Chapitre XX. Le mouvement confraternel
p. 243-253
Texte intégral
1La confrérie, à la fois union de prière et association d’entraide placée sous l’invocation d’un ou de plusieurs saints patrons, est une structure religieuse qui a joué un rôle fondamental dans les sociétés de l’Occident latin entre le XIIe et le XVe siècle. Appelée parfois schola en Italie ou guilde en Europe septentrionale, elle avait pour principaux objectifs l’organisation de funérailles, la célébration d’offices pour les morts et la pratique de la charité.
2Les origines des confréries remontent bien avant la période étudiée. Après l’époque carolingienne, où elles sont souvent dénoncées par les autorités ecclésiastiques, elles apparaissent dans la mouvance des monastères sous la forme de fraternités de prière associées aux bienfaits spirituels de ces églises où elles entretiennent parfois le luminaire à l’autel de leur saint patron. À partir du XIIe siècle se forment également des confréries cléricales pour venir en aide aux pauvres prêtres ou accompagner la réforme du clergé (consortia du clergé de Lodi fondée par l’évêque vers 1170, confréries de la cathédrale et de Saint-Pierre-de-la-Cour du Mans…). Mais ce sont surtout les laïcs soucieux de s’occuper personnellement de leur salut qui ont fait du mouvement confraternel le creuset de toute une gamme d’expériences de vie associative et lui ont donné son universalité à la fin du Moyen Âge.
3Les historiens s’interrogent depuis longtemps sur les facteurs qui expliquent ce succès généralisé et massif des confréries dans l’Occident latin – sachant qu’il en existe aussi dans les mondes arabo-musulman et byzantin. Peur de la mort solitaire et de l’oubli ? Entraide contre les fléaux et la recrudescence des épidémies à partir du milieu du XIVe siècle ? Affaiblissement des solidarités familiales qui serait compensé par l’entrée dans ces « familles de substitution » ? Diversification et spécialisation des activités économiques contribuant à l’essor des confréries de métiers, surtout à partir du XIVe siècle ? Impulsion du clergé pour participer à un meilleur encadrement des fidèles ? Toutes ces hypothèses sont recevables, mais la chronologie invite à en pondérer le poids respectif au fil de la période étudiée. Une chose est sûre, le mouvement confraternel se rattache à « l’effervescence religieuse engendrée par l’idéal de la vie apostolique et fraternelle, profonde source de renouvellement des structures traditionnelles de l’Église et actif ferment d’innovations spirituelles à partir du XIe siècle et bien au-delà » (C. Vincent).
4L’ampleur prise par le mouvement confraternel peut être appréhendée à l’aide de sources diverses dont le nombre et la variété s’accroissent avec le temps. Il y a d’abord les sources internes, produites par les confréries : statuts, registres de délibération ou de comptes, matricules, inventaires de biens, actes de fondation de chapellenies, nécrologes… Il y a ensuite les sources externes aux associations : autorisation de fondation par les pouvoirs ecclésiastiques, procès-verbaux de visites pastorales (qui les mentionnent en cas de problème ou lorsque le patronage de chapellenies leur appartient), testaments, indulgences, actes des pouvoirs publics, etc.
Mesures du mouvement confraternel
Chronologie et géographie
5L’universalité et les proportions massives revêtues par le mouvement confraternel ont été mises en valeur par de nombreux travaux. La chronologie est la suivante : lente émergence aux XIe et XIIe siècles des confréries d’intercession, accélération au XIIIe siècle avec l’entrée en scène des confréries de dévotion, et véritable explosion à partir du milieu du XIVe siècle jusqu’au ralentissement, dans nombre de régions, à la fin du XVe siècle.
6L’historiographie a longtemps privilégié les régions méditerranéennes comme terre d’élection des confréries. Si la fécondité de l’Italie ne fait aucun doute, des études sont venues nuancer le tableau, en milieu urbain comme dans le monde rural, car le phénomène est largement présent dans tout l’Occident. Partout, la densité du réseau confraternel se révèle en fin de période. Florence compte 52 confréries en 1400 (pour 6 en 1250) et plus de 160 un siècle plus tard. À ce moment, Rouen, Cologne ou Hambourg en ont une centaine, Toulouse 89 et Lübeck 70. Aix, Dijon, Gand ou Rennes en dénombrent de 30 à 40 au XVe siècle, Cambridge et Lausanne 20 vers 1390, Pampelune 38 et Tudèle 27 à la fin du XVe siècle. La future Bratislava (Presbourg) en compte alors une vingtaine pour environ 5 000 habitants et Draguignan 7 pour moins de 400 feux. La gamme très ouverte de ces chiffres est globalement proportionnelle à la population urbaine.
7Les campagnes sont densément quadrillées par les confréries – malheureusement moins bien documentées. On a avancé le chiffre de 30 000 confréries en Angleterre. Dans le Comtat pontifical (hors d’Avignon), 43 confréries apparaissent entre 1350 et 1400 et 54 autres dans le demi-siècle suivant ; le Languedoc présente une densité similaire. Dans le contado de Florence, elles sont 50 avant 1320, 180 en 1400 et 240 au milieu du XVe siècle. Des disparités régionales existent toutefois. Ainsi, dans les campagnes normandes, les diocèses d’Évreux, Lisieux et Rouen voient se constituer de nombreuses associations alors qu’elles restent plus clairsemées dans ceux de Coutances, Avranches ou Bayeux. Quoi qu’il en soit, des villages modestes peuvent en compter plusieurs : dans le diocèse de Genève, des localités de 20 à 30 feux (Malval, Peney, Russin…) abritent ainsi deux confréries.
Implantation ecclésiale
8Le tropisme italien de l’historiographie a contribué à prêter aux couvents des ordres mendiants un rôle privilégié dans l’hébergement des confréries. Le fait n’est pas niable, surtout lorsque les autorités religieuses – notamment les évêques issus des ordres mendiants – encouragent dans cette voie : à Milan, en 1247, l’archevêque franciscain Leone da Parego autorise une confrérie à se réunir dans le couvent des Mineurs, à y entendre la messe et les sermons des frères, et lui concède des indulgences. La présence confraternelle dans les établissements mendiants de la péninsule atteint des niveaux élevés : au milieu du XVe siècle à Florence, 44 confréries sont établies dans les différents couvents (dont 19 chez les Prêcheurs). Pourtant, même à Rome, le phénomène est à la fois plus tardif et plus limité. Outre-monts, le fait est plus net encore. À Cracovie, seulement 2 des 14 confréries sont desservies dans un couvent, et pas avant 1410 ; à Nantes, elles ne sont que 5 sur les 28 de la ville à la fin du XVe siècle.
9En réalité, la plus grande diversité règne dans les villes de l’Occident latin – la question de l’élection d’une église ne se posant pas, sauf exception, dans les villages. De longue date les cathédrales accueillent des confréries, comme celle de Sainte-Anne à Carcassonne puisque l’église-mère du diocèse conserve la main droite de la mère de la Vierge, placée dans un nouveau reliquaire en 1398, que la confrérie porte dans les processions ; d’autres cas se rencontrent dans les cathédrales à Bordeaux, Orléans, Lincoln, Metz, Cologne, Prague… Les églises paroissiales servent très souvent de siège aux associations : à Rouen, 41 confréries sont desservies dans les paroisses de la ville. À Toulouse, c’est l’abbatiale de Saint-Sernin qui est le siège de la principale confrérie de la ville, celle des Corps-Saints, et au XIIe siècle, de nombreuses associations se constituent autour de monastères en Normandie, à Saint-Trond (diocèse de Liège), à Saint-Pierre de Gand et ailleurs. Les hôpitaux fondés et/ou desservis par des confréries peuvent aussi en être le siège. Dans les régions où l’imbrication entre mouvement confraternel et pouvoirs urbains est forte, la domus civitatis se confond avec la domus confraternitatis comme c’est le cas des confréries du Saint-Esprit en Provence (à Aubagne dès le XIVe siècle), après que ces dernières ont perdu leur rôle contestataire.
Attitudes des pouvoirs ecclésiastiques
10Le vocabulaire des sources normatives est lourd de significations : fraternitas, confraternitas ou confraria qualifient les bonnes associations dévouées au service de Dieu, conspiratio, conjuratio ou phratria sont péjoratifs et désignent les groupements regardés comme dangereux par l’Église, par soupçon d’hérésie ou car ils reposent sur un serment mutuel échangé – sous couvert de dévotion – en vue de lutter contre les juridictions ecclésiastiques, les libertés de l’Église ou son pouvoir temporel. En s’inspirant du Décret de Gratien qui dénonce le crime de conjuration, des assemblées d’évêques condamnent ces confréries – concile de Valence (1248), concile d’Avignon (1326 et 1337) ou de Lavaur (1368) – comme le font le livre synodal de Nîmes ou celui de Bordeaux au milieu du XIIIe siècle. Les confréries provençales du Saint-Esprit (Marseille en 1188 est la première connue) sont condamnées par les évêques en tant que groupements politico-religieux contestant leur autorité, d’où un silence documentaire à leur sujet entre 1240 et 1290, avant leur réapparition sous un jour plus dévotionnel et caritatif.
11En revanche, les confréries fondées en l’honneur de Dieu, de la Vierge et des saints pour subvenir aux besoins des pauvres et assurer les services des défunts sont bien souvent encouragées par le pouvoir épiscopal à travers tout l’Occident, notamment par la concession d’indulgences. Des évêques fondent également des confréries, tel Erbordo avec la Misericordia maggiore de Bergame en 1265, en collaboration avec les Prêcheurs de la ville (ordre dont il est issu), et certains se préoccupent de les doter de statuts à l’image de l’évêque de Mantoue qui rédige en langue vulgaire au début du XIVe siècle ceux de la compagnie de Santa Maria della Misericordia.
12Partout s’instaure la règle que toute fondation confraternelle doit recevoir l’approbation de l’ordinaire du lieu et le pape agit de même en tant qu’évêque de Rome depuis une décision de Grégoire IX en 1237. L’intégration croissante des confréries aux structures ecclésiales traditionnelles – voire leur participation à la cura animarum, comme les disciplinati (voir la définition infra) à Vérone au XVe siècle – joue naturellement dans le même sens. Aux yeux de l’Église, passés des débuts parfois conflictuels, la confrérie est devenue une structure religieuse normalisée. Quitte à y perdre l’inventivité de sa jeunesse.
Les structures du mouvement confraternel
Gouvernement et fonctionnement
13Les confréries s’appuient sur une reconnaissance juridique qui leur donne une existence légale et les moyens d’agir comme corps constitués. Le premier organe de ces associations est l’assemblée générale, en principe annuelle. Tous les membres présents ont voix au chapitre, sans restriction d’âge ou de sexe, pour désigner les prochains gouverneurs, approuver la gestion de ceux de l’année passée et pour introniser les nouvelles recrues ; l’assemblée est aussi l’occasion de rappeler les statuts aux confrères et, éventuellement, d’en discuter la révision. Le nom porté par ces gouverneurs est très variable : prieur ou recteur en Italie et dans le Midi, prévôt, bâtonnier, maître ou procureur ailleurs. Leur nombre varie également, mais la charge est partout astreignante : elle requiert disponibilité, capacité financière (comme pour les fabriques, ils sont comptables des activités sur leurs biens propres et doivent consentir des avances de trésorerie) et compétence, notamment dans les procédures judiciaires – qui absorbent 13 % des dépenses de la confrérie des merciers de Rennes au XVe siècle. L’exercice de ces responsabilités et l’apprentissage de la gestion de biens collectifs font de certaines confréries des viviers pour le recrutement des magistrats municipaux.
14La bonne gestion est un impératif pour garantir les dépenses dévotionnelles et caritatives. Par voie de legs ou d’acquisitions, les confréries sont à la tête de patrimoines composés de maisons, terres et vignes – sur lesquelles reposent des cens et des rentes – et de toutes sortes d’ustensiles plus ou moins précieux pour le culte. Les recettes proviennent des cotisations (même si à Arles, en 1446, 40 % des inscrits ne sont pas à jour dans les deux confréries hospitalières de la ville), d’aumônes, de dons et principalement de legs testamentaires. À Florence, la confrérie dédiée à saint Pierre martyr en reçoit 63 entre 1290 et 1389, qui produisent 2 100 lires de revenu annuel à la fin du XIVe siècle ; en 1427, les 1 100 legs reçus par Or San Michele produisent 15 000 lires de recettes ! Le montant des budgets confraternels va de quelques dizaines de livres à plusieurs centaines (450 l. t. pour celle des merciers de Rennes).
Typologie des confréries
15Par essence, les confréries mettent en pratique la dévotion, la charité et la pénitence dans un esprit de fraternité. Cependant, ces associations prennent des formes tellement variées qu’aucune typologie pleinement satisfaisante ne permet de les classer – sans parler des confréries de clercs. Les unes sont professionnelles, au sens où elles sont le prolongement dévot et caritatif des métiers ; elles peuvent déployer néanmoins une réelle activité religieuse : les cordonniers de Paris jouent en 1443 le Mystère de saint Crépin, et les tanneurs de Barcelone commandent un somptueux retable du Saint-Esprit aux quatre frères Serra – groupés en un même atelier – à la fin du XIVe siècle. Très nombreuses sont les confréries paroissiales qui naissent et sont desservies dans l’église de la paroisse et contribuent à renforcer les solidarités de voisinage, même si le recrutement peut déborder les limites de cette circonscription (la confrérie San Zanobi de Florence recrute ainsi dans 43 paroisses) ; dans les campagnes, elles restent avant tout la chose de la communauté locale et sont souvent étroitement liées à la fabrique du lieu. Il y a encore les confréries hospitalières qui entretiennent une maison destifnée à l’accueil des pauvres : à Strasbourg, l’hôpital Saint-Léonard, fondé au XIIe siècle et passé sous contrôle de la commune en 1263, est desservi par un personnel stable assisté chaque jour par un confrère et une consœur que l’association désigne. D’autres confréries dédiées à saint Jacques rassemblent les anciens pèlerins de Compostelle, même s’il n’est pas nécessaire d’avoir réalisé le pieux voyage pour y adhérer. Toutes ont cependant en commun d’entretenir la communion entre vifs et défunts.
16Le fait marquant en Italie est la naissance des confréries d’édification à partir du XIIIe siècle. Les laudesi ont pour caractéristique de chanter chaque jour des laudes en langue vulgaire, recueillies dans des laudarii qui témoignent d’un niveau doctrinal, moral et spirituel élevé ; peu à peu dramatisées, les laudes se transforment en théâtre religieux. Ces confréries multiplient les cérémonies liturgiques et les commandes artistiques – la Maddona de Duccio à Santa Maria Novella par exemple. Fondées surtout entre 1240 et 1340 à l’impulsion des ordres mendiants, elles deviennent des sociétés de dévotion mariale, mais leur essor s’essouffle à la fin du Moyen Âge. Les disciplinati ou battuti, nourris à la dévotion au Christ souffrant, forment un mouvement propre à l’Italie – qui n’essaime qu’à l’extrême fin du XVe siècle (Marseille en 1499). Dans le sillage de la grande dévotion des Flagellants partie de Pérouse en 1260, des confréries se fondent aussitôt (Vicence en 1263, Pérouse en 1265…) pour pratiquer en sus des obligations canoniques de tous les fidèles l’ascèse permanente (jeûnes prolongés, chasteté conjugale) et l’exercice de la pénitence publique ; mais à la différence des tiers-ordres mendiants ou des Umiliati, ils n’adoptent toutefois pas de costume commun et ne revêtent leur robe fendue par-derrière que pour leurs exercices de flagellation. Ces associations se veulent écoles de perfection : les disciplinati de San Domenico de Sienne au XIVe siècle doivent s’astreindre à la messe quotidienne, à deux confessions par mois et quatre communions en plus de celles de Pâques, et à la pratique active des œuvres de charité. Elles ont pour but de former les laïcs à l’obéissance. Contrairement aux laudesi, leur succès ne se dément pas et elles connaissent même un nouvel essor après le mouvement des Bianchi en 1399, souvent liées aux couvents mendiants observants. Florence compte 9 compagnies en 1360 et 47 en 1460 !
Le recrutement
17Certaines confréries mettent en place un recrutement restrictif. C’est le cas des confréries professionnelles ; en Espagne, n’y prennent part que les mayorales y prohombres des métiers. Les confréries à base nationale, structures de solidarité entre expatriés (Italiens ou Allemands d’Avignon, Flamands de Londres, marchands hongrois de Cracovie, artisans lombards de Bologne…), leur sont en principe réservées, mais elles accueillent parfois des autochtones. L’âge peut également être un critère avec le cas des confréries de jeunes qui naissent en Italie à la fin du XIVe siècle (San Giocchino dei Servi de Sienne en 1372) et au XVe siècle, à l’instar de la Schola iuvenum de San Giovanni sul Muro de Milan, fondée sous l’influence de Bernardin de Sienne* pour l’assistance et l’éducation des enfants pauvres. Les statuts de ces associations fixent l’entrée à douze ou quinze ans selon les cas et la sortie obligatoire à vingt-cinq. Florence se distingue par la précocité et l’ampleur qu’y prend le mouvement associatif de la jeunesse.
18Cependant, la plupart des confréries ont un recrutement totalement ouvert et la modicité de la cotisation permet au plus grand nombre d’y adhérer, ce qui participe au succès du mouvement confraternel. La confrérie du Saint-Esprit de Rome dépasse ainsi le millier de membres en 1446 tout comme la confrérie Saint-Jacques de Paris quelques années plus tard. À Londres, la guilde de la Trinité à Saint-Botolphe d’Aldersgate enregistre 804 adhésions (dont 274 femmes) entre 1374 et 1415. L’ouverture est de règle : en 1470, les 250 membres de la confrérie San Paolo de Florence émargent dans trente-cinq métiers différents. La mixité permet aux femmes de trouver une place de choix dans les confréries (mais pas dans leur gouvernement) : elles forment 59 % de la Mère-de-Miséricorde de Bardejov (en hongrois Bártfa, aujourd’hui en Slovaquie) fondée dans une paroisse en 1449, et 48 % de la confrérie des merciers de Rennes. La Misericordia maggiore de Bergame a laissé une matricule des femmes – les hommes étaient enregistrés sur une autre liste, non conservée – qui y ont adhéré de 1265 à 1339 : elle comporte 1730 personnes, parmi lesquelles 53 religieuses et une centaine de dominae du contado.
19La participation massive des femmes au mouvement confraternel a même entraîné la création de confréries de battute exclusivement féminines – alors que les statuts des disciplinati les excluent à cause du caractère masculin de la pénitence publique. À Palerme, en 1370, une association de ce type obtient l’usage d’une chapelle ad disciplinam faciendum ; à Bagnaia, près de Viterbe, une societas mulierum discipline est attestée en 1355. Il existe également des confréries féminines en Angleterre, d’un genre différent.
Les dynamiques du mouvement confraternel
Dynamiques religieuses
20La confrérie, qui rassemble des êtres par un lien fraternel, est un cadre de solidarité, une véritable société d’entraide. La solidarité est d’abord de nature spirituelle et de type vertical car elle repose sur le dogme de la communion des saints d’après lequel, en raison du principe de la réversibilité des mérites, les confrères qui peinent sur Terre et ceux qui les ont précédés au Purgatoire peuvent intercéder les uns pour les autres. L’association rémunère donc un ou plusieurs chapelains chargés de célébrer des services à l’intention de tous les membres vivants et trépassés, à un rythme mensuel, hebdomadaire ou quotidien selon sa capacité financière et le nombre des fondations. Toute la dévotion confraternelle est fondée sur cette prière d’intercession qui multiplie les bonnes œuvres ; c’est pourquoi de nombreux fidèles adhèrent à plusieurs confréries pour capitaliser les coupons pour l’au-delà. Elles apportent un secours important au moment du décès. À titre d’exemple, les statuts de la confrérie de l’Eucharistie de Genève stipulent en 1387 que les quatre confrères les plus voisins du défunt doivent porter son corps à l’église élue comme dernière demeure ; tous les confrères et consœurs, présents par obligation, y ont une torche et doivent réciter 25 Pater et 25 Ave. Au cours des funérailles et tout au long de l’année, les confréries attachent un grand soin à « soigner et ministrer le luminaire » dans leur chapelle. Le mouvement confraternel participe ainsi pleinement à la mise en lumière des édifices cultuels à la fin du Moyen Âge avec force torches, cierges et chandelles.
21La fête annuelle est l’occasion d’honorer le ou les saints patrons. Le sanctoral confraternel est des plus variés et conventionnel : apôtres, martyrs, confesseurs, saints nouveaux dont ceux issus des ordres mendiants ou saintes de tous horizons. À la fin du Moyen Âge, les dédicaces en vogue sont celles de la Trinité, du Christ (Corpus Christi ou Saint-Sacrement…) et de la Vierge (Annonciation, Conception, Visitation, Purification…). Des prélats s’appuient sur les confréries pour promouvoir des dévotions, ainsi l’évêque de Bologne Nicolò Albergati (1417-1443), un Chartreux, en faveur du culte marial et de l’eucharistie. La fête se déroule dans la chapelle de la confrérie, plus ou moins richement ornée selon les possibilités économiques et le niveau culturel des membres ; la commande artistique des confréries se déploie en peintures (Paolo Uccello a travaillé pour la confrérie du Corpus Christi d’Urbino, Fra Angelico pour celle de San Francesco de Florence…), sculptures, vitraux, matériel à usage liturgique (vases, croix, reliquaires…), enseignes et étendards de procession. La présence de toutes et de tous est requise, mais le taux de participation au banquet qui clôt la journée dans de nombreuses confréries – au moins jusqu’au milieu du XVe siècle, avant son déclin progressif – laisse dubitatif quant au respect de cette règle : à Stratford upon Avon en Angleterre, ils sont 108 présents sur 245 membres en 1410 ; à Juigné-sur-Loire (diocèse d’Angers), bourg viticole de 120 feux taillables, il y a 73 présents sur les 300 membres que compte la confrérie Saint-Pierre et Saint-Nicolas en 1434, contre 133 présents sur 220 membres en 1413.
Dynamiques sociales
22La plupart des confréries remplissent un rôle qui est d’abord social car elles apparaissent comme de véritables sociétés d’entraide – la charité devenant progressivement autant un levier de régulation sociale qu’un idéal chrétien. Si la solidarité entre membres est spirituelle, elle est aussi de nature matérielle : visiter et réconforter le confrère malade, tombé dans le besoin (le « pauvre honteux ») ou le veuvage sont des devoirs consignés dans tous les statuts des associations qui pratiquent une charité à usage d’abord interne. Les derniers siècles du Moyen Âge correspondent cependant à une période d’approfondissement des actions caritatives des confréries : constitution de dots en faveur de pauvres filles à marier, mise en apprentissage de pauvres garçons… En fonction de leurs capacités financières, elles s’adonnent également à des distributions alimentaires : les confréries auvergnates, provençales et contadines du Saint-Esprit organisent des « charités de Pentecôte » et celle de Fribourg distribue au XIVe siècle, dix-huit fois par an, une livre de pain à 2 000 pauvres de la ville et des environs. Les aumônes se font aussi en numéraire : à Genève, la confrérie de la Trinité distribue une piécette à 2 848 pauvres en 1444. Quant à Or San Michele à Florence, elle instaure à partir du XIVe siècle le système des cartes de distribution (polizze) que lui permet sa véritable puissance financière. À partir de la fin du XIVe siècle, nombre de confréries sont en passe de devenir de véritables offices publics chargés de l’assistance.
23À l’autre extrémité de l’échelle sociale, les confréries servent aux élites urbaines à renforcer leurs solidarités et à cultiver l’art de la distinction. Le phénomène des « grandes confréries » a été identifié dans nombre de cités : les confréries Saint-Gatien à Tours ou Sainte-Véronique à Nantes (à laquelle adhère le duc de Bretagne) sont des associations de notables impliqués dans le gouvernement municipal. À Varsovie, la fraternitas scabinorum regroupe en 1430 les échevins, les conseillers municipaux et leurs épouses. À Londres, la guilde du Corpus Christi regroupe la livrée des fourreurs ; entre 1327 et 1450, elle accueille dans ses rangs 26 membres de la famille royale et des lords. Dans la péninsule Ibérique, des confréries se referment à la fin du Moyen Âge sur un recrutement nobiliaire, comme à Cáceres où elles deviennent des « sociétés fermées » ; à Pampelune, la confrérie Santa Catelina de San Cernin réunit derrière le roi de Navarre Charles III les nobles de la cour. Les confréries peuvent aussi être le support de revendications sociales. Dans plusieurs villes riveraines de la Baltique, les familles patriciennes se regroupent sous l’invocation de saint Georges pour affirmer une ascendance chevaleresque.
Dynamiques politiques
24Devant l’essor des confréries et de leur emprise sur la vie sociale, la puissance publique a rejoint l’Église dans sa suspicion. Instrument de la volonté de groupes familiaux ou de groupes professionnels, la confrérie a pu être regardée aussi comme un véritable parti politique, menaçant voire factieux en période de tension ou de crise ouverte. Les XIIIe-XVe siècles ont été traversés par des mesures d’interdiction, mais leur répétition ne traduit que trop leur échec. Jacques Ier d’Aragon accuse les cofradias de oficios de subversion et les interdit à Valence en 1270. À Estella en Navarre, deux confréries responsables d’affrontements entre les quartiers sont supprimées en 1345 et leurs biens placés dans la main du souverain. Philippe IV le Bel les supprime toutes à Paris après une révolte en 1307, avant de lâcher des concessions dès 1309. Des mesures de suppression se retrouvent à Ferrare (1287), Milan (1316) ou Florence (1419, 1458) car la commune les assimile à des clubs politiques subversifs. La demande sociale était cependant trop forte.
25À défaut de pouvoir les supprimer, les autorités civiles se sont efforcées de contrôler les confréries. Même en l’absence de raisons politiques, cette surveillance accrue ne manquait pas de mobiles : le rôle des confréries dans la vie publique et civique – à Dublin au XVe siècle, les deux principales fêtes de la ville sont celles organisées par les guildes du Corpus Christi et de Saint-Georges –, la convoitise envers leurs biens ou l’importance des confréries de métiers dans la vie économique étaient autant de raisons d’intervenir. À partir du milieu du XIVe siècle au plus tard s’enclenche un mouvement de « municipalisation » des confréries, c’est-à-dire un contrôle de plus en plus étroit de ces associations et de leurs activités par les gouvernements municipaux. À Fribourg, dès 1359, deux membres du conseil de ville sont les « conseillers supérieurs » du recteur de la confrérie du Saint-Esprit dont le trésor sert à éponger la dette publique. En Languedoc, les confréries – comme les bassins du Purgatoire et les fabriques – sont des œuvres municipales car les consulats s’estiment garants du bon fonctionnement du sacré et de l’efficacité de la prière pour les défunts de la communauté. Il en va de même en Hongrie ou en Pologne car à travers elles, les gouvernements cherchent à s’assurer le contrôle des écoles et des activités d’assistance. À l’instar des confréries provençales du Saint-Esprit, la confrérie de la fin du Moyen Âge n’est plus une expression du politique, mais elle sert une politique.
*
26Le mouvement confraternel a donné lieu à des appréciations contradictoires. Sur le plan religieux, en comparaison des Umiliati, des compagnies de flagellants ou des tiers-ordres mendiants, les confréries n’auraient développé qu’une piété rituelle et formaliste coulée dans la matrice liturgique et auraient péché par défaut d’exigence en matière de prière personnelle et de sacrements ou de perfection morale. D’ailleurs les banquets sont de plus en plus dénoncés comme occasion de beuverie ou de rixe, d’où leur disparition ou leur interdiction progressives ; dans le même ordre d’idée, le concile de Londres de 1391 interdit aux clercs d’assister aux représentations théâtrales des guildes – qui s’en sont fait une spécialité en Angleterre – à cause de la grossièreté de nombreuses scènes. Pourtant, elles contribuent à rehausser la liturgie, elles organisent des processions, dotent les églises de vitraux ou de peintures et participent donc pleinement à la « religion flamboyante », à défaut de renouveler la vie chrétienne.
27Au plan social, si la confrérie est bien une structure dans laquelle s’éprouve la « douceur d’être inclus », de nombreuses associations sont socialement repliées – de droit, si les statuts le prévoient, ou de fait – sur des milieux définis et participent donc au cloisonnement de la société. Inversement, la contribution des confréries à la construction du lien social est indéniable car l’action caritative reste située au cœur du mouvement et de son intervention dans la cité.
28Structure normalisée par l’Église et passée sous contrôle des municipalités et de l’État, la confrérie a perdu ce qui avait fait son originalité initiale : son caractère de libre association de laïcs. De là peut-être son entrée dans une période de difficulté à la fin du XVe siècle, avant un renouveau dans le cadre de la Contre-Réforme catholique.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
Questions de méthode et première approche
Le Bras Gabriel, « Les confréries chrétiennes : problèmes et propositions », dans Études de sociologie religieuse, Paris, PUF, 1955, p. 423-463.
Vincent Catherine, « Assurance sur la mort : les confréries au Moyen Âge », L’Histoire, no 117, décembre 1988, p. 8-17.
10.26530/OAPEN_347513 :Synthèses et volumes collectifs
Cofradias, gremios, solidaridades en la Europa Medieval (XIX semana de estudios medievales, Estella, 1992), Pampelune, Gouvernement de Navarre, 1993 [riche bibliographie p. 319-416].
Gazzini Marina (dir.), Studi confraternali : orientamenti, problemi, testimonianze, Florence, Reti Medievali-Firenze University Press, 2009.
La Roncière Charles-Marie de, « Le confraternite in Europa fra transformazioni sociali e mutamenti spirituali », dans Vita religiosa e identità politiche : universalità e particolarismi nell’Europa del tardo Medioevo, S. Gensini (dir.), Pise, Pacini Editore, 1998, p. 325-382.
Meersseman Gilles Gérard, « Ordo fraternitatis ». Confraternite e pietà dei laici nel Medio Evo, 3 vol., Rome, Herder, 1977.
10.15581/001.3.33864 :Les confréries religieuses et la norme (XIIe-début XIXe siècle), Bruxelles, Publications des Facultés Saint-Louis, 2003 [quatre contributions sur le Moyen Âge].
10.3406/mefr.1979.2517 :Le mouvement confraternel au Moyen Âge, France, Italie, Suisse, Actes de la table ronde de Lausanne (1995), Rome, EFR, 1987.
Vincent Catherine, « Structures et rituels de sociabilité à la fin du Moyen Âge : bilan et perspectives de recherche », Memoria y Civilización, t. 3, 2000, p. 7-36.
Études régionales
Chiffoleau Jacques, « Les confréries, la mort et la religion en Comtat Venaissin à la fin du Moyen Âge », MEFRM, t. 91, 1979, p. 785-825.
Czarcinski Ireneusz, « Les confréries en Pologne : état de la question », Quaestiones Medii Ævi novae, t. 2, 1997, p. 85-96.
10.3406/ahess.1993.279203 :Gazzini Marina, Confraternite e società cittadina nel medioevo italiano, Bologne, CLUEB, 2006.
Hanawalt Barbara A., « Keepers of the Lights: late medieval Parish Guilds », Journal of Medieval and Renaissance Studies, 1984, p. 21-37.
La Roncière Charles-Marie de, « La place des confréries dans l’encadrement religieux du contado florentin au XIVe siècle », MEFRM, t. 85, 1973, p. 31-77 et p. 633-671.
Rosser Gervase, « Solidarités et changement social : les fraternités urbaines anglaises à la fin du Moyen Âge », Annales ESC, t. 48, 1993, p. 1127-1143.
Vincent Catherine, Les confréries médiévales dans le royaume de France (XIIIe-XVe siècles), Paris, Albin Michel, 1994.
Sources imprimées
Berger Roger, Le nécrologe de la confrérie des jongleurs et des bourgeois d’Arras (1194-1361), Arras, Commission départementale des Monuments historiques du Pas-de-Calais, 1963-1970.
Brolis Maria Teresa, Brembilla, Giovanni, Corato, Micaela, La matricola femminile della Misericordia di Bergamo (1265-1339), Rome, EFR, 2001.
English Guilds: the original ordinances of more than one hundred early English Guilds, Londres, Oxford University Press, 1870.
Auteurs
-
Charles-Marie de La Roncière
PR émérite, université d’Aix-Marseille
-
Jean-Michel Matz
PR, université d’Angers
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008