1 Cet article s’appuie en grande partie sur des éléments de ma thèse de doctorat intitulée Mise en jeu et mise en cause du droit dans le processus de reconnaissance des couples homosexuels. Le cas de la confection de la loi du Partenariat Enregistré dans le canton de Genève.

2 Voir notamment l’ouvrage d’A. Honneth (2000).

3 Ce « contexte », on l’aura compris, revêt donc de multiples dimensions (sociales, morales, culturelles, matérielles, politiques). Il se constitue et se rencontre en amont des transactions engagées avec le monde politique ou sur l’arène législative.

4 Via la reconnaissance des réquisits et des contraintes pratiques des politiques de prévention, ce qui était, très peu de temps auparavant, illégitime, reclus, invisible et réprimé (soit, l’expérience homosexuelle) acquiert non seulement droit de cité mais devient même nécessaire à la mise en forme et à la conduite d’une action publique.

5 Dans notre thèse de doctorat nous avons analysé le processus de constitution de ce contexte à travers l’étude de l’engagement des associations homosexuelles dans la politique de prévention en Suisse et plus précisément dans le canton de Genève (Roca i Escoda, 2006a, 2006b).

6 La « stratégie » de prévention primaire mise en place dès 1986 en Suisse se réfère à un modèle dit de « l’intégration » fondé sur la conviction que l’individu est capable d’apprendre et qu’on peut l’amener à adopter un comportement préventif à travers l’information, l’aide à l’acquisition de compétences et l’encouragement à un agir prudent, responsable et autonome. Ainsi qu’il l’a été mentionné maintes fois dans les rapports portant sur les campagnes de prévention helvétiques, un tel modèle suppose le développement d’un environnement favorable à la prévention, comme à la prise en charge publique du VIH/sida, et que de bonnes relations de reconnaissance participent de cet environnement favorable en ce qu’elles permettent de conférer aux personnes une assise morale et sociale étayant leur capacité à se montrer responsables.

7 Le regard jeté sur l’homosexualité a subi d’importants changements à mesure des avancées de la lutte contre le Sida, dans le sens où les homosexuels n’ont plus été vus comme des personnes affligées d’une pathologie mais comme des êtres humains qui souffrent à cause d’une maladie qui n’est pas intrinsèque à l’homosexualité mais provient d’un virus contagieux dont toute personne peut être affectée. La souffrance des personnes homosexuelles avec et/ou au-delà de la maladie a été largement publicisée. Toutefois, cette publicisation n’a pas été uniquement rattachée à la question strictement médicale, elle a aussi été traitée (ou thématisée) dans les termes d’une variété d’injustices subies par les personnes du fait de leur sexualité.

8 En 1995, les associations homosexuelles suisses avaient déposé une pétition nommée « les mêmes droits pour les couples de même sexe ».

9 L’association gay Dialogai a été fondée en 1982 et a rapidement participé à la création et à la mise en place des politiques de prévention à Genève. Elle est notamment devenue la première antenne cantonale de prévention dans la politique de lutte contre le Sida.

10 En effet, lorsqu’elles prennent connaissance de l’histoire de Guy et Jean-François, s’opèrent pour elles un chaînage d’avec les drames et problèmes qu’elles ont rencontrés dans leur proche entourage, chaînage qui, par la récurrence de situations couronnées par cette affaire rendue publique, dévoile une « lacune » qu’il convient de combler, en s’engageant dans l’action et en soumettant un projet de loi à qui de droit. Par ailleurs, l’objet de leur lutte était aussi généralisable, puisqu’il s’agit d’un objet juridique déjà problématisé au niveau fédéral et proposé par un professionnel du droit, Maître Garbade. En effet, la proposition d’une loi doit s’inscrire dans une problématique collective qui transcende les propriétés spécifiques, et donc limitatives, du cas singulier de Guy et Jean-François.

11 Ce comité deviendra rapidement l’association nommée « Comité de soutien pour un statut juridique du partenariat pour tous les couples » (CSJPC) qui prend officiellement forme le 19 janvier 1996. En décembre 1997, le CSJPC devient le « Groupement pour la reconnaissance du partenariat » (GREPA). Ce comité disparaîtra quant la loi sera approuvée par le Parlement genevois en février 2001.

12 Il semble que Guy cherchait, avec insistance (le terme n’est-il pas trop fort, au sens où il impliquerait un jugement moral ?), à être rassuré quant à la légitimité de sa lutte. L’absence d’ancrage antérieur et préalable dans les réseaux de la militance homosexuelle, conjoint à la portée révélatrice et libératoire de son « coming out », n’a pas été sans conséquences sur ces manières de s’adresser au public putatif de l’action du collectif. Ainsi, ce sont là deux choses qui autorisent à comprendre son obsession à trouver des justifications et des preuves (i.e. confirmations médicales), qu’il veut faire valoir juridiquement, afin de confirmer que l’homosexualité n’est ni une « maladie mentale » ni une « déviance » préjudiciable pour l’État ou la société civile. Ce souci de Guy est significatif, il répond de ce qu’A. Honneth décrit comme le passage, pour une personne, de l’affectation par une situation de mépris et de honte à la recherche de la réassurance et de la confirmation de sa dignité et du respect qui lui est dû, à travers l’usage d’une sémantique collective se rapportant à un groupe. S’assurer que l’homosexualité n’est pas une maladie, et que ce « fait » est durablement établi et reconnu, lui fournit un motif moral supplémentaire pour tenir dans son engagement et justifier sa conversion à la lutte, une conversion qu’il veut et doit faire partager.

13 L. Boltanski montre que le « dénonciateur-victime » doit être un individu reconnu par d’autres comme incarnant une cause, en sorte qu’il peut parler de lui au nom d’un intérêt collectif. Ainsi, avec la rencontre du couple lesbien, le fait d’envisager la concrétisation de leur lutte à travers la création d’une association sous la forme d’un comité de soutien engage et oblige le couple et leur avocat à devoir trouver l’élément d’une généralité dans leur cas concret. Il faut donc trouver une cause à défendre ayant une prétention à l’universalité mais qui soit en même temps exemplifiée par leur « affaire ». Partant d’un cas singulier, mais exemplaire, elle doit concerner tout le monde. « Pour conduire une affaire et la soumettre au verdict de l’opinion, il faut en effet éprouver les capacités de généralisation qu’enferme un incident qui, à l’origine, est purement local » (Boltanski, 1990, p. 257). Dans l’histoire qui nous concerne, l’« incident » a perdu de sa « localité » bien auparavant puisque le droit s’est déjà penché sur lui à de nombreuses reprises, le droit étant lui-même un des instruments de la généralité.

14 Les manœuvres destinées à rattacher un individu singulier à un collectif, visent surtout à « grandir » (Boltanski, 1990) le dénonciateur ou celui qui peut être soupçonné d’engager la mobilisation pour son propre compte lorsqu’il est trop proche de la victime ou se confond avec elle. Or et là est l’ambivalence de l’action qu’il mène, puisque Guy est le premier intéressé par la mobilisation. En ce sens, Guy vise à se grandir mais aussi à se légitimer auprès de ses contacts, en indiquant ses titres et qualités et en les rattachant à une cause collective, une cause collective qu’il représente, certes, mais dont, malgré tout, il est, à la fois et simultanément, le sujet et l’objet.

15 En 1981, le mouvement homosexuel genevois manifeste pour réclamer l’abolition des dispositifs qui soutiennent les répressions dont les personnes homosexuelles font l’objet. Sont notamment visés les registres d’homosexuels, l’article 194 du Code pénal suisse qui prévoyait, en matière d’homosexualité, une protection des mineurs jusqu’à l’âge de vingt ans (à la différence de seize ans pour les hétérosexuels), ainsi que le certificat de bonne vie et mœurs (document qui peut être demandé par les employeurs et les bailleurs refusant systématiquement les homosexuels, prostituées, toxicomanes et ex-prisonniers).

16 Le projet de loi déposé le 5 mai 1997 par les quatre parlementaires (Erica Deuber-Pauli du parti du Travail, Vesca Olsommer du parti des Verts, Bernard Lescaze du parti radical et René Longet du parti socialiste) sera présenté et soumis à une pré-consultation au Grand Conseil un mois plus tard (le 13 juin 1997). Il sera envoyé par la suite en Commission judiciaire afin que celle-ci fasse un travail de validation et d’interprétation législatif. Mais cette suite sera longue. En effet, ce n’est que le 1^er juillet 1999 que la Commission judiciaire déposera son contre projet de loi au Grand Conseil. Le projet proposé par la commission sera débattu en séance plénière le 2 décembre 1999. Lors de cette séance, c’est à l’issue d’un vote très serré que le président de l’assemblée décide de renvoyer le projet en commission. La deuxième commission présentera un nouveau projet au Parlement genevois le 15 février 2001. Lors de cette séance, la loi sur le partenariat sera finalement adoptée par la majorité des députés.

17 D’après A. Honneth, dans la sociologie classique « les motifs des mouvements de révolte, de protestation et de résistance sont transformés, sur le plan catégorial, en “intérêts” résultant de l’inégale répartition des moyens matériels d’existence, et ne se rattachent en aucune manière au réseau quotidien des sentiments moraux […]. Quand on essaye aujourd’hui de renouer avec cette postérité intermittente du contre-modèle hégélien, pour dégager les fondements d’une théorie sociale à teneur normative, on se trouve donc renvoyé en premier lieu au concept de lutte sociale alimenté, non pas par des rapports d’intérêts prédéterminés, mais par des sentiments moraux d’injustice » (Honneth, 2000, p. 193).