nous sont les plus familières, c’est-à-dire les Alpes occidentales et méridionales. Il nous a d’ailleurs semblé que des lecteurs francophones y trouveraient un plus grand intérêt. À la fréquence des références, on verra tout ce que nous devons pour ces régions à Jean-Paul Boyer, Rinaldo Comba, Pierre Dubuis, Henri Falque-Vert, Michaël Gelting, Ezio-Émeric Gerbore, François Menant, Claudio Rotelli et bien d’autres chercheurs. Nous avons aussi synthétisé nos propres recherches. Pour les Alpes centrales, auxquelles nous avons consacré des pages assez nombreuses, nous devons rendre notamment leur dû à Emanuele Curzel, Massimo Della Misericordia, Fritz Glauser, Werner Meyer et son équipe, Giuseppe Richebuono et Enrico Rizzi. Comme il faut bien se borner, de trop vastes zones des Alpes orientales ont échappé à notre regard : le lecteur se rendra aisément compte que le Frioul, les Alpes juliennes ou la Styrie, par exemple, sont trop rarement évoqués.

6Le centre de gravité de ce travail est donc occidental. Pourtant, nous avons tâché d’avancer quelques conclusions qui fussent valables pour l’ensemble des Alpes. Parfois elles sont provisoires, ou hypothétiques. Nous l’avons toujours signalé. Les deux premiers chapitres caractérisent le cadre naturel et font le point des connaissances dont nous disposons sur l’histoire des Alpes jusqu’aux environs de l’an Mil, époque à laquelle les communautés paysannes sortent de l’ombre. Les trois chapitres suivants ont pour thème la « naissance du village » dans les hautes vallées alpines, pour reprendre un concept aujourd’hui discuté, mais qui reste valide à condition de ne pas lui faire dire plus que ce qu’il signifie : la mise en place définitive des terroirs et de l’habitat, la naissance des communautés à la vie politique, l’établissement des cadres paroissiaux. Trois chapitres viennent ensuite caractériser les structures familiales, sociales et économiques du monde paysan entre le xiii^e et le xv^e siècle. On y voit comment les clans familiaux s’organisent pour la mise en valeur des ressources naturelles, et de quelle manière les vallées alpines s’intègrent de plus en plus à l’économie européenne. Enfin, les deux chapitres terminaux montrent comment les communautés rurales des Alpes ont atteint à la fin du Moyen Âge à la maturité politique, au point de construire parfois des confédérations capables de faire jeu égal avec les pouvoirs princiers.

7Fabrice Mouthon a rédigé plus particulièrement les chapitres 1^er, 4, 5, 9 et 10. Nicolas Carrier s’est chargé surtout des chapitres 2, 3, 6, 7 et 8. Mais les deux auteurs revendiquent la responsabilité de l’ensemble de cet essai à quatre mains. Ils remercient Fabrice Delrieux, qui en a réalisé les cartes dans le cadre du Laboratoire LLS de l’université de Savoie.