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L’Ouest dans les années 68

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Christian Bougeard
, 
Jacqueline Sainclivier
, 
Vincent Porhel
, 
et al.

Introduction. L’Ouest dans l’historiographie des années 68 : nouvelle approche, nouveaux enjeux

Vincent Porhel

Texte intégral

  • 1 Antoine Prost, « Les grèves de mai-juin 1968 », dans Autour du Front populaire. Aspects du mouveme (...)

1Tous les auteurs qui se sont consacrés à la lecture et à l’explicitation de l’événement 1968 soulignent la densité des commémorations et la très abondante littérature consacrée au sujet dès mai-juin 1968. Pourtant, rarement un événement n’a été à ce point désacralisé dès son apparition pour se restreindre à la dimension d’un non-événement n’existant que par les discours portés sur lui. Si l’on suit la lecture strictement politique de l’événement, de 1968 à 2008, on ne peut que constater l’affaiblissement, semble-t-il inéluctable, de ses défenseurs et l’accroissement simultané de ses contempteurs. Toutefois, le quarantenaire en 2008 a été le lieu d’émergence de nouvelles lectures de l’événement par l’entrée en scène des premières études scientifiques fondées sur des archives rigoureusement travaillées. À contre-courant d’une historiographie empêtrée dans le mythe, de nouveaux acteurs remettent à plat les faits, les déconstruisent à la lueur de données neuves et débarrassées de leurs oripeaux culturalistes en mettant d’abord en évidence le plus vaste mouvement social qui a jamais marqué le XXe siècle français (7 millions de grévistes1, 2 millions en 1936).

  • 2 Serge Audier, La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Déco (...)
  • 3 Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Complexe, 2005, 248 p.
  • 4 Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68. Une histoire collective (1962-1981), L (...)
  • 5 Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), Mai-juin 68, Édition (...)
  • 6 Gilles Richard, Mai 68… et après ? Une nouvelle donne politique, Bordeaux, CRDP d’Aquitaine, 2008, (...)
  • 7 Michelle Zancarini-Fournel, Le moment 68, Le Seuil, 2008, 314 p.

2Ainsi Serge Audier2 cerne les multiples formes de la pensée « réactionnaire » qui anime encore nombre de personnalités politiques et intellectuelles soucieuses de maintenir l’événement dans une lecture courte et préconstruite : Régis Debray est ainsi au cœur de ses analyses pour avoir largement participé à faire de Mai 68 – auquel il n’a pas assisté – une fausse rupture révolutionnaire débouchant sur une ouverture au libéralisme anglo-saxon, ancrant ainsi largement l’événement politique et social dans un vague ensemble culturel sans pour autant apporter à son interprétation la moindre preuve probante. Serge Audier rejoint ainsi, dans la déconstruction de la pensée anti-68, Kristin Ross qui l’avait déjà entamée3. Quatre autres ouvrages surplombent cette commémoration dont deux, véritables sommes, sont le fruit de la collaboration entre deux générations de scientifiques, les premiers ayant vécu l’événement, les seconds étant à peine nés quand il se déroula. Le premier ouvrage4 développe au fil de tableaux diversifiés une vision multiple de l’événement 68. Élargissement de la chronologie, diversité des espaces étudiés, variation des échelles d’observation adoptées, pour la première fois l’événement est traité dans toute sa complexité, débarrassé des oripeaux idéologiques. De nombreux spécialistes de la question amènent un regard neuf et déconstruisent les certitudes les mieux ancrées. L’ensemble est soudé par le récit argumenté des faits qui se décline en quatre phases, de 1962 à 1981, imposant ainsi définitivement une lecture du moment 68 dans la moyenne durée. Le deuxième ouvrage collectif nous vient de la science politique5. Les auteurs réinterprètent l’événement à la lueur d’études de cas et d’interventions plus généralistes en se recentrant sur la conflictualité tout en mettant en avant l’hypothèse d’une vaste crise du consentement, propre à relier l’ensemble des événements au sein d’une même matrice. Gilles Richard s’inscrit également dans le temps long de l’événement pour réinterroger, à l’aune de l’événement 1968, les postures politiques et insister sur la recomposition du système partisan après 1974, aiguillonnée par la contre-offensive généralisée du grand patronat organisé6. Michelle Zancarini-Fournel clôt momentanément ce tour d’horizon avec un ouvrage de référence7 dans lequel l’auteure, spécialiste s’il en est de la période qu’elle a elle-même connue, met en perspective les diverses interprétations de l’événement tout en soulignant l’élargissement considérable des sources utilisées pour l’écriture de ce « moment ».

  • 8 Vincent Porhel et Michelle Zancarini-Fournel, « Le genre en révolution ? » CLIO, Histoire, femmes (...)

3La différence essentielle entre ces ouvrages et ceux qui les ont précédés vient bien évidemment de la multiplication, au fil des années, des travaux sur des sources inédites, qu’elles soient de l’ordre de l’archive, grâce à l’obtention des dérogations permises par la loi de 1979, ou qu’elles relèvent des sources orales et médiatiques. Cet élan scientifique a ainsi permis de prendre en compte de nouveaux questionnements – la mémoire, le genre8, l’influence des conflits coloniaux, etc. – et surtout de retrouver en mai-juin 1968 l’événement contestataire – et souvent violent – qu’il n’a jamais cessé d’être, à l’inverse de la reconstruction d’un Mai 68 paisible et bon enfant, carnaval chaotique et sans vrais enjeux d’une « révolution introuvable », selon la formule de Raymond Aron.

  • 9 Louis Gruel, La rébellion de 68, une relecture sociologique, PUR, 2004, 199 p.
  • 10 Boris Gobille, Mai 68, La Découverte, coll. « Repères », 2008, 120 p.
  • 11 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, 843 p.

4L’ensemble de ces travaux marque une attention renouvelée aux acteurs et actrices de la contestation dans la diversité de leurs itinéraires et de leurs insertions territoriales. C’est également le temps d’une concertation renforcée entre les sciences du social, dont cet ouvrage est d’ailleurs témoin : aux sociologues, premiers enquêteurs de l’événement, se joignent désormais les historiens, déployant leurs corpus archivistiques, et les politistes, dépassant la stricte lecture électorale du phénomène. Si la sociologie avait jusqu’à présent surtout nourri de ses enquêtes de terrain les sources de l’historien alors que sa lecture essentielle de l’événement portait sur la réalité du déclassement des étudiants en 1968, il n’en est plus de même aujourd’hui. Ainsi Louis Gruel9 avance-t-il l’hypothèse explicative d’une crise de la transmission des modèles culturels qui enclenche une « crise de maintenance du monde commun », c’est-à-dire une remise en cause par ces jeunes étudiants de la pertinence des invariants politiques, économiques ou sociaux. Dans la même veine, le politiste Boris Gobille dénonce ce légitimisme qui consiste à penser que les « dominés » désirent forcément ce que les « dominants » possèdent10. Autre apport notable de la sociologie, un nouveau regard chronologique sur la période à l’aune des mutations du capitalisme, prolongeant ainsi la borne terminale jusqu’en 1995. Pour Luc Boltanski et Ève Chiapello11, l’objet central de la séquence est bien la transformation du capitalisme au début des années 1980 – dès les années 1970 en réalité – pour faire face à la contestation sociale en façonnant une nouvelle organisation économique. La science politique fournit également de nouveaux outils pour aborder la période en prenant ses distances avec une stricte lecture électoraliste de la mobilisation sociale. Qu’aucune lutte antinucléaire n’ait entraîné de vote écologiste fort n’implique pas pour autant que les idées défendues n’aient profondément pénétré le corps social. La constatation est la même en ce qui concerne l’influence du régionalisme dans la construction sociale et culturelle de la réalité, sans pour autant qu’il y ait de débouchés en terme électoral. Elle met maintenant en avant une nouvelle approche des individus, des groupes et des stratégies individuelles qui rompt avec la construction de modèles explicatifs fondés sur les oppositions de groupes de militants surdéterminés par des stratégies initiales pour aboutir à la mise en évidence d’un événement multiforme et aux conséquences indécises dans le temps même où il se produit. Au cœur de ce renouvellement de perspective, on trouve les thématiques de la reconstruction des identités individuelles et collectives, ou la variation de l’engagement individuel dans sa durée comme dans son intensité et sa finalité. Les nouvelles formes de contrôle social au sein des entreprises à partir de 1977-1978 entraînent un redéploiement des pratiques militantes de l’usine vers de nouvelles formes d’engagements comme les luttes féministes, antinucléaires ou tiers-mondistes.

  • 12 Ludivine Bantigny « Que jeunesse se passe ? Discours publics et expertise sur les jeunes après 68  (...)

5Plus largement, nous assistons à la déconstruction du mythe des « Trente Glorieuses » : l’angoisse des jeunes, les révoltes paysannes, les luttes d’usines n’apparaissent pas, comme on se plaît à le généraliser, dans un contexte de croissance effrénée et globale. Une large part de la population vit en effet à l’écart des bienfaits de la croissance : pénibilité du travail ouvrier, déchirement de l’exode rural, drame des reconversions industrielles, persistance des bidonvilles et des quartiers dégradés sont autant d’illustrations d’une France en marge de cette croissance idyllique dans le cadre, faut-il le rappeler, d’un autoritarisme moral qui laisse peu de place aux femmes, et d’une dureté générale des relations sociales. La jeunesse elle-même, proclamée avant-garde des transformations sociales, s’avère bien plus diverse qu’annoncé dans le temps même de l’événement12. L’horizon international du moment 1968 enfin se confirme et, avec lui, le comparatisme des chronologies, des espaces, des acteurs et des échelles d’analyse, du mondial au local. Par ce biais, on peut ainsi commencer à relier la grande révolte des étudiants occidentaux à celle de leurs homologues japonais, mexicains ou brésiliens.

  • 13 Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68, PUR, 2007, 378 p.
  • 14 Vincent Porhel, Ouvriers bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les an (...)
  • 15 Laurent Jalabert et Christophe Patillon, Mouvements ouvriers et crise industrielle dans les région (...)
  • 16 Bruno Benoit, Christian Chevandier, Gilles Morin, Gilles Richard et Gilles Vergnon (dir.), À chacu (...)

6Dans ce contexte, les presses universitaires de Rennes jouent un rôle majeur de diffusion des nouvelles analyses sur la période. Dès 2007, Xavier Vigna13 inscrit au sein de la période la complexité des mutations du militantisme ouvrier en avançant la notion d’insubordination ouvrière et en axant sa réflexion sur la densité des conflits sociaux qui émaillent la période. En 2008, Vincent Porhel14 souligne les croisements entre aspirations identitaires et luttes sociales dans le cadre d’une analyse de cinq micro-espaces de la lutte. En 2010, Laurent Jalabert et Christophe Patillon15 étendent la chronologie et actionnent les premiers éléments de comparatismes en prenant en compte un Ouest élargi à d’autres scènes de l’arc atlantique, en variant études de conflits localisés et analyses régionales. Enfin Bruno Benoit, Christian Chevandier, Gilles Morin, Gilles Richard et Gilles Vergnon16 explorent la question des identités multiples et changeantes à l’épreuve de l’événement, qu’elles soient professionnelles, régionales ou partisanes.

  • 17 Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy et Michelle Zancarini-Fournel (dir.),(...)

7L’ensemble de ces travaux acte la disparition de l’appellation « Mai 68 » – et de sa scansion ternaire « crise étudiante », « crise ouvrière », « crise politique » – comme désignation globale des événements dans ce qu’elle implique de réducteur autour d’un événement fugace et localisé, politiquement construit au fil des commémorations médiatiques. C’est bien dans le cadre de la moyenne durée – les « années 6817 » – que doit maintenant se lire cette période affranchie de la simple restitution d’un événementiel étroitement politique. Jouant sur l’ouverture et la diversification des sources, il y a désormais place pour un nouvel agencement des pistes de recherche : la multiplicité des répertoires d’action, l’emboîtement des échelles d’analyse, la mise en lumière de nouveaux acteurs, l’émergence de scènes inédites, la révision des chronologies et la définition des identités sont autant de pistes qu’une étude régionale au sens large permet d’approfondir et de revisiter.

  • 18 Sur la définition géographique de l’espace atlantique, Yves Lacoste, Géopolitiques des régions fra (...)
  • 19 Michelle Zancarini-Fournel, Le moment 68…, op. cit.
  • 20 Il suffit à cet égard de reprendre les analyses de la vaste étude menée par le CNRS, L’Ouest bouge (...)

8Cet ouvrage se propose ainsi d’aborder les multiples fronts ouverts par les dernières recherches en sciences sociales en privilégiant le temps long de l’événement 68 dans le cadre d’un espace géographique délimité : l’ouest de la France. La dimension régionale trouve en effet toute sa place au sein des nouveaux questionnements historiographiques à l’œuvre et l’ouest de la France – entendu comme une entité géographique réunissant la Bretagne, les Pays-de-la-Loire et la Basse-Normandie18 – apparaît comme un cadre privilégié de cette lecture. Plus que pour aucune autre partie du territoire national en effet, le moment 6819 a profondément transformé les repères sociaux d’acteurs et d’actrices dont beaucoup sont perçus, dans le temps même de l’événement, comme ancré-e-s dans l’immobilité20.

9L’Ouest français apparaît bien comme le parent pauvre d’un modernisme au premier plan des discours politiques de l’époque que ce soit au point de vue de ses activités de production marquées par le stigmate de la ruralité et la faible autonomie des directions d’usines locales « inféodées » (le terme est symptomatique de la période et redondant dans les discours politiques et syndicaux d’alors, renvoyant la situation de l’Ouest français à un marquage historique médiéval) à la tutelle parisienne, situation que la puissance du pôle nazairien ne peut relativiser. Bien plus, les débuts de la période voient se développer une certaine désindustrialisation incarnée par la disparition des forges d’Hennebont fortes de 1 350 ouvriers en 1966 prolongeant le « siècle noir » de 1850 à 1950 qui avait vu s’effondrer l’emploi industriel de l’Ouest. Un contexte économique qui, allié à une fécondité élevée, encourage alors un exode régional perçu avec fatalité.

10Le personnel politique lui-même est réputé conservateur, voire réactionnaire, particulièrement dans les Pays-de-la-Loire et en Basse-Normandie où règnent les notables ruraux cultivant l’hérédité et l’apolitisme, et où le suffrage est étroitement corrélé à la ferveur religieuse, à l’implantation de l’école privée et aux caractéristiques des structures foncières. Médiateurs entre les sociétés locales et l’État, plus hommes de terrain qu’orateurs, ces élus apparaissent plus attentifs à entretenir leurs propres réseaux de reproduction sociale qu’à s’impliquer dans le développement économique. Un constat nuancé à la Libération par l’impact du MRP puis du républicanisme incarné en Bretagne par la forte personnalité de René Pleven, président du conseil général des Côtes-du-Nord de 1949 à 1976. Des campagnes enfin qui entourent de rares forteresses ouvrières, à Saint-Nazaire, dans les banlieues de Nantes, du Mans, de Brest ou de Lorient, marquées par une implantation communiste.

  • 21 Corentin Canevet Le modèle agricole breton, PUR, 1992, 397 p.

11Pour autant les « Vingt Glorieuses » sont en germe avec une politique volontariste de l’État dans le cadre de l’aménagement du territoire, encouragée et relayée par les comités d’expansion économique locaux tel le CELIB (Comité d’études et de liaison des intérêts bretons) à partir de 1951, et qui voit nombre d’industries s’implanter dans un espace ouvert au risque de l’effet d’aubaine alors que le modèle agricole breton, fondé sur le productivisme, s’implante dans les campagnes de l’Ouest21. Principales visées par la politique d’aménagement, les métropoles régionales (Nantes, Rennes, Le Mans, Brest, Cholet, Caen) se développent donc, sans que le courant décentralisateur irrigue totalement un Ouest encore largement dépendant de l’agroalimentaire, du textile et du BTP, principalement incarnés par des PME. Reste que cette mutation avérée des activités économiques peine à révolutionner les représentations sociales dans le temps où elles se produisent.

  • 22 Michel Lagrée, Religion et culture en Bretagne, Fayard, 1992, 601 p.
  • 23 Jean Ollivro, Les paradoxes de la Bretagne, Rennes, Apogée, 2005, 175 p.

12Cette société, supposée endormie, bruisse pourtant de nombreuses évolutions renversant des invariants durablement plantés dans les terres de l’Ouest : ce sont les débuts d’une déchristianisation, principalement portée par les jeunes et les femmes, emportant avec elle, en l’espace d’une génération, la langue bretonne22 et illustrée en 1964 par le succès de la déconfessionnalisation de la CFTC ou l’élan scolaire qui s’affirme par l’entrée massive d’étudiantes et d’étudiants au sein de collèges universitaires fraîchement construits23. C’est paradoxalement l’émergence en Bretagne d’une nouvelle attention à la culture traditionnelle, pourtant durablement ostracisée après la Deuxième Guerre mondiale, avec l’affirmation des cercles celtiques en Bretagne ou la réactivation du mouvement culturel normand autour du journal Haro, marquant moins un enfermement régionaliste que la reconnaissance d’un héritage à transmettre. Le début des alliances paysans-ouvriers marque également l’affirmation de nouveaux paradigmes sociaux qui voient deux mondes jusque-là hermétiques l’un à l’autre se rencontrer sous l’impulsion des mouvements catholiques sociaux. Ceux-ci offrent une alternative aux catholiques ne se reconnaissant plus dans le courant conservateur – ces « bleus catholiques » abandonnant le radicalisme pour le socialisme – et on constate leur progression notamment au sein du PSU qui voit nombre de ses dirigeants émerger de la mouvance chrétienne-sociale. Plus généralement on assiste à partir de 1965 à un effet de rattrapage des gauches, notamment dans les couronnes périurbaines. Reflet des évolutions sociales qui bousculent la société rurale et paroissiale et le monolithisme politique des droites, elles gagnent peu à peu les ouvriers et techniciens des usines décentralisées, les enseignants, les techniciens du tertiaire.

  • 24 On pense à l’ouvrage témoignage de François Le Madec, L’aubépine de mai, chronique d’une usine occ (...)
  • 25 Voir l’approche historiographique très complète opérée par Christian Bougeard sur l’état des reche (...)
  • 26 On peine en effet à retenir des références bibliographiques sur cet espace, hormis le travail préc (...)

13Enfin on ne saurait oublier la permanence d’une contestation ouvrière et agricole depuis les débuts des années 1960 et dont l’acmé demeure la manifestation du 8 avril 1965 à Paris, réunissant neufs départements de l’Ouest sous le slogan « L’Ouest veut vivre », qui parvient à réunir 70 000 personnes dans les rues de la capitale. Une contestation sociale densément étudiée surtout dans le cadre ligérien24, peut-être plus ramassée dans le cadre breton25 et bas-normand26. La permanence de cette contestation montre autant les réserves de protestations existant dans l’Ouest français que les aspirations à la modernité qu’elles induisent, mais également les limites de la croissance présumée universelle des « Trente Glorieuses », tant de fois évoquée au point de devenir un lieu commun.

  • 27 Xavier Vigna et Jean Vigreux (dir.), Mai-juin 1968. Huit semaines qui ébranlèrent la France, Éditi (...)

14C’est dans ce contexte incertain que l’événement mai-juin 1968 agit comme un révélateur d’une société en mutation. Loin de leur réputation de carnaval sans conséquence, les années 68 apparaissent bien comme un temps de contestations massives et violentes dans l’Ouest comme ailleurs27, marqué par des occupations d’usines et d’impressionnantes manifestations à toutes les échelles du territoire. Une agitation qui s’affirme précocement dans la foulée des vastes mobilisations régionales du milieu des années 1960 qui réunissent syndicats ouvriers et paysans de l’Ouest. Une agitation qui perdure bien après les mois de mai et juin au fil des conflits sociaux des années 1970 et qui voit se recomposer une société perçue par beaucoup comme irrémédiablement bloquée.

15La journée du 8 mai 1968 marque ainsi l’acmé d’une mobilisation ouvrière et paysanne de forte ampleur dans l’Ouest. Cette journée, plongée dans l’oubli historiographique par l’éclatement le lendemain de l’effervescence parisienne, reste durablement une butte-témoin de la contestation de l’Ouest atlantique (Christian Bougeard). Elle affiche la conjonction des syndicats ouvriers et des syndicats agricoles qui inquiète les autorités préfectorales. Des syndicats agricoles, particulièrement influents dans un espace régional largement structuré par l’industrie agroalimentaire, et qui malgré leurs tentatives de se tenir à distance d’une contestation qui semble remettre en cause la neutralité agrariste, sont rattrapés par les multiples attentes en germe chez leurs militants, préfiguration des déchirements d’une profession qui s’affiche désespérément unitaire (Jean-Philippe Martin). La contestation agite également le monde des usines, traditionnel grand absent des évocations d’un monde perçu comme uniformément rural. Que ce soit pour enclencher un nouvel espace de contestation appelé à dominer les représentations de la période dans le cas des OS du Mans en 1971, étudié par Vincent Thulard, ou pour marquer une apparente inertie révélatrice des rapports de force à l’œuvre comme à l’usine Citroën de Rennes, analysée par Matthew Wendeln. L’usine comme territoire ou réserve de mobilisation marque la participation de l’Ouest aux redéfinitions en cours.

16Mais la contestation est d’abord celle d’acteurs et d’actrices attachés à remettre en cause les cloisonnements socio-politiques traditionnels. C’est le cas pour les « Chantelle » qui luttent en tant qu’ouvrières et en tant que femmes, marquant ainsi les remises en causes des impératifs de genre dans l’Ouest français dans le temps même où les mouvements féministes bousculent les représentations paternalistes (Fanny Gallot). C’est également le cas dans l’Église, puissance culturelle et morale particulièrement reconnue dans l’espace atlantique, dont la remise en cause contemporaine de Vatican II initie une crise profonde (Yvon Tranvouez). Elle s’incarne dans la personnalité complexe de Bernard Besret, lequel fait provisoirement de l’abbaye de Boquen un centre d’une reconstruction idéelle d’une Église régénérée par la contestation (Béatrice Lebel). Plus largement, c’est l’affirmation d’une jeunesse étudiante qui marque son impatience et alimente la contestation (Laurent Jalabert).

17Face à ces mutations profondes, les institutions suivent les transformations à l’œuvre. L’ascension apparemment inexorable du Parti socialiste à partir de 1971 masque en fait des réinvestissements complexes d’engagements politiques (Gilles Richard). Le général de Gaulle lui-même lors de ses déplacements, soigneusement étudiés par Patrick Gourlay, révèle les tensions sociales et identitaires à l’œuvre dans l’Ouest français et particulièrement en Bretagne. Autre institution marquante de la période, le CELIB ne peut s’affranchir de ces questionnements, passant d’un déterminisme économique mâtiné d’identitaire à la difficile prise en compte du social dans les années 1970 (Fabrice Marzin). Enfin, des personnalités incontournables comme Yvon Bourges, figure tutélaire du gaullisme breton, apparaissent comme les points d’ancrage d’une résistance conservatrice face aux évolutions en cours (Jacqueline Sainclivier).

18Mais les nouveaux développements de l’historiographie de la période s’ouvrent également aux trajectoires individuelles, seules à même de reconstruire la complexité des itinéraires militants. C’est le cas des mystérieux maoïstes bretons dont le succès interpelle Érik Neveu, ou des autonomistes (Vincent Porhel). La dynamique du militantisme socialiste est interrogée par le biais des parcours biographiques (François Prigent), de même que la résistible affirmation d’une écologie politique en Bretagne à la fin de la période, à travers le parcours du maire de Plogoff, plongé dans la lutte antinucléaire (Gilles Simon).

  • 28 Ainsi Nicolas Hatzfeld et alii, « L’ouvrier en personne, une irruption dans le cinéma documentaire (...)

19Enfin les sources, dans leur diversité, continuent à s’ouvrir faisant progresser l’intelligibilité de la période toujours plus en aval intégrant les années 1980. L’action volontariste de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) permet ainsi aux chercheurs d’intégrer à ses problématiques le vaste corpus des images filmées rejoignant ainsi les initiatives historiennes autour du cinéma militant28.

  • 29 Michel Lagrée, op. cit., p. 8.

20« Il y a loin en apparence de la province archaïque et assoupie du XIXe siècle, véritable conservatoire des traditions ethnographiques, à la région d’aujourd’hui que bien des indicateurs situent à la pointe en France du dynamisme économique social mais aussi culturel29 » écrivait Michel Lagrée en 1992. Son constat breton peut aisément se généraliser à l’ensemble de l’Ouest français. Ces années 1968 ont été pour la région un temps de rattrapage mais également un temps de reconfiguration des grands équilibres sociétaux, encore perceptibles aujourd’hui. Cet ouvrage pionnier entreprend donc d’aborder le vaste chantier du temps présent de l’Ouest atlantique. Loin de prétendre épuiser le sujet, il entend au contraire faire œuvre d’encouragement aux recherches à venir.

Notes

1 Antoine Prost, « Les grèves de mai-juin 1968 », dans Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au XXe siècle, Le Seuil, 2006, p. 233-258.

2 Serge Audier, La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, 2008, 433 p.

3 Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Complexe, 2005, 248 p.

4 Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68. Une histoire collective (1962-1981), La Découverte, 2008, 847 p.

5 Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), Mai-juin 68, Éditions de l’Atelier, 2008, 446 p.

6 Gilles Richard, Mai 68… et après ? Une nouvelle donne politique, Bordeaux, CRDP d’Aquitaine, 2008, 342 p.

7 Michelle Zancarini-Fournel, Le moment 68, Le Seuil, 2008, 314 p.

8 Vincent Porhel et Michelle Zancarini-Fournel, « Le genre en révolution ? » CLIO, Histoire, femmes et sociétés, no 29, 2009.

9 Louis Gruel, La rébellion de 68, une relecture sociologique, PUR, 2004, 199 p.

10 Boris Gobille, Mai 68, La Découverte, coll. « Repères », 2008, 120 p.

11 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, 843 p.

12 Ludivine Bantigny « Que jeunesse se passe ? Discours publics et expertise sur les jeunes après 68 », Vingtième Siècle, revue d’histoire, no 98, 2008, p. 7-18.

13 Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68, PUR, 2007, 378 p.

14 Vincent Porhel, Ouvriers bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, PUR, 2008, 325 p.

15 Laurent Jalabert et Christophe Patillon, Mouvements ouvriers et crise industrielle dans les régions de l’Ouest atlantique des années 1960 à nos jours, PUR, 2010, 188 p.

16 Bruno Benoit, Christian Chevandier, Gilles Morin, Gilles Richard et Gilles Vergnon (dir.), À chacun son mai ? Le tour des France de mai-juin 1968, PUR, 2011, 389 p.

17 Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les années 68, le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000, 525 p.

18 Sur la définition géographique de l’espace atlantique, Yves Lacoste, Géopolitiques des régions françaises, 1986, vol. 2 « La façade atlantique ». La partie consacrée à la Bretagne est de Michel Phlipponneau qui reprend l’essentiel de son ouvrage fondateur, Debout Bretagne, paru aux Presses universitaires de Bretagne en 1970.

19 Michelle Zancarini-Fournel, Le moment 68…, op. cit.

20 Il suffit à cet égard de reprendre les analyses de la vaste étude menée par le CNRS, L’Ouest bouge-t-il ? Son changement social et culturel depuis trente ans. Synthèse des recherches de l’ATP/CNRS dans le Grand-Ouest, Nantes, Reflets du passé, 1983 pour marquer la permanence de représentations déclinées de 1947 à 1972 par Jean-François Gravier dans Paris et le désert français.

21 Corentin Canevet Le modèle agricole breton, PUR, 1992, 397 p.

22 Michel Lagrée, Religion et culture en Bretagne, Fayard, 1992, 601 p.

23 Jean Ollivro, Les paradoxes de la Bretagne, Rennes, Apogée, 2005, 175 p.

24 On pense à l’ouvrage témoignage de François Le Madec, L’aubépine de mai, chronique d’une usine occupée (Sud Aviation, 1968), Nantes, CDMOT, 1988. Publication à partir du manuscrit original de 1968 par un acteur de l’occupation. Mais également aux nombreuses recherches menées par le Centre d’histoire du travail de Nantes. Voir Laurent Jalabert « L’espace ligérien », dans Laurent Jalabert et Christophe Patillon, Mouvements ouvriers et crise industrielle…, op. cit.

25 Voir l’approche historiographique très complète opérée par Christian Bougeard sur l’état des recherches sur le mouvement ouvrier breton. Christian Bougeard « Les mouvements sociaux ouvriers en Bretagne dans les années 1950-1980. Approche historiographique et état des lieux », dans Laurent Jalabert et Christophe Patillon, Mouvements ouvriers et crise industrielle…, op. cit.

26 On peine en effet à retenir des références bibliographiques sur cet espace, hormis le travail précurseur de Gérard Lange sur les événements caennais. Gérard Lange « L’exemple caennais », dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, BDIC, no 11-13, janvier-septembre 1988, p. 205-213, et « Mai 68 à Caen », dans Sources, no 17-18, 1989.

27 Xavier Vigna et Jean Vigreux (dir.), Mai-juin 1968. Huit semaines qui ébranlèrent la France, Éditions universitaire de Dijon, 2010, 306 p.

28 Ainsi Nicolas Hatzfeld et alii, « L’ouvrier en personne, une irruption dans le cinéma documentaire (1961-1974) », Le Mouvement social, 2009/1 no 226, p. 67-78. Les auteurs y évoquent un film tourné dans l’usine Citroën de Rennes.

29 Michel Lagrée, op. cit., p. 8.

Auteur

Maître de conférences en histoire contemporaine, université Lyon 1, UMR CNRS 5190 LARHRA

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