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Saisies, spoliations, restitutions

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Alexandre Sumpf
, 
Vincent Laniol

Cinquième partie. Le retour contrarié : une mémoire en construction

Les archives du « séquestre de 1940 » à l’Institut CGT d’histoire sociale

Aurélie Mazet

Texte intégral

1Pour connaître et comprendre l’histoire et l’expérience syndicales, les documents archivistiques sont indispensables. Depuis 1982, l’Institut CGT d’histoire sociale développe un travail singulier. En effet, la CGT lui confie le traitement de ses archives et par des initiatives multiples, l’association se charge de leur valorisation. À cet égard le cas des archives du séquestre de 1940 est exemplaire.

De la naissance du syndicalisme à la Libération

2Le syndicalisme, au sens moderne du terme, n’a pas véritablement existé en France avant le dernier tiers du XIXe siècle. L’accélération brutale de la révolution industrielle sous le Second Empire modifie la composition sociale du monde du travail, jusqu’alors assez traditionnelle, avec l’apparition progressive d’une classe ouvrière moins atomisée.

3La concentration ouvrière se manifeste surtout dans la métallurgie, les mines et les nouvelles industries. Elle facilite la prise de conscience de classe mais pas toujours en faveur des idéologies révolutionnaires. Le syndicalisme, tel qu’il émerge à cette époque, s’émancipe des formes anciennes de regroupements corporatifs qui, tels les compagnonnages, assuraient des formes de solidarité élémentaires, souvent circonscrites aux professions et parvient pour l’essentiel à se soustraire aux tentatives d’intégration du Second Empire.

  • 1 Dreyfus M., Histoire de la CGT, Bruxelles, Éditions Complexe, 1995. Willard C. (dir.), La France ou (...)

4La répression qui suit la défaite de la Commune de Paris (1871) décapite le mouvement ouvrier. Dès 1872, celui-ci se reconstitue mais sur une base strictement corporative et il se tient sur le seul terrain des revendications matérielles. La reconnaissance en 1884 du droit syndical ouvre une nouvelle phase pour le mouvement ouvrier. Celui-ci est à la conquête de son autonomie. Elle va s’imposer par deux voies spécifiquement ouvrières : celle d’un syndicalisme vertical assis sur les métiers et celui des groupements des intérêts ouvriers sur la base d’unions territoriales de syndicats de métiers. Ces deux formes de syndicalisme vont se rejoindre en 1895 et donner lieu à la création de la Confédération générale du travail1.

  • 2 Collectif, Regards sur la Charte d’Amiens, IHS CGT, Montreuil, 2011. Pigenet M. (dir.), Victor, Ém (...)

5En 1906, la CGT affiche une orientation syndicaliste révolutionnaire dans laquelle la grève générale expropriatrice devient la matrice d’une transformation sociale d’ensemble. Le congrès d’Amiens2 réaffirme aussi le principe de l’autonomie ouvrière séparée des partis, des Églises, de l’État et du patronat. À la veille de la guerre de 1914-1918, la CGT acquiert l’essentiel des caractéristiques que l’on connaît aujourd’hui. Le fédéralisme, autrement dit le droit pour chaque organisation confédérée à s’administrer et à décider librement, constitue le principe d’organisation de la centrale. Coexistent en son sein des orientations diverses, réformistes et révolutionnaires.

6Le 1er août 1914, déclenchement de la guerre, le ralliement des principaux leaders syndicaux à l’Union sacrée représente un retournement d’orientation spectaculaire. Cette rupture avec la tradition syndicaliste antérieure provoque de graves conséquences. La CGT unique a vécu. À compter de juillet 1922 coexistent deux centrales : la CGT de Léon Jouhaux et la CGTU (Confédération générale du travail unitaire) dirigée d’abord par Gaston Monmousseau puis par Benoît Frachon à compter de 1933.

7Cette division va perdurer treize ans au cours desquels deux types de syndicalisme s’expriment, l’un d’essence réformiste, ouvert à la négociation et ne répugnant pas à l’action institutionnelle, l’autre révolutionnaire où l’action gréviste rejoint l’orientation syndicale de lutte fortement articulée aux orientations du parti communiste. Le rassemblement antifasciste opéré après février 1934 permet de surmonter la division. En mai-juin 1936, après la victoire du Front populaire, débutent les vagues de grève qui vont conduire à de grandes conquêtes sociales. Pour la première fois dans l’histoire sociale nationale, la syndicalisation devient un phénomène de masse.

8Alors que se disloque le Front populaire, la signature du pacte de non-agression entre l’URSS et l’Allemagne, le 23 août 1939, exacerbe les tensions au sein de l’organisation. Le 18 septembre, une majorité du Bureau confédéral déclare dorénavant impossible toute collaboration avec ceux qui refusent de désavouer le pacte. Le 25 septembre la commission administrative confirme la décision du Bureau confédéral. Les militants communistes et les organisations contrôlées par les ex-unitaires sont exclus de la CGT. Durant la guerre, le syndicalisme ne survit que de manière officieuse ou clandestine. L’engagement de nombre de militants syndicaux (notamment ex-unitaires) dans la Résistance et leur présence active dans les entreprises vont créer les conditions politiques de la reconstitution de l’unité interne à la CGT, en avril 1943. À la Libération la CGT réunifiée regroupe cinq millions d’adhérents. Léon Jouhaux et Benoît Frachon sont co-secrétaires généraux. Cette période, caractérisée par l’existence d’un rapport des forces favorable aux travailleurs, permet de notables avancées sociales et économiques inspirées du programme du Conseil national de la Résistance (nationalisations, sécurité sociale, comités d’entreprises, statuts des personnels, etc.).

Une expérience CGT originale : des archives au service de l’histoire du syndicalisme

  • 3 La commission d’administration devient en 1967 la commission exécutive (CE).

9Les archives confédérales sont constituées des documents produits et reçus par les instances dirigeantes (notamment le Bureau confédéral, le Comité confédéral national, la commission exécutive confédérale3, etc.), par ses dirigeants et par les différents secteurs d’activités de la confédération (revendicatif, juridique, économique, formation syndicale, etc.), ainsi que de nombreuses publications. Elles sont aussi composées de documents audiovisuels, iconographiques, d’archives électroniques et d’objets de matériel syndical qui enrichissent le patrimoine.

Mise en place d’un service d’archives confédéral

10La Confédération générale du travail prévoit, dès sa création en 1895, dans ses statuts, un archiviste, fonction restée longtemps symbolique et inoccupée.

  • 4 La Voix du peuple, no 207, janvier 1938, p. 14-15.

11À la veille de la Seconde Guerre mondiale, en 1938, la CGT s’efforce de constituer son premier véritable service d’archives confédérales. Ce poste d’archiviste est confié à un militant non spécialiste de ce travail, Henri Vieilledent, ancien secrétaire administratif du centre confédéral d’éducation ouvrière. Dans un article publié, en janvier 1938, dans La Voix du Peuple4, Henri Vieilledent fait état de préoccupations archivistiques toujours d’actualité. Il expose les grands principes de fonctionnement de ce nouveau service d’archives : constituer un lieu rassemblant la documentation servant à l’information courante des militants pour construire leurs actions. Il faut pour cela « aménager une salle spécialement destinée au service des archives confédérales ». Henri Vieilledent explique qu’avec l’aide des fédérations, ce service devra non seulement regrouper toutes les sources actuelles mais également reconstituer par les textes toute l’activité passée de la CGT. Ce service ne sera pas véritablement mis en place, la guerre interrompant le travail commencé.

12C’est seulement en 1982, lors du déménagement du siège au 213 rue La Fayette à Paris pour Montreuil en Seine-Saint-Denis, que la question de la conservation des archives se pose de nouveau. Au moment de l’emménagement dans les nouveaux locaux, l’IHS CGT et le centre confédéral d’archives sont créés conjointement pour assurer la préservation de cette masse considérable d’archives, dans le but de collecter, classer, conserver et valoriser ce patrimoine. Le but alors est triple : éviter la dispersion et la destruction des archives de la CGT, les mettre à la disposition des militants comme outils de travail et sources de réflexion, et contribuer à faire progresser la recherche en matière d’histoire sociale.

13À l’origine, l’objectif est de conserver les archives par les militants et pour les militants, afin de garder accessibles les traces de leur activité, leur permettre de faire leur propre histoire et la transmettre aux futures générations de militants. L’ensemble des archives des différents échelons de la CGT est alors sauvegardé et centralisé (confédération, fédérations professionnelles, unions départementales, locales et régionales). Ce projet de départ très ambitieux se révèle rapidement impossible à réaliser matériellement. Un principe est alors rapidement mis au point : chaque organisation de la CGT est responsable de ses propres archives. La confédération, en tant que producteur, reste propriétaire de ses archives, l’IHS CGT les conservant en dépôt et assurant leur traitement et communication. Les archives sont communiquées sans délais de communicabilité prédéfinis, sauf pour les documents concernant la vie privée, comme le stipule la loi française no 2008-696 du 15 juillet 2008 relative aux archives. Le public, reçu en salle de lecture sur rendez-vous, est majoritairement constitué d’étudiants et d’universitaires mais aussi de militants prenant de plus en plus conscience de l’utilité d’exploiter leur propre patrimoine pour construire leurs actions.

L’Institut CGT d’histoire sociale

  • 5 Georges Séguy, secrétaire général de la Confédération générale du travail de 1967 à 1982, aujourd’ (...)

14En 1982, Georges Séguy5, qui vient de quitter le secrétariat général de la CGT et ses camarades ont pour motivations, en plus de préserver les traces écrites de l’expérience de la CGT, de travailler l’histoire de la CGT et plus largement celle du mouvement ouvrier, tout en restant exigeants vis-à-vis de la responsabilité de l’Éducation nationale en particulier dans les collèges et les lycées. Refusant de tomber dans l’hagiographie et les travaux de commandes, la forme associative leur permet d’ouvrir les recherches, bien au-delà des rangs de la CGT, à tous ceux qui le souhaitent. En outre, cette conception permet à l’Institut de mettre en évidence que l’histoire appartient aussi à ceux qui la font, y compris s’ils n’en ont pas une conscience affirmée. Ainsi, l’association agit pour que les syndiqués, les militants s’approprient leur histoire.

  • 6 Henri Krasucki, secrétaire général de la CGT de 1982 à 1992.
  • 7 Les Cahiers de l’Institut CGT d’histoire sociale, no 1, mai 1982, p. 4.

15Henri Krasucki6, élu au 41e congrès, secrétaire général de la CGT, lors de la création de l’IHS, expose les ambitions de la centrale syndicale en ces termes : « Une telle initiative répond à l’intérêt que la CGT porte à la connaissance historique : intérêt pour l’histoire de notre organisation et du mouvement ouvrier, bien entendu, et aussi plus largement pour l’histoire des faits et des mouvements sociaux, de l’histoire sociale dans laquelle la CGT a tenu et tient une part importante7. »

16Depuis sa création, l’IHS CGT organise diverses initiatives valorisant les archives de la CGT. Il propose des conférences, séminaires et colloques, seul ou en coopération avec des universitaires et des chercheurs. Par exemple, en mai 2008, l’IHS CGT a organisé un colloque intitulé « La CGT de 1966 à 1984. Empreinte de mai 1968 » ou encore, en 2009 « Propagande, information, communication. Cent ans d’expérience de la CGT, de 1895 à nos jours ». Le colloque de 2011, organisé en partenariat avec le Centre histoire sociale du XXe siècle de l’université Paris 1 – Panthéon Sorbonne, e portait sur « Les pratiques syndicales du droit. France. XXe et XXI siècle ». Par ailleurs, l’Institut s’adresse aux salariés par l’intermédiaire d’expositions : « Un siècle de luttes » a retracé l’engagement des militants dans les territoires et les professions pour améliorer leurs conditions salariales ; « Syndicalisme et cinéma » consacrée à l’apport du syndicalisme au septième art ; « Des luttes et des femmes » a présenté une fresque sur les grandes étapes de l’émancipation féminine. De plus, l’Institut CGT d’histoire sociale s’est doté d’un pôle éditorial produisant brochures, comptes rendus de colloques, livres et publie une revue trimestrielle Les Cahiers de l’Institut CGT d’histoire sociale. Enfin, avec le souci d’offrir un accès à la connaissance de l’histoire sociale au plus grand nombre de travailleurs, il élargit son champ d’action en travaillant avec une cinquantaine d’instituts professionnels et territoriaux. Ce réseau offre une histoire diversifiée par les aspects régionaux, départementaux et professionnels.

La photothèque : de la volonté de réunir, préserver et donner à voir les fonds photographiques de la CGT

17En octobre 1999, l’Institut CGT d’histoire sociale crée sa photothèque, gérée par Myriam Goncalves, archiviste professionnelle. L’ambition visée est de constituer un lieu de conservation et de mise en valeur permettant de rassembler et de fédérer l’ensemble des collections photographiques de la CGT, de ses organisations et de ses publications. On peut estimer l’ensemble du fonds à 600 000 pièces. Il s’agit essentiellement de tirages papier argentiques noir et blanc et de documents transparents positifs couleurs, ektas et diapositives. La majorité de ces photographies a été réalisée par des photographes professionnels aux différents statuts (salariés, pigistes réguliers ou occasionnels). Certains grands noms de la photographie sociale figurent parmi eux. De manière plus marginale, on compte quelques pièces réalisées par des photographes amateurs.

  • 8 Antoinette, magazine féminin de la CGT, 1955-1989.
  • 9 La Vie Ouvrière, journal de la CGT, (aujourd’hui Nouvelle Vie Ouvrière, NVO).

18Ces photographies proviennent des services iconographiques des journaux de la CGT Antoinette8 et La Vie Ouvrière9 mais aussi des archives de la confédération et de celles de certaines fédérations comme la métallurgie. La plus importante collection conservée est celle de La Vie Ouvrière qui représente plus de la moitié du fonds.

Fig. 1. – Affiche du journal de la CGT, La Vie Ouvrière, 1956. © Collection IHS-CGT.

19Les clichés illustrent des sujets très divers de l’histoire sociale, économique et politique en France et dans le monde au XXe siècle.

20S’ils nous donnent à voir l’histoire du syndicat au travers de ses images et représentations, elles dépassent aussi largement le cadre de la vie syndicale. Le fonds constitue un témoignage irremplaçable des conditions de vie, de travail et des luttes du siècle dernier.

Fig. 2. – Bidonville du Francs-Moisins : provision d’eau au puits, Saint-Denis, février 1966. © Loïk Prat-IHS-CGT.

Fig. 3. – Partie de ping-pong, atelier Citroen, Occupation de Paris, 21 juin 1968, M. Smolianoff-IHS-CGT.

21Le rôle de la photothèque est d’organiser ce fonds et de le conserver dans les conditions optimales nécessaires à sa longévité. Notons ici la grande fragilité des photographies liée à la nature même des supports et des émulsions chimiques utilisées pour révéler l’empreinte photographique. Elles sont en perpétuelle transformation et nécessite une manipulation délicate et des conditions de stockage particulières. Un programme de transition numérique a été lancé, permettant d’envisager une sauvegarde et une pérennisation des collections. Ce programme s’accompagne d’une informatisation du traitement documentaire des photographies et de la mise en place d’une base de données rendant une partie des collections accessible par Internet de la manière la plus rapide et la plus dynamique.

22Militants, chercheurs, étudiants ou professionnels de l’image et des médias constituent les principaux utilisateurs du fonds. Le fonds de la photothèque s’est enrichi de différentes collections d’objets de propagande syndicale ou de communication, comme une collection d’affiches produites par la CGT et ses organisations, estimée à 900 pièces et une collection d’autocollants CGT de plus de 2000 pièces. La richesse des collections de la photothèque permet d’illustrer de nombreux articles, apporte à la connaissance de moments historiques tels que 1936 et 1968. Elle est également sollicitée pour le montage d’expositions remarquables.

L’exploitation des archives du séquestre de 1940 : des sources précieuses pour écrire l’histoire syndicale en France

  • 10 Dreyfus M., Les sources de l’histoire ouvrière, sociale et industrielle en France (XIXe et XXe siè (...)

23Les sources du syndicalisme sont particulièrement fragiles. La réactivation tardive dans l’histoire de la CGT d’un service d’archives n’est pas sans conséquences. Ces archives sont soumises aux aléas de l’activité militante, des scissions, et des déménagements ; et souffrent plus généralement de la négligence des militants ou encore de leur confusion entre documents confédéraux et archives personnelles. Tout cela explique que les archives confédérales ont subi beaucoup de pertes et des destructions irrémédiables. Dans cette affaire, la période d’Occupation a laissé très peu de sources documentaires. Dès novembre 1940, l’ensemble des organisations syndicales est dissous par le gouvernement de Vichy. Une partie de la CGT entre en clandestinité et s’engage dans la résistance face à l’occupant nazi et à l’État français collaborateur. Dans son guide documentaire, Michel Dreyfus10 explique :

« Pour des raisons de sécurité élémentaire, nombreux sont les détendeurs d’archives qui s’empressent de les faire disparaître. Les documents sont parfois enterrés […]. Le plus souvent cependant ils sont incendiés. Dans certains cas le désordre total, la panique, la désorganisation expliquent et précipitent leur perte […]. De nombreux responsables politiques et syndicaux avant tout préoccupés par la sécurité et la clandestinité se débarrassent de ce passé compromettant. »

  • 11 Maitron J., Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. 43, 1914-1939, p. 202-203.

24Pourtant, les archives syndicales sont des sources précieuses pour connaître et écrire l’histoire sociale, économique et politique de la Francee depuis la fin du XIX siècle, comme l’illustre par exemple l’exploitation des archives de la CGT spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme beaucoup d’autres institutions publiques et privées surveillées en France, le siège de la CGT, situé au 211-213 rue Lafayette dans le 10e arrondissement de Paris, est perquisitionné à plusieurs reprises par l’occupant allemand, au printemps 1940. L’article biographique du Maitron11 au sujet de Henri Vieilledent, archiviste de la CGT, précise : « En août 1940, démobilisé, il se rendit au siège de la CGT, 211 rue Lafayette, l’immeuble était vide […] dix-sept perquisitions avaient déjà eu lieu. »

  • 12 Cœuré S., La mémoire spoliée. Les archives des français, butin de guerre nazi puis soviétique, Par (...)

25Dans La mémoire spoliée, Sophie Cœuré souligne, qu’après la défaite française de juin 1940, comme toutes les archives françaises confisquées, celles saisies au siège de la CGT sont expédiées par train en Allemagne12. Elles n’auront toutefois pas le temps d’être beaucoup exploitées par les services secrets allemands. En effet, découvertes en 1945 par l’Armée rouge à Berlin, ces archives seront alors considérées comme des prises de guerre de l’URSS, et envoyées à Moscou. Elles seront alors identifiées et classées aux Archives spéciales d’État, centre ouvert en 1946 au nord de la capitale soviétique, et mises au secret sous la tutelle du KGB pendant un demi-siècle.

  • 13 Cœuré S., La mémoire spoliée, op. cit., p. 218-245.
  • 14 Léon Jouhaux et ses amis décident de quitter la CGT en 1947 et de créer une nouvelle centrale synd (...)

26Au début des années 1990, la découverte à Moscou de la présence d’archives françaises perquisitionnées en 1940 a été une grande satisfaction pour la CGT. Des négociations entre la France et la Russie ont permis le rapatriement d’un patrimoine exceptionnel, notamment celui de la CGT avant 1940, plus important producteur d’archives privées spoliées, comme le démontre la lecture du tableau récapitulatif de l’ensemble des archives françaises restituées inséré à la fin de l’ouvrage de Sophie Cœuré précédemment cité13. Entre 1922 et 1936, la CGT a connu une période de scission entre la CGT confédérée et la CGT unitaire, qui ont réciproquement leur siège rue La Fayette et rue de la Granges-aux-Belles, tous les deux dans le 10e arrondissement de Paris. L’immeuble perquisitionné est celui situé rue Lafayette. Les archives saisies puis emportées par les Allemands ne comportent donc pas celles de la CGTU. Au moment de la restitution, les archivistes du ministère des Affaires étrangères ont scindé arbitrairement en deux versements distincts les fonds rapatriés de la CGT. Le premier versement effectué à l’IHS CGT en mars 2000, était supposé contenir les archives dites « de la CGTU » ; le second versement était destiné, quant à lui, à l’organisation syndicale CGT-Force ouvrière14, considérée par le Quai d’Orsay comme étant la continuité de la CGT.

27Cette décision a entraîné des complications au moment de leur restitution. La CGT a contesté le transfert à la CGT-Force ouvrière, organisation syndicale créée en 1947 et un recours juridique. Le ministère des Affaires étrangères a demandé l’avis consultatif d’un conseil scientifique composé des Archives nationales et d’universitaires spécialisés dans l’histoire du mouvement ouvrier. Leur expertise a confirmé l’appartenance des archives du second versement à la CGT. Ce second transfert à l’IHS CGT a été effectué en octobre 2004. Pour des raisons pratiques, l’ensemble de ces fonds est intitulé « archives du séquestre de 1940 ». Après les restitutions des fonds, l’IHS CGT a mené un travail de traitement archivistique. Sur les 571 boîtes restituées, il reste à ce jour 236 boîtes à dépouiller.

Fig. 4. – Boîtes d’archives restituées des syndicats des techniciens des PTT (1929-1940).

  • 15 Fonds no 77, 1910-1940, 114 cartons, 23 mars 2000. Sources de la direction des Archives du ministè (...)
  • 16 Fonds coté aujourd’hui 97 CFD, 98 CFD, 99 CFD.

28Le premier versement constitué de 114 boîtes15 a été totalement dépouillé à partir de 2000 afin de connaître leur contenu. Ensuite les archives ont été reclassées en fonction d’un plan de classement thématique, calqué sur le fonctionnement et les activités de la CGT, rendant le fonds exploitable scientifiquement et communicable. Ce premier versement16 contient les archives produites par la confédération avant 1940. Les années 1930 sont particulièrement représentées. Ce fonds conséquent regroupe les archives de fonctionnement interne de la CGT : les statuts confédéraux, les comptes rendus de congrès nationaux et les procès-verbaux des réunions des instances dirigeantes tels que le Comité confédéral national et la commission administrative. D’importantes sources permettent de comprendre le processus de réunification, de 1934 à 1936, entre la CGT et la CGTU. L’ensemble des secteurs d’activité de la confédération est représenté, en particulier celui de l’action revendicative, le plus fourni en document, qui traite des thématiques syndicales suivantes : salaires, temps de travail, conventions collectives, protection sociale, etc. On trouve également de nombreuses sources sur les manifestations et les grèves menées pendant cette période : la marche des chômeurs de 1933, la manifestation du 12 février 1934, la grève du 30 novembre 1938. En revanche, qu’il ce fonds contient peu de documents relatifs aux événements de mai-juin 1936 et du Front populaire. Ceux-ci sont nettement plus présent dans les archives produites par les fédérations professionnelles, en lien direct avec les syndicats CGT.

29Le second versement est en cours de traitement. Il concerne les archives des treize fédérations présentent dans l’immeuble CGT du 211-213 rue Lafayette. Les archivistes russes ont divisé ces treize fédérations en vingt-trois fonds, dont quinze fonds ont aujourd’hui été dépouillés. Il s’agit pour le moment d’une identification sommaire du contenu des dossiers. Lors de la réception de ce second versement, l’IHS CGT a hésité à traduire les inventaires en cyrillique restitués en même temps que les fonds. Mais devant les retours d’expériences négatifs de certains centres d’archives publiques ayant constaté des descriptions archivistiques russes pleines de fautes de compréhension des documents rendant les inventaires traduits inutilisables, il a été décidé de les traduire seulement dans un second temps et de les considéré comme des « objets historiques » liés à l’histoire des fonds et de leurs pérégrinations.

Fig. 5. – Dossier issu des archives du séquestre de 1940 de la fédération de l’éclairage et des forces motrices, gaz et électricité (1921-1940).

30L’IHS CGT procède donc, comme pour le premier versement, au dépouillement exhaustif de l’ensemble des dossiers restitués. Pour l’instant, la cotation attribuée par les archivistes russes est conservée, dans l’attente d’un classement aux normes archivistiques actuelles. Les archives identifiées de ce second versement concernent les fédérations suivantes : les travailleurs de l’habillement, la métallurgie, la pharmacie, les ports et docks, les personnels des services publics et des services de santé, les syndicats maritimes, les sous-sols, le spectacle, les tabacs et allumettes, les transports et les travailleurs du bâtiment et des travaux publics. Restent encore à dépouiller la fédération nationale de l’éclairage et forces motrices gaz et électricité et celles des travailleurs des PTT. La consultation de ces fonds permet de pousser l’analyse de la période historique du Front populaire, avec ses problèmes liés à l’application dans les entreprises des lois et conventions votées, ses problématiques juridiques inédits concernant le chômage, la durée travail, les congés payés, etc. Des documents encore non exploités devraient également nous renseigner sur les conséquences de la signature du pacte de non agression germano-soviétique en 1939.

31Les fonds d’archives identifiés sont donc à présent communicables et communiqués. Nous constatons un nombre toujours croissant de demandes de communication. En 2010, sur les demandes de recherches documentaires qui concernent l’ensemble des fonds conservés à l’IHS CGT, quarante demandes concernaient les « archives du séquestre de 1940 ». À ce jour, le sujet le plus abordé est celui du Comité d’accueil des enfants réfugiés espagnols créé par la CGT pendant la guerre d’Espagne. Soulignons que l’intégralité des photographies retrouvées dans les dossiers est déposée et consultable à la photothèque de l’IHS CGT. Les thèmes de recherches qui reviennent le plus souvent sont : la CGT pendant la période coloniale, les revendications et luttes de la CGT pour la semaine de quarante heures, la journée de huit heures, les inégalités de salaires, le premier mai et surtout sur la réunification CGT-CGTU.

  • 17 Poggioli M., La CGT du Front populaire à Vichy. De la réunification à la dissolution 1934-1940, pr (...)

32Pour sa thèse, La CGT du Front Populaire à Vichy. De la réunification à la dissolution 1934-1940,, Morgan Poggioli17 a eu recours à ces archives. Il en a apprécié la richesse :

« Le fonds de l’IHS CGT – écrit-il – qui constitue une base archivistique inédite et encore peu exploitée, offre des perspectives de recherche et devrait permettre l’ouverture ou la prolongation des travaux historiques. L’apparition de nouvelles sources de cette importance est assez rare pour susciter l’intérêt des chercheurs et espérer faire progresser l’historiographie du mouvement syndical français. »

33En conclusion, ces archives spoliées rendues à la CGT sont extrêmement importantes tout d’abord pour l’histoire de l’organisation syndicale, pour la connaissance et la recherche de son propre passé. Ces fonds, en tant que patrimoine national spolié puis restitué à son producteur, sont singuliers et l’analyse de leurs différents traitements favorisera à n’en pas douter les progrès de l’histoire de l’archivistique française.

Notes

1 Dreyfus M., Histoire de la CGT, Bruxelles, Éditions Complexe, 1995. Willard C. (dir.), La France ouvrière, Paris, Éditions sociales, Tome 1-3, 1993.

2 Collectif, Regards sur la Charte d’Amiens, IHS CGT, Montreuil, 2011. Pigenet M. (dir.), Victor, Émile, Georges, Fernand, et les autres […]. Regards sur le syndicalisme révolutionnaire, Nérac, Éditions d’Albret, 2007.

3 La commission d’administration devient en 1967 la commission exécutive (CE).

4 La Voix du peuple, no 207, janvier 1938, p. 14-15.

5 Georges Séguy, secrétaire général de la Confédération générale du travail de 1967 à 1982, aujourd’hui président d’honneur de l’Institut CGT d’histoire sociale.

6 Henri Krasucki, secrétaire général de la CGT de 1982 à 1992.

7 Les Cahiers de l’Institut CGT d’histoire sociale, no 1, mai 1982, p. 4.

8 Antoinette, magazine féminin de la CGT, 1955-1989.

9 La Vie Ouvrière, journal de la CGT, (aujourd’hui Nouvelle Vie Ouvrière, NVO).

10 Dreyfus M., Les sources de l’histoire ouvrière, sociale et industrielle en France (XIXe et XXe siècles) : guide documentaire, Paris, Éditions ouvrières, 1987, p. 16.

11 Maitron J., Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. 43, 1914-1939, p. 202-203.

12 Cœuré S., La mémoire spoliée. Les archives des français, butin de guerre nazi puis soviétique, Paris, Payot, 2007.

13 Cœuré S., La mémoire spoliée, op. cit., p. 218-245.

14 Léon Jouhaux et ses amis décident de quitter la CGT en 1947 et de créer une nouvelle centrale syndicale, CGT-Force ouvrière. Voir Dreyfus M., Histoire de la CGT, Bruxelles, Éditions Complexe, 1995.

15 Fonds no 77, 1910-1940, 114 cartons, 23 mars 2000. Sources de la direction des Archives du ministère des Affaires étrangères.

16 Fonds coté aujourd’hui 97 CFD, 98 CFD, 99 CFD.

17 Poggioli M., La CGT du Front populaire à Vichy. De la réunification à la dissolution 1934-1940, préface Serge Wolikow, Paris, IHS CGT, 2007.

Table des illustrations

Légende Fig. 1. – Affiche du journal de la CGT, La Vie Ouvrière, 1956. © Collection IHS-CGT.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/130350/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 25k
Légende Fig. 2. – Bidonville du Francs-Moisins : provision d’eau au puits, Saint-Denis, février 1966. © Loïk Prat-IHS-CGT.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/130350/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 257k
Légende Fig. 3. – Partie de ping-pong, atelier Citroen, Occupation de Paris, 21 juin 1968, M. Smolianoff-IHS-CGT.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/130350/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 178k
Légende Fig. 4. – Boîtes d’archives restituées des syndicats des techniciens des PTT (1929-1940).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/130350/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 134k
Légende Fig. 5. – Dossier issu des archives du séquestre de 1940 de la fédération de l’éclairage et des forces motrices, gaz et électricité (1921-1940).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/130350/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 116k

Auteur

Archiviste à l’Institut CGT d’histoire sociale.

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