« Quand l’Éternel, nous rappelant au sein de la Divinité, supprimera ce souffle qu’on appelle vie, les glaces de la décrépitude nous laisseront sans doute encore assez de sentiment pour confondre nos pleurs et mourir dans les bras l’un de l’autre ; nos yeux seront fermés par cette fille chérie, l’appui, le soutien, la consolation de notre vieillesse. Quel serait le barbare qui, insultant à nos derniers soupirs, viendrait nous dire : malheureux vous êtes encore séduits ? Heureuse séduction, dirais-je alors, sentiment profond de la nature, pur comme l’innocence, puisque les hommes ne savent pas te distinguer des périssables illusions, nées de l’artifice et du mensonge, laissons-les à leur erreur, et fort du calme de notre conscience, emportant en mourant cette idée consolante et vraie, qu’il n’est pas au pouvoir des hommes de transformer en crimes ce que l’éternelle nature a placé au rang des plus héroïques vertus1. »

1Ce passage pourrait être l’épilogue d’un roman du XVIII^e siècle. Il n’est pourtant pas cela. Contre toutes apparences, cet extrait conclut un mémoire de plaidoyer, autrement appelé factum, écrit pour une certaine Mme du Fossé, née Coquerel. Peu de termes juridiques ici, mais l’expression constante des sentiments et des valeurs qui ont guidé sa vie. Monique Coquerel et son mari, Augustin-François Thomas du Fossé, sont en juin 1791, à quelques jours de connaître l’épilogue d’une affaire de famille commencée seize ans plus tôt. Augustin-François, jeune gentilhomme issu d’une riche famille de parlementaires normands, s’était alors enfui pour épouser Monique, la jeune roturière sans fortune et orpheline, recueillie par ses parents et employée comme gouvernante. La question du sentiment, autrefois secondaire dans les catégories les plus aisées de la population, vint ici troubler les projets de mariage du jeune gentilhomme, provoquant ainsi un conflit autour de cet événement crucial dans les rapports sociaux et familiaux.

2Le sujet est abondamment traité par la littérature du XVIII^e siècle. Pièces de théâtre, nouvelles, romans, mettent en scène de jeunes gens et font une école de morale2 de la vertu, des sentiments et de la sensibilité, tout en traitant des rapports familiaux et sociaux. Le roman sensible retient notamment l’attention du public. La mode en est lancée avec les romans réalistes de Richardson, Pamela, mais surtout Clarisse et Harlowe Grandisson respectivement traduits en français en 1742, 1751 et 1755. En France, il est suivi par Baculard d’Arnaud avec Les Époux malheureux, qui paraît pour la première fois en 1745. Paul van Tieghem3 y « aperçoit l’apologie du sentiment vrai contre la froide raison, des droits de l’amour honnête contre la contrainte sociale, de la vertu véritable contre les vertus apparentes du monde ». De la parution de La Vie de Marianne de Marivaux en 1741 à celle de La Nouvelle Héloïse de Rousseau (1761) et aux Souffrances du jeune Werther de Goethe (paru en France en 1776), la sensibilité tient progressivement une place majeure dans les romans. Ce climat littéraire et culturel diffusé par les Lumières nous a amené à réfléchir sur la perméabilité des élites aux idées nouvelles touchant les questions matrimoniales dans les deux décennies qui précèdent la Révolution française. Les mariages heureux ont laissé peu de traces dans les archives. En revanche, il est, parmi les nombreuses archives judiciaires, des documents (demandes d’enfermement, mémoires judiciaires) qui, à l’image de l’affaire Thomas du Fossé, relatent des conflits entre de jeunes gentilshommes et leur famille à propos de cette question du mariage. Ces cas de mariages, appelés déshonorants, ne représentent qu’une infime partie des demandes d’enfermement consultées (2,5 % du fonds de l’intendance de Rouen conservé aux archives départementales de Seine-Maritime4). Cependant, se constituent autour d’elles d’épais dossiers, dont la richesse permet d’aborder les valeurs, les conflits, les tensions au sein de tel ou tel groupe familial et social. Aussi, nous compléterons dans cette étude l’affaire Thomas du Fossé (dont les pièces justificatives ont été publiées pendant la Révolution5) de celles de deux autres gentilshommes de sa génération, également issus de la noblesse parlementaire normande.

Père et fils ou le devoir et la révolte

3Ces trois gentilshommes évoluent dans le milieu des parlementaires normands. Augustin-François, né en 1750, est le fils aîné d’Antoine-Augustin Thomas du Fossé, conseiller en la Grand-Chambre du Parlement de Rouen. Les Thomas du Fossé sont une famille célèbre dans l’histoire du jansénisme religieux et politique. Jean Joseph Gabriel Chauffer d’Épiney (né en 1750) et Jean-Baptiste Charles Chauffer de Toulaville (né en 1753) sont les deux fils de Jean-Baptiste Joseph Chauffer de Fleurigny, conseiller à la Cour des comptes, aides et finances de Normandie. Les terres familiales sont situées près de Pont-l’Évêque dans le Pays d’Auge et Chauffer de Fleurigny jouit d’une fortune honnête, estimée par l’intendant à plus de 30 000 livres de rentes.

4Deux principes sont le ciment de l’honneur familial : l’obéissance et l’endogamie. Les fils, quoique majeurs, doivent une obéissance absolue à leur père. La désobéissance et le manque de respect, même s’ils sont justifiés, sont inexcusables. « Le fils ainé du Sr de Fleurigny a à se reprocher d’avoir manqué de respect à son père, le mépris qu’il a fait de l’autorité paternelle est moins excusable que l’inconduite qui luy est reprochée » écrit par exemple l’intendant6. De même, le choix de l’épouse répond à des critères que le fils ne peut rejeter. Thomas du Fossé père intervient dans le choix de sa future belle-fille. Son fils rapporte par exemple : « Je priais mon père de m’obtenir la main d’une jeune personne aussi sage que belle, fille d’un premier magistrat. Mon père y consentit et fit les démarches convenables. Elles eurent le plus grand succès. […] mais le père de cette demoiselle mourut. Le mien ne trouva plus qu’elle fut assez riche pour moi. Il me défendit de la voir et d’y penser […]7. » La conduite irréprochable de la future épouse étant un préalable, les critères de noblesse et de fortune sont ceux qui apparaissent avec le plus d’insistance. Le choix de l’individu doit donc s’effacer devant les intérêts du lignage, du clan familial déterminé pour sa part à maintenir son rang. Le père Thomas du Fossé écrit dans une lettre anonyme8 qu’il fait adresser à son fils : « Le triste sort qui vous attend si vous persistez dans vos égarements : c’est celui d’être la fable et le jouet du public, et de faire le second tome du trop fameux Labédoyère, fils du procureur général de Bretagne9 ; c’est celui de traîner, comme lui, une vie ignominieuse et misérable […] », perspective inacceptable pour une famille qui a gravi les échelons du Parlement de Normandie, génération après génération.

5L’ordre des pères s’inscrit dans la tradition en privilégiant la stricte reproduction du modèle social et familial : obéissance absolue au chef de famille et recherche des mêmes charges ou des mêmes offices, endogamie sociale. La reproduction du schéma parental fige les rapports sociaux pour des fils qui, par leur âge, leur formation, leur situation (les études loin de la maison paternelle) commencent à faire leur propre chemin dans la société. Pourtant, malgré ces conventions sociales, les choix des trois gentilshommes vont se porter vers trois jeunes roturières sans fortune. En 1774, lors d’un exil à Argentan, le jeune Chauffer d’Épiney contracte un mariage avec Marie Bouglier des Fontaines, « une paysanne » d’après son père et le subdélégué, qui se présente quant à elle comme issue « d’une famille ancienne et honnête et même distinguée parmi la roture10 ». Augustin-François choisit, quant à lui, d’épouser Monique Coquerel, de qui il a déjà un fils, en 1775. Orpheline recueillie par ses parents et résidant au château familial, tour à tour gouvernante ou dame de compagnie, elle est plus âgée que son mari. Elle est fille posthume et dernière d’une fratrie de huit enfants, sans fortune. L’un de ses frères est berger, l’autre est jardinier. Enfin, après bien des hésitations et autant d’errances amoureuses, Jean-Baptiste Chauffer de Toulaville adresse, en 1786, à son père, des sommations respectueuses l’informant de son projet de mariage avec une jeune couturière, dont le père, greffier, est mort dans la pauvreté. Seules lui restent sa mère et ses deux sœurs, qui « vivent du travail de leurs mains ». Elle a déjà deux enfants, nés des trois années de concubinage avec Jean-Baptiste11.

6Pour ces gentilshommes, le choix de ces femmes est aussi celui d’un type de vie qui remet en cause le modèle d’ascension sociale dont ils ont hérité, mais aussi l’aisance matérielle qu’ils avaient pu connaître jusque-là, les familles Thomas du Fossé et Chauffer jouissant d’un revenu important. La rupture du contrat familial est en effet synonyme d’épreuves : l’exil, la clandestinité, l’enfermement, la pauvreté. Ainsi, ce sont la précarité et le déclassement social qui guettent ces gentilshommes. Prenons l’exemple des Thomas du Fossé. Pas moins de cinq lettres de cachet sont obtenues contre Augustin-François et sa femme entre 1775 et 1781, sans succès. Informés à chaque fois, ils ont le temps de s’enfuir en Angleterre. Ils vivent modestement de leur travail – ils enseignent le français dans des écoles anglaises ou chez des particuliers. Une entreprise de conciliation feinte par Thomas du Fossé père amène le fils à se rendre en France. Il est alors enfermé sur ordre provisoire du procureur général, Godart de Belbeuf pendant trois ans dans le quartier de force des frères des Écoles chrétiennes de Saint-Yon, près de Rouen. Il ne gagne sa liberté qu’à la faveur d’une évasion lors d’un transfert à Beauvais (étape sur la route d’un nouvel enfermement prévu dans la citadelle de Dourlens). Encore sa liberté n’est-elle conditionnée qu’à un exil en Angleterre, puisqu’il est poursuivi sur le territoire français en vertu de la lettre de cachet. Il vit péniblement jusqu’en 1782 : « J’étais au comble de la félicité et dans la plus grande misère. On sut à Rouen à quelle extrémité j’étais réduit. Des amis m’envoyèrent de l’argent. Mais six mois se passèrent sans que ma famille daignât m’apporter le secours que réclamait l’humanité. Mon père ne put néanmoins supporter plus longtemps le blâme général. Il me fit une pension, d’abord médiocre puis ensuite suffisante12. » Lui et sa famille ne reviennent s’installer en France qu’en 1789, après la révocation de la dernière lettre de cachet.

7La situation n’est pas meilleure pour les enfants du conseiller Chauffer de Fleurigny. Les deux frères sont dans un premier temps séparés et relégués dans des villes différentes, Argentan pour l’aîné et Caen pour le second. Cette séparation est voulue par le père et accordée par le roi pour que le cadet ne soit pas influencé par l’aîné, libertin décidé. Cette tentative est vaine : éloigné de son père, l’aîné contracte un mariage selon son cœur. La réaction du père est immédiate : lui qui se voit « réellement, dans la triste nécessité de venger l’autorité paternelle indignement outragée13 » demande une lettre de cachet contre son fils et l’annulation du mariage, mais il échoue et son rejeton poursuit sa vie entre Rouen et Argentan14. Le cadet subit quant à lui plus lourdement les foudres de son père. À Caen, il entretient une liaison avec une fille Barbier, de mauvaise réputation et parente avec le bourreau de Pont-l’Évêque. À la différence des Thomas du Fossé, les deux amants ne peuvent s’enfuir. Ils sont enfermés respectivement à Charenton et à l’hôpital général de Rouen en 1775. Cette aventure reste sans lendemain. Nous retrouvons la trace de Charles Chauffer de Toulaville à Rouen, quelques années plus tard. Il y mène une vie très modeste et discrète, au gré de ses amours. En 1779, puis en 1786, il projette d’épouser sa compagne du moment. Le père s’oppose dans les deux cas aux vues de son fils. Mais, contrairement à la première fois, le jeune gentilhomme obtient l’appui de l’administration. L’intendant émet de nombreux avis à ce sujet et explique par exemple au ministre que « le fait de la mésalliance est le véritable motif de cette demande, comment serait-il suffisant si, dans les principes d’une austère philosophie, un homme se dégrade quand il séduit une fille de quelque condition qu’elle puisse être ; et si le moment où il a le courage de réparer sa faute est aux yeux de la raison celui qui lui rend sa noblesse15 ». En 1779 comme en 1786, les lettres de cachet demandées par le conseiller Chauffer de Fleurigny ne sont pas accordées par le roi. Cependant, son fils vit plus ou moins caché dans la ville de Rouen. Les dettes qu’il a contractées l’exposent à la contrainte par corps et il ne sort que la nuit, le dimanche et les jours fériés.

8Ces quelques exemples montrent que la mise au secret est la solution privilégiée dans un premier temps par les pères des jeunes gens pour préserver l’honneur familial et empêcher un mariage qui ne correspond pas à leurs espérances. Inflexible et intransigeant, Thomas du Fossé père ne demandera jamais la révocation de la dernière lettre de cachet (il meurt en 1787) et tente d’exhéréder son fils. De même, Chauffer de Fleurigny inonde l’intendant de Rouen de lettres et de mémoires tendant à faire enfermer son fils. Cependant, la pression de l’opinion les amène à infléchir leur position, et parallèlement aux démarches menées auprès du roi ou du Parlement, ils accordent tous deux une pension alimentaire à leur fils. Ces pressions sont fortes, comme en témoigne l’extrait de lettre suivant, et sont un indice d’une position relativement isolée des deux pères. Le président du Parlement de Rouen, de Montholon, écrit ainsi à Thomas du Fossé père16 :

« Je croirais, Monsieur, vous mal servir que de vous laisser ignorer les différentes sensations qu’a produit la lecture de cette lettre [une lettre d’Augustin-François]. 1° on y a vu un citoyen privé de la liberté par ordre de Monsieur le Procureur général, ce qui a été caractérisé d’abus d’autorité, 2° Monsieur votre fils dévoué à une captivité qu’on regarde comme dure, 3° qu’il est privé des moyens de se faire entendre en justice, ce qui paraît un excès de pouvoir paternel, 4° qu’il réclame des secours et des soins pour sa femme et son enfant, et que cette réclamation a paru conforme à la nature et à l’humanité. Tout le monde, en même temps, s’est réuni à me marquer le désir que j’employasse mes bons offices auprès de vous […]. »

9Pris dans un jeu de contradictions entre leurs valeurs et celles de leur fils en accord avec une part croissante de l’opinion publique normande, ils offrent un témoignage des tiraillements auxquels ont été confrontés les hommes de leur génération. « Mariage avilissant », « alliance honteuse », « mariage déshonorant », tels sont les mots utilisés par les pères pour qualifier l’union de leurs enfants. Les belles-filles, issues de la roture et travaillant de leurs mains, ne sont que des « domestiques », des filles « de la lie du peuple ». Indépendamment du problème de fortune, il y a répugnance à s’allier avec de jeunes roturières et ces mariages sont vécus par les pères comme un véritable déclassement social. Ce sentiment est-il pour autant partagé par les pairs ? Une rapide étude des relations de ces jeunes gentilshommes amène à réfléchir sur la réalité de ce déclassement. La majeure partie des connaissances mobilisées par les trois gentilshommes relève de la roture. Cependant, ils comptent parmi la noblesse des alliés, qui, loins de condamner l’alliance contractée, la reconnaissent et parfois même la soutiennent et l’entretiennent. Ainsi, le jeune Thomas du Fossé obtient le soutien indirect du président de Montholon et d’un certain nombre de conseillers au Parlement, de l’avocat général de Grécourt, de certains membres de la famille Le Couteulx. Le réseau qu’il fait jouer est plus local que celui de son père qui traite avec les Grands de la cour mais montre bien qu’une partie de la noblesse rouennaise s’intéresse à son sort.

10L’isolement est plus grand dans le cas de Chauffer de Toulaville (dont la conduite passée est également moins sage). Un seul des témoins de son mariage en 1787 semble appartenir à la noblesse, un autre est avocat au Parlement. De même, lors du baptême de sa fille illégitime en 1783, ni le parrain, ni la marraine n’appartiennent au second ordre. Ses pairs réapparaissent lors du baptême de sa deuxième fille, en 1788, dont le parrain est René Charles Delonoy, conseiller du roi, président honoraire à l’élection de Pont-l’Évêque (dont Chauffer de Toulaville est originaire) et chevalier royal de l’ordre du Christ. De même, la marraine est l’épouse de Gautier des Bruyères, avocat au Parlement et premier secrétaire de l’intendant. Ainsi, si le réseau mobilisé par Chauffer de Toulaville n’égale pas celui de son père, celui-ci conserve et affermit des liens avec le monde de l’office et la noblesse parlementaire. Ces quelques exemples montrent donc que l’union contractée ne permet pas l’ascension sociale espérée par les pères. En revanche, le déclassement semble plus relatif. Par ailleurs, les quelques relations mentionnées dans les archives confirment qu’à l’évidence l’obstination des pères à rompre ces alliances n’était pas partagée par l’ensemble de la noblesse normande.

11Bien souvent, la menace de l’enfermement ou de l’exhérédation suffisent à ranger les fils rebelles du côté de leur père. Ce n’est pas le cas de ces trois gentilshommes normands qui renoncent à entrer dans la voie tracée pour eux. Ces conflits entre bonheur individuel et contraintes collectives montrent une victoire de l’individu, autonome, sur le lignage et la toute puissance du père. Entre les vœux de ces derniers et l’idéal d’une vie conjugale bâtie sur les sentiments réciproques, le libre arbitre, Augustin-François Thomas du Fossé et les frères Chauffer ont tranché. Le conflit qui éclate quant à la question de leur mariage révèle tout autant un conflit de génération qu’un conflit d’idées et de représentations, dont le nœud central est la mise en pratique d’un certain nombre d’idées des Lumières auxquelles semble prête une partie de la noblesse normande.

Fils des Lumières

12L’influence des Lumières est très présente dans les écrits judiciaires laissés par nos personnages, qui permettent d’aborder autant une nouvelle vision du couple et de la famille que du système politique en place. La sensibilité, par exemple, occupe dans ses textes une place qui évoque la littérature contemporaine et la philosophie sensualiste née des Lumières. Augustin-François Thomas du Fossé précise dès le début de son mémoire qu’il avait « une âme sensible et le besoin d’aimer », et il trouve en Monique Coquerel « celle qui serait sensible à [ses] peines ». Son malheur le fait pleurer et le récit est ponctué de ses épanchements : « le ressouvenir de ce cruel abandon m’arrache encore des pleurs17 », écrit-il par exemple lorsqu’il évoque sa convalescence à Saint-Yon. Les larmes d’Augustin-François et de sa femme, leur désespoir, leurs effusions quand ils se retrouvent sont des thèmes très présents dans leurs écrits et font écho aux réflexions de Diderot18, à cette sensibilité exprimée sans retenue chez Rousseau dans La Nouvelle Héloïse (1762), dans les tableaux de Greuze ou encore dans Les Souffrances du jeune Werther (1776) de Goethe. Dans les écrits publiés en 1792, personnages et événements sont décrits avec une approche sensible qui évoque la nouvelle manière de concevoir l’existence développée dans la seconde moitié du XVIII^e siècle.

13Parallèlement, l’idée de nature est omniprésente. Elle est utilisée contre les pères et fait ressortir l’archaïsme de leur position. Il n’est pas anodin de relever que le discours de l’intendant n’est pas très éloigné lorsqu’il écrit : « […] Pourquoi l’autorité royale se déploierait-elle pour ériger en crime la faiblesse d’une fille, prévenir l’effet des remords d’un séducteur et s’opposer à un effort de vertu qui, en le faisant triompher de quelques préjugés sociaux, le rendrait sensible au cri touchant de la nature qui l’invite a ne se séparer jamais de ses enfants et de la mère qui leur a donné le jour19 ? » Comme le montre cet extrait, l’idée de nature est souvent associée à celle de préjugé. On la retrouve d’ailleurs nettement dans les mémoires de Thomas du Fossé :

« Quoi ! disait-il [Augustin-François], moi fils aîné d’une maison riche, appelé par le hasard à jouir de toutes les douceurs que l’opulence peut procurer, je suis privé même des avantages auxquels tous les hommes ont le droit de prétendre ! Paisibles dans leur foyer et maîtres de leurs attachements, la nature chez eux n’est point en conflit avec les préjugés ; et moi, parce que je suis noble, héritier d’une fortune immense, il faut que je sacrifie tout à ces raisonnements de calcul, à ces mouvements d’orgueil que des êtres privilégiés appellent des arrangements de convenance ! Si un penchant invincible m’entraîne vers un objet qui doit, selon moi, me rendre éternellement heureux, il faut, à la voix de mon père, que je brise dans mon cœur tous les liens que la nature y a déjà formés […]20. »

14Ce dialogue est écrit près de dix-huit ans après sa tenue supposée. Il est donc délicat d’en garantir l’authenticité. Cependant l’argumentaire utilisé est clair. La nature pourvoit au bonheur auquel aspirent les hommes (ici Augustin-François et sa femme), et ce sont les hommes qui, par leur préjugés (Thomas du Fossé père et son attachement aux convenances sociales), les en détournent. Les écrits d’Augustin-François sont ceux d’une personne éclairée, acquise aux valeurs et aux idées des Lumières. Sa femme fait d’ailleurs allusion à la fin de son mémoire à Helen Maria Williams, romancière éclairée reconnue en Grande-Bretagne21 et amie du couple. S’affiche ainsi un droit naturel au bonheur, caractéristique des temps nouveaux, contre préjugés et convenances sociales incarnés par la figure des pères sévères et insensibles.

15Certes, le portrait du père est noirci à dessein, dans une stratégie discursive destinée à en faire « le méchant » de l’histoire que racontent les mémoires présentés en justice. Mais, là encore, l’intendant donne à ces portraits un écho singulier, allant jusqu’à justifier la conduite des enfants par la sévérité du père. Le Sr Chauffer de Fleurigny, écrit-il, « a la réputation d’un homme dur et difficile, il est d’un caractère plus porté a faire sentir son autorité a ses enfants qu’à leur montrer de l’affection22 ». Quelques années plus tard, il ajoute :

« La voix publique accuse le Sr de Fleurigny d’être en quelque sorte la cause indirecte des désordres de ses fils, il paraît qu’il a peu fait pour leur éducation et qu’il n’a montré que des sentiments d’éloignement, sa fortune qui est considérable le mettait à portée de leur procurer des états convenables. Il s’est borné à leur faire de modiques pensions celle du Sr de Toulaville était de 1 200 livres et il parait que dès l’année dernière il l’a réduite à 600 livres. Toujours sollicité par le besoin et peut être porté par son penchant à des mœurs peu régulières, ce jeune homme n’a pu éviter de contracter des dettes l’éloignement où son père le tient de luy lui a fait faire des connaissances d’une espèce relative à sa situation et l’a jeté dans le désordre qu’il luy reproche. Mais quelque soit ce désordre la réputation que le Sr de Fleurigny a dans la ville de Rouen son caractère ses procédés sont pour ses enfants une espèce d’excuse et je verrai beaucoup de difficultés à priver le Sr de Toulaville de sa liberté sur la réquisition d’un père qui passe pour avoir autant de choses à se reprocher a l’égard de ses enfants23. »

16De même Augustin-François évoque un père « vertueux mais irascible et opiniâtre » aux mœurs « sévères » et qui ne savait « ni aimer ni pardonner24 ». Les discours des fils comme celui de l’intendant témoignent à leur manière du changement de modèle culturel à l’œuvre dans la société normande de la fin du XVIII^e siècle, et des tiraillements qu’il a pu susciter au sein des familles. Dans l’ordre des familles, jusqu’aux années 1770, la déviance était d’abord celle des fils ; s’y ajoute (ou s’y substitue ?) ensuite celle des pères qui ne se conforment pas aux normes d’une société éclairée qui jette un nouveau regard sur l’enfance et les liens familiaux. Parallèlement, le conflit amène pères et fils à formuler leur idée de la justice, leur rapport au roi et à l’absolutisme.

17Augustin-François Thomas du Fossé rentre d’exil en juillet 1789, dans « une patrie où l’homme recouvre ses droits et le citoyen son égalité » et l’arrière-plan politique de la fin de l’Ancien Régime et des deux premières années de la Révolution est très présent dans son mémoire rédigé en 1791. Le refuge anglais du couple offre par exemple l’image inversée du royaume de France. Le Royaume-Uni est une monarchie limitée dans laquelle l’Habeas Corpus (1679) et la Déclaration des Droits (1689) garantissent un certain nombre de droits et libertés. Les arrestations et emprisonnements arbitraires, dont Augustin-François a été victime en France, y sont en théorie impossibles. Tous ces éléments suscitent une réflexion sur le système français où la monarchie absolue de droit divin peine à reconnaître ces droits et libertés. Le récit s’en fait l’écho à travers deux thèmes : la loi, le roi. Le recours à la loi est une constante chez Augustin-François. Il a une confiance presque aveugle dans les lois, même sous l’Ancien Régime, et le sentiment que la loi est au-dessus de tout, même de l’arbitraire paternel. Sa violation est un motif de désobéissance : « J’ai cessé d’être sujet aux lois de mon pays, quand la violence ministérielle ne m’a plus permis d’y vivre en sûreté25. » Cette dernière phrase implique également la notion d’État et rappelle que ce dernier doit pourvoir à la sécurité des citoyens dans le respect de la loi. Nous retrouvons ces idées chez Montesquieu, Rousseau, et dans la récente Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Mais, invoquant tour à tour la « violence ministérielle » ou le « ministère public », Augustin-Francois a soin de ne pas attaquer la personne du roi directement. Il reprend ici la rhétorique politique du roi abusé par ses ministres, du roi qui ne sait pas : « Si le monarque connaissait ma situation, il ne blâmerait point ma désobéissance. » La lecture faite par les pères est toute autre : « Je me vois réellement, dans la triste nécessité de venger l’autorité paternelle indignement outragée. Je vais incessamment rendre compte de tout cela au ministre, et le supplier de me subvenir dans ces circonstances critiques26 », écrit Chauffer de Fleurigny. Comme pour son confrère du Parlement, le roi, père de son peuple et législateur suprême, doit secourir l’autorité des pères malmenés par leurs enfants.

18Ces allusions directes au roi de France sont cependant assez rares. Il est davantage question du principe de monarchie absolue (et non du roi lui-même ou du principe monarchique), attaqué de front. La principale dénonciation est celle de l’arbitraire du régime. Les lettres de cachet sont des « attentats au droit des gens », et l’Angleterre un refuge où « le ministère français n’est pas redoutable ». La France de la monarchie absolue est un pays où les citoyens ont perdu leurs droits (« J’ai chéri plus que jamais une patrie où l’homme recouvre ses droits et le citoyen son égalité27 »). Le ministère public y est injuste et tyrannique et Augustin-François de s’écrier : « Ce n’est point pour être déchirée que la nature est sensible ; son divin Auteur n’est point complice de la dureté des hommes qui veulent la tyranniser. Le sentiment de son bonheur et de sa liberté est gravé là : dix siècles d’injustice ne l’en arracheront pas ; elle vaincra toutes les dominations28. » Cette attaque vise autant la monarchie absolue que la monarchie féodale et renvoie au discours de l’époque contre la féodalité. Un lien est ainsi établi entre féodalité et absolutisme, celle-ci ayant protégé celui-là. En outre, par un jeu de va-et-vient entre sphère privée et sphère publique, le modèle du roi absolu renvoie à celui du père, tous deux despotiques parce qu’intervenant contre le droit naturel, dans la vie privée des individus, et manquant à leurs devoirs : un fils doit jouir du droit naturel dans la maison de son père comme un citoyen dans l’État ; inversement, l’abus d’autorité justifie la désobéissance et la révolte : le récit individuel devient métaphore collective.

19L’autorité paternelle, comme l’autorité royale, sort affaiblie, désacralisée de ses mémoires. Augustin-François utilise le contexte politique qui entoure l’affaire et intègre dans son discours les éléments majeurs des premières années de la Révolution. Le roi est alors encore en fonction mais ses pouvoirs sont désormais partagés avec des représentants de la nation élus et les libertés fondamentales sont reconnues. Cette constatation en amène une autre. Augustin-François rapporte des faits qui se sont déroulés pendant les dix-huit années précédant la Révolution. Nous avons montré qu’il faisait référence aux idées des Lumières, et qu’il en avait mis certaines en pratique en se mariant avec une roturière. Mais la façon dont il retrace son parcours vis-à-vis de son père et plus largement de la monarchie absolue, le fait apparaître également comme un précurseur des événements révolutionnaires, et c’est là toute la richesse de son récit. Tout d’abord, il comprend les travers du régime et décide de désobéir, de le désavouer dès 1775. Il a donc recours à un autre fonctionnement social, à d’autres références politiques quatorze ans avant le début des événements révolutionnaires. Ses aspirations sont conformes à celles des citoyens de 1789. Il revendique l’égalité, la liberté, la sûreté des citoyens, les libertés d’opinion et d’expression. Ces droits conditionnent le respect de la vie privée et sont inscrits dans les tout premiers articles de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Nous les trouvons respectivement dans les articles 1, 2, 4, 6, 10 et 11. S’y ajoute la lutte contre l’arbitraire que l’on retrouve dans l’article 7.

20Ensuite, l’accent mis sur la loi laisse envisager deux autres hypothèses. Le recours à la loi comme seule autorité légitime est un moyen évident de dénoncer l’arbitraire d’Ancien Régime. Olivier Chaline29 a montré que cet argument avait été souvent avancé lorsque le Parlement de Rouen était en conflit avec le pouvoir royal. C’est aussi montrer qu’Augustin-François se positionne comme simple citoyen dans la société française, et non comme l’héritier d’une riche famille de parlementaires. Il apparaît donc également comme un précurseur sur le plan social. S’affirmer comme simple citoyen dès 1775 (selon lui) c’est devancer l’abolition des privilèges du 4 août 1789.

21Cette volonté d’apparaître comme un fils des Lumières et un citoyen modèle en 1791 s’est traduite dans les faits par un engagement politique. Augustin-François Thomas du Fossé a en effet été élu conseiller général en 1793. Sa notice nécrologique fait la une du Journal de Rouen du 30 janvier 1834, qui rappelle que « M. du Fossé professa toujours les principes d’un patriotisme sage et éclairé, qui jamais, à aucune époque de notre révolution ne se démentit30 ». Cependant, si les sources concernant Thomas du Fossé sont prolixes, il n’en est pas de même des frères Chauffer. Jean Baptiste convoite en 1778 l’office de procureur du roi au bailliage de Pont-l’Évêque, mais ne réussit pas à rassembler les 6 000 livres nécessaires. Il semble par la suite vivre de ses rentes. Il se marie deux jours après l’inhumation de son père en décembre 1787, et l’union est couronnée par l’arrivée d’un nouvel enfant l’année suivante. C’est alors que nous perdons sa trace. Son frère aîné, engagé dans une procédure de séparation de biens et de corps avec sa femme en 1786, montre un visage très différent de celui des premiers temps de son mariage. Libertin décidé et assumé, il réplique à sa femme que « jamais le libertinage d’un mari n’a pu être un motif capable d’autoriser une demande en séparation », qu’il qualifie comme « un outrage sanglant à l’autorité maritale ; parce qu’elle porte atteinte à son honneur et au soutien de sa puissance » et « son autorité maritale dédaignée, injurié, calomnié par sa femme, il se doit tout entier à la réparation de son honneur31 ». Les sentiments mis en avant au début de son mariage ont laissé place à l’affirmation de la position dominante du chef de famille, position qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de son propre père.

22Ainsi, la réflexion menée a posteriori par Augustin-François Thomas du Fossé sur cet épisode qui a changé le cours de sa vie tend à exposer une révolution familiale précédant celle de l’ordre social et politique, et dont il aurait été l’un des rares précurseurs. L’attitude, parfois outrancière, des frères Chauffer montre également qu’ils se sont affranchis des conventions nobiliaires traditionnelles et se sont appuyés sur une vision plus individualiste de l’existence pour mener leur vie. La faiblesse de l’échantillon ne permet évidemment pas de conclure à une vague de fond portant les jeunes nobles à revendiquer la part de liberté que la tradition familiale et la doxa nobiliaire leur refusaient jusqu’alors. Cependant, la circulaire du ministre Breteuil interdisant en 1782 l’enfermement pour mésalliance est peut-être le signe d’un tournant normatif dans les pratiques matrimoniales, notamment celles de la noblesse (non sans résistances, comme le montre l’attitude du père Chauffer en 1786, ou celle de Thomas du Fossé père jusqu’à sa mort en 1787). Ces trois gentilshommes fournissent, en tout cas, un exemple intéressant de la pénétration des idées des Lumières et des tensions très vives qu’elles provoquent dans le second ordre du royaume dans les deux décennies qui précèdent la Révolution.