1La réforme grégorienne, en insistant sur la libertas ecclesie, avait placé au premier plan de ses préoccupations l’indépendance des églises. Mais à travers la question de l’investiture temporelle, c’est celle des biens d’Église et de leur autonomie qui est directement posée. Les possessions ecclésiastiques sont un des fondements de la puissance et du rayonnement de l’institution et on comprend l’intérêt des clercs à assurer l’exclusivité de la mainmise ecclésiale sur les terres d’Église. Car l’Église est riche : donations et legs des fidèles, accumulés au cours des siècles, l’ont placée à la tête d’un patrimoine considérable, où les domaines fonciers occupent la première place. L’administration de ce temporel et la gestion de ses revenus ne vont pourtant pas de soi pour des hommes d’Église parfois tiraillés entre l’idéal professé de pauvreté évangélique et l’insertion croissante des institutions ecclésiastiques dans une économie monétarisée devenue dominante. La réussite des cisterciens, dont on loue la sagacité dans l’administration de leurs domaines au XII^e siècle, matérialise cette contradiction entre un idéal ascétique et la prospérité de certains de leurs établissements. Les modes de gestion ne sont cependant pas tous couronnés de succès, et les aléas de la conjoncture, qui se dégrade nettement à partir de la fin du XIII^e siècle, imposent des adaptations et des remises en cause parfois difficiles, que tous les établissements ne parviennent pas à mener à bien.

La recomposition des temporels

Le mouvement des restitutions

2La fin du XII^e siècle et les premières années du XIII^e siècle constituent une période de recomposition du temporel ecclésiastique, qui se comprend comme une mise en ordre consécutive à la réforme grégorienne, celle-ci ayant fourni aux clercs des armes pour partir à la reconquête des biens et droits perdus. Le mouvement est loin d’être uniforme, dans le temps comme dans l’espace. Dans le diocèse de Bourges, il est achevé avant la fin du XII^e siècle, période où le patronage laïque a à peu près disparu ; dans le Bassin parisien, moins de 5 % des églises sont encore détenues par des laïcs au milieu du XIII^e siècle. Dans le diocèse de Besançon, les restitutions se poursuivent jusque dans le troisième quart du XIII^e siècle ; mais le patronage laïque concerne encore entre un tiers et la moitié des églises de Normandie au début du XIV^e siècle.

3Rares sont les restitutions spontanées ; la plupart sont dissimulées sous des transactions financières (ventes, donations rétribuées, prêts sur gages) dont les principaux bénéficiaires sont les grands établissements ecclésiastiques, qui seuls possèdent les moyens financiers nécessaires. Dans ce mouvement, moines et chanoines sont particulièrement favorisés, devant les églises cathédrales. Dans le diocèse de Bourges, moins de la moitié des biens et droits restitués le sont à l’archevêque. Dans celui de Besançon, ce sont d’abord les établissements monastiques, à commencer par les plus importants d’entre eux (Baume, Luxeuil, Saint-Vincent de Besançon), qui bénéficient du mouvement, suivis des communautés canoniales urbaines (chapitres de la Madeleine ou de Saint-Paul de Besançon). Le premier bénéficiaire est même l’abbaye de Saint-Oyend-de-Joux (Saint-Claude), pourtant ressortissant au diocèse de Lyon.

4Les dîmes, expression d’un pouvoir immanent en même temps qu’affirmation de la seigneurie ecclésiastique, sont l’objet de toutes les attentions. Elles sont aussi et surtout pour les établissements qui les perçoivent une considérable source de revenus. Leur rapport est d’autant plus intéressant que le contexte de croissance agricole et de défrichement tend à les accroître, malgré l’octroi de taux plus favorables (novales) sur les terres nouvellement mises en culture. Par la commercialisation de produits agricoles recherchés (vin, céréales), elles procurent à nombre d’établissements l’autonomie financière nécessaire à l’affirmation de l’indépendance des biens d’Église. En raison du prix de leur rachat, les desservants des paroisses rurales ne sont que rarement bénéficiaires des restitutions de dîmes, centralisées par les patrons, évêques et grands monastères en tête.

5La richesse de l’Église est donc d’abord une richesse foncière : l’Église demeure, dans de nombreux royaumes d’Europe occidentale et tous établissements confondus, le premier propriétaire du sol. Dans le royaume de France, environ un tiers des terres cultivées au XIII^e siècle sont propriété de l’Église, proportion que l’on retrouve en Angleterre à la même époque. L’essor économique et le dynamisme des campagnes viennent donc accroître les revenus déjà considérables des établissements, qui cumulent rente foncière, dîmes, oblations et revenus seigneuriaux là où l’Église s’est imposée comme seigneur local.

La seigneurie ecclésiastique

6L’insertion dans les réseaux seigneuriaux est ancienne, facilitée par les concessions d’immunités et délégations d’autorité consenties par les puissants, qui ont permis aux établissements ecclésiastiques de s’imposer comme un acteur majeur de la mise en place du régime seigneurial. L’Église ajoute ainsi aux ressources de ses domaines celles de l’économie seigneuriale (tailles, banalités, droits de justice, de marché ou de monnaie). Cette insertion est générale. Même les préceptes de l’ordre cistercien ne résistent pas longtemps, effaçant avant la fin du XIII^e siècle la distinction qui les séparait des couvents bénédictins plus anciens.

7Les seigneuries ecclésiastiques, du fait de l’ampleur des restitutions et des donations qui affluent au XII^e siècle, prennent leur forme définitive assez tardivement. Cette structuration est toujours susceptible d’être remise en cause : si Saint-Claude, dont le domaine prend sa forme définitive au XIII^e siècle, réussit jusqu’au milieu du XV^e siècle à défendre son intégrité territoriale face à ses puissants voisins (Bourgogne et Savoie), l’abbaye de Romainmôtier, abbaye impériale passée dans l’obédience clunisienne, intègre l’orbite savoyarde au cours de la seconde moitié du XIII^e siècle. Le monastère de Cluny lui-même ne parvient guère à sauvegarder son indépendance face aux assauts d’un pouvoir royal français prompt à faire passer sous sa tutelle les seigneuries d’Église, y compris à l’extérieur du royaume. Les archevêques de Lyon en font les frais : en butte à la fois aux velléités d’autonomie des bourgeois lyonnais et du chapitre cathédral, ils ne parviennent guère à sauvegarder leur autorité sur la ville et le comté, et capitulent finalement devant la tutelle royale française qui s’impose peu à peu entre 1292 et 1320.

8Les seigneuries ecclésiastiques sont particulièrement nombreuses et puissantes en terre d’Empire, grâce aux concessions impériales et aux immunités ; grâce aussi au règlement de la querelle entre Empire et papauté, qui a permis aux seigneuries ecclésiastiques, notamment aux villes épiscopales, d’affirmer leur indépendance (Cologne, Mayence, Trèves, Liège, Metz, Strasbourg, Besançon, Lyon ou Trente). Au milieu du XIII^e siècle, on ne compte pas moins de 90 principautés ecclésiastiques immédiates dans le royaume germanique, contre 16 laïques (40 au XV^e siècle), depuis les grandes seigneuries épiscopales rhénanes (les archevêques de Cologne ou de Mayence comptent parmi les premières personnalités du royaume) jusqu’aux petites seigneuries monastiques locales, à l’image des terres des abbayes de Lure, Luxeuil ou Saint-Claude dans le comté de Bourgogne. Signe de cette indépendance, la frappe monétaire des seigneurs ecclésiastiques, qui concurrence et supplante localement les frappes impériales : c’est le cas des monnaies de Besançon, Lyon, Vienne, Genève, Lausanne ou Cologne. L’abbé de Saint-Claude lui-même possède le droit de battre monnaie depuis 1184, même s’il n’en fait pas usage avant le XIV^e siècle. Par ces nombreux monnayages, les prélats animent la vie économique et monétaire locale.

9Cette territorialisation du pouvoir ecclésiastique est moins marquée en Espagne ou en Angleterre où, comme en France, les progrès d’une monarchie centralisatrice ont bridé l’émancipation des seigneuries d’Église. La seigneurie ecclésiastique n’est pourtant pas absente des terres françaises : les évêques de Laon, Noyon, Beauvais, Reims et Châlons (Châlons-en-Champagne) cumulent charges comtales et épiscopales, tout comme l’évêque de Mende qui reçoit en 1161 du roi Louis VI les pouvoirs régaliens sur le Gévaudan, ou celui de Langres, qui à partir de 1179 prend le titre comtal et bat monnaie à son effigie. En Italie, les évêques, qui jusqu’au XII^e siècle dominaient les villes de leur seigneurie, voient leurs pouvoirs battus en brèche par les communes.

Gestion séculière, temporels réguliers

Le temps des constructions

10La richesse des églises se lit aussi dans la pierre. Le mouvement de construction des grandes cathédrales gothiques aux XII^e et XIII^e siècles témoigne de la puissance de l’Église séculière. Reflet de la prospérité des villes et des campagnes, les cathédrales qui s’élèvent manifestent de manière triomphante la puissance et la richesse des clergés cathédraux, qui assurent l’essentiel du financement. Au patrimoine épiscopal et aux seigneuries dont ils sont maîtres, évêques et chapitres ajoutent l’immobilier urbain, profitant pleinement de la croissance que connaissent alors les villes. À Paris, les domaines épiscopaux et cathédraux représentent à la fin du XII^e siècle près des deux tiers des biens immobiliers, faisant de la cathédrale le premier propriétaire foncier de la cité.

11La construction en pierre est aussi un symbole de domination et ce n’est sans doute pas un hasard si les premières cathédrales gothiques s’élèvent dans les villes dont l’évêque est le seigneur : c’est le cas à Sens, Noyon, Soissons, Laon, Bourges, Chartres, Reims, Amiens ou Beauvais ; il en va de même en terre d’Empire (Lyon, Genève, Lausanne, Bâle, Strasbourg, Cologne). Les palais épiscopaux qui viennent flanquer les cathédrales (Narbonne, Sens, Albi, Laon) et dont la construction précède parfois celle de la cathédrale, confirment que le groupe cathédral est la marque du pouvoir épiscopal sur la ville et la société urbaine.

12Les constructions exigent des sommes énormes, que la croissance des revenus des évêques et chapitres fournit en grande partie, même si certains chantiers connaissent à partir du milieu du XIII^e siècle des ralentissements causés par des problèmes de financement, leur poursuite dépassant parfois les ressources des commanditaires (Beauvais, Bourges). Les évêchés les plus riches n’hésitent pas à se lancer dans la course au gigantisme et la cathédrale est aussi une mesure de la fortune et de la prétention des clergés urbains. Mais tous les diocèses ne sont pas logés à la même enseigne. En France, les problèmes financiers viennent ralentir considérablement les chantiers au cours de la seconde moitié du XIII^e siècle, quand la prospérité de l’épiscopat anglais lui permet de poursuivre d’ambitieux programmes de construction tout au long du XIV^e siècle.

Les difficultés des monastères

13Dans cette fièvre de construction, les monastères brillent par leur absence. Moins présents dans les villes, ils ne bénéficient pas directement de la croissance et des développements de l’économie urbaine. Seuls les plus prestigieux d’entre eux parviennent à rivaliser avec les grands évêchés (Saint-Denis, Poblet en Catalogne). Le contre-exemple vient paradoxalement des ordres mendiants, dont l’austérité proclamée et le refus initial de la propriété sont vite menacés par leur succès populaire et l’afflux des donations. Extérieurs au monde féodal et seigneurial, ils sont traditionnellement plus proches des milieux marchands, qui se délestent sur eux d’une partie de leur gain. Dès le XIII^e siècle, les ordres se dotent de couvents urbains grandioses, signe d’une aisance financière remarquable (couvent des Prêcheurs de Toulouse ou Colmar, couvent des Frari de Venise).

14Les ordres mendiants témoignent de l’adaptation des clercs à l’économie monétaire. La pratique croissante des indulgences, les prières et messes rétribuées pour les morts qui se répandent à partir du XIII^e siècle et surtout aux XIV^e et XV^e siècles permettent à l’Église de capter une partie des flux financiers qui traversent les villes et les sociétés. Le développement de la tarification de l’intercession est aussi pour l’Église un moyen d’utiliser la dévotion et la piété des fidèles pour pallier la stagnation ou la diminution des ressources des domaines fonciers à la fin du XIII^e siècle, qui plongent certains établissements dans l’embarras.

15Les gestions monastiques ne se caractérisent pas par un goût prononcé pour l’innovation. Les tentatives d’adaptation ne font que révéler des difficultés grandissantes de trésorerie au XIII^e siècle, résultat d’une gestion timide où les revenus ne couvrent que difficilement la croissance des dépenses. Le cas des commanderies templières du Roussillon est représentatif de cette gestion frileuse. Le terrier dressé en 1254 permet d’éclairer les modes d’exploitation et de production : la plupart des rentes sont prélevées en nature, et ne concernent que des productions végétales, céréales en tête. La majeure partie des revenus provient de la réserve, constituée de terres céréalières situées dans la plaine, qui fournissent 80 % des céréales perçues. Les vignes ne représentent que 30 % des parcelles, avec une production modeste destinée prioritairement à la consommation des frères. Les Templiers possèdent aussi d’importants terrains de pâture d’altitude, dont les frères ne semblent retirer aucun revenu ; il ne s’agit donc, pas plus que pour la vigne, d’une activité spéculative.

Les évolutions des modes d’exploitation

16Devant la crise du recrutement des convers, l’exploitation directe des domaines monastiques recule partout, un peu plus tardivement chez les cisterciens ou les chartreux. Le temps où les moines travaillaient de leurs mains est depuis longtemps révolu, obligeant à recourir au salariat. Les coûts d’exploitation croissants viennent alors aggraver une situation économique parfois précaire. Les terres accensées sont offertes en tenures ou en fermage et la gestion ecclésiastique des patrimoines ne se différencie plus vraiment alors des structures d’exploitation des seigneuries laïques, même si la conversion au fermage y est souvent plus précoce et plus poussée.

17Cela n’exclut pas des adaptations aux conditions locales ou aux difficultés passagères. Les rentes en espèces sont parfois converties en rentes en nature, moins sensibles à la dépréciation des monnaies ; c’est par exemple le cas à partir de la fin du XII^e siècle dans les domaines des abbés de Saint-Ambroise de Milan. Dans un second temps apparaissent des formes de concession à court terme, qui se multiplient à partir du milieu du XIII^e siècle, de manière à profiter au plus près des variations des cours des denrées agricoles. La plupart du temps, le prélèvement se fait à taux fixe mais à un niveau élevé, situation que l’on retrouve dans toute l’Italie du Nord, du fait de l’importance des marchés urbains – preuve que les seigneurs ecclésiastiques savent profiter des opportunités offertes par les marchés. Plus généralement, le bail à ferme tend à se répandre largement dans les domaines ecclésiastiques au cours du XIII^e siècle. Son avantage est de simplifier la gestion des domaines et d’en limiter les coûts d’exploitation, reportés sur le fermier.

18D’autres établissements conservent une gestion plus seigneuriale, où les domaines sont mis en valeur grâce au recours au travail forcé fourni par les corvées. Ainsi les paysans du manoir anglais de Broughton, dépendant de l’abbaye de Ramsey, doivent-ils à leur seigneur trois jours de travail hebdomadaire sur les terres de l’abbaye, en plus de corvées spécifiques à certaines périodes de l’année (labours, fenaison, moisson) : au total, près de 250 jours par an. Le procédé est loin d’être rentable : le gestionnaire de l’abbaye doit servir aux corvéables un copieux repas de pain, cervoise, soupe, fromage, viande ou poisson, faisant dangereusement monter les frais. Ceci explique que nombre d’établissements préfèrent vendre ou abonner les corvées ou autres droits seigneuriaux (taille, servitude, banalités). La vente des franchises est pour les seigneurs l’occasion de se procurer de l’argent qui permettra l’embauche de travailleurs salariés, d’un bien meilleur rapport par leur productivité. L’argent sert parfois directement à l’acquisition de rentes : en 1249, les cinq villages de Villeneuve, Gennevilliers, Colombes, Courbevoie et Puteaux, dépendants de l’abbé de Saint-Denis, ont versé collectivement 1 700 livres pour racheter les corvées et négocier un abonnement de la taille, somme que les moines entendent réinvestir dans des rentes.

Les limites d’un modèle

19La période de croissance qui avait dominé l’Occident jusqu’alors et dont l’Église avait été l’un des principaux bénéficiaires tend – sauf à l’Est – à marquer le pas au cours du XIII^e siècle. Les difficultés de trésorerie s’accumulent dans les établissements ecclésiastiques et tous ne peuvent compter sur les droits seigneuriaux pour compenser l’érosion des revenus des domaines. Les monastères, défavorisés par des modes de gestion moins performants, sont touchés de façon plus chronique et plus précoce que les évêques, protégés par l’ampleur et la diversité de leurs revenus.

20Les grands domaines ecclésiastiques, essentiellement ruraux, sont défavorisés par la dégradation générale de la conjoncture économique. Le ralentissement de la croissance, l’érosion constante des cens monétaires, la stagnation des prix des matières agricoles, l’augmentation croissante des coûts d’exploitation (hausse des salaires, du coût des outils ou du bétail de labour), les dépenses somptuaires viennent déstabiliser des budgets déjà très déséquilibrés. Les prélèvements de la fiscalité pontificale ou royale viennent ajouter une charge supplémentaire. Et les dettes s’accumulent : en 1306, celles de Cluny sont estimées à 114 000 livres par le sous-chambrier, contraignant le monastère à lever des impositions extraordinaires qui mécontentent ses filiales.

21Les modèles de gestion élaborés aux XI^e et XII^e siècles ne résistent guère aux évolutions de l’économie et à la monétarisation croissante des échanges. Nombre d’établissements se situent aux limites de la survie économique – telles les commanderies des Hospitaliers de Provence étudiées par Georges Duby à partir des comptes de 1338. Le gros des revenus reste fourni par les dîmes, loin devant les droits seigneuriaux et les cens. Les terres affermées sont les plus rentables, mais elles restent rares : seuls 1 200 des 7 000 hectares des domaines en Dauphiné et Provence sont affermés, les terres les plus pauvres, nombreuses, n’ayant guère espoir de trouver preneur. Les coûts de perception, d’entretien et de personnel sont très hauts. Mais les salaires, élevés, font vivre la paysannerie misérable des villages et assurent la domination seigneuriale des frères sur les campagnes. La seigneurie est loin d’être rentable, et nombre de commanderies survivent à peine.

22La tentation est grande alors de resserrer les liens seigneuriaux et de pressurer davantage les dépendants, pour compenser par les droits seigneuriaux l’érosion de la rente foncière. Ainsi l’abbaye anglaise de Ramsey, pour faire face à ses dettes et aux exigences fiscales de la monarchie, taxe-t-elle lourdement ses paysans et utilise-t-elle toutes les ressources de la justice manoriale pour contraindre les récalcitrants. C’est aussi pour accroître leurs revenus seigneuriaux que les chanoines de Laon tentent de durcir les conditions de leurs paysans, réactivant un statut servile ancien. Dans ce climat tendu, le refus de certains paysans de verser la taille seigneuriale en 1338 met le feu aux poudres et déclenche une révolte générale des campagnes contre la tutelle des chanoines. La violence de la répression, qui voit l’exécution des leaders, ne met pas fin au mouvement ; il prend seulement une autre forme, des fraudes fiscales massives au refus de payer dîmes, tailles et redevances. Il faut l’intervention du roi en 1340 pour ramener un calme précaire.

Les temps difficiles (1350-1450)

Ruine et endettement

23À l’exception des régions du centre et de l’est de l’Europe, le bouleversement démographique et économique associé aux épidémies de peste frappe durement les domaines ecclésiastiques, précipitant les évolutions déjà en cours. Du fait de la baisse générale et dramatique de la population rurale, tous les revenus sont touchés, ceux des domaines ou de la seigneurie comme les dîmes ou les offrandes ecclésiastiques. Les établissements sont étranglés par la baisse régulière des prix des denrées agricoles, qui se poursuit tout au long du XIV^e siècle et au début du XV^e siècle, alors que les frais de gestion et d’administration, salaires en tête, ne cessent de croître. Même les revenus de l’immobilier urbain diminuent drastiquement, du fait de la baisse démographique et de l’appauvrissement de la population. À ceci s’ajoutent les éventuels ravages de la guerre qui viennent alourdir les dépenses : pillages, mise en défense des villes ou des résidences rurales, frais de guerre, particulièrement lourds pour les prélats français et anglais : à Bordeaux, la moitié des revenus de l’archevêque sont absorbés par les dépenses de guerre pendant la première moitié du XV^e siècle.

24Les seigneuries ecclésiastiques sont durement touchées. Les revenus de l’évêché de Cahors, un des plus affectés par la guerre de Cent Ans, passent de 15 000 francs en 1368 à 3 000 francs vers 1378 et 1000 seulement en 1387. Les recettes de l’abbé de Saint-Denis diminuent des deux tiers entre 1342 et 1374, et l’archevêque de Rouen perd les trois quarts des siennes entre 1412 et 1450. En 1362, les profits de justice constituent les trois quarts des revenus de l’archevêque de Bordeaux, en raison de l’effondrement des revenus fonciers. La situation est longue à se rétablir : en 1459, sur les 329 paroisses du diocèse qui doivent les quartières (taxe en grains sur les dîmes paroissiales), 215 sont insolvables.

25Avec les difficultés du temps, dettes, impayés et arriérés deviennent monnaie courante, jusqu’à la ruine de certains établissements. En 1407, le collecteur de l’évêque de Rodez livre une recette de 13 128 livres tournois, mais les impayés de 1403-1407 s’élèvent à 14 461 livres ; son prédécesseur avait laissé quant à lui pour 59 974 livres d’impayés. La papauté elle-même est contrainte de revoir sa fiscalité à la baisse : vers 1360, 10 à 20 % des paroisses du diocèse de Reims sont en retard dans le versement des décimes et annates, proportion qui double dans les trente années suivantes. En 1363, Urbain V est contraint de diminuer de moitié les versements des cinq provinces ecclésiastiques de Sens, Reims, Rouen, Tours et Lyon. Le montant des annates de Cluny, fixé à 8 000 florins, est réduit de moitié en 1459 ; Cîteaux voit le sien rapporté dès 1369 à 300 florins.

Résistance et réactions

26Malgré un bilan en apparence catastrophique, les seigneuries ecclésiastiques résistent plutôt mieux que les autres, en raison de la diversification de leurs sources de revenus. Si ceux de la terre restent prépondérants (en 1397, les deux tiers des revenus de l’évêque de Lausanne proviennent de ses domaines), les ecclésiastiques bénéficient aussi de la dîme, souvent la plus rentable des redevances rurales, des revenus seigneuriaux (justice, banalités) ainsi que de ceux du casuel (oblations, messes, droits de sépulture). Face à l’effondrement de leurs revenus et pour soutenir leur niveau de vie et de dépense, les prélats jouent sur cette diversité pour s’assurer des ressources complémentaires. À l’exemple de la papauté, les évêques n’hésitent pas à lever des subsides caritatifs sur les bénéfices et paroisses de leur diocèse, imposant à des établissements déjà fragiles une ponction supplémentaire. Plutôt que de réduire les prébendes individuelles, les grands monastères choisissent de limiter le nombre de leurs membres ; c’est le cas à Reichenau, Saint-Gall, Einsiedeln ou Saint-Claude avant la fin du XIV^e siècle. Les grands établissements (monastères, évêchés, hôpitaux, chapitres urbains) tentent aussi de sauvegarder leurs revenus par l’incorporation, unissant à leurs temporels ceux d’institutions plus fragiles, plus rentables ou simplement mal défendues. Ils captent et centralisent ainsi les revenus des prieurés ou des églises rurales, déléguant la desserte à des vicaires ne recevant qu’une part infime des revenus, la portion congrue, et souvent réduits à la misère. Ce processus d’incorporation peut concerner localement jusqu’à la moitié des paroisses, par exemple dans le diocèse de Toulouse.

27Le cumul des fonctions est une autre manière de pallier la chute des revenus. Nombre d’évêques cumulent ainsi les titres abbatiaux, ajoutant aux revenus de leur diocèse ceux des abbayes en commende dont ils disposent, pendant que les prêtres ou chanoines urbains cumulent paroisses, prébendes canoniales et chapellenies. Absents, les titulaires ou commendataires délèguent la gestion à un représentant local ou à la communauté, et la desserte à un vicaire réduit à la portion congrue.

28Le fossé se creuse encore davantage entre le petit clergé rural, souvent misérable, et le haut clergé, qui centralise à son profit les revenus des domaines ecclésiastiques. Face à la ruine généralisée des campagnes, ces grands établissements ecclésiastiques sont souvent les seuls acquéreurs des terres agricoles abandonnées. La réorganisation des domaines, déjà en cours depuis le XIII^e siècle, s’accélère : l’abandon du faire-valoir direct est quasi général et s’intensifie avec la hausse des salaires et l’absentéisme des commendataires. L’affaissement régulier du cours du blé incite certains établissements à se convertir à l’élevage, activité facilitée par la déprise agricole et la libération d’espace pour la fauche, et stimulée par la demande urbaine. C’est le cas dans les Alpes du Nord, où les établissements monastiques, maîtres des alpages, les accensent massivement aux collectivités locales ou à des entrepreneurs extérieurs.

29La tendance au durcissement des droits seigneuriaux se poursuit et la « réaction seigneuriale » est souvent plus marquée dans les domaines ecclésiastiques que dans les seigneuries laïques. On constate par exemple un alourdissement très marqué de la fiscalité des évêques de Bâle tout au long de la seconde moitié du XIII^e siècle et au XIV^e siècle. En témoigne la disparition au XIV^e siècle de la clause de franchise fiscale dont bénéficiaient les sujets ruraux des domaines. On relève également une affirmation de la mainmorte dans les terres de l’évêché et du chapitre de Verdun entre la seconde moitié du XIII^e et le début du XIV^e siècle. Ce mouvement général de reprise en mains des terres ecclésiastiques et de durcissement de la tutelle seigneuriale se retrouve à Lyon, Agde ou Angers. La mainmorte est alors conçue comme un instrument destiné à empêcher l’évasion des biens en faveur d’autres détenteurs, évinçant toute forme de propriété concurrente, alleux, fiefs, biens bourgeois.

30Le redressement n’est que partiel : rares sont les établissements à pouvoir retrouver la situation antérieure. La crise de la rente foncière pénalise particulièrement les établissements monastiques, davantage frappés que les évêques en raison de la nature des patrimoines et de la structure des revenus, dominée par la rente foncière. Mais l’impact de la crise diffère selon les catégories : si les moines bénédictins (cisterciens notamment) sont durement touchés, la résistance des ordres mendiants, mieux insérés dans les réseaux urbains et plus au contact des fidèles, est remarquable.

31Tous les établissements ne sont pas non plus touchés de la même manière. Ainsi le monastère de Saint-Claude parvient-il à maintenir une bonne situation financière grâce aux revenus du pèlerinage qui se développe au XIV^e siècle. Signe de cette relative bonne santé, le monastère se lance dans les années 1390 dans la construction d’une vaste abbatiale, dans un contexte pourtant peu favorable à ce genre d’initiative. Il est d’ailleurs le seul établissement de la région à verser très régulièrement son dû aux agents du fisc pontifical, au moment où l’archevêché de Besançon est contraint à partir des années 1370 de négocier un étalement et une remise des paiements.

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32Le rétablissement d’une conjoncture favorable à partir du milieu du XV^e siècle ne suffit pas à sauver l’ensemble des temporels ecclésiastiques. Si en Angleterre ou en terre d’Empire les domaines ecclésiastiques restent prédominants, la propriété d’Église est laminée en Italie du Nord par l’endettement et les appétits des seigneuries et des bourgeoisies urbaines, qui se rendent maîtresses de la plupart des terres. La situation des grands domaines épiscopaux ou monastiques contraste violemment avec la misère de nombre de paroisses rurales, dont les desservants sont réduits à la misère par des revenus trop faibles pour subvenir décemment à leurs besoins, quand ils ne sont pas détournés par un patron plus puissant, évêque ou monastère.