Autour des restitutions des biens culturels de 1944 à nos jours
p. 313-325
Texte intégral
1Le nombre de biens touchés par les pillages et spoliations des autorités de l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale a atteint un chiffre encore jamais atteint au cours d’autres conflits. On compte habituellement 100 000 objets officiellement réclamés, 10 millions d’ouvrages1, et des archives dont le volume n’a pas été estimé. En 1950, 61 233 biens provenant de France avaient été récupérés dans les différents pays de l’Axe. Sur ce nombre, 14 000 objets non identifiables et parfois de faible valeur furent remis à l’administration des Domaines. L’administration française (ministère de l’Éducation nationale, ministère des Affaires étrangères) poursuivit jusqu’aux années 1960 son travail d’enquête et de restitution puis elle fut relayée par les autorités allemandes dans le cadre de la loi BRüG en juillet 19572. Une longue parenthèse de deux décennies s’ouvrit alors en France avant la reprise des recherches au début des années 1990. La chute du rideau de fer, la réunification allemande, la nécessité de rétablir la justice pour des familles qui n’avaient pu faire valoir leurs droits au moment de la Libération se sont conjuguées pour remettre sur le métier l’ouvrage des restitutions.
2Si la direction des Archives du ministère des Affaires étrangères et européennes (AMAE) est impliquée dans cette question, c’est au titre des archives qu’elle conserve et en vertu d’anciennes attributions du département pour la restitution d’œuvres d’art, héritées de l’Office des biens et intérêts privés (OBIP), créé au lendemain de la Première Guerre mondiale. Elle est de surcroît dépositaire depuis 1990 des archives des services français de restitution de biens culturels créés à partir de 1944. Elle met également à la disposition du public d’autres fonds complémentaires susceptibles d’élargir le champ des recherches sur les familles victimes de l’activité des autorités de l’Allemagne nazie et sur la provenance de leurs biens.
3On étudiera au cours de cette intervention : le contexte juridique des restitutions, de l’entre-deux-guerres à la période actuelle, puis, les sources existant sur les biens spoliés, en particulier au ministère des Affaires étrangères et européennes, enfin, l’action de l’État en matière de restitution et d’indemnisation.
Contexte historique et juridique de la création des services de récupération des biens spoliés, de l’entre-deux-guerres à la période actuelle
4L’invasion de la France par l’armée allemande le 10 mai 1940, l’entrée dans Paris le 14 juin s’accompagnent immédiatement d’un pillage systématique de grandes collections publiques et privées, appartenant, notamment pour ces dernières, à des personnalités juives ou engagées dans des partis ou associations stigmatisés par l’idéologie nazie et par le gouvernement vichyste, comme la franc-maçonnerie. Dès le mois de juillet 1940, et au mépris des contestations exprimées par les autorités françaises, inquiètes que ces appropriations n’appauvrissent le patrimoine français, les officiers allemands s’emparent, pour assurer leur « sûreté » en Allemagne, des collections d’Alphonse Kann, Paul Rosenberg, Bernheim Jeune, Jean, André et Jacques Seligmann et Georges Wildenstein, prenant bibliothèques, papiers et œuvres sans distinction et dépouillant au cours des années d’occupation des dizaines de milliers d’hôtels particuliers, appartements, coffres de banque, établissements (synagogues, écoles), commerces, etc. Ils agissent par l’entremise d’agences comme l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg ou sur les ordres de l’ambassadeur Otto Abetz nommé en août 1940 à Paris. La rapidité des exactions s’explique par leur minutieuse préparation dès les années 1930, au cours de voyages « scientifiques », dont le résultat est un rapport sur le patrimoine artistique germanique considéré comme confisqué par les pays voisins, remis au Führer le 18 septembre 1940 par Otto Kümmel. Un rapport plus détaillé fut remis au ministre de l’Information et de la propagande du Reich, Goebbels, le 20 janvier 1941 et doté d’un supplément daté du 30 juin de la même année.
5Les forces allemandes allaient volontairement à l’encontre du droit international, qui se consolide au cours et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale3. Les biens spoliés à certains Français, notamment ceux déchus de leur nationalité par le régime de Vichy4, sont définis comme biens ennemis, butin de guerre et spoliés à ce titre. Rappelons le contexte juridique contre lequel agissent les troupes dirigées par Hitler. Après avoir longtemps relevé du droit de conquête, les biens culturels sont progressivement considérés dans l’Europe de la Révolution comme devant être particulièrement protégés. Ainsi en Thermidor an IV, naît une opposition aux pillages révolutionnaires. Antoine Quatremère de Quincy développe la théorie du contexte géographique et culturel des œuvres et déclare : « diviser c’est détruire » (Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l’art de l’Italie, 1796). À partir de 1815 et jusqu’au XXe siècle, la lente élaboration d’accords internationaux destinés à lutter contre les spoliations permet des restitutions de grande ampleur, après la Révolution, malgré l’absence de clause sur les œuvres d’art dans les textes des traité de Paris de 1814 et 1815 et d’un corpus législatif spécifique5. Les principes concernant la protection des biens culturels en cas de conflit armé sont établis pour la première fois dans la convention de La Haye de 1899, également appelée conférence internationale de la paix, complétée par celle de 19076. Ces conventions entendent « réviser les lois et les coutumes générales de la guerre » dans le but de les humaniser. Le traité de Versailles évoque dans son article 245 la restitution des biens prélevés par les Allemands depuis 1870. Un traité concernant la protection des institutions artistiques et scientifiques et des monuments historiques dit « pacte Roerich » est signé à Washington le 15 avril 1935. Devant les exactions allemandes, les Alliés signent le 12 novembre 1943 l’ordonnance dite « de Londres » sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle7.
6Les services français de restitution se fondent sur ces textes complétés par deux ordonnances de 1944 : celle du 16 octobre qui autorise l’administration des domaines à restituer les biens placés sous séquestre et celle du 14 novembre relative à la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle.
7Les pillages menés durant la Seconde Guerre mondiale ont conduit à un renforcement sans précédent du droit international, qui peine néanmoins dans les faits à s’imposer, en raison de la législation propre à chaque pays et des intérêts souvent contraires des détenteurs actuels des œuvres. En outre, la circulation illicite de biens spoliés durant la dernière guerre n’est pas aussi réglementée que celle des biens récemment volés. En effet, les spoliations sont dans certains pays prescrites au bout d’un certain délai. Les biens peuvent aussi être retenus dans le pays où ils ont été retrouvés en raison des règles empêchant l’exportation ou être considérés comme « prises de guerre ». De plus, « certaines lois interdisent ou restreignent l’accès aux informations requises pour déterminer qui était propriétaire d’un bien donné à l’époque considérée », ce qui limite encore l’établissement de la preuve de provenance8. Le droit, tant national qu’international, offre peu de voies de recours en matière de restitution de biens culturels détenus de façon abusive.
8Cet état de fait est source de litiges, c’est pourquoi des tentatives de régulation ont abouti à quelques grands accords internationaux. L’Unesco a ainsi mis en place un triptyque composé des accords de 19549, de la convention de 197010 complétée par la convention dite « unidroit » de 199511. La convention de 1970 n’a été ratifiée et n’est entrée en vigueur en France qu’à compter du 7 janvier 1997. Elle ne fonde pas les actions contre les personnes privées françaises et toute action engagée contre l’État pour des faits antérieurs est irrecevable. La convention de 1995 vise à mettre en place des règles unifiées de droit privé entre les États et les parties. Elle a été signée par la France le 24 juin 1995 mais n’a pas été ratifiée12. Cette convention est contestée par les professionnels du marché de l’art en ce qu’elle fait passer de 3 à 50 ans le délai de prescription et risque de renverser la charge de la preuve en cas de détention litigieuse. Le droit interne français est peu favorable aux restitutions et l’établissement de la preuve est à la charge de la personne qui s’estime spoliée (« en fait de meubles, possession vaut titre » – art. 2276 du Code civil). La France a néanmoins transposé dans le code du patrimoine la directive européenne 93/7/CEE du 15 mars 1993 relative à la restitution des biens culturels ayant quitté illicitement le territoire d’un État membre de la Communauté européenne mais elle n’a aucun effet rétroactif sur les biens spoliés par les autorités de l’Allemagne nazie13.
9En mars 1999 est créée la commission européenne sur les œuvres d’art spoliées dont les objectifs déclarés sont de « suivre l’évolution et les progrès de la mise en œuvre des principes de Washington, établir un programme d’action, aider les demandeurs, communiquer et coordonner les travaux des divers groupes et organismes et faire campagne en faveur d’une législation européenne en la matière ». Le 4 novembre de la même année, le Conseil de l’Europe adopte la résolution 1205 inspirée des principes édictés lors de la conférence de Washington. La nécessité est désormais reconnue par de nombreux pays (gouvernements, acteurs du marché de l’art) d’unifier les législations nationales et les définitions juridiques de bien culturel, recel, règles de prescription, de développer la coopération douanière, de lier entre elles les bases de données de biens volés des pays concernés. Plusieurs organisations internationales agissent en ce sens : Interpol (International Criminal Police Organization), l’Organisation mondiale des douanes (OMD), des organisations non gouvernementales associées à l’Unesco comme l’ICOM (International council of Museums). Des accords de coopération ont été signés entre l’OMD et Interpol en novembre 1998 et entre l’Unesco et Interpol en octobre 1999.
10La question juridiquement complexe de restitution de biens volés à une époque ancienne et retrouvés sur le marché a incité des maisons de vente comme Sotheby’s en 199714, et Christie’s au début des années 200015 à créer un département spécialisé composé de juristes qui enquêtent sur la provenance de biens d’origine suspecte. Ces maisons agissent souvent, en l’absence de règles de droit international, comme des arbitres qui facilitent les négociations entre leurs clients et les familles spoliées16.
11L’action des États destinée à mettre en place un cadre juridique et financier pour réparer les dommages liés à la Seconde Guerre mondiale a été le sujet de plusieurs conférences internationales dont deux méritent d’être particulièrement citées pour leur audience et les résolutions adoptées par une quarantaine de pays : celle de Washington, organisée en 1998 par le département d’État et le musée du mémorial de l’holocauste, qui visait à poursuivre les réparations envers les victimes du nazisme et celle de Prague en juin 2009 « Holocaust Era Assets Conference, a follow-up of the Washington conference, adopting measures to rectify injustice, keeping the memory of the holocaust ». Une déclaration, dite de Terezin, signée à l’issue de cette dernière rencontre, a engagé les 46 pays présents à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour poursuivre les réparations envers les victimes. L’accès aux archives sur les spoliations en fait partie.
Quelles sources étudier, en particulier au ministère des Affaires étrangères et européennes ?
12Aucune recherche sur une famille, un bien ou une collection de livres ou d’archives ne peut se faire à partir d’un fonds unique et il est nécessaire de parcourir les centres où sont conservées les archives des services français de restitution actifs dès 1944. Ils ont été identifiés dans deux guides de sources, le Guide des sources de la Seconde Guerre mondiale publié en 1994 et plus spécifiquement celui dirigé par Caroline Piketty et paru en 2000 à l’issue des travaux de la mission d’étude sur la spoliation des juifs de France, dite mission Mattéoli.
13Dans sa lettre de mission adressée à Jean Mattéoli, alors président du Conseil économique et social, ancien déporté de la Résistance, le Premier ministre Alain Juppé demandait « d’étudier les conditions dans lesquelles les biens immobiliers et mobiliers, appartenant aux Juifs de France, ont été confisqués, ou d’une manière générale, acquis par fraude, violence ou vol, tant par l’occupant que par les autorités de Vichy entre 1940 et 1944 ». Il s’agissait aussi de tenter « d’évaluer l’ampleur des spoliations qui ont pu être ainsi opérées, à quelles catégories de personnes, physiques et morales, celles-ci ont profité », de définir le sort réservé à ces biens depuis la fin de la guerre jusqu’à nos jours, d’identifier la localisation actuelle desdits biens ainsi que leur situation juridique, d’établir un inventaire des biens accaparés sur le sol français qui seraient encore entre les mains d’institutions ou d’autorités publiques, françaises ou étrangères. Plusieurs aspects de la spoliation furent envisagés : l’argent pris aux internés de Drancy, les entreprises aryanisées, les œuvres « Musées nationaux récupération » (MNR), les avoirs déposés dans les banques, les contrats d’assurance en déshérence, les mobiliers pillés, les droits d’auteur non versés.
14L’important travail de dépouillement des archives françaises qui s’ensuivit permit de mesurer l’ampleur des spoliations, d’identifier les services acteurs des spoliations et des restitutions, le processus de pillage, la liste des propriétaires, leurs adresses, parfois le sort de leurs biens, leur localisation dans le meilleur des cas, investigations qui ont conduit au retour aux ayants droit de centaines d’objets.
15Ce travail fut principalement mené dans les centres suivants. Tout d’abord aux Archives nationales avec la sous-série AJ 38 (commissariat aux questions juives et service de restitution des biens retrouvés en France et identifiables créé par les commissaires de la République en janvier-février 1945) et la sous-série AJ 40 (services allemands en France et dans les colonies). Il se déroule également dans les archives départementales : les archives de Paris conservent en particulier les référés du tribunal civil et du tribunal de commerce, les registres du commerce et des métiers, les dossiers des dommages de guerre pour Paris et la « petite couronne », les archives des commissaires-priseurs, les dossiers des déchus de la nationalité française et les dossiers des profits illicites. Enfin, on a utilisé les fonds du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC).
16Cet inventaire a été complété par les Archives nationales allemandes à Coblence et à Berlin, en particulier les dossiers produits au moment de la mise en application de la loi Brüg17. Enfin, il s’est basé sur les fonds conservés par la direction des archives du ministère des Affaires étrangères qui proviennent d’une part de l’administration centrale du Quai d’Orsay (services français de récupération artistique, Office des biens et intérêts privés, direction Europe, direction juridique), d’autre part de celle des zones d’occupation française en Allemagne dont les archives conservées à Colmar depuis 1955 sont à présent conservées dans un bâtiment unique à La Courneuve18. On y trouve les archives du Groupe français du conseil de contrôle, du gouvernement militaire de Berlin rapatriées en 1983 et 1984, du haut-commissariat de la République française en Allemagne (dont une division réparations-restitutions), du haut-commissariat de la République française en Autriche (dont une division réparations-restitutions, contrôle des biens). Y sont aussi conservées des archives de l’administration centrale comme la direction des accords techniques qui comportait une division « Biens français à l’étranger » chargée des études et négociations concernant les biens et intérêts français à l’étranger et, en particulier, de la restitution des biens saisis par l’Allemagne. Ses attributions ont été reprises par le service des accords bilatéraux dont les dossiers sont classés par pays19.
17Les services de l’occupation française en Allemagne et en Autriche livrent le plus de documents intéressant la recherche sur les restitutions. Pour l’Allemagne, l’organe essentiel des restitutions est la direction des réparations et des restitutions du Gouvernement militaire de la zone française d’occupation (ZFO) à Baden-Baden20. Au sein du Groupe français du Conseil de contrôle (GFCC), la division réparations-restitutions est également chargée des questions de récupération des biens spoliés. À l’échelon des provinces et des cercles de la ZFO opèrent également des services réparations-restitutions chargés essentiellement du dépouillement des déclarations obligatoires des Allemands, mais aussi de la prospection, du renseignement et de la conservation des biens spoliés. À Vienne, la division réparations-restitutions et contrôle des biens est chargée entre autres des restitutions de biens spoliés à la France.
18Ainsi, à tous les niveaux de l’administration française de l’occupation en Allemagne et en Autriche, il existe des services chargés des questions de récupération des biens spoliés. Par conséquent, l’ensemble des séries d’archives des anciennes zones françaises d’occupation sont susceptibles de détenir des informations sur les spoliations et restitutions.
19La collection des archives des services français chargés de la récupération des biens culturels spoliés constitue un autre ensemble important qui surprend par la diversité de ses provenances administratives : commission de récupération artistique (1944-1949), Office des biens et intérêts privés (1919-1955), bureau central des restitutions en zone française, service de récupération artistique de Berlin, service de remise en place des œuvres d’art (1950-1956 ?), sous les ordres de Rose Valland et sous la tutelle du haut-commissariat de la République française en Allemagne. Leurs activités cessent à compter de la mise en application par les autorités allemandes de la loi fédérale de restitution dite « loi Brüg » en juillet 1957 mais le service de protection des œuvres d’art (1955-années 1960) poursuit irrégulièrement ses travaux21. Cette collection d’archives a été longtemps intitulée « fonds Rose Valland » en raison des activités de celle qu’on a appelée la « dame du Jeu de paume » ou « capitaine Beaux-Arts » et qui a consacré la majeure partie de sa carrière à la restitution des œuvres d’art22. Elle est actuellement désignée sous le titre de « série des archives de la récupération artistique ».
20La commission de récupération artistique (CRA) est créée par l’arrêté du 24 novembre 1944, rattachée au ministère de l’Éducation nationale, et installée à Paris. Elle étudie les problèmes posés par la récupération des œuvres d’art et examine les demandes de restitution formulées par les spoliés et les ayants droit, qui sont adressées parallèlement à l’Office des biens et intérêts privés (OBIP), qui assure les formalités de la restitution en lien avec la CRA. Les dossiers des propriétaires sont donc généralement constitués en deux exemplaires. On y trouve une majorité de familles juives mais aussi les demandes d’institutions privées comme la bibliothèque Tourgueniev, le cercle républicain, ou publiques comme le musée de l’Armée, certains musées de province (Reims, Troyes, Dijon, Nemours…). La CRA travaille en liaison avec de multiples administrations – à l’étranger : les Collecting points (CCP) rattachés aux troupes alliées en Allemagne et en Autriche, et celui des Français basé à Baden-Baden, intitulé bureau central des restitutions (BCR), et rattaché à la division des réparations et restitutions du commandement en chef français en Allemagne. En France, la CRA collabore avec l’OBIP, le service des restitutions, la direction générale des Études et des Recherches (DGER, ancêtre de la DGSE), la Cour de justice du département de la Seine, l’administration des douanes, celle des domaines (direction générale de l’Enregistrement, des Domaines et du Timbre).
21Dissoute le 31 décembre 1949, la CRA transmet l’ensemble de ses compétences à l’OBIP, organisme juridiquement et financièrement autonome, créé par décret en décembre 1919 pour défendre les intérêts des ressortissants français. Le décret no 49-1344 du 30 septembre 1949 relatif à la fin des opérations de la CRA stipule que l’OBIP prendra en charge à partir du 1er janvier 1950, toutes les opérations en suspens et les affaires nouvelles dont traitait antérieurement la CRA23. C’est donc l’OBIP par exemple qui, au début des années 1950, dépose quelque 2 058 œuvres non restituées dans les MNR. Supprimé en application de la loi du 31 décembre 1953, il devient un service du MAE sous le nom de SBIP mais les deux administrations coexistent encore une année puisque l’Office des biens et intérêts privés n’est effectivement dissous qu’en 1955. Pendant et surtout après la Seconde Guerre mondiale, l’office reprend ses activités en recensant et traitant toutes les réclamations de biens (matériel, chevaux, œuvres d’art, voitures, etc.) pris par les Allemands lors de l’occupation de la France, la CRA n’étant attributaire, entre 1944 et 1949, que des dossiers concernant les biens culturels. Le nouveau service est rattaché en 1953 à la direction des Affaires économiques et financières du MAE puis, en 1968, passe sous l’autorité de la direction des Conventions administratives et affaires consulaires qui, en 1979, prend le nom de direction des Français à l’étranger (DFAE). Après avoir longtemps été conservé au centre des archives de Nantes, l’ensemble des archives de l’OBIP a été transféré en juin 2010 à La Courneuve et il est essentiellement communiqué aux services administratifs chargés d’instruire des demandes d’indemnisation.
22En 1950 le Service de récupération et de protection des œuvres d’art (SRPOA) s’organise, avec une section particulière pour les archives, à Baden-Baden. L’ancien bureau central des Restitutions devient presque exclusivement un centre d’archives et de documentation pour le SRPOA, qui centralise « autant qu’il lui a été possible de le faire, toutes les archives provenant des missions françaises en zones américaine et britannique. Ces archives étaient constituées par les dossiers de recherches concernant les œuvres d’art restituables à la France » (note de Rose Valland, s. d.). La documentation provient aussi de l’OBIP. À sa création, le SRPOA doit fournir la liste détaillée de tous les biens culturels non retrouvés, tâche qu’il peut effectuer à partir des dossiers remis à Baden-Baden.
23En 1955, le service de protection des œuvres d’art (SPOA) est créé, rattaché à la direction des Musées de France (ministère de l’Éducation nationale) et dirigé par Rose Valland. L’arrêté de création en est publié au Journal officiel le 15 mai 1955. Il est chargé notamment d’« apporter aux services relevant du ministère des Affaires étrangères le concours technique prévu [dans le décret du 30 septembre 1949] et de représenter l’administration des musées auprès des organismes français ou étrangers compétents et auprès des collectivités ou individus spoliés ». Il permet de continuer la liaison avec le gouvernement de la République fédérale d’Allemagne pour la liquidation des opérations découlant des spoliations artistiques, et notamment, dès 1957, des demandes d’indemnisations présentées dans le cadre de la loi « Brüg ». L’action parallèle ou successive des services de restitution, le rôle de l’OBIP puis du SBIP dans ce processus, incitent en 1975 Rose Valland à demander le versement de ces archives, stockées à la direction des Musées de France, aux archives diplomatiques (centre de Colmar). Quand elle meurt en 1980, les archives n’ont pu encore trouver leur place dans un bâtiment d’une capacité de stockage limitée. Elles restent donc dans les caves du château de Bois-Préau jusqu’au début des années 1990, date de leur retour au ministère des Affaires étrangères. Issue de la succession de services dont les autorités de tutelle ont varié entre 1944 et les années 1960, la collection conservée par la direction des archives du MAE reflète donc l’action complexe et intense de l’administration française en faveur des familles et institutions spoliées. Les recherches y sont régulièrement menées par un large public malgré l’absence d’un inventaire satisfaisant.
24Tous les dossiers nominatifs (CRA, OBIP, listes ERR) ont été décrits en détail et sont disponibles en salle des inventaires ; à terme les instruments de recherche seront également consultables sous forme numérique. Il reste cependant quelques difficultés de classement liées à l’hétérogénéité des documents et à la diversité de leur provenance administrative qui nécessitent un traitement analytique et une indexation rigoureuse. Il sera nécessaire de mener une campagne de numérisation des documents les plus fragiles et les plus consultés : dossiers nominatifs, fiches, photographies, papiers trop fins et cassants pour être communiqués.
25La réforme, en juillet 2008, de la loi de 1979 sur les archives et des délais de communicabilité passés de 60 à 50 ans pour les documents « susceptibles de mettre en cause la vie privée des personnes » a permis, dès la réouverture de la salle de lecture en septembre 2009, la mise à la disposition du public de ce fonds, ouvrant de nouvelles perspectives scientifiques et permettant aux ayants droit et institutions concernées (musées, maisons de vente) d’effectuer eux-mêmes leurs recherches.
26Faute de classement et d’inventaire définitifs, et pour les raisons de communicabilité évoquées plus haut, ce fonds est resté jusqu’à présent très méconnu des chercheurs. Il recèle des richesses qu’il faut encore explorer sur le fonctionnement des services parisiens de la CRA et de l’OBIP, les recherches et enquêtes menées avec les bureaux des zones françaises d’occupation, les convois d’œuvres revenues d’Allemagne et d’Autriche, les dossiers préparatoires à la rédaction du tome VII du Répertoire des biens spoliés (« Bibliothèques », publié en 1949), le contenu de la collection de Göring à partir des photographies sur plaque de verre et des tirages sur papier numérisés par la direction des archives en 2009. La participation à des conférences et colloques permet de mettre ce fonds en valeur, une intervention en janvier 2010 au cours du séminaire d’Anne Grynberg (Paris I) a par exemple présenté au moyen de quelques cas d’étude, la question de la dispersion et de la disparition de certaines collections d’artistes juifs, musiciens comme Darius Milhaud, écrivains comme André Maurois, peintres comme Jésékiel Kirschenbaum ou sculpteurs comme Chana Orloff24.
Action de l’État en matière de restitution et d’indemnisation
27En matière de recherches dans les archives et de restitution de biens culturels, le rôle de la direction des archives a évolué depuis le début des années 1990. Après avoir pris une part active à l’identification des biens, elle a actuellement pour objectif prioritaire de conserver et communiquer les dossiers dont elle a la garde.
28Dans un premier temps, à la faveur de la réunification de l’Allemagne, des possibilités de récupération de biens culturels qui pouvaient se trouver sur le territoire de l’ex-République démocratique allemande se sont offertes. Des échanges ont alors eu lieu entre la France et la République fédérale d’Allemagne qui ont permis la création, en 1992, d’un groupe de travail franco-allemand pour les biens culturels qui s’est efforcé, jusqu’au début des années 2000, de réunir le maximum d’informations sur les biens spoliés pendant la dernière guerre.
29Le MAE est également intervenu pour obtenir des restitutions de biens culturels à la place des particuliers dans des négociations menées avec des pays tels que la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, les États-Unis, le Japon, la Pologne, la République tchèque, la Slovénie ou la Russie, etc. Les négociations ou les actions directes ou indirectes du ministère portent à 109 les restitutions effectuées entre 1993 et 2008, la plupart sur la base des documents découverts dans les fonds de la direction des archives. Des biens ont pu être restitués de leur plein gré par des particuliers, en France ou à l’étranger ; des œuvres d’art ont pu faire l’objet de négociations menées par le ministère avec différents pays – 28 tableaux ont par exemple été rendus par l’Allemagne en 1994 ; des recherches plus approfondies sur les MNR ont permis de mieux identifier leurs propriétaires.
30Actuellement, le rôle de la direction des archives consiste d’une part à communiquer au public les références pertinentes aux documents originaux. Elle a ainsi contribué, en ouvrant largement ses collections, aux travaux de Patricia Kennedy Grimsted sur l’ERR qui ont été publiés en ligne à l’automne 201125, et de la Conference on Jewish Material Claims Against Germany, avec la collaboration du musée américain de l’Holocauste26. Elle coopère régulièrement d’autre part avec la direction des Musées de France dans le cadre des recherches sur les MNR, et avec la CIVS (commission d’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites pendant l’Occupation) pour constituer les dossiers qui ouvriront des droits à indemnisation.
31Depuis 1997, le MAE et la DMF (actuel service des musées de France du ministère de la Culture) ont intensifié les recherches pour identifier la provenance d’œuvres conservées en MNR grâce à la découverte de nouveaux documents. Ainsi ont été restitués des tableaux de Gleizes, Picasso, Granet, Monet, Léger etc. soit 47 peintures, sculptures, vitraux, objets d’art conservés dans les musées de France dans la catégorie des MNR, des REC (dessins) ou des OAR (objets d’art). Le dernier en date, le Mur rose de Matisse (MNR R5P), a été remis en novembre 2008 à la Maguen David Adom UK.
32Le département travaille également depuis le début des années 1990 à la recherche et à la restitution de la collection Schloss, dont aucune œuvre ne se trouve en MNR. Les négociations ont permis de restituer six œuvres aux héritiers.
33Le MAE est enfin l’un des nombreux services d’archives auquel la CIVS s’adresse dans le cadre de l’instruction des dossiers de demande d’indemnisation. Depuis sa création en septembre 1999, la commission a traité près de 26 000 requêtes. Sur cette masse considérable, 1868 sont des dossiers de demandes de biens culturels revendiqués27. À la fin de l’année 2010, les requêtes de la CIVS adressées au MAE et touchant les biens culturels (moins nombreuses que celles sur les biens de valeur) s’élevaient à près de 250. Trois quarts sont négatives mais les réponses positives donnent lieu à des indemnisations, parfois d’un montant élevé, voire à des restitutions28. L’activité de la CIVS ne se substitue pas à l’action permanente de l’administration en vue de la restitution (ministère des Affaires étrangères, ministère de la Culture, service des musées de France) et de l’application des normes internationales (conférence de Washington en 1999, Unesco, ICOM, Conseil de l’Europe).
34La direction des Archives est également associée au portail international lancé par les Archives nationales américaines (NARA) pour faciliter les recherches de sources sur la provenance des œuvres : International Research Portal for Records Related to Nazi-Era Cultural Property dont le lancement officiel a eu lieu à Washington le 5 mai 2011 avec les Archives nationales de Grande-Bretagne, de Belgique et les archives fédérales d’Allemagne29.
35Le travail de la direction des Archives a permis depuis les années 1990 d’établir l’itinéraire de nombreux biens, de connaître leur provenance et de les restituer aux ayants droit, enfants et petits-enfants, le plus souvent grâce à l’exploitation des dossiers produits par les services français de la récupération artistique. De nouveaux chantiers sont ouverts depuis que la loi sur les archives publiée en juillet 2008 a réduit les délais de communicabilité : harmonisation des inventaires destinés au public, numérisation de documents photographiques. L’ouverture au public et la préservation de ces documents doivent se rejoindre grâce à la numérisation et à l’indexation de ce fonds précieux encore trop rarement cité parmi les sources des ouvrages de référence sur la question.
Notes de bas de page
1 Poulain M., Livres pillés, lectures surveillées. Les bibliothèques françaises sous l’Occupation, Paris, Gallimard, 2008.
2 Bundesrückerstattungsgesetz, loi fédérale de restitution adoptée par le Parlement allemand le 19 juillet 1957.
3 Voir l’introduction au présent ouvrage de Charles Kecskemeti sur les saisies d’archives et de bibliothèques et l’évolution du droit international.
4 Lois du 22 juillet et du 27 septembre 1940.
5 Voir le Recueil des traités et conventions entre la France et les puissances alliées en 1814 et 1815. Suivi de L’acte du Congrès de Vienne, publié par l’imprimerie royale en 1815.
6 Article 27 des règlements de La Haye de 1899 et 1907, et article 5 de la convention 9 de La Haye de 1907 concernant le bombardement par les forces navales en temps de guerre. Ces dispositions imposent aux habitants ou aux assiégés le devoir de désigner les biens culturels par des signes distinctifs. D’autres dispositions figurent également dans les règles de la guerre aérienne de La Haye de 1922-1923, particulièrement dans les articles 25 et 26. L’Allemagne ratifia la convention de 1907 le 27 novembre 1909.
7 Le Comité national français publie, en outre, le 30 janvier 1943, au Journal Officiel de la France combattante, la déclaration suivante : « Le Comité national français, conjointement avec les gouvernements de dix-sept pays alliés, fait connaître par la déclaration ci-dessous sa résolution de s’opposer par tous les moyens en son pouvoir au pillage par l’ennemi des territoires qu’il occupe ou sur lesquels il exerce une autorité de fait. »
8 Voir le Rapport fondé sur l’audition tenue par la commission de la culture et de l’éducation de l’Assemblée à Paris, 19 avril 1999, révisé le 2 novembre 1999. Conseil de l’Europe. Document no 8563, point 365. Identification: [http: //assembly.coe.int/Mainf.asp?link=/Documents/WorkingDocs/Doc99/FDOC8563.htm].
9 Accords de La Haye ou Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, avec Règlement d’exécution, signés à La Haye le 14 mai 1954 – Premier protocole – complétés par le deuxième protocole du 26 mars 1999. Elle n’établit aucun principe de restitution des biens volés dans le cadre de conflits armés.
10 Convention du 14 novembre 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriétés illicites de biens culturels. Elle en donne une définition complète dans son article 1er. En application de son article 13 – alinéa (c), les États parties s’engagent à « admettre une action de revendication de biens culturels perdus ou volés exercée par le propriétaire légitime ou en son nom ».
11 Unidroit est l’appellation de l’Institut international pour l’unification du droit privé, organisation intergouvernementale créée en 1926, qui siège à Rome.
12 Le projet de loi voté par l’Assemblée nationale n’a en effet pas encore pu être inscrit à l’ordre du jour du Sénat.
13 Loi no 95-877 du 3 août 1995 abrogée le 24 février 2004 et inscrite dans les articles L. 112-1 à L. 112-25 du Code du patrimoine. Ceux-ci ne s’appliquent qu’aux biens qualifiés de « trésors nationaux ».
14 [http://www.sothebys.com/about/investorrelation/bus_ethics_conduct.html].
15 Le service est présenté sur le site Internet de Christie’s : [http://www.christies.com/services/restitution/index.aspx].
16 Je remercie Maître Corinne Hershkovitch des réponses qu’elle m’a données sur ces points et renvoie à son dernier ouvrage publié : Rhershkovitch C., La Restitution des œuvres d’art. Solutions et impasses, Paris, Hazan, 2011.
17 Archives de la loi Brüg produites par l’OFD (Oberfinanzdirektion) et les WGA (Wiedergutmachungsämter).
18 Un bâtiment neuf doté de salles de lecture, de magasins d’archives et de bureaux a été construit pour abriter les archives diplomatiques et accueille le public depuis septembre 2009 à La Courneuve. Voir le site « France-diplomatie » du MAEE : [http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/ministere_817/archives-patrimoine_3512/colonne-droite_5491/salles-lecture_11548/index.html].
19 Les restitutions ont déjà fait l’objet d’une thèse de doctorat soutenue à l’université Robert Schuman (Strasbourg 3) par M. Claude Lorentz en janvier 1996 : La France et la question des restitutions allemandes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1943-1954). Ce travail de recherche montre avec rigueur toute la complexité de la question des restitutions au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, principalement à partir des fonds anciennement conservés à Colmar.
20 Les archives de ce bureau et celles de Berlin concernant les restitutions d’œuvres d’art spoliées par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale furent prêtées à Rose Valland pour continuer à travailler après 1955. Elles sont actuellement conservées dans les fonds de la récupération artistique à Paris.
21 Arrêté du 20 avril 1955 : création d’un service de protection des œuvres d’art auprès de la direction des Musées de France désigné comme service héritier de la CRA chargé d’assurer la protection des œuvres d’art en faisant appliquer les accords internationaux en cas de conflit armé, de rechercher les biens enlevés au cours d’opérations de guerre, d’établir des répertoires d’œuvres d’art, le recensement d’abris, toutes mesures préparatoires de protection et « d’apporter aux services relevant du MAE le concours technique prévu par l’article 2 du décret du 30 septembre 1949 ».
22 Rose Valland est connue pour son activité d’espionnage de l’ERR au musée du jeu de paume où elle était alors attachée de conservation. Elle fut nommée en 1944 membre de la CRA puis, en mai 1945 à la tête du service de récupération artistique en Allemagne, comme chef de la section des beaux-arts de la division des Affaires intérieures du groupe français du Conseil de contrôle. Elle prend sa retraite en 1968.
23 Journal officiel du 2 octobre 1949.
24 Voir en particulier : De Bastier M., « Chana Orloff, le destin d’une sculptrice », Les Cahiers du judaïsme, no 27, 2009, p. 61-70.
25 [http://www.iisg.nl/publications/errsurvey/].
26 [www.errproject.org/jeudepaume] : il s’agit d’une base de données en ligne recensant 20 000 œuvres volées par l’ERR, ce qui représente 260 collections et 269 propriétaires juifs identifiés.
27 Sur cet ensemble, seules 3 œuvres appartenant à la catégorie des MNR ont pu être restituées par la CIVS.
28 Les activités de la CIVS sont décrites à l’adresse suivante : [http://www.civs.gouv.fr/spip.php ?rubrique4].
29 [http://www.archives.gov/research/holocaust/international-resources/].
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