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    Plan détaillé Texte intégral Transmettre et mobiliser par la pratique des réunions publiques L’apprentissage des relations médiatiques d’associés-rivaux La création de médias autonomes Notes de bas de page

    Plogoff

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre 3. Diffuser le message antinucléaire

    p. 111-153

    Texte intégral Transmettre et mobiliser par la pratique des réunions publiques Typologies des réunions publiques antinucléaires Les réunions réactives Les réunions de prestige Les réunions sectorialisées Les réunions sur la voie publique L’ethos professionnel d’enseignants réinvesti dans la mobilisation sociale L’innovation dans l’action politique : le cas du Clown atomique Un rite de passage militant L’apprentissage des relations médiatiques d’associés-rivaux Des logiques sociales au principe de la complicité entre presse quotidienne régionale et opposants à l’atome civil Des logiques de production similaires L’effet de la proximité sociale L’impact de l’engagement professionnel de jeunes journalistes Un effet de la concurrence oligopolistique L’information mise en scène dans une logique feuilletoniste Les stratégies de la source d’information Les prudences journalistiques envers les opposants à l’atome civil La création de médias autonomes Produire du matériel publicitaire : tracts, autocollants et affiches antinucléaires L’émergence tardive d’une presse proche du mouvement antinucléaire Politiser la presse régionale : la tentative du Canard de Nantes à Brest (1978-1982) Politiser l’écologie : le journal Oxygène de Bretagne (1979-1985) La production de médias spécifiquement antinucléaires Les variations d’un cinéma d’intervention antinucléaire Des films antinucléaires réinvestis dans les mobilisations en Bretagne La production de films antinucléaires par les aires de mobilisations bretonnes Notes de bas de page

    Texte intégral

    1Les opposants aux centrales nucléaires avaient compris que la pertinence de leur discours nécessitait de leur part de s’investir sur le plan intellectuel. Mais ce travail n’était pas en lui-même suffisant pour construire un mouvement d’opposition. Une mobilisation ne peut pas se développer sans être l’expression d’une partie de la population beaucoup plus large que celle des militants très fortement investis. Pour promouvoir leur cause, les opposants devaient donc en passer par une campagne de persuasion en direction des habitants des communes, des cantons, voire de la région toute entière.

    2Basée sur le principe de l’information des populations, cette campagne a été effectuée dans le contexte socio-politique qui a suivi Mai-68, marqué par une propagation des idées libertaires. Mais il semble aussi que la pratique d’information des écologistes a rejoint deux démarches historiques qui mettaient aussi en avant la recherche de l’émancipation des agents sociaux.

    3Tout d’abord, les opposants à l’atome ont repris en partie à leur compte la conception de l’éducation comme levier de l’émancipation politique telle qu’elle a été développée au XIXe siècle. Dans les mouvements socialistes et libertaires, l’éducation des travailleurs représentait un mode d’action participant de l’émancipation politique des « Sans-Nom1 ». Blanqui, Marx ou Proudhon ont chacun mis l’accent sur ce versant des luttes sociales. Cet aspect se retrouve également chez Bakounine qui insiste particulièrement sur la démocratisation de la science2. « Il faut que la science ne reste plus en dehors de la vie de tous », soulignait l’anarchiste révolutionnaire3.

    4De plus, l’action des antinucléaires reprenait une démarche développée au XXe siècle et marquée par la volonté de retrouver, grâce à l’action culturelle, une fraternité sociale dissoute dans les replis du capitalisme4. Enracinée en particulier dans le Front populaire et les mouvements issus de la Résistance (l’expérience d’Uriage, par exemple), l’« action culturelle » a tenté, dans les années de l’après-guerre, de réaliser une communauté de la culture et des travailleurs. La « culture populaire » était pensée comme le moyen de trouver, par une sorte de grâce culturelle, un nouveau consensus social et de susciter de nouveaux besoins, plus élevés. Paradoxalement, cette idéologie de la « démocratisation culturelle », recherche d’un salut collectif par la promotion de la culture, a été contestée par Mai-68 tout en étant en même temps un des ressorts majeurs de ce mouvement social. En prenant leur bâton de pèlerin pour prêcher la bonne parole antinucléaire, les écologistes politiques ont repris à leur compte l’action culturelle, dans le but de fonder une nouvelle « communauté » culturelle autour de leurs propres valeurs (convivialité, non-violence, énergies douces, etc.).

    5À leur façon, les écologistes politiques engagés dans les mobilisations antinucléaires ont donc poursuivi des traditions intellectuelles qui mettent au premier plan la diffusion des connaissances dans un but de libération des agents sociaux. Mais ils n’ont pas cherché à théoriser cette filiation. La pratique de l’« éducation populaire » a été choisie de façon pragmatique comme un moyen disponible au regard du réseau des contraintes et des opportunités culturelles, sociales, et politiques dans lesquelles évoluaient les membres de cette nouvelle classe moyenne (celle grosso modo des intellectuels salariés) que l’on retrouvait dans les CRIN et les CLIN. En effet, Mai-68 avait trouvé en « Juin-68 » un débouché institutionnel avec l’installation à l’Assemblée nationale d’une chambre « bleu-horizon ». Dans les années qui suivirent, ayant peu d’espoir de se faire entendre dans le champ politique, les groupes contestataires trouvèrent alors un autre débouché dans le domaine culturel. Mai-68 a été suivi par une floraison de magasines, de journaux, et de revues diffusant l’idéologie de la « révolution culturelle ». À l’époque, de nombreux jeunes agents sociaux s’étaient engagés dans la vie politique, mais ils ont attendus en vain quelque chose qui aurait pu ressembler à un « grand soir », ou pour le moins, à un nouveau « mois de Mai ». Cette déception qui a suivi Mai-68 peut expliquer la rapidité et la force de la mobilisation antinucléaire en Bretagne. La mobilisation a sans doute permis à de jeunes énergies politiques insuffisamment employées de se déployer.

    Transmettre et mobiliser par la pratique des réunions publiques

    6Comme l’a souligné Murray Edelman, les développements politiques peuvent être considérés comme « autant de créations des publics intéressés5 ». Le rapport de force politique se constitue en partie dans la capacité à rassembler sous son étiquette le plus grand nombre possible de citoyens afin d’exercer une pression sociale significative.

    7Mais une grande partie de la réussite d’une mobilisation tient aussi dans la mise en œuvre d’actions. La question des moyens dont les agents disposent est donc cruciale. Ainsi, la « réunion publique » a constitué le dispositif central des mobilisations antinucléaires parce qu’elle était un moyen rationnel, dans son contexte, d’entrer en relation avec le public. L’utilisation de la réunion publique par les opposants au nucléaire peut se comprendre comme une action tactique permettant d’accueillir un public indistinct dans une forme relativement informelle et très peu coûteuse. La réunion publique, comme « coup à jouer », était intéressante car elle permettait d’abord une prise de parole relativement facile, presque sur le mode de la conversation. Cette façon d’« être à plusieurs » permettait en effet des échanges ouverts et à bâtons rompus. La « conversation antinucléaire » était d’autant plus facilitée que de nombreuses réunions ont été organisées dans des lieux de convivialité traditionnelle (bistrots, salles des fêtes, etc.). En novembre 1974, sur le port d’Etel, le patron du café « L’Entracte » a reçu ainsi la toute première réunion publique du mouvement antinucléaire en Bretagne. Elle a rassemblé une quinzaine de personnes. À Plogoff, le café « Chez Céline » situé au bourg allait devenir un des hauts lieux de la mobilisation. C’est dans la salle de restaurant, unique grande salle disponible sur la commune, qu’allaient se dérouler durant des années toutes les réunions du comité de défense.

    8De plus, d’accès gratuit et profane, la réunion publique n’instaure pas de barrière à l’entrée comme pour un spectacle ou un congrès scientifique. Toutes les informations n’étant pas disponibles sur les implantations, le public trouvait là l’occasion de venir s’informer à moindre frais. En organisant des réunions publiques ouvertes à tous, les opposants à l’énergie nucléaire ont contré de façon délibéré les tentatives des promoteurs de l’atome de limiter le débat (notamment, en proposant des réunions sur invitations). Le biologiste Yves Le Gal a précisé le sens de cette démarche d’information :

    « … Il est apparu assez vite d’abord qu’il y a des techniques pour ça. En fait, il y avait deux techniques opposées… Alors, ce que j’appellerais la “technique EDF” et la “technique écolo” pour simplifier. La technique EDF, c’était celle-là : c’était d’envoyer trois-quatre ingénieurs avec un costume trois pièces… […], c’était de montrer que c’était très compliqué et qu’eux-seuls étaient capables de maîtriser ça. Bon, c’est une voie… Ben, c’est une technique comme une autre, quoi… L’autre pendant, c’était de dire : “En fait, bon, il y a un certain nombre de principes de base qui sont très simples et qu’on va vous expliquer”… »

    9De cette façon, en janvier 1975, le CRIN d’Erdeven a mis en place le véritable « clou » d’un cycle de réunions lancées en décembre 1974. Le CRIN organisait une grande réunion publique à Lorient, au Palais des congrès, alors que les autorités publiques organisaient une autre réunion, la même journée, à Auray. Dans son article de compte rendu, le journaliste de Ouest-France donnait le gain de la manche aux opposants à la centrale en prenant l’indicateur du nombre de personnes réunies (pour les antinucléaires, neuf cents personnes, avec la présence de nombreux élus, contre cent cinquante pour les promoteurs du nucléaire6).

    Typologies des réunions publiques antinucléaires

    10L’exercice de la typologie présente souvent le risque, pour l’analyse, de la faire courir sans fin. En effet, la richesse de la vie sociale fait sans cesse apparaître de nouvelles formes et il se trouve toujours un cas nouveau permettant de créer un nouveau type. Pour autant, construire une typologie n’est pas toujours inutile. Dans un but heuristique, la typologie permet de fixer des acquis avant de poursuivre les analyses. Dans cette logique, la présente enquête a permis de relever quatre modalités principales de la réunion publique (dont les logiques se recoupent parfois d’une réunion publique à l’autre).

    Les réunions réactives

    11La première modalité des réunions publiques était liée à la perception d’une urgence, par exemple au moment où le projet de l’implantation était dévoilé dans la presse (automne 1974), ou au moment où il se trouvait confirmé par les assemblées régionales (automne 1978). Avec un certain flair tactique, les opposants n’ont pas hésité pas à prendre un parti qui pouvait paraître extrême en se transformant en véritables « machines à discourir ». En mars 1975, Ouest-France reproduisait les propos d’un membre du CRIN qui illustrent cette option : « Nous ne réussirons dans notre entreprise que si nous réussissons à créer un vaste courant populaire contre l’implantation des centrales. Il ne faut pas perdre de vue que l’EDF compte en effet sur le fléchissement du mouvement de contestation pour entreprendre la construction des centrales7. » Ce sur-investissement s’explique par le fait que la remise en cause de l’autorité nécessitait de casser le cadre traditionnel des interactions sociales qui fonctionnait à l’avantage des groupes prédominants. « Pour défier l’autorité, on doit faire une scène », souligne William Gamson en s’appuyant sur la sociologie des interactions sociales de Goffman8. Accepter le calendrier d’EDF signifiait accepter le consensus posé à priori par les autorités publiques en ce qui concerne l’énergie nucléaire et donc renoncer à en faire un enjeu de débat. À rebours de cette perspective, les entrepreneurs de la mobilisation antinucléaire ont fait le choix, contraint structurellement, de bousculer le débat, ce qui leur permettait d’exister.

    12Ces entrepreneurs antinucléaires ont donc balayé durant plusieurs mois une large portion de territoire en allant à la rencontre du public, de manière très fine, commune par commune. Au début de l’année 1975, les fondateurs du CRIN d’Erdeven se sont ainsi lancés avec une grande énergie dans l’organisation d’une longue série de réunions publiques. Les audiences étaient souvent nombreuses car l’actualité du projet était fraîche et l’intérêt d’un grand nombre d’habitants était élevé. Le pouvoir de nuisance à l’égard des projets d’EDF s’est révélé important alors que l’entreprise publique ne parlait pas directement au public.

    13Plus tard, à l’automne 1978, les autorités publiques ont orienté définitivement le projet nucléaire vers le Cap-Sizun. Pour les opposants, l’urgence nécessitait encore une action suivie. Ils se sont alors associés. Le comité de défense de Plogoff, les CLIN du sud du département (CLIN bigouden, CLIN de Châteaulin, de Quimper, de Plozévet, d’Audierne, de Douarnenez), et l’association Evid Buhez ar C’hab organisaient une vaste campagne d’information dans la région. Durant l’automne, les localités dans lesquelles étaient implantées ces structures militantes bénéficiaient de l’organisation de réunions publiques antinucléaires. En décembre, l’acmé de cette série de réunions publiques était constituée par la venue à Audierne de Louis Puiseux, ancien économiste chez EDF et opposant notoire de l’atome civil.

    14Les antinucléaires ont ainsi assuré une large couverture du territoire. Lors de l’enquête, une militante du CLIN de Porsmoguer, étudiante à l’époque à l’Université de Brest, s’est souvenue d’avoir fait le déplacement dans les îles de Molène, où elle rencontra l’intérêt de pêcheurs, et à Ouessant où elle éveilla les interrogations de femmes de marins au commerce9. Dans un contexte nord-Finistérien où l’activité agricole était forte, les organisateurs étaient parfois des syndicalistes agricoles. L’organisation des réunions publiques a donc été calquée sur le partage du territoire en « quartiers » (villages) devant un public de dix à quinze personnes, situation d’interaction particulièrement favorable. L’agglomération brestoise a été également une cible de choix pour le CLIN dans le but de donner une dimension urbaine à la mobilisation, en suscitant en particulier l’intérêt des étudiants des Facultés.

    15Que ce soit dans le Morbihan ou dans le Finistère, ces réunions publiques ont donc mis le projet au centre des préoccupations sociales. Par exemple, le CRIN d’Erdeven avait déjà fait en mars 1975 un premier bilan de l’action entreprise. Il revendiquait l’organisation de trente trois réunions en un mois et demi et la collecte de 40 000 signatures pour une pétition contre la centrale nucléaire10. Sur l’aire de mobilisation de Porsmoguer, le CLIN présentait un bilan similaire, avec une trentaine de réunions publiques11.

    16Les réunions du CRIN d’Erdeven ont été aussi l’occasion de jeter les bases d’autres CRIN. À Lorient, la grande réunion publique du CRIN avait été enregistrée par un auditeur habitant dans le Cap-Sizun. De retour chez lui, cet auditeur a passé la bande, à nouveau dans une réunion publique. De même, fin 1974, un professeur résidant à Pont-Croix et récemment en retraite, fait appel au CRIN d’Erdeven. La première réunion « antinucléaire » avait lieu à ce moment dans le cinéma d’Audierne (Cap-Sizun), les organisateurs faisant salle comble à cette occasion. Le CRIN du Cap-Sizun se créait dans le même mouvement. Cet activisme des opposants à mettre le maximum de personnes dans le bain antinucléaire a donc pesé lourdement dans la force du rejet de la centrale par la population en Bretagne.

    Les réunions de prestige

    17Ne disposant pas pour diffuser leur message de ressources matérielles aussi importantes que celles des autorités publiques, le mouvement antinucléaire a dû souvent innover. S’il présentait une certaine efficacité, le mode d’expression collectif de la réunion publique pouvait également s’user. En effet, dans les régimes démocratiques, la grande majorité des agents sociaux n’est disposée à s’intéresser aux questions politiques que de façon ponctuelle, lors d’une campagne électorale par exemple. Hors de ces périodes de mobilisation qui peuvent cependant être intenses, la vie sociale se déroule dans une sorte de dépolitisation qui permet à chacun de revenir à des préoccupations strictement personnelles. Il n’est donc pas facile de mobiliser très longtemps un nombre significatif de personnes pour des réunions en soirée, pour débattre sur un sujet relativement technique. Dans les mobilisations basées sur la préservation d’un territoire, la perception par le public d’une urgence permet sans doute de lancer des réunions de façon intensive en tirant profit d’un engouement passager. Les périodes de juin 1976, de l’automne 1978 ou de l’hiver 1980 sont par exemple celles où la population de Plogoff et du Cap-Sizun a été très fortement mobilisée. Mais, en dehors de ces moments, les opposants au nucléaire ont dû faire face à des périodes d’apathie dues à la mise en suspens du dossier nucléaire breton, comme au printemps 1978 par exemple, au moment des élections législatives.

    18Pour maintenir l’intérêt du public, des réunions ont donc été organisées en conviant des conférenciers prestigieux. Les comités locaux ont organisé, de loin en loin, des réunions publiques pour lesquelles des scientifiques connus du public étaient invités à s’exprimer. L’intérêt pour les comités était également d’accroître leur capital de crédibilité auprès du public avec des spécialistes de la question de l’atome. Ces personnalités présentaient l’intérêt pour les opposants d’incarner la science aux yeux du public profane. La singularité d’un scientifique, par le fait d’un nom relativement prestigieux ou d’une « histoire » qui a provoqué une notoriété médiatique (celle du « curé antinucléaire de Chinon », par exemple) venait apporter à la réunion publique une dimension supérieure.

    19De cette façon, Jean Pignero, l’instituteur engagé dans la lutte contre les pollutions radioactives, était à Quimper en avril 1975 pour y donner une conférence12. Philippe Le Breton, professeur à l’Université de Lyon et auteur de plusieurs ouvrages sur l’écologie, a participé à la grande réunion publique de Lorient en janvier 1975. Ancien chef de division au service des études générales chez EDF, professeur à l’école des Hautes études en Sciences sociales, et auteur d’ouvrages sur la thématique de l’énergie nucléaire, Louis Puiseux faisait un déplacement en Bretagne, en décembre 1978 et en décembre 1979, afin de participer à deux importantes réunions publiques à Audierne13. Il était en quelque sorte la « vedette américaine » de ces réunions parce que bénéficiant d’un taux élevé de notoriété publique construite par l’intermédiaire des médias. Son ironie grinçante en même temps que la relative modération de ses propos ont eu un fort impact sur une salle bondée (six cents personnes).

    20Dans d’autres cas encore, la réunion permettait d’inviter les membres d’un comité antinucléaire ayant pris des tours d’avance dans la mobilisation et donc en mesure de transmettre son expérience particulière. L’exposé d’un « cas » bien établi constitue pour le groupe mobilisé une façon d’asseoir plus solidement la réalité d’un problème et de donner une preuve supplémentaire de la pertinence de l’action engagée. En juin 1976, un agriculteur mobilisé sur l’aire de mobilisation de Braud-Saint-Louis (Gironde) faisait ainsi un déplacement en Bretagne et participait à une réunion du comité de défense de Plogoff14. Cet agriculteur était en situation de présenter le développement quasi complet de son « cas » étant donné la rapidité avec laquelle les autorités publiques ont pu agir sur ce site (le chantier avait déjà démarré). À partir de son vécu, il a donné par exemple le conseil de refuser « en bloc » toute idée d’implantation de la centrale. Pour lui, il était nécessaire de refuser toute négociation, car celle-ci faisait le jeu des pouvoirs publics en provoquant peu à peu la déliquescence de la mobilisation. Ce conseil a permis à la mobilisation de Plogoff de se cristalliser, alors que certains élus municipaux oscillaient. De la même façon, en avril 1980, la véritable tournée de l’abbé Béhagel dans le sud-Finistère (Audierne, Pont-Croix, Briec, Quimper, Plogonnec) a été l’occasion pour le public breton de faire des comparaisons utiles avec la mobilisation antinucléaire sur la Loire15. Engagé depuis de nombreuses années dans la mobilisation contre l’énergie nucléaire, le « curé de Chinon », à la fois prêtre et professeur de science naturelles, a mis l’accent sur le thème très mobilisateur des servitudes imposées aux agriculteurs pour le passage des lignes à très haute tension.

    Les réunions sectorialisées

    21Un troisième type de réunion publique s’adressait à un public spécifique, en général constitué par des professionnels d’un secteur d’activité directement concerné par l’implantation nucléaire. En février 1975, une réunion publique au Guilvinec, dans le Pays bigouden, permettait d’expliquer à un public de pêcheurs professionnels l’impact estimé d’une centrale nucléaire sur le milieu maritime local (rejet des eaux chaudes, rejet de chlore, effets mécanique du pompage de l’eau de mer16). Deux biologistes, dont Yves Le Gal, dressait un portrait supposé de l’impact économique de la centrale nucléaire. L’association Evid Buhez ar C’hab et le CLIN bigouden ont régulièrement agi dans ce sens en organisant des réunions ciblées dans les petites localités maritimes de la côte sud-finistérienne, parfois à la demande des comités de pêche locaux.

    22L’enquête a permis de constater que les opposants ont rencontré des publics spécifiques très diversifiés. Dans la même logique d’action, les agriculteurs pouvaient représenter un appui très important pour la mobilisation. Quand ils n’appartenaient pas déjà eux-mêmes au CLIN, comme dans le cas de l’aire de mobilisation de Porsmoguer, les opposants ont également visé la cible des exploitants agricoles. Le CRIN d’Erdeven a aussi proposé une réunion aux artisans du secteur du bâtiment pour leur expliquer qu’ils ne bénéficieraient que très peu des contrats liés au chantier. Dans ce cas précis, le militant engagé dans cette action avait aussi ces entrées, par le biais de son activité professionnelle, dans ce champ social. À Landerneau, le CLIN se saisissait de l’opportunité de la diffusion dans les pharmacies d’une brochure d’information du public éditée par l’industrie pharmaceutique. Contestant le thème du « nucléaire bienfaisant » qui y était développé, les militants du CLIN rentraient en contact avec certains pharmaciens pour expliquer leurs positions. Les membres du CLIN de Porsmoguer rencontrés dans le cadre de ce travail se sont également souvenus d’avoir été reçus par des associations familiales, des étudiants à la Faculté de Brest (au restaurant universitaire par exemple), dans certains comités d’entreprise comme celui de Thomson-CSF à Brest (réunion durant la pause de l’heure de midi). Ils ont même pris le risque d’aller traîner dans les bistrots du port de commerce de Brest, à une époque où l’endroit était beaucoup moins « clean » qu’aujourd’hui, afin de rencontrer les professionnels de la mer. Enfin, Jean Moalic d’Evid Buhez ar C’hab se souvient d’avoir été sollicité, à la fin de 1978, pour faire des réunions d’information auprès de groupes d’ecclésiastiques, à Lesneven ou à Quimper par exemple. Ces groupes souhaitaient en apprendre plus sur le débat qui mobilisait l’intérêt des fidèles dans le département.

    Les réunions sur la voie publique

    23Daniel Cohn-Bendit appelait « teach out » la pratique militante consistant à porter une question d’ordre public au-devant du public indifférencié de la rue17. Les antinucléaires ont recouru de façon très régulière à cette pratique qui leur semblait aussi une forme démocratique d’information politique. Le caractère informel des rencontres suscitées permettait d’entamer des conversations de façon libre et ouverte, en évitant l’emphase parfois inévitable d’une prise de parole à la tribune. À Erdeven, les opposants du CRIN sont allés de cette façon à la rencontre des touristes durant tout l’été 1975. Les opposants installaient chaque jour leurs panneaux d’exposition antinucléaire à l’entrée de la plage concernée par l’implantation. Ils distribuaient des tracts aux estivants, entamant des conversations avec les promeneurs du soir.

    24À Plogoff, la longue route en ligne droite traversant la commune était bordée de nombreux panneaux destinés à éveiller l’intérêt des touristes se rendant à la pointe du Raz. Pendant plusieurs mois, les militants d’Evid Buhez ar C’hab ont tenu sur les marchés, à Audierne et à Douarnenez, un stand d’information, avec des panneaux d’exposition. En tant qu’espace central de rencontre dans une ville, le marché permettait d’ouvrir des échanges avec le plus grand nombre, et notamment avec des personnes, en particulier les femmes, qui ne se déplaçaient pas pour assister à des réunions publiques. En même temps qu’elle avait pour but d’éveiller l’intérêt des passants, le stand avait aussi pour avantage d’ancrer dans la durée, par l’effet de répétition du retour hebdomadaire du marché, la problématique antinucléaire. Toujours dans cette optique, les militants ont souvent fait preuve d’imagination. Durant ces années de mobilisation antinucléaire, la fête du Mardi Gras à Douarnenez a parfois été saisie comme l’occasion de développer le thème antinucléaire. En 1976, les militants d’Evit Buhez ar C’hab ont installé leur stand d’information et distribué des tracts aux fêtards.

    25Le CLIN de Landerneau a choisi, lui, d’organiser en ville une tournée en camionnette18. Maquillée en véhicule de la protection civile, cette camionnette s’arrêtait dans chaque quartier pour diffuser à l’aide d’un hautparleur la lecture du plan ORSEC-RAD. D’une voix monocorde, résonnant lugubrement entre les habitations, la voix faussement rassurante (« vous n’avez aucune raison de vous inquiéter ») avait un effet glaçant propre à susciter l’éveil des habitants. Les militants répondaient alors aux interrogations des passants et leur passaient le message antinucléaire qui était de plus en plus rodé. Enfin, toute occasion de susciter un débat étant bonne à prendre, les opposantes du comité de défense de Plogoff ne manquèrent pas celle de l’exposition de la maquette de la future centrale à une foire exposition à Quimper. Manifestant bruyamment leur colère devant la dite maquette, elles ont d’abord surpris les badauds. Puis, à ceux qui voulaient bien les écouter, elles expliquèrent le sens de leur indignation, notamment en montrant du doigt, sur la maquette, combien leurs maisons étaient situées près de la centrale19.

    L’ethos professionnel d’enseignants réinvesti dans la mobilisation sociale

    26Les réunions publiques que les opposants ont organisées étaient le plus souvent bien préparées. Cette minutie des exposés peut s’expliquer par le fait que beaucoup des militants actifs des CLIN étaient des enseignants, des scientifiques, des étudiants ou des syndicalistes, dont on peut dire qu’ils avaient une bonne connaissance de la transmission d’informations. Dans le cas présent, les militants des CLIN avaient effectivement une haute idée de leur mission. Ils étaient convaincus de leur vocation à informer le public du danger du nucléaire. Dans cette logique, les enseignants en particulier ont très souvent réinvesti leur ethos professionnel dans l’opposition à l’énergie nucléaire. Enseignante engagée dans le mouvement Freinet, une militante du CLIN bigouden a expliqué le sens qu’elle donnait à son engagement dans la mobilisation antinucléaire :

    « … On a considéré que la société qui fabriquait la société nucléaire était forcément une société centralisée. Bon… Dans la pédagogie Freinet, justement, on s’oppose à cette centralisation dans une classe. Il y a le respect de chaque enfant, chaque enfant a le droit à la parole… a le respect du maître aussi. Le maître a sa parole comme les enfants ont la parole. Et les enfants savent très bien qui est le maître. Bon, il y avait cet aspect-là, l’aspect aussi… comme on met en avant le mouvement Freinet… civique ? Eh bien, on considérait que dans la société nucléaire, il y avait des gens qui décidaient et d’autres qui étaient obligés d’obéir puisqu’on leur interdit de discuter… »

    27Autre exemple, un professeur de Pont-L’Abbé (pays bigouden) a élaboré en 1977 un montage audio-visuel à partir de coupures de presse, de textes et d’images historiques20. Intitulé « De la découvert de l’atome à Hiroshima », ce montage a été présenté dans de nombreux collèges et lycées du sud-Finistère, et en introduction à des réunions publiques sur le thème du nucléaire civil et militaire. Dans le CLIN de Landerneau, Gérard Borvon, professeur de sciences physiques dans le secondaire, préparait des fiches spécifiques pour les réunions publiques qu’il allait animer21. Grâce à un important travail de préparation, il a animé, à la façon des cours d’éducation populaire dans les Maisons des Jeunes et de la Culture, des cycles de formation auprès d’un public intéressé. Il a témoigné :

    « … On a fait des cours d’information nucléaire. On avait appelé ça des “réunions d’information avec cours”. Et c’était programmé sur quatre séances. On demandait aux gens de venir et puis on leur disait : “sur quatre séances, on va vous expliquer, depuis le début, ce que c’est qu’un atome, qu’est-ce que le noyau, la radioactivité, les effets, les trucs comme ça”. Et, je me rappelle, on avait fait, j’avais fait l’équivalent des tablolen-noù22, des tableaux bretons pour apprendre (rire)… […] On commentait à chaque fois quatre ou cinq affiches bien faites comme ça. Parce qu’on n’avait pas les projecteurs diapos, on n’avait pas tout le matériel dont on peut disposer maintenant pour faire tout ça. Tout ça était manuel, tableaux et dessins, c’était un vrai cours… »

    28Les moyens se sont aussi développés au fur et à mesure. Diffusé dans les établissements scolaires, le matériel éducatif d’EDF, souvent luxueux pour l’époque (diapositives, fascicules en papier glacé) a parfois été détourné pour être utilisé dans des réunions d’information organisées par les CLIN. Dans ce cas, le matériel était utilisé dans une logique réparatrice qui soulignait les partis pris et les oublis volontaires des promoteurs du nucléaire (sur la longueur réelle des cheminées d’évacuation des centrales, par exemple).

    L’innovation dans l’action politique : le cas du Clown atomique

    29Cependant, il n’est pas suffisant d’avoir constitué un auditoire. Encore faut-il qu’une partie significative du message soit réellement reçue. Ce problème de l’efficacité de la parole et de son sens s’est posé de façon très aiguë aux antinucléaires. Développer les problèmes énergétiques n’était pas une affaire simple pour les opposants. En effet, d’un point de vue général, la science physique est d’un abord difficile, mettant en œuvre des notions (atome, noyau, radioactivité, etc.) dont l’explication ne peut pas s’appuyer sur les perceptions immédiates. De plus, dans ce domaine, l’écart a tendance à grandir entre les connaissances largement diffusées, en particulier par le moyen de l’école, et celles nouvellement acquises par les chercheurs23. La science avance rapidement et les nouvelles connaissances ne s’intègrent que lentement dans les représentations collectives. Dans la transmission des connaissances au grand public, ces décalages amènent donc souvent à réduire le discours à une forme analogique (le « big bang ») ou à la forme spectaculaire (le Futuroscope à Poitiers).

    30Dans Objectif Lune, le dessinateur de bande dessinée Hergé avait trouvé une solution à ce dilemme (faire des comparaisons plus ou moins justes ou tomber dans l’exagération). Confronté à la nécessité d’expliquer au lecteur le fonctionnement du moteur atomique qui allait emporter Tintin et ses compagnons vers la Lune, il contrebalance les explications techniques de l’ingénieur Wolff par les remarques ironiques et les pitreries involontaires du capitaine Haddock24. Cet exemple montre que, pour être entendues, comprises et éventuellement assimilées, de nouvelles connaissances doivent bénéficier de conditions sociales particulières. Dans cette logique, l’introduction d’une dimension humoristique peut désamorcer l’ennui que suscitent des développements scientifiques ardus.

    31L’utilisation d’un registre humoristique a effectivement représenté une très forte originalité pour les opposants au nucléaire dans la mesure où le discours habituel des autorités publiques mettaient au contraire l’accent sur de lourdes nécessités en utilisant le registre du devoir et de la contrainte (« indépendance économique de la France », expropriations, etc.). L’humour des opposants au nucléaire pouvait également servir de ressource afin de masquer les failles éventuelles d’un discours basé sur un ensemble de connaissances parfois rapidement acquis. Les écologistes politiques se sont donc régulièrement appuyés sur la vis comica. Par exemple, Yves Le Gal ou Jean-Claude Pierre, en même temps qu’ils possèdent la maîtrise de leur sujet, sont aussi de fins humoristes qui suscitent le sourire et le rire afin de désamorcer la crainte du public de ne pas comprendre les subtilités scientifiques qu’ils présentent25.

    32Le débat pouvait alors se renouveler, non plus sous la forme austère de la seule réunion publique, mais sous la forme, par exemple, d’un spectacle suivi d’un débat avec le public. Par exemple, le CLIN de Porsmoguer a créé une pièce de théâtre intitulée La case de l’Oncle Atome26. Cette pièce était inspirée du roman d’Harriet Beecher Stowe (Uncle Tom’s Cabin, 1852) qui, au XIXe siècle, a fait de l’esclavage un problème public aux États-Unis. Le spectacle faisait un parallèle entre la condition dominée des Noirs nord-américains et la revendication des opposants bretons à l’atome qui n’était pas prise en compte par les autorités publiques. Jouée par les membres du CLIN, la pièce était formée d’une série de sketchs humoristiques : l’arrivée des promoteurs, le refus des habitants, etc. (avec parfois des gags involontaires, comme une panne de courant lors d’une représentation). Le spectacle a été joué une dizaine de fois dans le pays du Léon.

    33Dans cette même démarche, l’apport de Jean Hamon, auteur et interprète sous le nom d’artiste de Jean Kergrist, a été une ressource importante pour le mouvement antinucléaire. J. Kergrist a tourné pendant des années en Bretagne en présentant un spectacle de rue intitulé La Centrale baladeuse qui ridiculisait le programme nucléaire français. L’activité artistique de J. Kergrist s’est développée en partie en lien avec le mouvement antinucléaire. La description de la trajectoire sociale de ce comédien est nécessaire pour comprendre l’impact de son spectacle.

    34Né en 1940 en Bretagne à Kergrist (d’où le nom d’artiste), Jean Hamon a fait des études de mathématiques, de philosophie et de théologie chez les Dominicains, et a suivi des cours d’histoire de l’art à l’Université de Lyon. Il est entré dans la profession théâtrale juste avant Mai-68. Faisant ces débuts à Lyon et au festival d’Avignon avec les metteurs en scène Roger Planchon, Jean Vilar, et Marcel Maréchal, il a rejoint le mouvement qui remettait en cause une approche du théâtre considérée comme trop élitiste. Auteur de contes et de pièces de théâtre, il prenait pour thème principal ses propres préoccupations (bavures policières, révoltes, écologie). Il construisait peu à peu un discours parodiant celui des autorités publiques, ceux d’un industriel pollueur ou d’un ministre complice.

    35En 1975, Kergrist choisissait de devenir indépendant en quittant le Centre dramatique national de Lyon. Il fondait alors son « Théâtre national portatif » en forme d’hommage au TNP de Jean Vilar. Mais l’appellation était également un trait décoché aux lourdes structures du théâtre subventionné qui, selon Kergrist, tendait finalement à participer du monde qu’il dénonçait. Cette rupture opérée par J. Kergrist matérialisait la revendication d’une pratique théâtrale autonome (sans subventions publiques) et libertaire (sans rapports de force autour de la prise de pouvoir et des postes). Kergrist défendait le principe d’un « théâtre d’intervention » en prenant pour référence des metteurs en scène avec qui il avait travaillé (Dario Fo ou Armand Gatti). Prenant ses références dans le théâtre anarchiste de la fin du XIXe siècle, cette pratique théâtrale développait des thèmes liés aux mouvements sociaux.

    Essai de reconstitution du spectacle La Centrale baladeuse
    Dans cette pièce, J. Kergrist parodiait le discours du ministre de l’industrie, Michel d’Ornano, (dans le spectacle, Michel d’Ornani), qui au retour d’un voyage aux États-Unis avait fait part à la télévision de son enthousiasme à l’égard du nucléaire. Dans le cadre d’une campagne d’« intoxformation », le personnage du clown atomique adresse au public un discours incohérent avec un enthousiasme absurde. En feignant de valoriser l’énergie nucléaire de façon lénifiante, le comédien passe systématiquement en revue l’argumentaire antinucléaire.
    Le spectacle de J. Kergrist s’apparentait plus spécifiquement à la comédie stand up, dite aussi comédie en one man show, qui s’était fortement développée dans les années soixante-dix, en particulier parce que son coût de production est faible. Dans ce type de spectacle où la critique politique était souvent présente en même temps parfois qu’un aspect moraliste, le comédien tenait seul la scène et entamait un monologue humoristique durant lequel il interpellait le public. Seul en scène durant l’ensemble du spectacle, J. Kergrist utilise les ressources du mime et de la dérision. Il porte le gros nez rouge, le maquillage caricatural, et la défroque grotesque de l’Auguste. Chevelu, habillé d’un bermuda à rayures, chaussé de boots fatiguées, il enchaîne rapidement les gags et les jeux de mots sarcastiques, avec une marmite en guise de casque sur la tête. La musique de scène est assurée par un radio-cassette.
    Le comédien arrivait sur scène avec une vieille carriole des quatre-saisons contenant une série d’objets usuels et insolites souvent récupérés dans des poubelles (tuyau à gaz, pulvérisateur, morceau de grillage, etc.). Les uns après les autres, il sortait ces objets pour les manier de façon déconcertante, en les détournant de leur sens d’origine (un seau devenait une cuve de réacteur atomique, une tapette à souris figurait les CRS). Ce bric-à-brac d’ustensiles lui servait finalement à reconstituer une centrale nucléaire. Le problème des déchets était abordé en exposant un pot de chambre. Chaque objet renvoyait en fait à un thème, une dizaine en tout, que le comédien voulait aborder de façon très visuelle (l’état policier, la centralisation, le risque technologique, etc.), en essayant de démontrer que le choix du nucléaire impliquait un certain ordre économique et politique. Complètement dépendant, un « citoyen-fœtus » était mis en scène, un cordon sortant de son pantalon pour se brancher sur la centrale dans le but de faire fonctionner une brosse-à-dents électrique. Chez ce comédien qui a fait des études de théologie, le jeu de scène prenait aussi sa source de façon explicite dans le geste prophétique127.
    D’une durée d’un quart d’heure lors de sa première création, le spectacle va considérablement s’étoffer au cours des années suivantes. Il pouvait alors durer deux heures. Le scénario était simple, mais il pouvait souvent varier en fonction de l’inspiration du moment. J. Kergrist disposait d’une véritable palette de gags qu’il avait collectés en visitant les aires de mobilisation.
    À la fin, des pétards éclataient. L’ensemble s’achevait par l’explosion de la centrale, l’Auguste étant par définition le personnage de l’échec. Le discours de bonimenteur se démontait de par son excès. En souhaitant à tous une « mort radieuse », le comédien exhibait alors une tête de mort broutant des dollars. Il descendait alors dans le public et il sortait de scène par le fond de la salle alors qu’une sirène faisait retentir un sinistre avertissement. Effet glaçant garanti. Le cadre social d’interprétation du nucléaire (« électro-fascisme » et « morbidité ») se trouve ici condensé en une séquence très forte. Dans le fil de la démarche de J. Kergrist qui voulait divertir tout en informant, le spectacle était suivi par un débat mené par le comédien (qui avait enlevé les oripeaux de son personnage) et par un militant antinucléaire.

    36Mais Kergrist, ancien étudiant en théologie, se donnait aussi la « vocation de frère prêcheur28 » qui assumait volontiers la charge d’apporter une révélation au public. Dans cette optique du théâtre, le risque était créer un spectacle « chiant29 » au service d’un message explicitement politique. Jean Kergrist a souligné :

    « … Moi, ce que j’ai toujours refusé, c’est un théâtre… Je suis d’accord pour faire un théâtre de combat, mais qui ne transmette pas des mots d’ordre politiques… mais au contraire que le message soit également lié à la forme, c’est-à-dire une forme d’humour populaire qui est une façon de positiver, et qui est aussi une façon de dénouer les maux d’une époque… pas de façon pleurnicharde et au premier degré, de façon revancharde. Mais au contraire de démonter les structures des mouvements oppressants… mais avec toujours beaucoup d’humour qui est là, un petit peu, la… comment dire… la noblesse des classes populaires, quoi… une façon de jamais s’apitoyer sur son sort… »

    37En réponse à une demande faite dans l’urgence, Kergrist créait en avril 1975 le spectacle comique intitulé La centrale baladeuse dans le cadre de l’aire de mobilisation de Creys-Malville. Kergrist entamait ensuite une longue tournée antinucléaire, choix social et économique qui n’était pas sans risque. À l’âge de trente-cinq ans, alors qu’il était comédien salarié à Lyon, il prenait un congé sans solde pour partir en tournée avec son TNP. Cependant l’auteur-interprète pouvait aussi réactiver les multiples contacts qu’il possédait dans le réseau du spectacle et de la militance. À la fin de l’année 1975, il quittait définitivement son emploi pour le rôle du clown atomique qui rencontrait un certain succès. Visitant la France, mais aussi la Belgique, la Suisse, la RFA, le Luxembourg, les Pays-Bas, et l’Italie, Jean Kergrist présentait son spectacle sur l’aire de mobilisation d’Erdeven à l’été 1975. Au total, le spectacle du « Clown atomique » a été présenté environ mille fois, devant des dizaines milliers de spectateurs. L’impact de ce spectacle a été important. Jean Kergrist a souligné :

    « … la culture, bon, dans une lutte politique immédiate, elle est toujours un petit peu gênée aux entournures parce qu’elle se situe un peu sur le long terme. Mais sur le long terme, je pense qu’il n’y a pas de lutte politique sans tout un travail de préparation, de sensibilisation des mentalités, etc. Et moi, quand je jouais le Clown atomique, partout on me disait après : “Ha, qu’est-ce que les journalistes en parlent depuis que vous êtes passé !”… En fait, ils n’en parlaient pas plus qu’avant, mais ce sont eux qui faisaient attention. Ils étaient sensibilisés, quoi… Et c’est ce travail de sensibilisation que j’assigne au travail culturel, c’est le propre de la culture que de participer à ce travail de sensibilisation sur le long terme. »

    38Par ce travail d’explication et de sensibilisation, le Clown atomique a donc permis à des opposants mobilisés de façon locale d’appréhender la plus large dimension du conflit qu’ils vivaient. En 1978, l’auteur-interprète s’installait en centre-Bretagne, démarche vécue par lui comme la réappropriation d’une identité régionale et comme une résistance à l’emprise de Paris sur la vie culturelle en France. Le spectacle du « Clown atomique » a ensuite tourné longuement en Bretagne, jusqu’à Plogoff. La posture d’artiste-militant de J. Kergrist et son travail d’agitation artistique à visée sociale ont contribué de façon importante à la propagation d’un cadre social d’interprétation hostile à l’énergie nucléaire en Bretagne.

    Un rite de passage militant

    39La prise de parole antinucléaire a parfois représenté un « rite de passage » spécifique pour des agents sociaux souvent jeunes sans beaucoup d’expérience. Pour les nombreux autodidactes prenant la parole dans les premières réunions des CRIN et des CLIN, il fallait certainement une bonne proportion de culot pour se lancer, devant des publics parfois fournis, dans des explications sophistiquées sur le fonctionnement des centrales nucléaires et pour contester les choix énergétiques des autorités publiques. Les réunions publiques ont donc souvent été l’occasion de renforcer l’apprentissage des questions nucléaires, non plus sous la forme d’une inculcation solitaire, mais par la confrontation à un public posant des questions. À propos des antinucléaires, le scientifique Pierre Samuel soulignait cet aspect dès 1975 : « Ils savent de mieux en mieux faire face et défendre leurs positions30. » Avant 1974, les opposants au nucléaire étaient encore dans une relative ignorance des problématiques énergétiques. Pierre Samuel continuait : « Cette situation a brusquement changé fin 1974, avec la sensibilisation de scientifiques, de syndicalistes et de gens d’origines très diverses. Les “spécialistes” du début ont informé, formé des centaines de gens qui peuvent parler du nucléaire sans dire de bêtises et en sachant pourquoi et comment ils se méfient31. » Un membre de Evid Buhez ar C’hap a aussi témoigné pour l’aire de mobilisation de Plogoff :

    « … Moi, qui n’ai jamais participé à des débats… et puis rapidement, au fil des réunions, on acquiert de l’expérience. Au début, je faisais des bêtises… ce qu’on disait… moi, je m’étais lancé… l’information, c’était beaucoup trop… trop technique, pas assez adapté […]. On a recentré, mais il y avait l’enthousiasme qui faisait aussi passer des choses… »

    40Habitués à s’exprimer devant leurs classes, les enseignants présents dans les CLIN pouvaient disposer de plus d’aisance. Mais ils étaient aussi souvent des enseignants débutants à l’époque. Sur ce point, un enseignant mobilisé en 1976 sur l’aire de Beg-ar-Fri, a expliqué :

    « … C’est vrai qu’on avait l’habitude de la parole, un peu. M’enfin, bon, la parole devant une classe ou la parole devant trois cents ou quatre cents personnes, ce n’est pas la même chose… Il a fallu que j’apprenne ça : introduire un débat quand on fait venir des gens […]. En 1976, il a fallu que j’introduise, que je donne la parole au maire, que j’introduise Brice Lalonde. Bon, oui, en 1976, j’avais vingt-huit ans, ça m’a fait drôle, hein… Parce que là, il y avait quatre à cinq cents personnes. C’est autre chose qu’une classe, ce n’était pas une classe, hein… Je n’étais pas très l’aise !… »

    41L’importance des audiences rassemblées pouvait intimider. La prise de parole était effectivement alors comme un rite de passage qui validait l’engagement, et pouvait même renforcer la conviction militante par la joie éprouvée face à l’épreuve réussie. étudiante en Lettres en 1975, une participante à la mobilisation de Porsmoguer s’est souvenue également :

    « … On était allés rencontrer des étudiants. Et bon, on s’attendait à voir cinquante pelés dans un machin… (Interpellant un autre membre du CLIN) Je ne sais pas si tu te rappelles, mais en arrivant, on demande : “bon, c’est où ?”. On nous dit : “bon, c’est par là-bas… c’est l’amphi”. Et finalement, on s’est retrouvés dans un amphi, c’était comble ! Je me rappelle de ça, là. La tête qu’on faisait ! “Ben, bon, allons-y maintenant, comble ou pas comble…” »

    42Au regard de la pratique systématique des réunions publiques antinucléaires dans les années 1970, le succès de la mobilisation sociale durant l’enquête d’utilité publique à Plogoff à l’hiver 1980 se comprend mieux. Par la pratique intensive et prolongée des réunions publiques, les opposants aux centrales nucléaires en Bretagne ont finalement réussi à toucher un public très important. Toutes les personnes sensibilisées durant des années dans de multiples réunions ont rapidement compris ce qui se jouait finalement à Plogoff. L’affluence massive de manifestants durant l’enquête d’utilité peut donc se comprendre comme le résultat d’un travail de fond accompli pendant plusieurs années. L’organisation systématique de réunions publiques a été une étape fondamentale qui a marqué dans la région le renforcement de la légitimité des opposants aux centrales nucléaires.

    L’apprentissage des relations médiatiques d’associés-rivaux

    43Une couverture journalistique significative donne de la valeur à la mobilisation sociale. Marx avait repéré cet aspect en indiquant que les journaux sont comme le « papier-monnaie de l’opinion publique32 ». Pour les mobilisations sociales, les journaux sont un moyen efficace pour assurer la partie formelle de la communication (annonce de réunions publiques par exemple). Les médias peuvent ensuite servir de relais au message des acteurs mobilisés, comme dans le cas du compte rendu d’une même réunion publique. Les médias permettent encore aux opposants de communiquer à distance avec les autorités publiques et avec leurs adversaires. Enfin, la couverture médiatique intervient aussi dans les luttes symboliques qui se déroulent durant la mobilisation. Ces luttes tournent principalement autour de la définition des problèmes posés et de la définition du mouvement social lui-même. En cela, le journaliste joue souvent un rôle de premier « marqueur » de la mobilisation. Il est en mesure d’imposer publiquement une identité aux protagonistes d’une polémique qui émerge.

    44La couverture des médias est donc un point de passage obligé pour qu’une mobilisation puisse véritablement « exister », pour qu’elle soit perçue par le champ politique et interprétée éventuellement comme un problème politique. Mais faut-il encore être capable d’entrer en contact avec les médias. Car leur accès était avant tout une difficulté pour une force sociale nouvelle comme celle des écologistes politiques. Guillaume Sainteny a ainsi souligné le fait qu’il existe un véritable « cens médiatique33 » qui limite l’accès à l’audiovisuel pour les forces politiques nouvelles et/ou non représentées au Parlement. Cette indication montre le chemin que doivent parcourir des mobilisations sociales qui n’ont pas pour elles la force d’être reconnue comme « force politique » à part entière. Ce chemin passe souvent par une voie spectaculaire. En accomplissant un acte qui brise la reproduction du rythme habituel de la vie, les militants peuvent soudain faire apparaître une autre réalité. Cette « apparition » peut alors susciter l’intérêt de journalistes à l’affût de faits curieux ou originaux.

    45Dans une problématique de l’apprentissage de la mobilisation sociale, il est donc important de souligner l’importance que revêt l’acquisition d’une compétence spécifique à construire une relation aux médias. En effet, s’adresser à un journaliste, obtenir un article de presse, réussir à présenter dans l’article le bon profil de la mobilisation, nécessite l’apprentissage de compétences relationnelles spécifiques. En effet, les mouvements sociaux et les médias n’ont pas les mêmes structures d’action. De par leur intérêt, les mouvements sociaux cadrent la réalité en accentuant certaines particularités et en minimisant d’autres. En se présentant aux journalistes, ils ont pour but de faire passer leur cadre d’interprétation auprès du grand public. Mais dans leur travail les médias mobilisent également leur propre cadre d’interprétation de la réalité sociale, leurs pratiques, et leurs normes professionnelles. Ces deux pratiques, celle de la mobilisation sociale et celle des médias, ne se correspondent pas forcément.

    46Entre 1974 et 1981, les promoteurs de l’atome et les autorités publiques ont souvent été irrités par une couverture de presse qu’ils trouvaient trop abondante et trop complaisante à l’égard des mobilisations antinucléaires. Durant cette enquête, deux des personnes interviewées ont par exemple regretté, à propos du dossier nucléaire breton, « le tintamarre de la presse34 », « l’agitation35 » créée par les journaux. Il semble bien que les mobilisations antinucléaires aient réussi à faire passer une partie de leur discours dans la presse quotidienne régionale. Ce fait peut notamment s’expliquer à l’aide de la sociologie de David Riesman. Ce sociologue américain a utilisé l’expression d’« associés-rivaux » pour désigner une logique de circularité, qui s’est aussi mise en place dans le cas des mobilisations antinucléaires36. Dans le cas du mouvement antinucléaire, les mobilisations avaient tout aussi besoin des journalistes que les journalistes avaient besoin d’eux. Mais tout en étant dans un certain rapport de complicité implicite, ces acteurs ont conservé des points d’opposition.

    Des logiques sociales au principe de la complicité entre presse quotidienne régionale et opposants à l’atome civil

    47Dans les années 1970, les pages locales d’Ouest-France et du Télégramme ont publié à foison des articles sur l’énergie nucléaire. L’actualité du nucléaire était en particulier très présente dans les pages internationales et nationales. Ces nombreux articles donnaient notamment des explications sur la technologie nucléaire, souvent bâties sur les informations fournies par les autorités publiques. Ces pages semblaient plutôt favorables à l’énergie nucléaire parce qu’elles se contentaient le plus souvent de reprendre des données sans en faire une véritable critique. Mais, quand on « descendait37 » dans le journal, les pages locales contenaient également des articles concernant le domaine nucléaire. Cependant, ces articles paraissaient plus critiques car ils concernaient l’activité des opposants au nucléaire.

    Des logiques de production similaires

    48L’organisation systématique de réunions publiques sur les territoires concernés par les projets d’EDF présentait pour les opposants l’intérêt de diffuser le message antinucléaire. Mais cette action représentait échaque fois plus qu’elle-même par le fait qu’un journaliste ou un correspondant de la presse quotidienne régionale, Ouest-France ou Le Télégramme, était présent dans la salle. La réunion publique représentant souvent une information inhabituelle et d’une forte actualité, elle constituait de fait la matière d’un article rédigé pour rendre compte de la réunion. De cette façon, les journaux, de par leur structure organisationnelle et pas forcément de façon toujours consciente, ont accordé, de façon très régulière et significative, des espaces d’expression aux opposants.

    49De plus, cette logique a été renforcée par celle des relations entre les journalistes et les élus locaux. Sur les différents sites retenus par EDF, les opposants n’étaient pas les seuls à réagir. Les élus municipaux se sentaient autant concernés. Lors de la grande réunion publique antinucléaire, à Lorient, en janvier 1975, le maire de Lorient était assis au premier rang. Les réunions publiques organisées par les opposants représentaient souvent un point de passage obligé pour ces élus. Cette présence régulière des élus dans les réunions publiques a donc sans aucun doute renforcé la couverture de presse. En effet, la couverture de l’actualité d’une commune par un correspondant consiste pour une part importante à relater les actions de la municipalité. Comme pour le reste de l’actualité municipale, la participation du maire à une réunion publique, même organisée par des opposants au nucléaire, suscitait de façon quasi mécanique la parution d’un article dans l’espace réservé à la commune.

    L’effet de la proximité sociale

    50L’effet de ces logiques de production étaient encore accru par le fait que les journalistes exercent leur profession dans un champ territorial où ils sont en relation avec de multiples autres agents sociaux à travers leur famille, leurs amis et leurs collègues de travail. Des journalistes de la presse parisienne viennent parfois en reportage dans les régions sans se préoccuper des conséquences de leurs pratiques professionnelles. À l’opposé, les journalistes « du coin » doivent tenir compte d’un ensemble de paramètres plus ou moins explicites qui leur permettent de maintenir dans des conditions acceptables le contact avec leur environnement immédiat. Ils ont donc comme des comptes à rendre à leur lectorat.

    51En l’occurrence, la polémique nucléaire de Plogoff donne un bon exemple de cette logique territorialo-professionnelle. Le journaliste titulaire de la rédaction de Douarnenez pour Le Télégramme était René Pichavant, douarneniste de naissance et « fondateur » de cette rédaction dans les années cinquante38. Avec sa forte personnalité et sa connaissance du territoire sur lequel il exerçait, ce professionnel de la presse évoluait comme un poisson dans l’eau. Fin 1979, alors que l’enquête d’utilité publique est annoncée à Plogoff, la direction du journal lui a alloué un assistant, un journaliste venu de l’est de la France. Sans attaches directes avec le pays, il n’avait pas non plus une connaissance très précise d’un dossier local qui avait déjà cinq ans d’âge. Sans doute pour réaliser un « coup d’éclat », le nouveau journaliste publie, le 29 novembre 1979, un article sous le titre « Le syndrome de Plogoff39 ». Filant la métaphore thérapeutique à propos des opposants antinucléaires du Cap-Sizun qu’il tend à présenter comme des « malades mentaux », cet article est publié en page régionale avec rappel en une. On imagine les réactions chez les opposants… Mais René Pichavant a été peut-être le plus gêné dans cette circonstance. Il a été mis dans la situation de se justifier auprès de ces lecteurs habituels. Pour un moment, l’article a abîmé le cadre d’interactions sociales qui lui permettait d’assurer son activité professionnelle.

    52À partir du moment où les opposants au nucléaire avaient réussi à faire de la polémique une dimension des conversations quotidiennes dans les communes, les journalistes des rédactions locales pouvaient donc difficilement ignorer ces opposants. C’était d’autant plus difficile quand ces journalistes eux-mêmes éprouvaient un fond de sympathie pour des thèmes qui suscitaient leur intérêt, comme la défense de la nature et du patrimoine d’un pays.

    L’impact de l’engagement professionnel de jeunes journalistes

    53Les journalistes locaux ont parfois éprouvé une certaine sympathie pour les nouveaux militants de l’écologie politique. Cette relative complicité peut s’expliquer par une homologie des positions sociales entre jeunes journalistes et jeunes militants de l’écologie. En France, de nombreux journalistes, pour leur compte personnel et à travers leurs articles, ont d’ailleurs été parmi les premiers militants de la défense de l’environnement. Ils ont largement contribué à la cristallisation d’un « problème de l’environnement ». Si ces journalistes ont investi de leur temps professionnel dans l’écologie, c’est qu’ils entretenaient une certaine proximité avec les premières mobilisations sociales autour de cette thématique. Il apparaît donc que la solide couverture des réunions publiques des antinucléaires était aussi liée à une curiosité spécifique de certains médias qui s’est incarnée à l’époque dans les personnes de journalistes travaillant dans la région.

    54Dans le cas de l’aire de mobilisation d’Erdeven, les opposants du CRIN ont ainsi rapidement compris qu’ils avaient trouvé des appuis dans la rédaction d’Ouest-France de Lorient40. Un jeune journaliste a été, de par son travail, un relais crucial pour le travail de mobilisation que les opposants entamaient. La mobilisation suscitait l’intérêt de ce professionnel car elle constituait un sujet particulièrement intéressant. Ce jeune journaliste était très au fait des questions environnementales. La mobilisation pouvait représentée pour lui un sujet original et motivant. De fait, ce rédacteur d’Ouest-France a réussi à être rapidement informé de l’émergence d’une mobilisation sociale. Il a couvert d’emblée les réunions publiques du tout nouveau CRIN, donnant de cette façon une tribune inespérée aux acteurs mobilisés.

    55L’exemple de Jean-Charles Pérazzi, également journaliste à Ouest-France à l’époque, confirme cet aspect41. Nommé « reporter régional » en 1969, ce jeune journaliste s’était vu attribuer un poste détaché qui lui permettait de circuler assez librement en Basse-Bretagne pour y couvrir l’actualité. Ce type de poste était nouveau à l’époque. Il correspondait à une intuition de la direction du journal qu’il manquait souvent d’un liant régional dans la fabrication du quotidien. Divisé en pages nationales, départementales et communales, le journal couvrait mal l’étage régional alors que ce dernier faisait émerger des problématiques de plus en plus nombreuses. Jean-Charles Pérazzi a témoigné :

    « … Le contrat avec mon rédacteur en chef, c’est que je jetais un regard de journaliste sur la Bretagne, non pas de Rennes, comme on le fait souvent dans notre canard… j’emploie parfois la formule dans la maison : Rennes est à Ouest-France ce que Paris est à la France… J’ai bénéficié d’une assez grande liberté de manœuvre finalement. C’est-à-dire que mon rédacteur en chef dans mon contrat, moral, en 1969, […] me dit : “Tu abordes tous les sujets que tu penses intéressants pour la Bretagne”… […] Le “journal” a accepté ça… »

    56Basé à Quimper mais évoluant sur un secteur très large, le journaliste s’est intéressé de près aux mobilisations antinucléaires qui possédaient de fait une dimension régionale. Mais à cette logique professionnelle s’ajoutait la sensibilité propre du journaliste qui éprouvait des affinités avec les mouvements sociaux de l’époque (écologisme, régionalisme, etc.). Formé en partie par édouard Ollivro, député-maire de Guingamp qui appartenait à cette fraction des « centristes » opposés au président De Gaulle, J.-C. Pérazzi a rédigé de nombreux articles sur la nouvelle problématique de la défense de l’environnement. Il a précisé :

    « … J’avais un intérêt pour le Centre-Bretagne… c’était un peu mon dada… J’ai fait de nombreux sujets… la démarche des néo-ruraux dans les monts d’Arrée et dans la forêt de Quénécan, qui venaient s’installer dans une région désertée, était intéressante… Je faisais des sujets sur la langue et la culture bretonnes, sujets pour lesquels j’ai un appétit, sur l’écologie et la nature, la politique… »

    57Le cas de ce journaliste illustre de façon particulièrement éclairante les jeux professionnels et personnels qui ont pu favoriser la couverture médiatique de l’action des écologistes politiques et des opposants aux projets de centrales nucléaire en Bretagne. Dans le cadre de sa profession de journaliste, J.-C. Pérazzi a suivi de près la trajectoire de la « centrale baladeuse ». En suivant sa norme professionnelle d’« objectivité », il évitait de prendre position pour l’une ou l’autre des parties engagées dans la polémique. En tant que praticien des espaces publics, il n’était pas dupe des enjeux hétérogènes qui mobilisaient les agents sociaux sur les différentes aires de mobilisation. Mais par le fait d’accorder un espace d’expression aux antinucléaires, il donnait de fait aux opposants une sorte de légitimité médiatique. Cette orientation était sans doute également liée à une sorte de sympathie diffuse que le journaliste éprouvait à l’égard de militants qui faisaient face à des autorités publiques assez fermées.

    Un effet de la concurrence oligopolistique

    58La concurrence entre les journaux de la presse quotidienne régionale (PQR) relève plus souvent d’un conflit sur la maîtrise d’un territoire que d’une opposition sur les représentations telle qu’elle peut exister dans la presse parisienne quand Le Figaro et L’Humanité donnent chacun de leur côté une lecture particulière d’un fait. Autrement dit, les enjeux de la PQR sont souvent plus économiques qu’idéologiques. Entre les deux organes contrôlant de façon oligopolistique la diffusion de la PQR sur le territoire de la Basse-Bretagne, le jeu de la concurrence économique joue donc un rôle important. Cette concurrence oblige chaque quotidien à être vigilant à la fois sur ce qu’il publie lui-même et sur ce que le concurrent sort de son côté. Ils doivent chacun être en mesure de riposter en cas de coups réussis de l’adversaire. Cette logique a pour effet final de provoquer un « fonctionnement en chorale42 » : chaque titre tend à couvrir ce que l’autre a déjà couvert afin de s’assurer de ne pas avoir loupé un événement qui peut à un moment s’avérer significatif. Cette particularité a également pour effet de « déformer » l’espace social dans le sens où des agents du champ journalistique qui, au départ, ne souhaitaient pas, pour des raisons autonomes, couvrir tel ou tel sujet, se trouvent dans la nécessité de s’y intéresser par ce que d’autres journaux l’ont déjà évoqué dans leurs colonnes.

    59La présence d’au moins deux organes de presse dynamiques sur chacune des aires de mobilisation a donc suscité une concurrence dans la couverture de l’actualité antinucléaire. Par exemple, en 1978, le dossier nucléaire breton s’est finalement orienté vers le sud-Finistère. Cette partie du département est en quelque sorte la ligne de partage de diffusion entre un Finistère nord dominé par Le Télégramme et le sud du département où Ouest-France réussit à imposer son influence. Ce territoire est donc celui d’une forte concurrence entre les deux journaux. Cette forte concurrence accentue sur ce secteur la recherche de l’information exclusive. À partir de 1978, chaque réunion publique organisée par les opposants a donc bénéficié à plein de cette logique de concurrence. Par exemple, le 5 avril 1979, dans un compte rendu d’une réunion publique tenue à Plogoff, Ouest-France publiait ce qui se voulait une révélation. En pleine page départementale et sous le titre accrocheur « Un complément d’enquête qui bouleverse toutes les données et aurait valu deux avis défavorables à l’implantation », le journal évoquait pour la première fois le problème de la fameuse « tache thermique » sur la côte sud du Cap-Sizun43. Le Télégramme ne publiait la même information que le lendemain, 6 avril44. Ce jour de retard dans la publication d’une information présentée comme capitale par les opposants constitue un bel exemple de coup réussi par Ouest-France contre son concurrent.

    L’information mise en scène dans une logique feuilletoniste

    60Le découpage et le regroupement des nouvelles dans des rubriques n’a rien de naturel. Cette mise en forme des journaux par l’intermédiaire de différentes rubriques est en effet la matérialisation de choix éditoriaux plus ou moins audacieux. Cet « effet de rubricage » à l’œuvre dans le travail du journalisme a des conséquences importantes. Par exemple, la mise en rubrique de l’information fonctionne comme un filtre de perception, en attribuant à un sujet une couleur qui va convenir à la rubrique qui va l’accueillir. En ce qui concerne le débat nucléaire breton, des exemples extraits de la pratique d’Ouest-France illustrent ce travail de mise en forme de l’actualité.

    61Dès janvier 1975, Ouest-France n’hésitait pas à donner la parole à ses lecteurs dans les pages finistériennes, car les journalistes considéraient que « le projet d’implantation d’une centrale nucléaire dans le département soulève des passions et c’est bien normal45 ». En septembre 1978, le journal ouvrait une nouvelle rubrique intitulée « Plogoff ou ailleurs ». En choisissant ce titre, les journalistes prenaient un peu de risque en suggérant que le choix du site de Plogoff n’allait pas forcément de soi. Mais cette rubrique allait surtout permettre de mieux gérer le flux de communiqués qui déferlait vers la rédaction de Quimper. En effet, dans cette période haute de la mobilisation de Plogoff (1978-1981), les opposants pratiquaient une sorte de harcèlement médiatique. Les journalistes étaient donc amenés à gérer une pile régulièrement alimentée de communiqués antinucléaires. Plutôt que de s’agacer quotidiennement à leur trouver une place, les journalistes de Ouest-France ont donc créé une rubrique spécifique. Ce traitement sous la forme d’une rubrique spécifique des communiqués des différents protagonistes de la polémique tendait à créer un effet feuilletonnesque. Le retour régulier de la polémique dans les colonnes du journal, à l’occasion de « rebondissements » ou de l’entrée de nouveaux protagonistes, a finalement cristallisé un scénario. Un récit s’est donc composé au fur et à mesure, récit dont les développements ont pu susciter l’intérêt des lecteurs. Dans le cas de la mobilisation de Plogoff, ce « feuilleton de la centrale » va se poursuivre plus ou moins régulièrement pendant trois ans.

    Les stratégies de la source d’information

    62Armand et Michèle Mattelart ont souligné combien la conception d’un « pouvoir médiatique parfaitement unifié et monolithique » a eu pour effet, en France, de constituer un biais dans les analyses sur les médias en les centrant sur un effet de reproduction des rapports sociaux46. Contre les analyses média-centristes qui accordent au travail du journaliste une trop grande autonomie à l’égard de son environnement social, la prise en compte du travail spécifique des sources d’information des journalistes permet de mieux saisir comment les récepteurs (lecteurs et auditeurs), loin d’être passifs, peuvent parfois imposer leur logique à l’émetteur (les médias). L’analyse de ce rapport des journalistes aux sources, loin d’être anecdotique, permet au contraire de mieux comprendre le travail des médias et de relativiser leur « puissance ». Cette indication est particulièrement importante dans l’analyse des mouvements sociaux pour comprendre comment se construit la représentation de l’« événement47 ». Les agents sociaux qui forment la source des journalistes ne sont pas seulement des fournisseurs passifs d’informations. Ils sont actifs dans la mesure où ils contribuent à une première mise en forme des faits, le plus souvent par l’intermédiaire d’un porte-parole officialisé.

    63Pour autant, si cette indication montre que la « domination » des médias n’est pas toujours une réalité, la conception pluraliste de l’organisation sociale qui accorderait de façon universelle une capacité à acquérir le statut de source médiatique est également à relativiser. Les médias ont une forte tendance à accorder la primauté aux sources institutionnelles. Mais leur éveil à l’égard de sources nouvelles, comme celui de groupes de pression ou de mobilisations sociales, est lié au souci de compléter des « trous » un peu trop grands dans le discours officiel et de permettre ainsi au journal de revendiquer une certaine indépendance de vue.

    64De fait, la bonne couverture de presse des mobilisations antinucléaires en Bretagne doit aussi aux ressources propres des acteurs des mobilisations. L’enquête a fait apparaître que certains acteurs possédaient une expérience des relations avec les journalistes. En effet, la création d’un contact efficace avec les journalistes représente un savoir-faire particulier qui permet de connaître et d’anticiper les contraintes spécifiques pesant sur le travail de la presse (clarté, concision, urgence, nécessité de trouver un angle pour chaque sujet, choix rédactionnels, etc.).

    65Sur l’aire de mobilisation d’Erdeven, un des leaders de la mobilisation était Michel Politzer, graphiste qui avait quitté Paris depuis peu pour s’installer dans le Morbihan48. Mais il avait conservé un carnet d’adresses relativement fourni parmi lequel des contacts dans la presse parisienne dite « de gauche ». Dès l’émergence de la mobilisation sociale, Michel Politzer a repris contact avec des journalistes du quotidien Libération et de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur. Ces journalistes se saisissaient alors d’un sujet qui figurait finalement assez bien ce qui se passait ailleurs en France sur d’autres aires de mobilisation antinucléaire. Ils ont donné à la fête antinucléaire de Pâques 1975 à Erdeven un retentissement national. Ils ont notamment annoncé cette fête dans leurs colonnes ce qui allait attirer environ 15 000 personnes.

    66Ce dernier cas est sans doute particulier. Les ressources sociales développées à Erdeven n’étaient pas les mêmes dans l’ensemble du mouvement antinucléaire en Bretagne. L’absence d’expérience en matière de relations avec la presse pouvait au départ pénaliser la mobilisation antinucléaire. Mais les membres des CLIN ont intériorisé assez rapidement une partie des contraintes du travail journalistique. Travaillant dans le secteur de la culture, une opposante du CLIN bigouden a donné un aperçu de cet art nouveau qu’elle a acquis au cours de la mobilisation :

    « … Le Canard de Nantes à Brest était bien pour nous. On y avait une tribune, ils étaient avec nous. Et puis, si Ouest-France ou Le Télégramme ne voulait pas passer un de nos communiqués, on les titillait… On leur disait qu’il serait de toute façon publié par le Canard… ça les décidait à prendre notre texte… »

    67Si la logique de concurrence entre organes de presse était parfois bien maîtrisée, les militants pouvaient acquérir des connaissances beaucoup plus subtiles. Toujours dans ce but de faire passer un communiqué, il était par exemple utile de savoir qu’un journal ne travaille pas de la même façon en semaine que durant le week-end. La fin de semaine est souvent assurée par des équipes moins fournies et plus jeunes. Des journalistes moins expérimentés et parfois plus proches en âge des membres du CLIN pouvaient accepter plus facilement des textes. Un militant du CLIN de Landerneau a témoigné :

    « … Je vais vous avouer qu’on était assez futés… On repérait… parce qu’il y a souvent des remplaçants dans les journaux… Il y en a un qui fait le week-end… Alors, on regardait bien qui était là, et puis on choisissait souvent… Quand le titulaire n’était pas très cool, on allait voir le remplaçant qui était souvent un jeune… Un truc comme ça, ça passait mieux, quoi… »

    68La relation étant instaurée, journalistes et opposants se sont apprivoisés réciproquement. Parfois, les journalistes eux-mêmes pouvaient prendre l’initiative de solliciter les opposants. Cette sollicitation pouvait correspondre à un agenda de rédaction un peu plat, mais elle pouvait aussi correspondre à la crainte de manquer un fait important dans la polémique nucléaire. Le même militant du CLIN de Landerneau a aussi souligné cet aspect des relations avec la presse :

    « … De temps en temps, le journaliste de Ouest-France téléphonait : “Dis-donc, les gars, ça fait longtemps que je n’ai pas entendu parler de vous. Qu’est-ce qui se passe ?” On disait : “Ha, ben, ouais, on a oublié, on n’a pas fait… on t’a pas dit… mais qu’est-ce que tu veux…” On n’avait pas ce réflexe, non, d’aller voir toujours la presse, hein… »

    Les prudences journalistiques envers les opposants à l’atome civil

    69Malgré ce qui vient d’être dit, précisons que la complicité n’est pas un donné de la relation entre les mobilisations sociales et les journalistes. Le cas contraire peut même souvent se produire, c’est-à-dire que la relation peut rester neutre ou même devenir conflictuelle. William Gamson a utilisé l’image de la danse pour désigner la relation entre les mobilisations sociales et les médias49. Dans cette danse, si les deux nouveaux partenaires peuvent être attirés l’un par l’autre, ils conservent en même temps une prudence de bon aloi, avant de mieux se connaître éventuellement par la suite. De plus, les relations entre les deux partenaires, journalistes et acteurs mobilisés, ne sont pas complètement équilibrées. De façon générale, les acteurs mobilisés ont plus besoin des journalistes que l’inverse. Ainsi, les opposants au nucléaire n’ont pas toujours bénéficié du soutien des journalistes. Plusieurs logiques étaient là aussi à l’œuvre pour minorer cette relation.

    70Dans leur analyse des modalités de la couverture des conflits régionaux par la presse quotidienne régionale des années soixante et soixante-dix, Renaud Dulong et Louis Quéré ont montré comment l’écriture des journalistes est contrainte par de puissants déterminants sociaux50. Les pages locales de la PQR sont en particulier rédigées dans les limites fixées par les normes de la société territoriale. Plus qu’un véhicule de messages et d’informations, le journal instaure d’abord un rapport social avec son lectorat. Selon les auteurs, le rappel constant de la présence du champ social balisé par l’état à travers la couverture de l’actualité des autorités, des notables, de l’école, etc., contribue à la reproduction quotidienne des rapports sociaux prédominants. Par exemple, les fêtes scolaires, agricoles, ou paroissiales, chroniquées en pages locales ne peuvent être que des « succès », c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de tenir un discours critique sous peine de générer de la conflictualité. Le quotidien régional est une véritable institution territoriale sans laquelle la société locale ne pourrait pas se maintenir. La PQR couvre effectivement l’ensemble du territoire national.

    71Ces rapports sociaux entre journalistes et lectorat tendent donc à produire une information « institutionnelle » intégrative du social plutôt qu’une information « critique », Il est donc clair que les mobilisations sociales viennent souvent déranger ce bel ordonnancement. Les faits qui prennent place hors du travail commun mettent donc souvent en difficulté les journalistes locaux. Maurice Grassin, journaliste localier dans l’ouest de la France au cours des années soixante-dix, a témoigné sur cet aspect. Il expliquait : « Comment échapper à l’atmosphère d’une occupation d’usine avec ses crises, ses énervements, ses invectives, ses excès ? Comment convaincre le patron de parler quand il imagine que la presse conforte le mouvement et va contre ses intérêts ? Le travail du localier, la plupart du temps prudent, consistera alors à dresser, au fil des jours, une chronique du conflit en évitant, si possible, la récupération qui peut être tentée à droite ou à gauche51. » L’existence d’un lectorat très large oblige à respecter un large éventail d’opinions. Les rédactions n’apprécient donc pas beaucoup les sujets qui pourraient fâcher le lectorat. Cette disposition génère une tonalité globalement conformiste quand le journaliste se laisse peu à peu apprivoiser par son environnement. Cet apprivoisement se concrétise en particulier par la pratique d’une autocensure à la fois consciente et inconsciente.

    72De plus, un conflit social peut mettre en œuvre la responsabilité juridique du journal. Le régime juridique de la presse française posé par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse a mis en place des limites précises au travail des journalistes. Le souci de l’intérêt public a amené le législateur à imposer une discipline aux responsables de presse en leur imposant des contraintes de discrétion et de sérieux de l’information. Par exemple, la reprise dans un journal de « cris et chants séditieux » est assimilable à un délit de presse. D’une façon similaire, les responsables de presse peuvent être tenus pour responsables des informations publiées portant atteinte à certaines personnes publiques ou certaines institutions (justice, armée, etc.). Des lecteurs peuvent encore aussi intenter des actions en justice pour diffamation. Ce régime juridique peut donc susciter l’autocensure des journalistes quand ils ont à s’exprimer sur des mobilisations sociales.

    73Enfin, comme l’ont souligné Dulong et Quéré à propos du conflit social au Joint Français en 1972, un conflit social bouscule effectivement l’écriture de la presse régionale car il ne permet pas d’user du registre habituel. Pourtant, le journal ne peut pas non plus ignorer un conflit social important. Cette tension peut conduire, suprême danger, à une subversion du rapport du journal à ses lecteurs. Plusieurs des interlocuteurs ont ainsi confié au cours des entretiens qu’ils avaient arrêté leur abonnement au Télégramme pendant la période haute de la mobilisation de Plogoff, car ils considéraient que le quotidien faisait valoir de façon trop évidente son consentement au projet de centrale bretonne.

    74Pour toutes ces raisons, les relations entre médias et opposants à l’atome n’ont donc pas toujours été bonnes. Elles pouvaient par exemple se dégrader quand les opposants éprouvaient la sensation de s’être faits piégés par un journaliste « tirant son papier » dans un sens qu’ils n’envisageaient pas au moment de l’interview. Par exemple, après l’enquête d’utilité à Plogoff, de nombreux journalistes sont venus dans le Cap-Sizun interviewer des opposants qui avaient surpris par leur ténacité. Mais dans certains cas, cet effort de relations publiques, bien que paraissant assez gratifiant, a pu nuire à la mobilisation sociale. Présidente du comité de défense à partir de 1980, Annie Carval a expliqué sur ce point :

    « … Par contre, on a eu des journalistes après aussi qui sont venus ici… Vous vous souvenez52 ? L’article qu’ils ont fait… Un jeune qui était sympa et tout. Après, quand son article sort, c’était : “ils ne veulent pas du nucléaire, et pourtant chez eux il y a chaîne hi-fi, télé, et tout”. Il disait qu’il aurait fallu qu’on retourne à la bougie parce qu’on avait refusé la centrale !… »

    75Enfin, si une partie des journalistes d’Ouest-France était réceptive aux nouvelles thématiques, d’autres l’étaient moins, voire pas du tout. Dans ce cas, le journal a parfois eu la dent dure pour les opposants au nucléaire. Il ne faut donc pas exagérer l’ouverture d’Ouest-France aux thématiques antinucléaires ou écologistes. La crispation de directeurs départementaux du journal à l’égard des opposants mobilisés s’est exercée à plusieurs reprises. Par exemple, Jean Moalic s’inquiétant de l’absence de compte rendu d’une réunion publique à Douarnenez recevait cette lettre d’explication d’un journaliste d’Ouest-France :

    « Cher ami, je suis navré de ce que rien ne paraîtra dans le journal de la soirée du 8 juin à la MJC de Douarnenez. Le compte rendu de ce débat qui comptait 150 lignes-journal environ a été arrêté à Quimper par le secrétariat d’édition, soumis au directeur départemental qui en a décidé la non-parution sans autre forme de procès. L’expérience m’a montré qu’il n’est guère possible dans l’état actuel des choses de lutter contre cette forme de censure […]. J’ajoute mon sentiment : même à ce niveau les positions des partis de la gauche classique ne vont pas faciliter les choses. Je crois que les écologistes n’ont plus que jamais qu’à compter sur eux, et leurs amis parmi lesquels je serais heureux que vous me comptiez. Amicalement53. »

    76Certains organes de presse sont même restés ostensiblement discret à propos de l’émergence d’une opposition aux projets de centrale nucléaire. À cet égard, l’exemple de l’hebdomadaire Le Progrès de Cornouaille est particulièrement révélateur. Ce journal est lié aux institutions catholiques de la région. Tout au long de la polémique spécifique de Plogoff (1978-1981), il a repris soigneusement dans ces pages les documentations fournies par les autorités publiques de la préfecture de Quimper. Les positions des écologistes sont quasi absentes dans ces pages. Finalement, en septembre 1979, le rédacteur en chef se fendait d’un billet dans lequel il explicitait sa prise de position en faveur des promoteurs nucléaires54.

    77La presse quotidienne régionale souhaitait avant tout préserver de bonnes relations avec les institutions avec lesquelles elle est en relation suivie. Les journaux ont globalement cadré la polémique nucléaire en institutionnalisant ce débat, c’est-à-dire en focalisant la question du projet nucléaire sur les prises de positions des élus, ce qui avait pour effet de rendre en partie socialement invisible les écologistes. Même si les relations des opposants avec la presse régionale ont parfois été bonnes, la notoriété médiatique des écologistes est restée toute relative. Durant l’enquête d’utilité publique, Ouest-France intitule ainsi « L’avis des autres » une rubrique dans laquelle les écologistes, comme Jean Moalic d’Evit Buhez Ar C’hap, pouvaient s’exprimer55. Souligner l’altérité des écologistes politiques, c’était souligner leur non-appartenance au champ politico-journalistique. Les « autres » désignaient alors ceux qui n’étaient pas considérés comme porteurs d’une parole politique légitime.

    78La ressource des médias est donc toujours incertaine. D’abord, l’intérêt des journalistes n’est jamais acquis d’avance. L’acteur mobilisé doit apprendre à maîtriser la relation avec les journalistes. Le travail des journalistes possède aussi ses propres contraintes qui peuvent entrer en contradiction avec le travail des acteurs mobilisés. De plus, les médias peuvent développer une interprétation de la mobilisation qui peut lui nuire. La médiatisation peut être donc un risque avant d’être éventuellement une ressource. La création de ressources médiatiques propres à la mobilisation était alors une solution alternative pour les opposants.

    La création de médias autonomes

    79Lire les jeux sociaux à travers la stricte notion de « domination » conduit à minimiser les capacités des agents sociaux à acquérir de l’autonomie dans leurs pratiques. Sans tomber non plus dans les naïvetés d’une théorie pluraliste qui accorderait à tous des capacités identiques à s’exprimer et à produire du sens politique, il est néanmoins intéressant de pouvoir montrer que, dans un contexte social donné, des agents sociaux, certes subordonnés à des groupes sociaux disposant de capitaux plus importants, peuvent réussir à produire du politique. Ceci peut passer par la construction de médias autonomes dans lesquels des agents sociaux mobilisés peuvent développer un discours relativement autonome.

    Produire du matériel publicitaire : tracts, autocollants et affiches antinucléaires

    80Les mobilisations antinucléaires ont largement fait appel à la méthode du tract afin de diffuser leur message. Le tract peut se définir comme une feuille volante de format réduit (au maximum de format A4), imprimée ou ronéotypée, en simple verso ou en recto verso, dont la diffusion est publique et gratuite. Cette définition ne rend pas compte de la grande diversité d’une forme d’expression particulièrement efficace. En effet, le tract permet d’émettre un message court (justifications, annonce de réunions publiques ou de manifestations). Il possède un coût de production relativement bas. Un tract émis par une mobilisation sociale porte principalement des messages impératifs et didactiques car il s’agit de persuader le lecteur tout en lui expliquant une situation dont il n’a pas forcément la connaissance. Si la durée de lecture du tract est en général très courte, la densité du message qu’il porte peut réussir à susciter l’intérêt du lecteur, en particulier quand l’émetteur a préalablement sélectionné la zone de diffusion. Pour le militant, la distribution du tract peut être également le prétexte à engager une conversation impromptue avec le public.

    81Dans la même logique de « vente » de la cause, la technique de l’autocollant permet d’apposer une marque de façon rapide et séduisante sur des supports très diversifiés. La production d’autocollants est aussi une spécificité du mouvement antinucléaire car cette technique, plus coûteuse que celle du tract, était devenu accessible dans les conditions économiques des années soixante-dix. En 1977, Ouest-France indiquait que le comité de défense de Plogoff avait édité 8 600 autocollants dont 6 000 avaient été vendus aux touristes de passage durant l’été grâce à un stand habilement installé à la pointe du Raz56. Ces autocollants trouvaient ensuite leur place sur les pare-brise arrière des voitures. Pour les acheteurs, cet affichage servait de propagande en même temps que de signe de ralliement. Pour les vendeurs, les recettes générées pouvaient être affectées à l’autofinancement de la mobilisation.

    82Comme le tract et l’autocollant, l’affiche a été un support privilégié du mouvement antinucléaire. Née au milieu du XIXe siècle, l’affiche est à l’origine un support commercial. Mais cette fonction s’est progressivement élargie et l’affiche est également devenue un support culturel ou de propagande politique. La période des années soixante et soixante-dix a été marquée par une forte production d’affiches à thématique politique. Les militants allaient coller ces affiches sans forcément tenir compte des impératifs légaux, cette pratique étant alors désignée comme « affichage sauvage ».

    83Dans certains cas, comme dans celui du CRIN d’Erdeven, le groupe des opposants comprenaient des militants qui pouvaient être des professionnels du dessin et du graphisme. Dans d’autres cas, les CLIN pouvaient faire appel à un professionnel extérieur au mouvement mais qui était en accord avec leur position antinucléaire. En 1978, le professeur de dessin et affichiste Alain Le Quernec57, âgé de trente quatre ans à l’époque, a réalisé par exemple une affiche spécifique pour le mouvement antinucléaire en Bretagne. Avec ses affiches, Alain Le Quernec a accompagné beaucoup de mouvements sociaux. Son affiche antinucléaire reprenait le thème de l’information développé par les CLIN58. Reconnues depuis internationalement, les affiches d’Alain Le Quernec s’inspiraient de celles d’Henrik Tomaszewski et du graphisme de l’école polonaise de l’après-guerre, très influente dans ce domaine d’expression artistique59.

    L’émergence tardive d’une presse proche du mouvement antinucléaire

    84En prenant l’exemple de Ouest-France, Dulong et Quéré ont souligné que les années soixante-dix avaient été marquées par des conflits internes à la PQR60. Après Mai-68, la PQR a en effet été travaillée par les revendications professionnelles de jeunes journalistes souhaitant mettre à distance les logiques institutionnelles pesant sur l’écriture de presse. En Bretagne, des tentatives pour créer une nouvelle presse régionale ont même émergé au moment où se sont développées des luttes sociales liées à l’intégration croissante de la région dans les flux de l’économie mondialisée (par exemple, le mouvement social du Joint français en 1972). Tout en fissurant le système unifiant et a-critique de représentations sociales développées par la PQR, ces luttes ont mis également en question les limites du travail journalistique. Des tentatives pour créer une nouvelle presse hebdomadaire ont été effectuées à Rennes et à Nantes. Dans cette logique, les mobilisations antinucléaires ont bénéficié de l’appui de deux nouveaux organes de presse qui les ont activement soutenues : Le Canard de Nantes à Brest et Oxygène de Bretagne.

    Politiser la presse régionale : la tentative du Canard de Nantes à Brest (1978-1982)

    85L’hebdomadaire Le Canard de Nantes à Brest est un bon exemple de ce nouveau type de presse revendiquant un ton non institutionnel. Ce journal a soutenu les mobilisations antinucléaires en leur ouvrant largement ses colonnes. Le Canard de Nantes a été créé en janvier 1978. Le directeur de la publication, Pierre Duclos, était un ancien journaliste d’Ouest-France. Ce journaliste s’était fait connaître lors de la couverture du conflit du Joint français en 1972. À la suite de ce conflit social qui a fait débat dans toute la Bretagne, Pierre Duclos avait souhaité approfondir un registre plus critique dans l’écriture journalistique de la PQR. Cette ambition a provoqué un conflit avec sa direction. Fait rare dans le quotidien Ouest-France, Duclos a été licencié en janvier 1977 pour faute professionnelle à la suite de désaccords majeurs entre le jeune journaliste et son employeur61. À l’occasion de plusieurs conflits sociaux en centre-Bretagne, la direction du journal avait estimé que le nouveau type d’écriture du journaliste contrevenait de façon trop évidente aux nécessités idéologiques et commerciales du quotidien. Ce licenciement avait provoqué une grève de soutien de la part de certains rédacteurs. La suspension de la publication du journal pendant cinq jours avait été la manifestation de l’existence de rapports conflictuels entre la direction et les rédacteurs.

    86À la suite de ce conflit social avec la direction du journal Ouest-France, Duclos créait donc à Guingamp Le Canard de Nantes à Brest dont il était le gérant et le directeur de publication. Cas peu courant de journal créé par des journalistes, Le Canard de Nantes à Brest était réalisé par une équipe d’une dizaine de personnes. Ces journalistes étaient prêts à s’investir de façon militante dans un nouveau type d’écriture de l’actualité régionale. De plus, certains articles étaient fournis par des journalistes d’Ouest-France qui livraient sous un pseudonyme des papiers à l’hebdomadaire. Cette pratique représentait une échappatoire salutaire pour des journalistes conscients des limites qui leur étaient imposées dans leur journal, mais qui ne souhaitaient pas rompre avec leurs attaches professionnelles habituelles62.

    87Ce journal se présentait sous la forme assez moderne d’un tabloïd, comprenant seize pages dont certaines en couleur monochrome. À la façon de Libération, la une offrait un unique thème, avec un titre et des images percutantes (dessins ou photos). Les pages du journal offraient une large place à des rubriques « politiques », « travail », et « société ». Le courrier des lecteurs était mis en valeur en page 2. Le ton général des articles était souvent polémique. Les articles étaient illustrés par de nombreux dessins de presse, souvent à tonalité humoristique. La dernière page proposait par exemple une bande dessinée de Nono, dessinateur de presse dans un style proche de celui de Reiser. Vers 1980 et 1981, cette BD évoquait souvent la mobilisation de Plogoff.

    88Entre 1978 et 1982, l’hebdomadaire va connaître une vie économique difficile. Le rythme hebdomadaire ne sera jamais vraiment tenu, le journal paraissant plutôt de façon bimensuelle. Lancé à partir d’une souscription, le journal fera ensuite plusieurs fois appel aux fonds de lecteurs militants. Le Canard de Nantes à Brest ne cachait pas ses prises de positions politiques. Le journal « tentera de contribuer à la victoire des forces de gauche porteuses des espérances de ceux qu’opprime et parfois broie un ordre social fondé sur l’injustice et l’inégalité63 ». Le journal souhaitait rendre compte d’une réalité régionale en axant l’information sur les données économiques, les luttes sociales, et le mouvement breton.

    89Il ne faut sans doute pas exagérer l’influence de ce type de journal dans la région, ne serait ce qu’au regard de son tirage (environ 3 000 exemplaires par numéro). Dans son travail sur le courrier des lecteurs du Canard enchaîné, Laurent Martin a montré qu’un journal ne suscite pas vraiment de nouveaux engagements politiques. Il conforte plutôt ses lecteurs dans leurs vues politiques et joue un rôle de « vengeur sociopolitique » pour des agents sociaux ne disposant pas des moyens d’agir en politique en dehors du geste électoral64. Ceci explique sans doute pourquoi Le Canard de Nantes à Brest a toujours éprouvé du mal à élargir son lectorat. Il s’adressait à des lecteurs déjà convaincus qui accomplissaient un geste militant en achetant « le numéro qui vient de sortir ».

    90Cependant, il est certain que pendant les quatre années de son existence, ce nouveau journal a joué un rôle important dans les mobilisations antinucléaires bretonnes en donnant la parole aux opposants de façon beaucoup plus large que dans les médias plus institutionnalisés. Plus même, la lecture de la collection complète permet de considérer que, de façon implicite, l’hebdomadaire a fait partie du mouvement antinucléaire lui-même. Il a joué notamment le rôle d’agenda du mouvement antinucléaire régional en annonçant de façon systématique débats, rassemblements et manifestations. Il avait été lancé en 1978, année à partir de laquelle la mobilisation de Plogoff connaissait son plein développement. Le dernier numéro paraissait en janvier 1982 quand la « victoire » de la mobilisation antinucléaire bretonne paraissait acquise de façon définitive. Après l’enquête d’utilité publique, le numéro 64 de l’hebdomadaire était entièrement consacré à la mobilisation de Plogoff. Ce numéro « Spécial Plogoff » bénéficiait d’un tirage exceptionnel de 5 000 exemplaires.

    Politiser l’écologie : le journal Oxygène de Bretagne (1979-1985)

    91La revue Oxygène de Bretagne peut également être considérée comme un des acteurs médiatiques de la période haute du mouvement antinucléaire en Bretagne. Sous-titré Mensuel écologique breton, cette revue était lancée en février 1979 par la SEPBN (5 000 membres en 197565). Cette association environnementaliste envisageait depuis un moment la création d’une revue de vulgarisation de ses thèmes dans le but d’élargir son audience, en particulier auprès d’un lectorat plus jeune. La démarche se voulait également plus politique dans la mesure où les créateurs souhaitaient ne pas se contenter d’une vision réformiste et d’un rôle d’experts auprès des institutions. Suite à un débat interne, la SEPNB s’était engagée dans le mouvement antinucléaire, en contentant les fractions les plus politisées de ses adhérents. En 1979, le nouveau président de la SEPNB était le biologiste nantais Jean-Claude Demaure, antinucléaire convaincu qui avait participé, dès 1971, aux premières mobilisations contre l’implantation de centrales atomiques en amont d’Angers (site de Montjean et d’Ingrandes). Les jeunes militants de la SEPNB acceptaient mal les positions officielles de l’association qu’ils jugeaient trop modérées. Yves Le gal, directeur du laboratoire de biologie maritime de Concarneau, soulignait dans la presse la tension qui travaillait l’action de l’association : « Nous évoluons entre la société savante et les colleurs d’affiches66. »

    92L’éditorial du premier numéro d’Oxygène indiquait que « Oxygène se veut un journal de combat67 ». Le même éditorial dénonçait les choix énergétiques liés au nucléaire. Publié à environ 7 000 exemplaires, le mensuel allait avoir du mal à trouver son lectorat (1850 abonnés en mai 1980 alors qu’il en fallait trois fois plus pour assurer une viabilité économique).

    93Mais cette publication permettait de rentrer dans une démarche plus militante revendiquée par les nouveaux adhérents plus jeunes et souvent engagés dans l’opposition au projet de Plogoff. Le lien entre le mouvement antinucléaire et le journal Oxygène a donc été fort. À l’automne 1981, la décision d’abandonner le projet de Plogoff était suivie par une plongée des ventes du journal. Oxygène semble donc avoir participé des mobilisations antinucléaires en jouant, comme Le Canard de Nantes à Brest, un rôle de raffermissement des engagements dans l’écologie politique plutôt qu’un rôle de diffusion élargie des thèmes antinucléaires.

    La production de médias spécifiquement antinucléaires

    94Cependant, les opposants au projet de centrale ont aussi ressenti la nécessité de créer des organes de presse spécifiquement antinucléaires. Ces journaux étaient de plus ou moins grande qualité selon l’ampleur de la mobilisation locale et l’effort de militants pour développer un journal, tâche très coûteuse en temps et en énergie. Ces journaux étaient tous réalisés de façon bénévole et ils ne bénéficiaient que d’un tirage très limité (rarement au-dessus du millier d’exemplaires). Pour les opposants, ils présentaient l’intérêt de pouvoir rentrer dans les détails de la mobilisation. La rédaction souvent anonyme des articles permettait aux opposants de ne pas être contraints par l’autocensure s’exerçant dans la presse professionnelle. Ces journaux présentent souvent un aspect Nimby très fort dans la mesure où ils prennent en charge la défense d’un site particulier.

    95À la fin de l’année 1975, le CRIN d’Erdeven lançait par exemple le journal antinucléaire à Tous Crins. La maquette de mise en page des cinq numéros de ce « Journal du comité régional d’information nucléaire » était assez sommaire. Tapés à la machine à écrire, les textes étaient denses, mais les illustrations bénéficiaient du talent de graphiste de Michel Politzer. Sur cette aire de mobilisation, le journal représentait une action intéressante dans la mesure où elle permettait d’ancrer dans le temps l’engagement des opposants les plus acharnés. En effet, après un printemps marqué par une forte mobilisation, le mouvement était quelque peu retombé. En même temps, le journal réaffirmait son souhait de pouvoir fédérer les différentes associations d’opposants au nucléaire en Bretagne. Il donnait par exemple la parole au CLIN de Porsmoguer68. Mais c’est une constante des mobilisations sociales : le journal créé à l’occasion de l’émergence d’une mobilisation disparaît avec l’objet de cette mobilisation. Cela a aussi été le cas d’à Tous Crins quand le projet de centrale nucléaire était transféré dans le Finistère.

    96Les aires de mobilisation de Porsmoguer et Plogoff n’ont pas généré de journaux qui ont réussi à s’ancrer dans le temps. Créé dans le cadre du CLIN de Landerneau, la réussite journal Nukleel ? tient au fait qu’il a permis d’unifier en quelque sorte les parties sud (aire de mobilisation du Cap-Sizun) et nord (aire de Porsmoguer) de la mobilisation antinucléaire finistérienne. Si la réalisation finale était opérée à Landerneau, les articles du journal étaient rédigés par les membres des différents CLIN finistériens. Le journal donnait beaucoup d’informations, avec en particulier des dossiers thématiques (lignes à très haute tension, santé, sûreté, etc.). Mais il a eu également un rôle fédérateur au moment où la mobilisation s’intensifiait. Le numéro un de Nukleel ? est sorti en novembre 1978, quand le site de Plogoff était définitivement choisi.

    97Pour les opposants qui ne résidaient pas sur l’aire de mobilisation du Cap-Sizun, c’était aussi un moyen de participer à distance à cette mobilisation. Réalisé avec peu de moyens et édité par une petite imprimerie locale, le journal a réussi à paraître de façon régulière. Il va ainsi devenir un support significatif de la mobilisation. Avec une maquette de petit format qui était peu coûteuse, quinze numéros sont sortis de novembre 1978 à juin 1982. Après l’accident d’Harrisburg, le numéro 4 de juin 1979 a été tiré à 2 500 exemplaires.

    98En France, malgré l’équipement généralisé des ménages en appareil de télévision à partir de la fin des années soixante, la radio bénéficiait toujours d’un bon taux d’écoute. La radio représentait donc un grand intérêt pour les mobilisations sociales, dans la mesure où cet instrument permettait la diffusion rapide d’informations. J.-A. Tudesq a souligné que « la radio est associée depuis un demi-siècle à tous les mouvements de révolte, de révolutions ou de coups d’état69 ». Après Mai-68, un mouvement dit des « radios libres » revendiquait la démocratisation de la radiodiffusion. Les militants des « radios libres » considéraient que la radiodiffusion devait être libérée des entraves de l’état afin de permettre une plus large expression des citoyens. Dans la même période, comme beaucoup d’autres mouvements politiques et sociaux, les écologistes politiques se sont donc aussi saisis de la radio pour diffuser leurs messages. Les exemples de Radio Active à Lyon et à Grenoble appelant en juin 1976 à manifester contre le projet de Creys-Malville, et de Radio Verte-Fessenheim lancée en juin 1977, ont sans doute incité des opposants à la centrale de Plogoff à se lancer dans la mise en place d’une « radio libre ».

    99Par exemple, une radio pirate installée à Quimperlé en avril 1981 annonçait par des affiches posées en ville une émission pour le samedi à 12 h70. Durant cinquante minutes, cette radio pirate a pris pour modèle l’émission célèbre d’Orson Wells71. Intitulée Accident à Plogoff, l’émission radiophonique des antinucléaires retraçait par le menu un accident fictif se déroulant sur le site de la future centrale (explosion, diffusion d’un nuage radioactif, évacuation des populations, etc.).

    100La mise en place de Radio Plogoff a aussi été une action directement relié au mouvement des « radios libres ». Cette radio a connu plusieurs époques, avec des équipes différentes. Le matériel a été installé dans un pavillon résidentiel à Plogoff, mais aussi à Plozévet. Des militants parisiens des « radios libres » avaient amené clandestinement le matériel qui avait été trouvé en Italie, pays dans lequel la radiodiffusion était déjà libéralisée. La radio a émis pendant deux jours lors du grand rassemblement international de la Pentecôte 1980. L’antenne a été en quelque sorte protégée par l’énormité du rassemblement (100 000 personnes) et par le fait que la Gendarmerie locale, après les tensions de l’enquête d’utilité publique, avait fait le choix d’une présence très réduite.

    101L’antenne de Radio Plogoff a été à nouveau ouverte durant quelques semaines lors l’élection présidentielle et des élections législatives de 1981. Cette nouvelle version de Radio Plogoff a été lancée bénévolement par la « coordination antinucléaire de Bretagne » et les différents comités d’action antinucléaire du Cap-Sizun, avec le concours technique de la fédération nationale des radios libres. Depuis un pavillon situé à Plogoff, la radio émettait dans un rayon de cinquante kilomètres environ. Dans un contexte de forte tension, la radio était directement placée sous la protection des habitants antinucléaires de la commune, de nuit comme de jour. En dehors des temps de diffusion, le matériel était rangé en lieux sûrs afin d’éviter une éventuelle saisie. Cependant, l’ensemble des ressources disponibles n’étaient pas suffisantes et Radio Plogoff n’a jamais dépassé le stade du prototype.

    102L’antenne de Radio Plogoff était ouverte aux habitants de la région dont les animateurs enregistraient les voix sur cassette. En direct, des conférenciers se succédait pour lancer des débats très animés sur la thématique nucléaire, mais aussi sur l’agriculture, les minorités ou sur les luttes sociales (avec la venue de Charles Tillon par exemple). La radio faisait aussi du militantisme bretonnant en diffusant des chansons traditionnelles. Durant une heure, chaque soir, Eugène Perrot, un retraité membre d’Evid Buhez ar C’hab, animait en breton une émission percutante intitulée La chronique du tad kozh (« la chronique du vieux bonhomme ») dans laquelle l’animateur laissait libre cours à sa verve antinucléaire. Dans cette période de pré-libéralisation des ondes, la radio donnait la parole aux animateurs et aux auditeurs d’une façon qui paraissait neuve et originale. La thématique proprement nucléaire pouvait parfois être largement débordée. La recherche de la simple convivialité pouvait être alors prédominante.

    Les variations d’un cinéma d’intervention antinucléaire

    103Après Mai-68, dans une optique de « cinéma-action », dite aussi de « cinéma d’intervention », une importante production de films courts-métrages et de vidéos a développé les thèmes militants de la période (luttes sociales, féminisme, objection de conscience, etc.). Cette même logique de « cinéma d’intervention » servant d’instrument au développement des luttes sociales a aussi concerné le mouvement antinucléaire. À partir de 1975, un véritable corpus de films antinucléaires a existé. En mars 1981, avant la présidentielle, les antinucléaires ont d’ailleurs pu proposer à Paris le premier festival du film antinucléaire.

    Des films antinucléaires réinvestis dans les mobilisations en Bretagne

    104En 1978, les opposants au projet de centrale sur la basse-Loire sont venus à Plogoff projeter un film vidéo tourné durant l’enquête d’utilité publique72. La projection avait un caractère pédagogique dans la mesure où les Plogoffites, désormais certains que le projet atomique les concernaient au premier chef, recherchaient avec empressement tous les moyens disponibles pour s’y opposer.

    105Partie prenante des mobilisations contre le nucléaire, la CFDT a poussé plus loin cette démarche cinématographique. À Brest, le syndicat CFDT du CNEXO a réalisé un film reliant les problèmes maritimes aux problèmes nucléaires73. Le syndicat dénonçait en particulier le fait que les études d’impact qui auraient du être menées pendant trois années avaient été bouclées trop rapidement. Dès 1975, la section syndicale CFDT du centre de la Hague avait réalisé un film plus soigné encore, un moyen métrage intitulé Condamnés à réussir74 qui prenait pour thème les conditions de travail des salariés dans l’usine de retraitement. La réalisation avait été assurée par des militants de la Hague avec le concours d’une équipe de cinéastes professionnels. Dans une démarche de pédagogie syndicale, la CFDT souhaitait évoquer les problèmes spécifiques des travailleurs du nucléaire. Par la suite, ce film va largement servir à la mobilisation antinucléaire en France en tournant sur les différentes aires de mobilisation. En Bretagne, une copie du film était achetée par la section du PSU pour la Cornouaille. Le film était projeté Plogoff en octobre 1978 en présence d’un militant CFDT qui venait le présenter et développer des explications complémentaires. De la même façon, un film danois intitulé Voyage dans les centrales de la terre75 a été présenté dans de nombreuses communes de la région à l’automne 1978. Ce film avait été tourné dans plusieurs usines nucléaires en Europe. Au Danemark, il avait contribué à l’arrêt du développement de l’industrie atomique.

    106Enfin, le mouvement antinucléaire présente un paradoxe intéressant dans la mesure où un film hollywoodien, Le Syndrome chinois, a également servi de support à la diffusion du message antinucléaire. Sorti en mars 1979 aux États-Unis, le scénario mobilisait un thème alors en vogue aux États-Unis, celui de la mise en cause par le mouvement antinucléaire de la sécurité des centrales atomiques76. Ce film à suspense est sorti en mars 1979, dix jours avant l’accident et le suspense, réel cette fois-ci, vécu à la centrale de Three Mile Island. La coïncidence de l’accident et de la sortie du film a largement contribué au succès de ce dernier. À Quimper, le film est sorti sur les écrans commerciaux en octobre 1979. Mais en France, les opposants au nucléaire l’ont également programmé pour le faire servir à leur argumentaire. Les opposants au projet de Plogoff ont organisé des projections spéciales dans les villes du Cap-Sizun. En novembre 1979, le film était projeté à Audierne et à Douarnenez. L’impact de ces projections a été important pour remobiliser les antinucléaires alors que l’enquête d’utilité publique était annoncée pour le début de l’année 1980.

    La production de films antinucléaires par les aires de mobilisations bretonnes

    107Dans une logique similaire à la création d’une presse spécifique aux aires de mobilisation antinucléaire, des films militants ont été tournés pour la promotion directe du message des opposants bretons. L’aire de mobilisation de Ploumoguer a fait ainsi le choix d’élaborer un film de fiction antinucléaire. Le titre de ce court-métrage, Restez calmes et lavez le pain, évoquait de façon ironique un « plan ORSEC RAD ». Le scénario du film est basé sur l’opposition entre deux types de comportements lors d’un accident majeur. Une famille choisit d’obéir aux consignes de calfeutrage dans l’intérieur des maisons, ce qui était préconisé par les autorités publiques. Ayant compris qu’il s’agissait en fait d’une souricière, un autre groupe choisit au contraire de fuir le site de la catastrophe nucléaire. Le film avait pour intention de démontrer que les deux démarches étaient toutes les deux absurdes, l’unique solution acceptable étant en fait de ne pas construire la centrale. D’une durée de trente cinq minutes, le film de format super-8 sonore a servi de rampe de lancement pour de nombreuses soirées-débats dans le nord du Finistère.

    108Le projet atomique ayant été définitivement ancré dans le Cap-Sizun, l’aire de mobilisation de Plogoff est celle qui a généré le plus de films militants. Beaucoup de ces films sont restés inédits. Par exemple, des étudiants de la faculté de Brest ont filmé le rassemblement international antinucléaire de la Pentecôte 1980 à Plogoff. Le film qui dure vingt minutes présente des images de ce rassemblement et une analyse détaillée de la structuration de la filière nucléaire française. Il ne s’agisait pas ici de susciter la réflexion par l’intermédiaire d’une fiction au second degré, mais de mettre en image l’argumentation antinucléaire contre la centrale (prix réel du nucléaire, société policière, etc.).

    109Dans un style plus élaboré (avec du 16 mm couleur), le film-reportage Dossier Plogoff a été réalisé en1980 par le même collectif de cinéastes qui avait produit Condamnés à réussir avec les militants de la CFDT77. Là aussi, le film possède un fort aspect didactique en présentant l’argumentaire scientifique des antinucléaires. Mais le ton est équilibré par la verve des habitants de Plogoff, qui avaient été interviewés durant l’enquête d’utilité publique. Sans visa de contrôle, le film n’était pas destiné à la distribution commerciale mais s’adressait aux réseaux militants. Une association baptisée Ciné Action Cornouaille était créée à Quimper dans le but d’acheter une copie de ce film et de la distribuer. Cette association réunissait le PS, l’UDB et la CFDT. Mais comme le film n’avait pas de visa administratif, une projection était interdite à Quimper en juillet 1980. En l’absence de projection, les trois cents spectateurs réunis improvisaient tout de même une manifestation au centre ville78. En définitive, même dans une circonstance défavorable, le film atteignait son objectif d’agiter la question du nucléaire.

    110Mais l’aire de mobilisation de Plogoff va trouver dans le film de Nicole Le Garrec, Des pierres contre des fusils, son véritable emblème cinématographique permettant d’amplifier très fortement l’écho de la mobilisation antinucléaire. Réalisé pendant l’enquête d’utilité publique, ce long métrage a également été conçu dans une démarche militante. Travaillant dans l’audio-visuel, Nicole et Félix Le Garrec avaient créé en 1978 l’Atelier Bretagne Films dans une optique régionaliste (pour montrer qu’il était possible de faire du cinéma hors de Paris). Engagé dans le mouvement antinucléaire, le couple Le Garrec faisait partie du groupe des artistes bretons qui, dès septembre 1975, s’étaient déclarés solidaires du mouvement antinucléaire79.

    111Le film Des pierres contre des fusils est particulier car il évite le didactisme pesant qui était souvent à l’œuvre dans de nombreux films antinucléaires. C’est un reportage basé sur le contraste entre des images d’affrontements entre opposants et gendarmes mobiles et celles de la vie quotidienne habituelle des Plogoffites. Le film montre alors comment l’agitation des forces de l’ordre vient perturber la quiétude d’une vie traditionnelle. La réussite du film vient du fait qu’il donne directement la parole aux habitants de Plogoff et qu’il laisse parler les images sans les accompagner de commentaires redondants. Le film joue également avec un certain esthétisme, notamment quand certaines images de manifestations montrent les fumées dégagées par les grenades lacrymogènes se dispersant au ralenti. Par ces procédés cinématographiques, le film réussit à recréer une certaine réalité de la mobilisation antinucléaire. Les scènes prises sur le vif et l’aspect brut des images réalisées avec une caméra unique donnaient à ce film un caractère de « cinéma vérité ». Mais ce choix de l’esthétisme tenait également à des contraintes sociales spécifiques. Par exemple, les habitants de Plogoff opposés à la centrale nucléaire n’auraient sans doute pas accepté qu’on les filme pour faire une œuvre directement politique et militante. Nicole Le Garrec avait d’ailleurs anticipé ce type de réactions en projetant des rushes à Plogoff afin d’être certaine de recevoir l’approbation des habitants « Nous, finalement, on avait à rendre des comptes à une population », a confié la cinéaste80 qui cherchait un équilibre en ce qu’elle souhaitait montrer et ce que les habitants de Plogoff acceptaient de montrer. Le budget du film étant de 300 000 francs (1980), Nicole et Félix Le Garrec l’ont complété par un prêt bancaire. Tourné en 16 mm, le film a été réalisé dans des conditions financières et techniques précaires. Il n’a bénéficié d’aucune aide publique. Mais l’absence d’un ton trop ouvertement militant lui a permis d’accéder au réseau commercial. De cette façon, il a pu toucher un public plus large que celui des opposants fortement engagés dans la mobilisation.

    112Lors de sa sortie dans le réseau des salles commerciales à la fin de l’année 1980, Des pierres contre des fusils a été bien reçu par la presse qui a souligné l’aspect « humaniste » du film81. En suscitant le registre de l’émotion et de la sympathie plutôt que celui de l’indignation et de la dénonciation virulente, le film correspondait aussi sans aucun doute à un contexte social qui se dépolitisait peu à peu depuis le milieu des années soixante-dix. Après avoir difficilement passé le barrage de la censure officielle, le film était distribué dans le réseau « Art et essai ». Le film est resté longtemps à l’affiche dans un cinéma du Quartier latin. Un professeur du secondaire pouvait y emmener sa classe comme pour assister à une leçon de choses. Mais il a également été utilisé pour lancer de nombreuses réunions publiques antinucléaires.

    113À travers tous leurs efforts pour se faire entendre, les « antinucléaires » ont finalement réussi à exister en tant qu’entité politique. Comme l’a indiqué Philippe Garraud, le travail de mobilisation et de groupement d’un ensemble d’agents sociaux engendre des effets de désignation et d’uniformisation82. En réussissant à se faire désigner comme « antinucléaires », les opposants à l’atome civil ont réussi à faire exister un nouveau collectif. L’ensemble de leur travail de mobilisation a finalement permis de faire exister une sorte de communauté des « antinucléaires ». « Qui sont donc les gens du CRIN ? », s’interrogeait par exemple Ouest-France dans son édition de Pont-l’Abbé83. En créant une nouvelle « marque », les « gens du CRIN et des CLIN » ont réussi à construire un large front commun, tout à fait inhabituel par son ampleur, en incluant un grand nombre d’agents sociaux et d’organisations dans leur jeu.

    114La minorité active des antinucléaires a donc réussi peu à peu à imposer son existence dans le débat sur le nucléaire. Leur inventivité rhétorique et leur activisme sur le terrain expliquent une part de cette reconnaissance. « Non au nucléaire à Plogoff… et ailleurs », proclamait finalement un des slogans favoris des opposants à l’atome civil. Ce slogan a connu un grand succès, à tel point qu’Ouest-France l’a repris pour titrer une de ses chroniques sur la controverse (« Plogoff ou ailleurs84 »). Si les promoteurs de l’atome pouvaient s’interroger de façon un brin grinçante en demandant « Ailleurs, c’est où85 ? », ce succès démontre la capacité qu’ont eu les antinucléaires à structurer leurs discours. En mobilisant ce slogan, ils désamorçaient en effet les accusations des promoteurs de l’atome qui pouvaient les soupçonner de ne s’intéresser, dans une logique de Nimby, qu’à la seule défense de leur commune, voire de leur quartier. Les opposants gagnaient alors d’autant en crédibilité. Cette montée en généralité a été décisive pour permettre au discours des antinucléaires de devenir audible dans l’espace public.

    Notes de bas de page

    1 Cf. Collectif, Les Sauvages dans la cité. Auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au XIXe siècle, Champ Vallon, Seyssel, 1985, 229 p.

    2 Bakounine M., Écrits libertaires, Le Temps des cerises, Pantin, 1997, p. 55-77.

    3 Ibid., p. 71.

    4 Cf. Gaudibert P., Action culturelle. Intégration et/ou subversion, Casterman, Tournai, 1977, p. 13-46.

    5 Edelman M., op. cit., p. 20.

    6 Ouest-France, 10 janvier 1975.

    7 Ouest-France, 6 mars 1975.

    8 Gamson W., « Le legs de Goffman à la sociologie politique », Politix, 1998, no 3-4, p. 74.

    9 Entretien.

    10 Ouest-France, 7 mars 1975. Ces chiffres sont bien entendu difficilement vérifiables.

    11 Entretien.

    12 Ouest-France, 10 avril 1975.

    13 Le Télégramme, 11 décembre 1978 et Le Télégramme, 13 décembre 1979.

    14 Entretien collectif ; Le Télégramme, 1er juin 1976.

    15 Le Télégramme, 19-20 avril 1980.

    16 Ouest-France, 3 février 1975.

    17 Cohn-Bendit D., Le Gauchisme. Remède à la maladie sénile du communisme, Le Seuil, Paris, 1968, p. 64.

    18 Entretien.

    19 Entretien.

    20 Entretien.

    21 Entretien.

    22 Utilisés au XVIIe siècle lors des missions évangéliques en Bretagne, ces tableaux présentaient des images fortes afin de frapper l’imagination du public.

    23 Sur ce point, l’analyse s’appuie sur Astofli et al., Quelle éducation scientifique pour quelle société ?, PUF, Paris, 1978, 229 p.

    24 Remarque empruntée à Peeters B., Le Monde d’Hergé, Casterman, Tournai, 1984, p. 140.

    25 Ces deux conférenciers ont été observés en situation, Yves Le Gal lors d’une conférence donnée à Concarneau en 2001 après la catastrophe de l’Erika, et Jean-Claude Pierre lors d’une conférence sur le thème de l’eau, donnée à Quimper en 2000.

    26 Entretien.

    27 Dans l’Ancien testament, les prophètes arrivent en effet à donner le sens d’une situation en effectuant un geste symbolique, très simple et déconcertant.

    28 Le Sauvage, 1er juillet 1977.

    29 Entretien.

    30 Samuel P., Le Nucléaire en questions, op. cit., p. 11.

    31 Ibid., p. 97.

    32 Marx K., Les Luttes de classe en France (1848-1850). Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, La Table ronde, Paris, 2001, p. 157.

    33 Sainteny G., « Le cens médiatique. L’accès des petites forces politiques à l’audiovisuel », MédiasPouvoirs, no 38, 1995, p. 91-102.

    34 Entretien.

    35 Entretien.

    36 Riesman D., La Foule solitaire. Anatomie de la société moderne, Arthaud, Paris, 1964, p. 120-122.

    37 À l’époque, les deux journaux organisaient leur pagination sur le modèle suivant : actualité internationale, nationale, départementale, communale.

    38 Entretien avec René Pichavant.

    39 Le Télégramme, 29 novembre 1979. Le titre de l’article renvoie sans aucun doute au film hollywodien Le syndrome chinois, long métrage sorti au printemps 1979 et dont le scénario est basé sur un risque d’accident nucléaire.

    40 Entretien.

    41 Entretien avec Jean-Charles Pérazzi.

    42 Neveu E., Sociologie du journalisme, La Découverte, Paris, 2001, p. 54.

    43 Ouest-France, 5 avril 1979.

    44 Le Télégramme, 6 avril 1979.

    45 Ouest-France, 22 janvier 1975, page spéciale en « Finistère » : « Centrale nucléaire : nos lecteurs ont la parole. »

    46 Mattelart A. et M., Penser les médias, La Découverte, Paris, 1991, p. 42-44.

    47 Cf. Schlesinger P., « Repenser la sociologie du journalisme. Les stratégies de la source d’information et les limites du média-centrisme », Réseaux, no 51, 1992, p. 75-98.

    48 Entretien.

    49 Gamson W., « Le legs de Goffman à la sociologie politique », op. cit., p. 79.

    50 Dulon R. et Quéré L., Le Journal et son territoire. Presse régionale et conflits sociaux, Rapport CNRS, EHESS-Paris et Université François Rabelais-Tours, avril 1978, 146 p.

    51 Grassin M., Qu’on m’envoie un journaliste pour croquer la rosière. Chronique d’un localier, Le Signor, Le Guilvinec, 1980, p. 39.

    52 L’entretien était collectif, Annie Carval s’adresse ici à d’autres actrices de la mobilisation.

    53 Lettre à Jean Moalic, juin 1977, archives personnelle de Jean Moalic.

    54 Le Progrès de Cornouaille, 8 septembre 1979.

    55 Ouest-France, 22 février 1980.

    56 Ouest-France, 9 novembre 1977.

    57 Cf. Le Quernec A., « ALQ. Images d’après », Les Silos, maison du livre et de l’affiche de Chaumont, Coop Breizh, Spézet, 1997, 128 p.

    58 L’affiche porte le slogan « Informez-vous », avec un visage d’homme en gros plan. Ce visage est décomposé en multiples pièces d’un carrelage coloré, style graphique propre à la fin des années 1970.

    59 Ces graphistes polonais privilégiaient la provocation en jouant avec des associations incongrues proches du mouvement surréaliste.

    60 Dunlong R. et Quéré L., op. cit., p. 90 et suiv.

    61 Ibid.

    62 Entretien.

    63 Cf. Bon de souscription « Un journal pour la Bretagne », 1978.

    64 Laurent Martin, « Pourquoi lit-on Le Canard enchaîné ? », Vingtième siècle, no 68, 2000, p. 43-53.

    65 Le Télégramme, 5 février 1975.

    66 Le Télégramme, 19 mars 1979.

    67 Oxygène de Bretagne, no 1, février 1979.

    68 À Tous Crins. Journal du comité régional d’information nucléaire, no 3, 1976.

    69 Tudesq A.-J., « La radio, instrument et témoin de la révolte », in Révolte et société, Actes du quatrième colloque d’Histoire au présent, Histoire au présent et Publications de la Sorbonne, Paris, 1989, t. 1, p. 186.

    70 Le Télégramme, 6 avril 1981.

    71 Le 30 octobre 1938, Welles adapta à la radio le roman La Guerre des mondes. Sur le mode du reportage en direct, cette émission a repris le détail d’une invasion d’extra-terrestres sur le territoire américain. Elle provoqua des mouvements de panique qui firent scandale, Cf. Bessy M., Orson Welles, Pygmalion/Gérard Watelet, Paris, 1982, p. 19.

    72 Le Télégramme, 13 octobre 1978.

    73 Entretien.

    74 CFDT La Hague, Condamnés à réussir, 16 mm couleur, 55 minutes.

    75 Voyages dans les centrales de la terre, 16 mm noir et blanc, 60 minutes, doublé en français, production danoise, diffusion Iskra.

    76 Ce film dénonce le silence des médias à propos des risques de l’atome civil. L’expression de « syndrome chinois » désigne la fonte non contrôlée du combustible radioactif du réacteur qui, en théorie, pourrait, en raison de la chaleur produite, s’effondrer et traverser le globe terrestre.

    77 Collectif Documents, Le Dossier Plogoff, film-reportage en 16 mm couleur, 50 minutes, production Ciné Information Documents.

    78 Le Télégramme, 5-6 juillet 1980.

    79 Ouest-France, 23 septembre 1975.

    80 Entretien.

    81 Cf. Le Matin, 27 septembre 1980, Télérama, 26 novembre 1980, Ouest-France, 6 décembre 1980.

    82 Garraud P., « La sélection du personnel politique local », RFSP, vol. 38, no 3, juin 1988, p. 409.

    83 Ouest-France, 8 janvier 1975.

    84 Voir par exemple l’éditorial d’Ouest-France, 20 septembre 1978.

    85 Formule du député RPR de Quimper, Alain Gérard (Le Télégramme, 10 mars 1980).

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    1 Cf. Collectif, Les Sauvages dans la cité. Auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au XIXe siècle, Champ Vallon, Seyssel, 1985, 229 p.

    2 Bakounine M., Écrits libertaires, Le Temps des cerises, Pantin, 1997, p. 55-77.

    3 Ibid., p. 71.

    4 Cf. Gaudibert P., Action culturelle. Intégration et/ou subversion, Casterman, Tournai, 1977, p. 13-46.

    5 Edelman M., op. cit., p. 20.

    6 Ouest-France, 10 janvier 1975.

    7 Ouest-France, 6 mars 1975.

    8 Gamson W., « Le legs de Goffman à la sociologie politique », Politix, 1998, no 3-4, p. 74.

    9 Entretien.

    10 Ouest-France, 7 mars 1975. Ces chiffres sont bien entendu difficilement vérifiables.

    11 Entretien.

    12 Ouest-France, 10 avril 1975.

    13 Le Télégramme, 11 décembre 1978 et Le Télégramme, 13 décembre 1979.

    14 Entretien collectif ; Le Télégramme, 1er juin 1976.

    15 Le Télégramme, 19-20 avril 1980.

    16 Ouest-France, 3 février 1975.

    17 Cohn-Bendit D., Le Gauchisme. Remède à la maladie sénile du communisme, Le Seuil, Paris, 1968, p. 64.

    18 Entretien.

    19 Entretien.

    20 Entretien.

    21 Entretien.

    22 Utilisés au XVIIe siècle lors des missions évangéliques en Bretagne, ces tableaux présentaient des images fortes afin de frapper l’imagination du public.

    23 Sur ce point, l’analyse s’appuie sur Astofli et al., Quelle éducation scientifique pour quelle société ?, PUF, Paris, 1978, 229 p.

    24 Remarque empruntée à Peeters B., Le Monde d’Hergé, Casterman, Tournai, 1984, p. 140.

    25 Ces deux conférenciers ont été observés en situation, Yves Le Gal lors d’une conférence donnée à Concarneau en 2001 après la catastrophe de l’Erika, et Jean-Claude Pierre lors d’une conférence sur le thème de l’eau, donnée à Quimper en 2000.

    26 Entretien.

    27 Dans l’Ancien testament, les prophètes arrivent en effet à donner le sens d’une situation en effectuant un geste symbolique, très simple et déconcertant.

    28 Le Sauvage, 1er juillet 1977.

    29 Entretien.

    30 Samuel P., Le Nucléaire en questions, op. cit., p. 11.

    31 Ibid., p. 97.

    32 Marx K., Les Luttes de classe en France (1848-1850). Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, La Table ronde, Paris, 2001, p. 157.

    33 Sainteny G., « Le cens médiatique. L’accès des petites forces politiques à l’audiovisuel », MédiasPouvoirs, no 38, 1995, p. 91-102.

    34 Entretien.

    35 Entretien.

    36 Riesman D., La Foule solitaire. Anatomie de la société moderne, Arthaud, Paris, 1964, p. 120-122.

    37 À l’époque, les deux journaux organisaient leur pagination sur le modèle suivant : actualité internationale, nationale, départementale, communale.

    38 Entretien avec René Pichavant.

    39 Le Télégramme, 29 novembre 1979. Le titre de l’article renvoie sans aucun doute au film hollywodien Le syndrome chinois, long métrage sorti au printemps 1979 et dont le scénario est basé sur un risque d’accident nucléaire.

    40 Entretien.

    41 Entretien avec Jean-Charles Pérazzi.

    42 Neveu E., Sociologie du journalisme, La Découverte, Paris, 2001, p. 54.

    43 Ouest-France, 5 avril 1979.

    44 Le Télégramme, 6 avril 1979.

    45 Ouest-France, 22 janvier 1975, page spéciale en « Finistère » : « Centrale nucléaire : nos lecteurs ont la parole. »

    46 Mattelart A. et M., Penser les médias, La Découverte, Paris, 1991, p. 42-44.

    47 Cf. Schlesinger P., « Repenser la sociologie du journalisme. Les stratégies de la source d’information et les limites du média-centrisme », Réseaux, no 51, 1992, p. 75-98.

    48 Entretien.

    49 Gamson W., « Le legs de Goffman à la sociologie politique », op. cit., p. 79.

    50 Dulon R. et Quéré L., Le Journal et son territoire. Presse régionale et conflits sociaux, Rapport CNRS, EHESS-Paris et Université François Rabelais-Tours, avril 1978, 146 p.

    51 Grassin M., Qu’on m’envoie un journaliste pour croquer la rosière. Chronique d’un localier, Le Signor, Le Guilvinec, 1980, p. 39.

    52 L’entretien était collectif, Annie Carval s’adresse ici à d’autres actrices de la mobilisation.

    53 Lettre à Jean Moalic, juin 1977, archives personnelle de Jean Moalic.

    54 Le Progrès de Cornouaille, 8 septembre 1979.

    55 Ouest-France, 22 février 1980.

    56 Ouest-France, 9 novembre 1977.

    57 Cf. Le Quernec A., « ALQ. Images d’après », Les Silos, maison du livre et de l’affiche de Chaumont, Coop Breizh, Spézet, 1997, 128 p.

    58 L’affiche porte le slogan « Informez-vous », avec un visage d’homme en gros plan. Ce visage est décomposé en multiples pièces d’un carrelage coloré, style graphique propre à la fin des années 1970.

    59 Ces graphistes polonais privilégiaient la provocation en jouant avec des associations incongrues proches du mouvement surréaliste.

    60 Dunlong R. et Quéré L., op. cit., p. 90 et suiv.

    61 Ibid.

    62 Entretien.

    63 Cf. Bon de souscription « Un journal pour la Bretagne », 1978.

    64 Laurent Martin, « Pourquoi lit-on Le Canard enchaîné ? », Vingtième siècle, no 68, 2000, p. 43-53.

    65 Le Télégramme, 5 février 1975.

    66 Le Télégramme, 19 mars 1979.

    67 Oxygène de Bretagne, no 1, février 1979.

    68 À Tous Crins. Journal du comité régional d’information nucléaire, no 3, 1976.

    69 Tudesq A.-J., « La radio, instrument et témoin de la révolte », in Révolte et société, Actes du quatrième colloque d’Histoire au présent, Histoire au présent et Publications de la Sorbonne, Paris, 1989, t. 1, p. 186.

    70 Le Télégramme, 6 avril 1981.

    71 Le 30 octobre 1938, Welles adapta à la radio le roman La Guerre des mondes. Sur le mode du reportage en direct, cette émission a repris le détail d’une invasion d’extra-terrestres sur le territoire américain. Elle provoqua des mouvements de panique qui firent scandale, Cf. Bessy M., Orson Welles, Pygmalion/Gérard Watelet, Paris, 1982, p. 19.

    72 Le Télégramme, 13 octobre 1978.

    73 Entretien.

    74 CFDT La Hague, Condamnés à réussir, 16 mm couleur, 55 minutes.

    75 Voyages dans les centrales de la terre, 16 mm noir et blanc, 60 minutes, doublé en français, production danoise, diffusion Iskra.

    76 Ce film dénonce le silence des médias à propos des risques de l’atome civil. L’expression de « syndrome chinois » désigne la fonte non contrôlée du combustible radioactif du réacteur qui, en théorie, pourrait, en raison de la chaleur produite, s’effondrer et traverser le globe terrestre.

    77 Collectif Documents, Le Dossier Plogoff, film-reportage en 16 mm couleur, 50 minutes, production Ciné Information Documents.

    78 Le Télégramme, 5-6 juillet 1980.

    79 Ouest-France, 23 septembre 1975.

    80 Entretien.

    81 Cf. Le Matin, 27 septembre 1980, Télérama, 26 novembre 1980, Ouest-France, 6 décembre 1980.

    82 Garraud P., « La sélection du personnel politique local », RFSP, vol. 38, no 3, juin 1988, p. 409.

    83 Ouest-France, 8 janvier 1975.

    84 Voir par exemple l’éditorial d’Ouest-France, 20 septembre 1978.

    85 Formule du député RPR de Quimper, Alain Gérard (Le Télégramme, 10 mars 1980).

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