Le Nain et le Géant
|Préface. La petite République et le plus puissant des États
Texte intégral
1Au temps des Lumières, l’Europe équilibrée du « système westphalien » place dans les relations interétatiques la souveraineté de l’État avant l’ordre confessionnel. Le droit public désigne alors la coutume, la doctrine et la pratique diplomatiques. Soit les normes et les usages qui cadrent et organisent la représentation et la négociation qu’incarnent les ambassadeurs d’un État souverain.
2Que cet État soit immense, comme un puissant empire ou une vaste monarchie. Qu’il soit minuscule, comme une modeste principauté ou une étroite république. La doctrine juridique de l’âge classique et la culture politique moderne considèrent le droit public comme un impératif universel de régulation des contentieux et des litiges entre les peuples. Selon Montesquieu, même les Iroquois qui « mangent » leurs prisonniers ont un « droit public » (De l’Esprit des lois, 1748, I, 3). Nommé jus gentium par Grotius, Pufendorf et Barbeyrac, le droit public devient à l’aube du XIXe siècle le « droit international public ». Avec la genèse de l’État-nation que la Révolution française met à l’ordre du jour, la « science des traités » permet aux plénipotentiaires d’encadrer juridiquement et de ritualiser les relations interétatiques par la représentation, la tractation et la négociation diplomatiques.
3Disciple de Christian Wolff, auteur de traités jusnaturalistes et conseiller privé de l’Électeur de Saxe Auguste III, le protestant Emer de Vattel (1714-1767) est un doctrinaire éclairé du droit des gens. Dans l’Europe des guerres de succession de Pologne (1734), russo-turque (1735-1739) et russo-suédoise (1741-1743), de succession d’Autriche (1741-1747) et de Sept-Ans (1756-1763) où les armes des militaires l’emportent un premier temps sur la parole des ambassadeurs, Vattel en fait un idéal cosmopolite, soit celui de la régulation juridique des contentieux par les chancelleries des États bellicistes. Selon lui, le but suprême de la négociation reste la paix. Entre droits et obligations réciproques, le droit des gens construit et pérennise idéalement l’égalité juridique entre les « nations » :
- 1 E. de Vattel, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliquées à la conduite et aux a (...)
« Puisque les hommes sont naturellement égaux, et que leurs droits et leurs obligations sont les mêmes venant également de la nature, les nations composées d’hommes, et considérées comme autant de personnes libres qui vivent ensemble dans l’état de nature, sont naturellement égales, et tiennent de la nature les mêmes obligations et les mêmes droits. La puissance ou la faiblesse ne produisent, à cet égard, aucune différence. Un nain est aussi bien un homme qu’un géant : une petite république n’est pas moins un État souverain que le plus puissant des royaumes1. »
4Garantie juridique de la balance entre les États qui par l’échange d’ambassadeurs aspirent à la paix contre la « monarchie universelle », le droit des gens en équilibre bon an mal an les souverainetés. Le travail diplomatique en rabote les litiges et limite, parfois, le bellicisme d’un monarque. Le jus gentium représente un « code régulateur » des tensions humaines et de celles entre les États dont les ambassadeurs établissent l’égalité juridique avec la négociation que tempère l’urbanité du diplomate habile. De l’aube de l’Ancien Régime à la Révolution, la continuité de la culture diplomatique dans la représentation est celle d’un impératif de la négociation. En visant pragmatiquement à régler les contentieux interétatiques, les ambassadeurs préservent la dignité réciproque des États dans la distinction de leur grande ou petite souveraineté.
- 2 F. Brandli, Une résidence en République. Le résident de France à Genève et son rôle face aux troub (...)
5Le nain et le géant. La république de Genève et la France au XVIIIe siècle : tiré d’une thèse en histoire moderne soutenue à l’Université de Genève après une première monographie sur l’histoire politique du résident de France en République2, le beau livre de Fabrice Brandli s’inscrit dans le renouveau de l’historiographie contemporaine de la diplomatie. Ce champ politique du droit public est aujourd’hui étudié en ses dimensions doctrinales, concrètes, sociales et culturelles. La diplomatie moderne est pensée comme une pratique sociale de l’altérité que ritualise l’étiquette protocolaire. Cadre juridique des relations franco-genevoises, personnel de la résidence de France sise au cœur de la cité protestante, cérémonial et rituels de la bonne négociation, « Livres des cérémonies », fêtes de la diplomatie française à Genève, don et contre-don d’ambassade : cette enquête inédite sur les liens de réciprocité du droit public entre la France et Genève renouvelle en outre l’histoire de la culture politique du républicanisme genevois. Il est envisagé en ses enjeux européens autour du statu quo sur la souveraineté inaliénable de la minuscule ville-État fortifiée, peuplée d’environ 25 000 habitants vers 1760, forte d’une garnison de 700 soldats, dont le territoire souverain et morcelé frise les 9 000 hectares. Appuyée sur un vaste dépouillement d’archives diplomatiques, connectée avec la doctrine imprimée du droit des gens, cette recherche historicise l’idéalisme régulateur d’Emer de Vattel. Selon Fabrice Brandli, la culture et la pratique de la représentation diplomatique atténuent au XVIIIe siècle le différentiel des puissances et la hiérarchie des souverainetés entre la France monarchique puis révolutionnaire et la République de Genève.
6Devenue un État protestant entre 1532 et 1536, la République oligarchique perd sa souveraineté en 1798. La France hégémonique du Directoire l’annexe au nom de la liberté des peuples pour en faire le chef-lieu provincial du Département du Léman. La fin de l’empire napoléonien bouleverse le helvétique destin géopolitique de Genève. Soutenue par les Congrès de Paris et de Vienne (novembre 1814-juin 1815), où le diplomate Charles Pictet-de-Rochemont (1755-1824) plaide le dossier genevois, la « solution suisse » comme garantie des intérêts genevois s’impose définitivement au temps de la Restauration. À la condition expresse d’un territoire unifié et désenclavé, l’ancienne République de Genève devient le vingt-deuxième canton de la Confédération. Tel est l’enjeu primordial du traité définitif d’adhésion à la Confédération helvétique daté du 19 mai 1815. Partout en Europe, la défaite de l’Empire et la Restauration scellent la disparition des villes-État de l’époque moderne.
7Sous l’Ancien Régime, la position « internationale » de Genève s’adosse dès le XVIe siècle aux combourgeoisies signées avec Berne et Zurich. Vestige de la menace savoyarde qui se répète diversement dès les années 1530-1540, l’ultime offensive militaire menée sans succès en décembre 1602 (« Escalade ») par le duc Charles-Emmanuel de Savoie conduit en 1603 à la reconnaissance par celui-ci de l’indépendance de Genève (Traité de Saint-Julien). Au XVIIIe siècle, si l’utopisme pacifiste et fédéraliste du Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe de l’abbé de Saint-Pierre (1713) n’obvie pas aux conflits armés, les guerres européennes épargnent le territoire genevois. Depuis le « procès Fatio » (1707) jusqu’à la révolution démocratique de 1782 via l’« affaire Rousseau » (1762), les puissances helvétiques et le « roi très catholique » garantissent la sécurité internationale de la République en son ordre oligarchique. Malgré l’étroitesse de son territoire morcelé et enclavé en mandements dans les terres de trois puissances protectrices ou hégémoniques à des degrés divers (canton de Berne, France, Savoie) avec lesquelles elle négocie son limes, Genève joue une partie diplomatique bilatérale avec la France absolutiste puis révolutionnaire. Même si la fracture confessionnelle complique les liens diplomatiques franco-genevois, ceux-ci atténuent l’infériorité et la vulnérabilité de la République comme micro-État sur la scène européenne.
8Grande puissance en Europe, la France exerce à Genève un « véritable monopole de la représentation diplomatique » (83 % du nombre des cérémonies pour les résidents et les chargés d’affaires permanents), en comparaison avec les agents anglais (16 %) et prussiens (1 %). Ce monopole permet notamment le « droit de chapelle » de la monarchie catholique dans le ressort républicain et réformé. La « chapelle de France » y instaure un inviolable isolat confessionnel. En attestent les registres de la chapelle qui notent les naissances, les baptêmes et les mariages de catholiques de Genève et des environs. Le monopole diplomatique français a nourri longtemps ce que Fabrice Brandli relativise, soit le mythe géopolitique et la thèse historiographique de Genève comme « protectorat » de la France.
- 3 F. Venturi, Settecento riformatore. III. La prima crisi dell’Antico Regime (1768-1776), Turin, Ein (...)
9Même si depuis les derniers trente ans du règne personnel de Louis XIV la banque protestante renfloue à un taux élevé les finances publiques de la France, Genève est une poussière d’État. Or, si le rayonnement cosmopolite de la « République des Lumières » est réel, son poids et son influence tendent vers zéro par rapport à la France, l’Angleterre ou l’Empire. Il est vrai que l’Europe des Lumières observe l’ancienne « Rome protestante » pour en mesurer la tolérance confessionnelle, la modernité institutionnelle (justice modérée, politique frumentaire de la Chambre des blés) et la richesse culturelle (Académie, imprimerie, librairie). Mais l’opinion publique se focalise surtout sur les répétées commotions politiques du libéralisme républicain. Entre prises d’armes et « manie brochurière », les conflits constitutionnels sur la souveraineté du Conseil général des citoyens et la minorité civique des natifs érodent l’ordre oligarchique de l’Ancien Régime. Attentif aux signes prémonitoires de l’agonie du monde politique traditionnel après 1750, Franco Venturi l’avait bien noté3. L’article polémique « Genève », que signe D’Alembert dans le septième volume de l’Encyclopédie (1757), illustre l’attention de l’Europe des Lumières pour la patrie républicaine de Jean-Jacques Rousseau dont en 1762 les livres sont publiquement brûlés devant la Maison de ville de Genève (Émile, Du Contrat social). Miniature du républicanisme à l’ancienne que minent les conflits sur la souveraineté du corps socialement minoritaire des citoyens, la République protestante est un régime politiquement anachronique. Entre guerre et paix, entre négociations diplomatiques et commerce, l’ordre européen vit à l’heure de la monarchie constitutionnelle d’Angleterre, de l’absolutisme administratif à la française et des régimes autoritaires mais « éclairés » en Prusse, à Vienne, à Milan ou Moscou. Qui pourrait alors imaginer que la souveraineté absolue du roi de droit divin vienne à s’abaisser vers celle sécularisée de la République protestante ? Qui oserait prétendre que la souveraineté de l’étroite République puisse s’élever vers celle infinie du monarque ? Pourtant, par la représentation diplomatique en République, le droit des gens met au diapason de la négociation entre ambassadeurs les intérêts contrastés de Genève et de la France.
10De 1679 à 1798, entré dans la carrière à la faveur de réseaux familiaux ou clientélistes, souvent juriste de formation, le personnel diplomatique de la Résidence de France à Genève (onze résidents, deux envoyés extraordinaires, quatre chargés d’affaires) harmonise le différentiel hiérarchique des souverainetés. Secondé par le secrétaire de la résidence garant de la continuité des ambassades, le résident a l’oreille des autorités genevoises, tout en étant bien au fait des enjeux économiques de la cité marchande et financière. Bon an mal an, il représente les intérêts – absolutistes puis révolutionnaires – de Versailles et de Paris. Bourgeoisie de robe ou petite noblesse, fortune médiocre, appointements et train de vie limités, endettement chronique : la modestie sociale des résidents successifs à Genève, âgés en moyenne de 38 ans, frappe. Tout au long du XVIIIe siècle, ils déplorent l’état critique de leurs finances. Leur condition contraste avec la figure traditionnelle du « parfait ambassadeur » selon la doctrine du XVIe siècle. Elle détonne surtout par rapport aux diplomates de premier rang, nobles de robe ou d’épée, attachés à la carrière de la haute administration royale. Entre prestige, puissance et sociabilité mondaine, les plénipotentiaires du roi œuvrent à Vienne, à Londres, à Berlin et même à Venise dont l’éclat républicain pâlit au XVIIIe siècle. À Genève, la modestie du personnel diplomatique en République se conjugue avec la méritocratie des résidents qui s’insèrent dans la sociabilité feutrée de la ville-État.
11Avocat, monarchiste zélé, ami de Voltaire, tolérant sur le plan confessionnel, second secrétaire de l’ambassade de Pologne en 1752, Pierre-Michel Hennin (1728-1807), résident de France à Genève de 1765 à 1778 qui soutient l’oligarchie lors de la conférence de médiation réunissant dès mars 1766 les ambassadeurs de Berne, de Zurich et de la France, épouse en mariage mixte la protestante Camille-Élisabeth Mallet-Tudert, alliée aux grandes familles genevoises. En 1778, ayant quitté Genève, soutenu par le comte de Vergennes, introduit au « Secret du roi », il devient Premier commis au ministère des Affaires étrangères. Une telle destinée est rare. Car l’origine modeste du résident désigne la différence de puissance et de prestige entre Genève et la France. Le statut de ces « négociateurs de second ordre » renforcerait la domination et la sujétion hiérarchiques qu’impose la souveraineté royale sur celle de la République.
12Or, malgré l’hégémonie absolutiste au temps des Lumières, la République reste un État dont la dignité est entière selon le droit public. Mémoire institutionnelle du rituel et vade-mecum diplomatique : le « Livre des cérémonies », rédigé de 1701 à 1772 par quatre membres du Petit Conseil de la République, classifie, enregistre et concrétise l’étiquette et les décisions qui instaurent et pérennisent la jurisprudence diplomatique de la dignité étatique. Incognito pour la discrétion d’illustres étrangers, parades terrestres et lacustres, canonnades, réceptions, fêtes, audiences, cadeaux réciproques : la culture d’ambassade ritualise le droit public et socialise l’amitié réciproque qui modère l’écart des souverainetés. En attestent l’étiquette routinière et les rituels publics d’ambassade : entrée sous bonne escorte du résident sur le territoire genevois puis dans la cité fortifiée jusqu’à l’hôtel de la résidence, remise des lettres de créance, dîner d’État qu’offre le Petit Conseil, commissions, cérémonie d’adieu du diplomate sortant, mort en 1765 du résident de Montpéroux en terre réformée.
13L’ambassade est une économie symbolique de régulation entre les États et les régimes que ritualisent notamment le don et le contre-don d’objets d’expression imagée des souverainetés. La circulation des biens matériels atténue le déséquilibre de la puissance, l’écart de la gloire, les rivalités confessionnelles et l’antagonisme idéologique des cultures politiques. Entre Genève et la France, le potlach (boîte en or aux armes du roi offert à un plénipotentiaire genevois contre montres précieuses et médaille républicaine données aux diplomates français) matérialise l’exercice subtil de l’ambassade. Parfois de façon asymétrique. Le don insolvable des portraits royaux de la France à Genève amplifie l’écart hiérarchique entre le royaume et la République. La hauteur monarchique ressort de la puissance de représentation qu’imagent les portrait des rois Louis XV et Louis XVI donnés en 1730 et en 1785 aux républicains genevois. Sous la Révolution, si le drapeau genevois est déposé à la Convention, avant de flotter dans la salle des séances avec les couleurs françaises et américaines, l’échange des bannières genevoise et française montre les limites de la fraternité cosmopolite entre la république microscopique et la République française, hégémonique et impérialiste pour les droits de l’Homme. Genève en fait les frais lors de l’annexion de 1798 qui intègre son territoire souverain dans celui de la France directoriale.
14Entre usages et imaginaire social de l’ambassade, Fabrice Brandli écrit une belle page d’anthropologie historique de la culture diplomatique. Celle-ci pondère les puissances et les souverainetés politiques, même dans l’interaction asymétrique qui, au XVIIIe siècle, singularise les relations entre la France monarchique puis révolutionnaire et la République protestante de Genève. Le travail diplomatique conçoit le « nain » républicain comme un État à part entière parmi les « géants » européens. À Genève, comme ailleurs dans l’Europe absolutiste, la diplomatie en résidence ritualise par les mécanismes protocolaires la sociabilité régulatrice de la négociation et de la représentation. Indépendamment du régime politique, l’ethos du droit des gens conforte le « processus de civilisation » qui, au temps des Lumières, déploie la modernité des règles internationales de l’État de droit.
Notes
1 E. de Vattel, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliquées à la conduite et aux affaires des nations et des souverains [1758, imprimé à Neuchâtel, paru sous l’adresse de Londres], Paris, Janet et Cotelle, 1820, p. 11.
2 F. Brandli, Une résidence en République. Le résident de France à Genève et son rôle face aux troubles politiques de 1734 à 1768, Genève, SHAG, 2007.
3 F. Venturi, Settecento riformatore. III. La prima crisi dell’Antico Regime (1768-1776), Turin, Einaudi, 1979.
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