Le « chuchotement » de la relation d’accompagnement
La gestion confinée des désordres du social
p. 195-214
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Index géographique : France
Texte intégral
1Aujourd’hui, dans des dispositifs expérimentaux du travail social, la relation dite d’accompagnement est pensée comme le niveau pertinent d’identification et de prise en compte de problèmes sociaux liés à la réalisation d’un parcours d’insertion. Ces dispositifs dits d’accompagnement s’organisent essentiellement à travers un cadre dialogique, narratif, appelé « entretien individualisé », configuré par les prescriptions officielles comme un espace de concertation et de coordination entre le travailleur social et l’usager, en vue de traiter des problèmes non répertoriés, i. e. qui débordent des catégories de traitement en usage. Force est de constater que l’action institutionnelle ne semble pouvoir aboutir sans l’étayage d’un face-à-face construit comme une « relation d’accompagnement ».
2Nous établirons en premier lieu comment et dans quelles circonstances l’institution en vient à accorder du crédit à ce qui peut s’énoncer et se penser sur ces scènes relationnelles (Astier et Duvoux, 2006), où travailleurs sociaux et usagers sont sollicités pour s’arranger de contraintes afférentes au parcours d’insertion. Paradoxalement, celui-ci affaiblit les deux parties dans la visée d’insertion préconisée par l’institution. En effet, l’action institutionnelle se compose ici d’un « empilement d’ordres anciens et d’ordres nouveaux » (voir Payet et Laforgue, introduction du présent ouvrage), elle intègre ainsi des horizons de sens contradictoires, tantôt mobilisés par les acteurs pour circonscrire le cadre de pertinence de leur engagement, tantôt s’imposant à eux sous forme de contraintes.
3Nous étudierons en second lieu, quelles sont les formes d’association et de coordination effectives qui émergent dans ces espaces. L’autonomie relative des acteurs constitue une donnée de la situation d’entretien, elle concerne autant l’usager que le professionnel, et se traduit par au moins deux éléments. D’une part, ce sont moins les individus qui sont considérés comme défaillants, que certaines situations sociales sans qualités1, caractéristiques de carrières institutionnelles d’insertion dont les épreuves inédites déroutent l’usager. De facto, sur ces scènes, il s’agit moins de réparer des êtres dont la socialisation serait inachevée (par exemple à travers l’apprentissage de règles de conduite conformes aux cadres institués), que d’étayer l’engagement des individus dans des situations qui font problème et dont les professionnels n’ont pas la maîtrise. D’autre part, les prescriptions officielles sollicitent les professionnels du front pour s’engager dans un mode de traitement d’autrui distinct du protocole de la relation de service, mais elles restent évasives quant aux modalités pratiques de la relation d’accompagnement escomptée, déléguant (parfois explicitement) au professionnel la responsabilité de fixer lui-même les principes et limites de son cadre d’intervention. Dans certains cas, professionnels et usagers investissent ces marges de manœuvre qui leur sont imparties. À cette condition, nous montrerons en troisième lieu que l’accompagnement consiste à se placer aux côtés de celui qui fait l’expérience de situations fortement déstabilisantes, afin de saisir sur le vif les problèmes tels qu’ils se posent pour celui qui les vit. Et à élaborer avec ce dernier (Astier, 2003) des solutions ad hoc dont les principes qui les sous-tendent sont rarement valables au-delà du cadre strict des personnes qui les ont définies.
DE LA RELATION DE SERVICE À LA RELATION D’ACCOMPAGNEMENT : UNE PAROLE SOLLICITÉE DANS LES FAILLES DES INSTITUTIONS
4Notre propos s’appuie sur une recherche conduite au sein d’une Mission locale jeunes (MLJ désormais) où sont réalisés des « accompagnements individualisés de parcours d’insertion ». Ce mode opératoire a été au principe d’un dispositif national initié2 en 1998, TRACE (Trajet d’accès à l’emploi), consacré spécifiquement à l’accompagnement de jeunes âgés entre seize et vingt-cinq ans, dans la réalisation d’un parcours d’insertion. Bien que ce dispositif ne soit plus d’actualité, les pratiques perdurent malgré tout, car elles répondent à une nécessaire adaptation des modalités de traitement dans la prise en compte de problèmes inédits. Cet accompagnement vise des individus sortis du système scolaire sans qualifications, ayant eu recours à plusieurs reprises aux services de la MLJ, mais étant repérés comme dans l’incapacité de concrétiser sur la durée un « parcours d’insertion », c’est-à-dire de mener à terme une formation qualifiante et de réaliser une expérience d’emploi avérée dans le domaine de compétences visé. Outre des critères en terme d’âge et de niveau de qualification, le public visé par l’action institutionnelle révèle certains de ses effets contre-productifs. En effet, ces individus, que tout semble ramener inexorablement à la case départ, survivent en oscillant entre les divers statuts temporaires dérivés de l’emploi qu’offrent les politiques dites d’insertion et en bénéficiant épisodiquement de quelques prestations financières allouées dans les cas d’urgence. Sans la constitution d’un capital d’expériences reconvertible sur le marché de l’emploi, ils ne peuvent prétendre s’affranchir des dispositifs d’insertion. Sur le long terme, il s’opère alors à la fois une déqualification de populations maintenues durablement à l’écart des mondes d’activité non régulés par une politique sociale et une dépendance de celles-ci à l’offre publique de contrats de travail atypiques et de statuts s’y rapportant. Cette initiative institutionnelle, consistant en l’accompagnement des jeunes dans la réalisation d’un parcours d’insertion, part donc du constat que les dits parcours ne vont pas de soi et qu’ils posent des problèmes spécifiques aux individus en charge de les réaliser. En ce sens, elle sollicite les professionnels pour qu’ils se positionnent au plus près de l’expérience des usagers afin d’identifier avec eux, premièrement, quels sont les « freins à l’emploi », c’est-à-dire les événements, les situations qui invalident un processus d’insertion et deuxièmement, quelles sont les ressources susceptibles de contribuer à l’élaboration d’épreuves, d’expériences, structurantes d’un tel parcours.
5Cette catégorie d’accompagnement est loin d’être anodine tant elle tranche avec certains principes de la relation de service (infra) généralement mobilisés au sein des MLJ (Roulleau-Berger, 1998). À l’instar de toutes les institutions dédiées au travail sur un matériau humain, les MLJ mobilisent une définition dominante d’elles-mêmes en tant qu’instance de socialisation et, à travers l’assignation d’une identité sociale, imposent aux individus une définition d’eux-mêmes. En l’espèce, au moins trois présupposés régissent l’activité des conseillers d’insertion et sous-tendent le bon fonctionnement de la MLJ : d’une part, la fiction de différents « parcours d’insertion » disponibles, qui prévoient et établissent une succession de positions graduées aboutissant à une place sociale ; d’autre part, l’idéal du « projet », comme opérateur harmonieux entre un usager et le dit « parcours » ; enfin, l’ordre moral valable dans ce système définit un usager « responsable », c’est-à-dire impliqué dans l’élaboration et la réalisation d’un projet d’insertion professionnelle. Dans ce contexte, le face-à-face entre l’usager et le chargé d’insertion est pensé sur le principe d’une prestation de service : le chargé d’insertion informe et oriente l’usager le plus efficacement possible dans l’optique qu’il puisse mener à bien son projet professionnel. Le projet n’est donc pas seulement un opérateur de classement des individus (Ebersold, 2001). C’est aussi un opérateur de mise en relation entre l’individu et tout ce qui entoure l’agent : un bilan de compétences, une remise à niveau, un stage, une formation qualifiante, bref, une nébuleuse de statuts incertains dans cette zone d’activité entre le chômage et l’emploi. Régulé par le concept de « projet », le face-à-face se construit comme un espace au carrefour de multiples possibilités et perspectives dont il revient aux individus d’en choisir une et de mobiliser les ressources nécessaires pour s’y engager jusqu’au bout. Tel qu’il est calibré, le face-à-face peut fonctionner comme un espace exempt de tensions, puisqu’un certain nombre d’éléments laisse croire que des parcours d’insertion sont disponibles, dont la réalisation effective ne dépend que de l’investissement du jeune
6Mais ce « schéma interprétatif » (Goffman, 1968) mobilisé par l’institution, s’il n’est pas remis en cause, est fragilisé dès lors qu’il ne permet pas d’intégrer certaines situations, de plus en plus fréquentes, où des jeunes, échaudés par une ou plusieurs tentatives de réalisation d’un « parcours d’insertion » qu’ils estiment très contraignant et peu fructueux, sollicitent dans l’urgence la MLJ pour trouver rapidement un emploi qui leur permette de survivre. Dans ce cas, l’interaction sur le mode de la relation de service atteint ses limites, car en dehors des stages, des formations et de quelques heures de travail intérimaire, les chargés d’insertion n’ont tout simplement pas d’offres d’emploi à disposition. En outre, ces professionnels savent que les « parcours d’insertion » qu’ils sont susceptibles de proposer sont, selon l’expression vernaculaire, de véritables « parcours du combattant ». Dans la pratique, ils constatent quotidiennement que la cohérence des enchaînements entre le stage, la formation et l’emploi, n’est pas structurellement organisée. L’allongement des temps sociaux consacrés à l’élaboration d’un projet professionnel3, au processus de qualification et de perfectionnement, ajouté à la multiplication des contrats de travail temporaires, aboutissent in fine à des carrières institutionnelles chaotiques et fortement marquées du sceau de l’aléatoire. Ces épreuves d’insertion sont codifiées par des logiques institutionnelles plurielles dont l’assemblage crée un environnement quadrillé, fait de procédures, de mesures, de dispositifs appelant d’autres dispositifs. Tout cela s’actualise au travers de situations concrètes fortement contraignantes et déroutantes pour l’usager.
7Dans le cadre de la relation de service, tous ces enjeux restent implicites, sans que les acteurs n’en soient dupes, chacun jouant la plupart du temps sur un principe de réserve ou sur la possibilité de compter sur un « arrière-monde » (Joseph, 1984). Mais, dans ce contexte où certaines perspectives semblent possibles (s’orienter, se former, travailler) sans qu’aucune ne soit vraiment réalisable, la coprésence devient inévitablement problématique. Lorsque les jeunes lèvent ces tabous de la relation de service, ils le font le plus souvent sur le mode de la résistance : soit ils rentrent en conflit, soit sachant la situation sans issue, ils braconnent en faisant un usage détourné des services proposés. De ce point de vue, les usagers, comme les professionnels, sont affaiblis par le désordre institutionnel. Les premiers sont affaiblis dans la mesure où ils sont désorientés par un environnement d’action hostile, sur lequel ils n’ont aucune prise et dont ils restent captifs. Les seconds sont affaiblis jusque dans leur identité professionnelle, car assurer la tâche pour laquelle ils sont initialement mandatés – à savoir l’organisation de l’accessibilité de l’emploi et la qualification des publics – devient improbable. Dans ces conditions, le cadre moral d’identification et de traitement d’autrui qui sous-tend le contact (« élaborer un projet réaliste », « apprendre à savoir gérer son temps », « devenir autonome », « responsable », « assidue ») est lui-même invalidé. Les professionnels se retrouvent alors confrontés au flux ininterrompu des situations de débordement (agressions diverses, occupation non légitime des locaux de la MLJ, instrumentalisation du chargé d’insertion).
8C’est donc dans un contexte de crise de l’action institutionnelle qu’un travail sur la « relation d’accompagnement » devient légitime et se manifeste soit par des prescriptions ministérielles dans des dispositifs consacrés, soit à l’initiative des MLJ, qui décident d’accorder du temps à certains conseillers, volontaires pour s’investir dans l’accompagnement des cas jugés problématiques. Qu’elle qu’en soit la forme, la démarche institutionnelle est ambiguë. Elle fait appel ici à un mode de traitement d’autrui – l’accompagnement – propre aux pratiques traditionnelles du travail social dont à l’origine les politiques d’insertion souhaitaient se démarquer, au moins dans les finalités. En cela, on peut penser que l’institution adopte une démarche réflexive, car elle problématise ses propres normes d’action (telles que « projet », « parcours », « autonomie »), qu’elle reconnaît comme étant inactualisables par les individus dans certaines situations. Mais dans le même temps, si elle admet que la « trop grande dispersion des dispositifs4 » rend les « parcours d’insertion » labyrinthiques, la procédure ordonnant l’accompagnement ne prétend pas corriger les désordres de ce système et concentre essentiellement l’attention sur les individus, appréhendés comme des usagers potentiels (de dispositifs) pris en défaut d’usages.
9Formulé d’une autre manière, la mobilisation institutionnelle porte moins sur la transformation de dispositifs institutionnels qui semble échapper à toute maîtrise que sur l’appréhension d’individus inévitablement désignés sous l’angle d’une incapacité à engager un processus d’insertion, telle défaillance justifiant alors une aide plus soutenue (Raymond, 2005)5.
10Cependant, il y a une dimension positive à cette démarche : le recours au travail d’accompagnement vise à collectiviser des problèmes inhérents à la réalisation des dits parcours d’insertion, que jusqu’alors les individus devaient gérer seuls selon un principe de responsabilité. De ce point de vue, l’institution prend acte de certaines limites du système de l’insertion – quand bien même elle n’en permet pas le dépassement – en donnant aux individus des moyens – limités, certes, car il s’agit d’une relation d’accompagnement entre un jeune et au moins deux chargés d’insertion – pour traiter collectivement les problèmes, tels qu’ils se posent pour ceux qui en font l’expérience.
LES PROBLÈMES DE L’INSERTION
11Le travail d’accompagnement prend la forme d’entretiens approfondis et fréquents avec le jeune accompagné. Des registres plus personnels, plus intimes que le strict rapport à l’emploi sont donc explorés.
« – Le rôle de l’entretien, c’est de pouvoir les suivre et de traiter immédiatement toutes les situations où ils décrochent. On fait avec ce qui vient. […] Ce qu’on cherche à faire c’est créer des repères, c’est trouver un terrain commun, créer un climat harmonieux, pour que ça les guide. (Entretien avec un chargé d’insertion.)
12À la différence des pratiques de guichets, où les professionnels ne manquent pas de rappeler aux jeunes les « principes moraux dominants » (Jellab, 1987), comme l’assiduité, la responsabilité, la politesse, dans le cadre de l’accompagnement, les professionnels ne basent pas leur intervention sur des exhortations morales. Ils ne désespèrent pas de voir un jour les jeunes agir conformément à certains rituels de la vie sociale, mais, dans le cas présent, ils ne situent pas leur action dans une visée correctrice ou éducative. Ils s’attaquent à un autre problème, celui de l’engagement dans des situations sociales, où le respect de la politesse, l’assiduité, la motivation, n’enlèvent rien à leur caractère problématique. Ils interviennent dans la perspective d’aider le jeune à trouver un modus operandis avec ces situations. Pour ce faire, ils adoptent une posture de disponibilité. Être disponible, consiste – pour un temps – à ne pas formaliser d’attentes normatives à l’égard du jeune, et à être réceptif à toutes les informations dont fait part l’interlocuteur sur son problème et sur lui-même. La posture de disponibilité est un préliminaire dans l’optique de permettre aux participants de s’accorder entre eux selon des principes qui émergent au cours de la rencontre.
13Contrairement au cadre d’interaction habituel de la MLJ, dans le contexte du travail d’accompagnement l’ordinateur reste éteint. Ce tiers technique est abandonné au profit d’un réel engagement dans un face-à-face visant une sorte de maïeutique de la rencontre. Le climat des échanges perd ainsi en normativité, le bureau est presque une sphère intime chargée d’attentions réciproques. Les professionnels attendent beaucoup de la rencontre. Entre autres qu’elle permette de trouver un mode d’association avec le jeune permettant de mieux comprendre le problème qui « l’empêche d’avancer » et le traiter. L’accompagnement est donc appréhendé comme un processus, un travail coproduit par l’usager et le professionnel, dont les phases successives ne sont pas prescrites institutionnellement.
14L’objet de l’intervention se construit à travers l’identification des problèmes auxquels se confrontent les usagers. Ces problèmes sont plutôt appréhendés comme le corrélat des épreuves avec lesquelles doivent composer les acteurs dans ces espaces sociaux et moins comme les symptômes de difficultés propres à une personne. Il existe en effet des problèmes typiques d’une carrière institutionnelle d’inséré dont, pour des raisons de brièveté de l’exposé, nous ne détaillerons ici que deux exemples, à travers la retranscription de courts extraits d’« entretiens individualisés » réalisés par les professionnels avec les usagers, et observés au cours de la recherche.
Benoît et la contrainte du projet : l’épreuve du choix et des ruptures
15Selon un principe d’« autonomie », la réalisation d’un « parcours d’insertion » confronte régulièrement les usagers à des situations dans lesquelles ils doivent faire des choix dans le cadre d’un « projet ». Loin d’avoir la possibilité de composer leur vie « à la carte », ils sont malgré tout souvent contraints d’opérer des choix d’orientation lesquels impliquent qu’ils se déprennent de leurs engagements familiers. Cette épreuve du choix déroute bien souvent les jeunes ; l’entretien est l’occasion donnée aux professionnels d’envisager avec eux les conséquences identitaires et pratiques d’un changement de statut. En ce sens, si les professionnels n’agissent pas sur cette contrainte à se comporter en individu capable de choix et de décisions, en revanche, ils accompagnent la façon dont, dans ce contexte normatif, l’usager va être amené à se définir et à réorganiser sa vie.
16Véronique et Damien se préparent à recevoir Benoît. Il était, jusqu’à présent, en stage comme agent de sécurité dans une grande surface, mais, il y a cinq jours, son maître de stage a téléphoné à Véronique pour l’informer que Benoît avait été saisi d’une crise d’angoisse en pleine journée et que son attitude avait mis en danger les clients du magasin. Il en conclut que pour le moment, Benoît n’est pas en capacité de travailler « au contact des populations civiles ». Damien et Véronique vont donc devoir le confronter au fait qu’il doit s’orienter sur une autre voie et réfléchir à un autre type d’activité. Ce qu’ils pressentent d’avance comme une difficulté insurmontable, compte tenu du temps qu’il a fallu déjà consacrer il y a un mois, pour le décider à investir une formation. Lors de l’entretien, Benoît apparaît assez désorienté par cet échec et plus vraiment certain de vouloir travailler dans le domaine de la sécurité. L’alternative qui se dégage au cours de l’entretien semble offrir de nouvelles perspectives mais les obstacles qu’elle implique lui paraissent insurmontables.
« – Véronique : Alors dis-moi, qu’est-ce qui s’est passé et où en est-on ? Quel bilan on peut faire là ? (Silence).
– Benoît : La sécurité, c’est pas trop mon truc.
– Véronique : C’est pas que ça Benoît. Réfléchis, tu as eu un problème de comportement en situation imprévue (silence). Parfois, tu n’as pas le comportement adapté. (Silence.) Tu as eu de la difficulté à respecter l’ordre et la hiérarchie. Par exemple, le chef de la sécurité donne un ordre, et toi tu ne le respectes pas. Es-tu d’accord ? Tu visualises la situation ? (Silence.) Il semble aussi que tu as eu de la difficulté à t’adapter aux autres agents… Mais le chef a quand même bien signalé que tu avais de la motivation pour ce métier et qu’on pouvait compter sur toi, que tu étais ponctuel. Ce sont les aspects positifs.
– Benoît : La sécurité c’est dur, dans mon stage faut pas croire c’était pas rose tous les jours. Il faut rester debout de 8 h 30 à 12 h et de 14 h à 19 h.
– Véronique : Tiens, c’est la première fois que tu n’idéalises pas cette formation.
– Benoît : Non, pis franchement, si c’est pour se faire agresser par les gens du voyage, non merci, je vais pas supporter […]. De la sécu, je veux bien toujours en faire, mais une nuit ou deux seulement, et le reste je travaillerai ailleurs, dans les ambulances j’ai pensé. Petit, je suis monté dans une ambulance et j’ai bien aimé, mon père il connaît, il va demander pour moi. Mais il paraît que la formation, elle coûte trente-cinq briques.
- Véronique : Non, Benoît, elle fait trois mille euros. […] Mais la sécurité… C’est un métier qui te motive mais que tu ne veux pas faire ? Attends, mais Benoît, tu ne choisis pas un jour je travaille et l’autre non !
– Benoît : Moi, j’aime surveiller le magasin quand il est fermé, surveiller deux mille personnes je peux pas.
– Véronique : Attends, il y a quelque chose qui va peut-être t’intéresser. Il faut que tu fasses plutôt une formation pour être agent de sécurité de gardiennage et pas en magasin. Il te faut éviter le lien avec la clientèle. Peut-être même t’orienter vers la surveillance avec des animaux. Donc, ça s’appelle “surveillance de bien et de matériel” et pas des personnes… Tu vois ? Pour cela, il te faut faire une formation diplômante, ce sera un plus, car à l’heure actuelle, tous ceux qui font ce métier n’ont pas la formation et donc ils sont très mal payés. Le but avec ce CAP de sécurité, est que tu apprennes à anticiper les situations. Mais tu dois savoir que la sélection est forte, on demande un niveau 3 e… et tu ne l’as pas. Le projet, ce serait donc que tu rattrapes le niveau scolaire. C’est du boulot. L’idée, c’est bien que tu apprennes les conduites à tenir face aux problèmes spécifiques à la sécurité, que tu saches gérer les situations, c’est-à-dire que tu évites d’aller au conflit, que tu saches gérer le stress… (silence). Qu’en penses-tu ? (Silence.)
– Benoît : J’ai peur de rater le CAP…
– Véronique : Là, il faut d’abord passer les tests d’entrée, après, le CAP, tu ne crains rien, c’est en contrôle continu, tu as douze mois pour progresser.
– Benoît : Pfffffffff !
– Véronique : As-tu la motivation pour faire la préformation ?
– Benoît : Oui, je suis motivé mais j’ai peur de ne pas réussir le CAP…
– Véronique : Écoute, y’a des possibilités, la balle est dans ton camp […]. Qu’est-ce qui se passe là ? Y’a autre chose ?
– Benoît : Oui y’a plein de choses (soupir) […]. Le psychiatre m’a dit, avec mon enfance c’est normal ce qui se passe.
– Véronique : Ca c’est la réponse du psychiatre, pas de Benoît ! La première fois qu’on en a parlé, tu m’as dit que ce métier c’était une façon d’être estimé, valorisé, tu as tout misé là-dessus. Tu vas rencontrer des obstacles, des échecs et rien ne nous garantit aujourd’hui que tu ne t’effondres pas si ça ne marche pas. Alors si tu échoues, il ne faut pas t’effondrer. Au-delà de ton métier, tu peux être reconnu dans ce que tu mets en place avec les autres (silence). Il va falloir que ta motivation soit très forte pour surmonter tout ce qu’on va te demander, mais c’est jouable. Il ne faut pas être capricieux et arrêter de changer de formation toutes les deux minutes. Tout de suite, là, tu ferais quoi, tu déciderais quoi ?
– Benoît : Tout de suite, je passe le CAP agent de sécurité.
– Véronique : Et ça implique quoi ?
– Benoît : Je fais la remise à niveau et je passe les tests d’entrée…
– Véronique : C’est loin dans le temps…
– Benoît : Non, ça ne me décourage pas, j’ai du temps devant moi, je vais la faire la formation
– Véronique : Bon, la formation c’est au printemps, tu passes l’hiver chez ton père, tu travailles en tant que magasinier comme prévu et au printemps on repart sur la remise à niveau. N’oublie pas, pour le travail, c’est nous tes référents… On va te faire un échéancier, pour que ce soit bien clair pour toi. » (Extrait d’une séquence d’« entretien individualisé ».)
17La réalisation d’un « parcours d’insertion » confronte régulièrement l’usager à des situations de prise de décision, où il doit délibérer seul et ensuite agir conformément à ses choix. Or, dans le contexte présent, cette autonomie de choix constitue une véritable contrainte. Le coût de l’engagement dans un parcours est assez lourd, compte tenu de la faible probabilité des bénéfices qu’il pourrait rapporter. Il impose de rompre avec les formes de sociabilité de la rue, la vie commune dans le quartier partagées avec des pairs et de prendre le risque de s’aventurer dans des espaces sociaux méconnus aux issues incertaines. C’est pourquoi, dans le dispositif d’accompagnement, cette situation de choix apparents est collectivisée.
18Compte tenu du marché de l’emploi, de son jeune âge (dix-sept ans) et de son niveau scolaire (classe de 5e), Benoît n’a pas la possibilité de décrocher aisément des contrats de travail, même temporaires. Les professionnels l’accompagnent dans l’espoir qu’il se forme à un métier choisi. Mais cet espace de choix expose Benoît au risque d’une « perte du monde » (Strauss, 1992 [1989]) parce qu’il lui impose de rompre avec les objets et les personnes auxquels il tient, donc avec des ressources qui lui sont familières, à portée de main. C’est notamment visible lorsqu’au cours de l’entretien, il met en opposition l’injonction à faire un choix raisonné d’une part, et les paroles de son père et de son psychiatre d’autre part. Pour décider, Benoît s’appuie sur une expérience enfantine (lorsque petit, il est monté dans une ambulance) et sur son père (« il connaît, il va demander pour moi »). Se définissant par rapport à des attachements qui lui sont familiers (son enfance, son père), il ne peut opérer un choix selon le sens préconisé et rentrer dans la planification rationnelle d’un parcours d’insertion dont il perçoit qu’il remet en cause certaines formes cruciales de son identité.
19Outre les ruptures qu’ils impliquent, ces parcours renvoient systématiquement les usagers à ce qu’ils sont ou ne sont pas en terme d’aptitude à se définir via un projet. C’est qu’idéalement, le parcours est conçu selon le plan théorique suivant : l’usager réalise un stage dans le domaine professionnel qui l’intéresse, il investit ensuite une préformation en vue de préparer les tests d’entrée à une formation qualifiante au terme de laquelle lui sera délivré un diplôme. Mais ce cheminement ne s’incarne pas au sein d’une institution pensée comme un seul et même espace intégrant les différentes étapes de la formation et où serait rassemblé un groupe d’individus sélectionnés sur la base de critères communs tels que l’âge, le niveau de diplôme, le lieu de résidence… En réalité, les divers niveaux de formation dépendent de la responsabilité de différentes collectivités territoriales ou organismes privés et, en ce sens, relèvent non seulement de lieux multiples (souvent assez éloignés les uns des autres) mais aussi de logiques temporelles peu cohérentes les unes avec les autres (il n’est pas rare d’attendre six mois entre deux étapes du parcours). À cela s’ajoute le fait qu’au sein des organismes de formation, des individus aux profils très variés (en terme d’âge et d’expériences préalables) se retrouvent mêlés les uns aux autres, n’ayant finalement en commun que le fait d’être inscrit dans telle formation. Dans ce contexte, l’usager s’engage dans un parcours dont la rationalité dépend entièrement de sa capacité à associer des éléments hétérogènes et à les intégrer dans la perspective d’un projet, dont il lui revient d’organiser, planifier, chacune de ses étapes.
20Force est donc de constater que ces espaces-temps paramétrés par la norme « parcours » sont faiblement institués et, dans ces conditions, leur réalisation tient surtout à travers les actions entreprises par un individu et la façon dont il est attaché à ses actes. Ainsi les professionnels aident Benoît à définir les situations concrètes que recouvre l’amorce d’un parcours et la manière dont il y est engagé. Ils cherchent à établir un accord commun ad hoc susceptible de consolider son engagement dans une formation aux métiers de la sécurité. Pour y parvenir, Véronique conseille à Benoît de ne pas se fier aux épreuves et échecs auxquels il pourrait être confronté ; mais plutôt de s’appuyer sur les accords passés avec d’autres (« Au-delà de ton métier tu peux être reconnu dans ce que tu mets en place avec les autres »), qui lui sont proches (« N’oublie pas, pour le travail, c’est nous tes référents »). Dans ces situations, il ne suffit pas de comprendre ce qui se passe et d’y conformer ses actions pour constater que le cours des choses confirme cette conformité. Au contraire, il n’y a pas d’organisation préalable à laquelle se conformer, il faut reconstruire intégralement une intelligibilité de la situation qui s’appuie sur des ressources externes à celle-ci, telle que la fabrication d’un échéancier. L’échéancier que les professionnelles confectionneront à Benoît est le « signe du lien lié » (Goffman, 1975 [1963]). Il planifie l’ordre des événements à venir, conformément à cet accord informel (non prescrit institutionnellement). Cet échéancier vise à prémunir Benoît des contingences ou des « fabrications » (Goffman, 1991 [1974]), susceptibles de le détourner de cet horizon d’action.
Robert et le prérequis de solvabilité
21Le parcours d’insertion que l’usager est chargé de réaliser recouvre une succession de statuts peu rémunérés ou faiblement indemnisés avec enfin la possibilité d’effectuer quelques heures de travail intérimaire en dehors des temps de formation. Cette donnée de la situation implique que les jeunes restent chez leurs parents le temps de thésauriser avant de s’engager et de s’enquérir à l’avance de solutions d’hébergement peu onéreuses (Foyer de jeunes travailleurs, Centre d’hébergement et de réinsertion sociale) susceptibles d’êtres disponibles au cours des sessions de formation souvent éloignées de leur domicile. Ceci étant, on peut aisément comprendre que le critère de la proximité géographique pèse fortement dans le choix des formations, et qu’elles n’attirent pas du tout les jeunes ayant conquis une certaine indépendance tant à l’égard de leurs parents, en obtenant un appartement de type HLM qu’à l’égard du système scolaire, en quittant l’école. Nombreux sont les jeunes qui se refusent d’engager un parcours d’insertion parce qu’ils sont critiques vis-à-vis des limitations qu’il impose : il ne permet pas de s’assumer, d’être indépendant, ce à quoi aspirent réellement ces jeunes qui sollicitent la MLJ pour obtenir un emploi et non pour se former.
22Le plan de financement de ces parcours implique des individus vierges de dettes, d’engagements financiers, bref, solvables. Et ce prérequis invalide tous ceux qui justement sont endettés auprès des organismes de crédits, des organismes HLM pour loyers non soldés, de la SNCF suite à une succession d’amendes impayées, etc.
23La situation analysée ci-après – et dont seul des extraits seront retranscrits ici – met en scène Robert, un jeune accompagné et deux professionnelles, Laurence et Jeanne. Robert n’a jamais rencontré de difficultés pour trouver du travail. Étant sorti du système scolaire sans qualifications il y a plusieurs années, il cumule les contrats à durée déterminée et les contrats saisonniers dont, selon les professionnelles, seule une formation qualifiante lui permettrait de s’affranchir. Or, l’état de ses finances l’oblige pour l’heure à anticiper la fin imminente de son contrat et à dénicher un nouvel emploi pour rembourser ses dettes. Il est en effet fortement endetté auprès des organismes de créances et des grandes surfaces. Il cumule les crédits à la consommation, tant et si bien que son salaire mensuel parvient tout juste à combler ses dettes. Et, lorsqu’il se rend au rendez-vous avec Laurence et Jeanne, il apprend que la commission statuant sur les demandes de Fond d’aide aux jeunes (FAJ) lui refuse toute aide financière pour le mois prochain, au motif qu’il n’a pas apporté les preuves d’une réelle volonté à engager un parcours d’insertion. La perspective d’une inflation irréversible de cet endettement est au cœur de l’entretien. Il apparaît urgent de construire avec Robert un budget précis, qui lui permette à la fois de rembourser ses dettes tout en conservant un minimum vital. Chacun des acteurs ne privilégiant pas les mêmes options en matière de dépenses, ils doivent se mettre d’accord sur un format de budget agréant toutes les parties.
24Une calculette à la main, Laurence et Jeanne font le point avec Robert sur les charges fixes : le loyer, le téléphone (elle lui recommande de se passer du téléphone portable pour éviter d’acheter une nouvelle carte), les mensualités qu’il lui reste à rembourser auprès des organismes de crédit. Une fois la somme déduite de son salaire et de l’argent qu’il perçoit du Fond solidarité logement, il ne lui reste plus que quelques euros par mois pour vivre.
« – Robert :… Mais je ne peux rien faire, je vais tenir deux semaines et les deux dernières, je vais galérer.
– Laurence : On va faire une simulation (elle prend une nouvelle feuille de papier). Qu’est-ce que tu as comme dépenses minimum pour vivre ?
– Robert : L’achat de mon shit. Je ne peux pas m’en passer. Je n’en vends pas, je fais qu’en consommer, donc je dois dégager de la tune (argent) pour ça. Je me passe de tout le reste mais ça je ne peux pas faire autrement, surtout en ce moment, je suis trop à cran.
– Laurence : Mais… ça te coûte combien par mois ?
– Robert : J’achète en général des douze grammes parce que, comme ça, j’en ai plus en quantité de produit par rapport au prix. Le douze grammes fait 50 euros et il me fait quatre jours […]. Bon, et encore, là, je ne compte pas les clopes. À Paris, les mecs les achètent au noir, c’est beaucoup moins cher, mais ici ça se fait pas, on doit payer plein pot.
Après un long silence, au cours duquel les professionnelles se montrent embarrassées :
– Laurence : Bon, admettons… Là, l’urgence ce sont tes dettes. Tu ne peux pas stabiliser une situation en t’endettant davantage chaque mois. (Le ton se durcit) Donc, on est déjà bien d’accord sur l’arrêt total des crédits, comme nous l’avons convenu la dernière fois ?
– Robert : Oui, je ne fais plus aucun crédit jusqu’à ce que j’aie terminé de rembourser ceux-là.
– Laurence : Alors, par rapport à ta gestion de l’argent pour ce mois-ci, comme je sais que, si je te fais un budget idéal, tu ne vas pas le respecter et cela n’aura servi à rien, on va compter avec ta consommation de joints, mais comprends que ce n’est pas pour autant que nous sommes d’accord avec cette consommation… Nous n’adhérons pas à cet acte, on te suit pas là-dedans.
– Robert : Ouais…
– Laurence : Mais pour t’aider à régler tes dettes, on va tenir compte de cette dépense. Alors, combien par semaine ? » (Extrait d’une séquence d’« entretien individualisé ».)
25Pour aider Robert à une meilleure gestion de son argent, Laurence et Jeanne construisent alors avec lui un budget très précis incluant ses rentrées d’argent, la part des frais fixes (factures, dettes) et les autres dépenses… Espérant transformer significativement la situation, elles ne peuvent se contenter d’une estimation théorique, basée sur des pratiques de consommation attendues et légitimes. Pour l’aider à réguler ses dépenses, elles doivent prendre en compte le mode de vie de leur interlocuteur. Robert est un fumeur invétéré de marijuana, il en achète régulièrement. Laurence et Jeanne savent qu’elles n’ont pas les moyens de lui ôter cette habitude et ne peuvent pas non plus le contraindre à s’abstenir de fumer. Contre toute attente, elles intègrent dans la part des frais fixes du budget, la somme correspondant à l’approvisionnement quotidien moyen en marijuana. Un certain recul par rapport aux conceptions morales de la norme et sa marge est régulièrement revendiqué par les travailleurs sociaux. Mais l’hypothèse d’une attitude compréhensive à l’égard de pratiques proscrites n’épuise pas la totalité des enjeux présents dans cette scène. En fait, ce n’est pas la négociation d’un interdit qui est au centre de l’échange, ni d’ailleurs l’élaboration d’un « budget pirate » caractérisé par un contournement des règles et des normes. Car les professionnelles ne rapportent pas cette scène au registre des transgressions et déviances ; elles l’intègrent plutôt comme le moment de co-construction d’une méthode de traitement d’un problème.
26Trois aspects caractérisent l’élaboration de ce budget : primo, la prise en compte du « contexte immédiat » (Baszanger, 1992) par les professionnels ; secundo, la recherche d’un arrangement de gré à gré ; tertio, son caractère méthodique.
27D’abord, le refus d’une aide pécuniaire par la commission chargée de la distribution du FAJ constitue une nouvelle donnée de la situation qui laisse présager d’un endettement accru. Prenant acte de ce nouveau contexte, les professionnelles anticipent la façon dont Robert devra faire face à cette situation imprévue. Cette scène de négociation d’un budget est exemplaire du fait que l’action des professionnelles ne s’inscrit pas dans une visée correctrice, mais traite des adaptations individuelles à des situations chaotiques. Si les professionnelles éprouvent le besoin de transgresser certains principes éducatifs, ce n’est pas parce qu’elles s’exercent à « un art du détournement » (de Certeau, 1990) d’un ordre établi de pratiques légitimes. Elles se livrent plutôt ici à une « improvisation régulatrice » (Chateauraynaud, 1997), rendue nécessaire par la prise en compte de toutes les injonctions contradictoires qui pèsent sur leur client (ici, rembourser ses dettes sans bénéficier du FAJ), et justifiée par un impératif d’efficacité (éviter le surendettement à Robert).
28Ensuite, l’élaboration du budget procède de tout un travail d’enquête (dont un fragment seulement a été retranscrit ici), au cours duquel chaque acteur est amené à évaluer quelles sont ses priorités. Robert privilégie l’approvisionnement en marijuana tandis que les professionnelles souhaitent faire en sorte qu’il contrôle davantage ses dépenses. Le budget qu’ils construiront ensemble trouve sa valeur au vu des priorités de chacun, préalablement identifiées. Il peut donc être considéré comme un « budget amiable » : les principes auxquels se réfèrent les acteurs au cours de sa confection émergent en situation, dans le cours d’un propos argumentatif, et sont valables dans le cadre d’un engagement commun explicitement défini par les acteurs en présence (ne pas grever le budget). Ainsi, le budget amiable ne mobilise pas de principes éducatifs mais tient compte d’impératifs pratiques. Sa conception et son usage supposent que les acteurs circonscrivent en même temps son domaine d’application et son cadre de validité : pour une durée limitée, par rapport à un problème précis.
29Enfin, tout l’intérêt de ce budget est qu’il intègre ses propres conditions pratiques de possibilité. Il projette une action méthodiquement organisée autour de la réalisation d’objectifs. En ce sens, il constitue un mode d’emploi : la feuille dite de « simulation » indique concrètement comment Robert doit s’organiser pratiquement pour parvenir à respecter les objectifs de gestion. Elle planifie un quotidien ordonné selon les priorités retenues et indique à Robert la marche à suivre pour endiguer un problème précis. Cependant, le budget n’exerce aucune contrainte sur Robert et, si ce dernier n’a pas l’intention d’opérer dans le sens préconisé, l’entreprise peut échouer. C’est seulement à la condition que Robert s’équipe du mode d’emploi, l’intègre à ses perspectives d’action et l’ajuste quand il ne convient pas, que celui-ci offre un potentiel d’orientation et de repérage. L’élaboration du mode d’emploi ne règle donc pas a priori et une fois pour toutes le problème. Au contraire, ce type d’action fait fortement appel à la capacité critique de l’usager, autant sollicité pour rendre opérant ce budget, que pour s’arranger de ses limites : faire face aux dépenses inattendues que le budget n’aurait pas anticipées, savoir s’en tenir aux options privilégiées en résistant à chaque nouvelle tentation de dépenser l’argent.
L’ORDRE INFORMEL DÉPLOYÉ PAR LES PRATIQUES D’ACCOMPAGNEMENT
30Analysant l’espace public des prises de parole et les voies de la protestation, A. Hirschman reprenant G. O’Donnell propose la notion de « chuchotement » comme déclinaison possible du concept de voice (Hirshman, 1995). Si ce dernier a pu être interprété comme un concept uniquement vertical, dirigé de bas en haut c’est-à-dire de la base vers l’autorité, pour la contester, la faire tomber, quant à elle la notion de « chuchotement » permet de penser des situations où, lorsqu’on n’a plus la possibilité d’objecter, on peut quand même continuer à parler (comme dans le cas d’un régime autoritaire par exemple). Cette notion désigne un déploiement horizontal de la voice, par le chuchotement entre proches. Telle que nous l’entendons, la notion de chuchotement permet de décrire une forme d’« adaptation secondaire » (Goffman, 1968) développée par les professionnels et les usagers lorsque, pour gérer les contraintes imposées par le système de l’insertion, ils « bricolent » des solutions ad hoc dont les modalités apparaissent très éloignées des objectifs officiellement assignés au travail d’accompagnement. La prise de distance avec la norme morale de l’institution se négocie dans la relation, à l’écart de la hiérarchie, et entre dans une logique de résistance face aux épreuves de l’insertion. Nous détaillions infra au moins quatre caractéristiques des pratiques d’accompagnement qui gagnent à être décrites sous cet angle.
31Premièrement, l’accompagnement est d’abord une activité langagière, qui prend forme dans des espaces de prise de parole où des compétences de locuteur sont requises.
32Sur ces scènes, le langage est un des principaux opérateurs de construction de catégories par lesquelles les acteurs déploient un mode de connexion ad hoc entre eux et leur environnement. Par son intermédiaire, les acteurs construisent une accessibilité réciproque, à travers la communication d’une expérience non partagée. Les professionnels, alors étrangers aux épreuves traversées par l’usager, se branchent sur l’expérience subjective du locuteur telle que mise en forme dans ce contexte d’énonciation. Ils rentrent en connexion avec les différents actants d’une situation problématique : l’endettement, l’approvisionnement en marijuana… Ils pénètrent des mondes sur lesquels ils n’ont pas de prise directe (les relations au cœur du foyer familial, les sociabilités de quartier). Ils accèdent à des informations que seul maîtrise celui qui traverse ces situations et qui les leur restitue à travers ses paroles. De cette façon, les acteurs se connectent entre eux, par l’intermédiaire du matériau discursif inédit tissé progressivement au cours des échanges successifs. Ce faisant, ils reconstruisent une intersubjectivité qui ne leur était pas accessible par la routine. À ce stade, le langage constitue un opérateur de typification de l’expérience. À travers cette codification, il s’agit moins de rendre « ces expériences anonymes, dans la mesure où l’expérience typifiée peut, en principe, être doublée par n’importe quelle autre expérience rentrant dans la même catégorie » (Berger, Luckmann, (1986) [1966]) ; mais plutôt de créer des catégories langagières rendant intelligibles pour autrui l’étrangeté et la singularité d’une expérience.
33Deuxièmement, l’accompagnement recouvre une activité critique de mise en forme, de mise en ordre et d’organisation de l’expérience d’usagers, qui tient compte de certains effets négatifs des politiques d’insertion sur les individus. Il s’agit bien en effet d’équiper l’usager d’un scénario d’actions qui lui permette de faire face aux épreuves déroutantes de l’insertion. Les discussions débouchent bel et bien sur la définition collective de procédés d’organisation et de configuration des expériences, par lesquels les acteurs tentent de pallier les effets déroutants de l’ordre de la dispersion.
34À travers les deux exemples exposés, nous avons vu combien à la fois les mots et les objets rentrent dans ces opérations de mise en ordre et constituent une ressource pour guider l’action de l’usager dans des situations problématiques.
35Les mots fixent le sens de l’action future. Ces mots ont, dirait Dodier, une « épaisseur pragmatique […]. Certaines notions permettent aux personnes d’esquisser les horizons d’attente associés aux formes spécifiées de la coordination » (Dodier, 1993, p. 17). Certaines phrases sont exemplaires de cette vigueur référentielle, dès lors que les acteurs y arriment leurs actions. Telles que les consignes adressées à Benoît : « Pour le travail, c’est nous tes référents » ; à Robert « comme je sais que si je te fais un budget idéal, tu ne vas pas le respecter […] mais pour t’aider à régler tes dettes, on va tenir compte de cette dépense […] on va te faire une simulation6 ». Ces formules sont les catégories langagières émergentes au moyen desquelles les acteurs se règlent dans ces espaces. Le terme de « référent », ici articulé au pronom « nous », prend une extension pragmatique car le « nous » renvoie à des personnes singulières, une histoire vécue et des accords communs. De même, opposée au « budget idéal », la « simulation » est un mot qui trouve son usage dans la situation. Il permet aux protagonistes d’envisager un scénario d’actions coordonnées sur la base d’accords situés.
36Mais les mots seuls ne suffisent pas toujours à enrôler les protagonistes. Des objets prennent parfois le relais, ils « forment les ensembles de ressources nécessaires aux actes qui se réfèrent à ces mots » (ibid., p. 17). Matérialisés par une feuille de papier manuscrite, le budget et l’échéancier sont des objets de cet ordre. Lorsque l’usager les utilise, il tire avec ces matériaux tout le tissu des éléments qui leur sont associés, à savoir tous « les accords pactisés » au cours de l’échange (Giuliani, 2005). Le budget et l’échéancier sont des « accords sociaux figés ou, plus précisément, des moments figés de l’histoire des interactions humaines » (Becker, 2002 [1998]). Ils sont la forme incarnée des accords établis par les protagonistes au cours de l’entretien. Ces accords se rapportant à la structuration d’une action à venir, nous pouvons dire que ces objets incarnent le résultat d’un processus décisionnel et interactionnel d’élaboration d’un scénario d’action. Ces objets ont la qualité de transporter dans la vie quotidienne de l’usager les repères pour l’action, définis oralement dans le cadre protégé de l’entretien.
37Troisièmement, au cours de l’accompagnement les acteurs se coordonnent sur la base d’accords élaborés dans un rapport de gré à gré qui font figure de pactes. Ils sont situés au sens où ils sont toujours indexés à une situation (problématique) de référence. Enfin, leur cadre de validité vaut pour un ensemble circonscrit de personnes et une durée limitée dans le temps. Dans ce type d’interaction, les professionnels sont éminemment vulnérables, car ils s’exposent en agissant sur le mode de l’expérimentation et du sensible. Les accords communs qu’ils parviennent à trouver avec le jeune se justifient par le fait que, selon leur expression, ils prennent sens dans un « climat » et un « feeling » (sur ce point, voir également les observations réalisées en Suisse de Valli, Martin et Hertz, 2002). Le « feeling » qualifie cette forme d’action extemporanée qui ne répond ni d’une norme ni de motifs, mais selon ce qui peut s’avérer juste et pertinent dans l’instant, au contact d’autrui et en prise avec des situations qui font problème. Ce faisant, il se construit une sociabilité du proche, basée sur la recherche d’un espace d’intercompréhension et la négociation.
38Quatrièmement, l’accompagnement désigne des pratiques hétérogènes qui n’ont pas trouvé leur discours. Ceci s’explique par le caractère intrinsèque de cette activité d’une part et par la normativité du discours dominant de l’institution sur elle-même d’autre part.
39En effet, l’énonciation de leurs pratiques au sein de ces dispositifs pose problème aux acteurs. Selon eux, les catégories de l’handicapologie sont impropres pour décrire leur activité. Et, dans le même temps, ils fustigent toute tentative de formalisation sous prétexte qu’elle fige et réduit une réalité par définition multiple, hétérogène et contingente. Seuls les maîtres mots « relation » et « accompagnement » permettent à leurs yeux de formaliser assez justement – quoique partiellement – des pratiques fluctuantes, labiles, dont les principes leur échappent en partie et dont le cadre institutionnel d’inscription (le dispositif) semble lui-même incertain. L’accompagnement se présente donc comme une activité rebelle à toute forme de catégorisation, une activité éclatée, diluée, processuelle et évolutive qui se dessine comme « un archipel d’initiatives discrètes et écologiquement discontinues7 » (Joseph, 1984).
40Au fait que le caractère hétérogène et inachevé de ces pratiques rend difficile leur codification en un langage commun, s’ajoute le fait que les catégories du discours dominant ne permettent pas de les intégrer. Et ce pour au moins deux raisons. D’une part, avec l’inflation du discours managérial et des préoccupations budgétaires, seuls le registre de l’évaluation et son corollaire, la statistique, priment aujourd’hui pour donner une lisibilité à ce qui se fait. Mais l’évaluation n’épuise pas la totalité des situations que recouvre l’accompagnement. Si celle-ci quantifie des flux d’usagers et leur répartition sociographique (genre, sexe, origine sociale), elle laisse au contraire dans l’ombre toutes les situations qui sont réellement traitées et les dilemmes auxquels se confrontent les acteurs au fil de l’accompagnement. Ainsi, des pans entiers du travail d’accompagnement sont exclus des comptes-rendus officiels8.
41D’autre part, le discours politico-institutionnel évoque les pratiques d’accompagnement non pas dans leur dimension effective – ce qui se fait réellement, ce qu’elles font faire aux individus – mais exclusivement eu égard à ce qu’elles sont censées faire et aux objectifs qui leur sont assignés. Ces catégories d’appréhension ne peuvent décoder et reconnaître ce qui est à l’œuvre – notamment dans la prise en compte de problèmes inédits issus du traitement institutionnel de la précarité – considérant ce qui se dit dans ces espaces comme des paroles détournées de leur objectif officiel.
42Ainsi, le chuchotement de l’accompagnement est affaire de mots façonnant des coordinations, qui émergent entre des personnes (Ion, 1998) dans les interstices des institutions pour organiser, mettre en forme l’engagement d’acteurs affaiblis par des situations sans qualités. Le caractère situé, singulier et inachevé de ces coordinations fait qu’elles sont contraintes au confinement.
43Confronté à ces situations problématiques, la position de celui qui dit ce qui est bien ou mal est vaine et donc provisoirement abandonnée par des professionnels répondant à l’appel du dispositif (ou à un principe de réalité, dans le cas d’un engagement volontaire) pour élaborer un mode d’action qui tient compte à la fois de l’imperfection des situations, des limitations qu’elles imposent et du fait que les usagers ne sont pas les acteurs vertueux que le discours dominant voudrait qu’ils soient. Le cadre de validité de ce mode d’action repose donc sur un engagement bricolé (qui ne fait pas l’unanimité des professionnels) tant dans ses moyens que dans sa visée. Quant aux acteurs qui le portent, ils n’ont pas de scènes publiques où le mettre en débat et le faire valoir, d’où le sentiment d’une autorité hiérarchique éloignée et indifférente. Qui plus est, l’occultation de ces contextes institutionnels où l’identité narrative s’impose comme une norme (Astier, 2007) empêche la reconnaissance des nouvelles contraintes que ce type de socialisation fait peser sur l’usager9.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 Ces situations sociales sont reconnues par le dispositif comme ayant perdu certaines de leurs qualités, celles-là même mises en lumière dans la conception goffmanienne et décrites comme une « forme typique et stabilisée d’environnement organisant a priori l’action qui doit, à un moment ou un autre, venir s’y dérouler […]. Envisagée de la sorte, la situation circonscrit un univers d’intelligibilité relativement défini et reproductible ; et c’est parce que cet univers et les règles qui le gouvernent leur sont directement disponibles que les individus peuvent ajuster leur conduite » (Ogien, 1999). Or, caractérisées par une forte instabilité, les situations sociales auxquelles sont confrontés les usagers sont difficilement typifiables, et forment au contraire un environnement instable voire hostile, qui trouble et désoriente celles et ceux qui s’y trouvent confrontés. On peut parler dans ce cas d’une « “expérience négative” – négative parce qu’elle s’oppose à ce qu’elle n’est pas, à savoir une réponse organisée et soutenue de manière organisée » (Goffman, 1991 [1974]).
2 En France.
3 Ainsi qu’à la socialisation avec l’idée même du projet, comme en témoigne l’intitulé de nombreux stages tels que les MAP (Mobilisation autour d’un projet) et MAPI (Mobilisation autour d’un projet d’insertion).
4 Le dispositif TRACE s’inscrit dans la loi d’orientation n° 98-657 du 29 juillet 1998, relative à la lutte contre les exclusions (article 5). À l’origine, cette loi a été motivée par le constat des limites de l’action sociale globale présent dans les rapports Schwartz (1981) et Wresinski (1995). Les auteurs pointent, premièrement, l’inefficacité relative des politiques générales vis-à-vis d’une partie de la population, deuxièmement, la perte d’efficacité progressive des politiques assistantielles, et troisièmement, la grande dispersion des dispositifs. Les défaillances du système ainsi identifiées, la notion « d’accompagnement personnalisé » est entérinée par la loi contre les exclusions dans le but de pallier ces écueils.
5 Il semble en effet que l’intervention publique se dote de nouveaux dispositifs, lorsque certains grands principes d’action d’une période antérieure provoquent des dysfonctionnements nécessitant une régulation a posteriori : « Les recours fréquents à de “nouveaux dispositifs” peuvent ainsi apparaître comme autant de symptômes de cette tentative d’articuler et de traiter ensemble les causes et les conséquences de l’intervention publique, et les dispositifs peuvent être par là-même porteurs de mécanismes soit d’anticipation soit de réajustement permanent […] » (Raymond, 2005).
6 Souligné par nous.
7 Voici ici posé à la fois le problème de la totalisation (l’archipel), de la faible codification des échanges (initiatives discrètes) et enfin, de l’articulation entre les acteurs et les différentes scènes communes (écologiquement discontinues). On comprendra alors que fort logiquement, la méthode de recueil de données qui s’est imposée à nous fut celle de l’observation.
8 Des observations similaires sont rapportées par Breviglieri, Pattaroni et Stavo-Debauge (2003).
9 Entre autres choses, une tyrannie des affects (Giuliani, 2006).
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