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Les noblesses françaises dans l'Europe de la Révolution

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Philippe Bourdin

Deuxième partie. Un nouvel horizon politique

Les frères Lameth, de l’engagement aux désillusions

Sylvia Delannoy

Texte intégral

  • 1 Théodore de Lameth raconte cet épisode de la vie de ses frères dans : Notes et souvenirs faisant s (...)

1Les frères Charles et Alexandre de Lameth n’ont pas laissé une trace mémorable dans l’histoire de la Révolution française, leur nom étant rapidement devenu obscur, et ce dès le lendemain des évènements auxquels ils ont pris part. Leur abandon précoce du mouvement révolutionnaire, mais aussi la défaite du courant de pensée « constitutionnel » qu’ils incarnaient, de même que leur manque d’envergure oratoire, peuvent sans doute donner les clefs de leur oubli. Les historiens ne se sont pas non plus penchés sur le cas singulier de ces frères qui, un temps, ont pu incarner avec leurs alliés la Révolution elle-même. Députés siégeant à gauche, voire à l’extrême gauche, sous l’Assemblée constituante, ils quittèrent la vie politique en rejoignant tous deux l’armée au printemps 1792, avant de prendre le chemin de l’exil à l’annonce de la chute de la monarchie à laquelle ils avaient attaché leur sort1.

  • 2 Voir à ce propos : Thomas Balch, Les Français en Amérique pendant la guerre d’Indépendance des Éta (...)
  • 3 La Fayette a fait partie du club de 1789 créé le 12 avril 1790, alors que les frères Lameth restai (...)
  • 4 Alphonse Aulard, La société des Jacobins, Paris, Maison Quentin, 1891, t. II, p. 536.

2Les frères Lameth avaient en effet joué un rôle central dans l’élaboration de la Constitution de 1791 et, parmi les quelques nobles « patriotes » de cette première phase constitutionnelle, ils furent de ceux qui s’engagèrent avec le plus d’ardeur dans le processus révolutionnaire. À ce titre, ils sont représentatifs d’une certaine noblesse libérale abreuvée à la source de la révolution américaine à laquelle ils participèrent tous deux en qualité d’engagés volontaires2. Leur parcours et leurs idées sont donc proches de ceux d’un La Fayette, bien qu’ils épousent une voie plus radicale en 1790-1791, en se plaçant à l’extrême gauche de l’Assemblée nationale, tandis que La Fayette incarnait déjà pour certains le protecteur de la monarchie3. D’ailleurs, lorsque La Fayette est accusé par Danton d’avoir trahi la Révolution en laissant le roi sortir de Paris le 21 juin 1791, les frères Lameth sont encore en odeur de sainteté aux Jacobins4.

  • 5 Acte de séparation de la société des Amis de la Constitution séante aux Feuillants, d’avec celle d (...)

3Les frères Lameth sont, plus largement, représentatifs de l’évolution idéologique de nombre de députés révolutionnaires de l’Assemblée constituante entre 1789 et 1791 : ils passent dans cet intervalle de temps de l’exaltation révolutionnaire à une crainte de voir le mouvement révolutionnaire s’emballer, avant de sortir de la Révolution. Et lorsqu’ils fondent avec Barnave et Duport le club des Feuillants, en juillet 1791, ils parviennent d’ailleurs à réunir la quasi-totalité des députés de l’Assemblée constituante qui ont contribué à faire la Révolution des institutions5. Multiforme, l’engagement révolutionnaire des frères Lameth, nobles de cour avant 1789, pose problème. Comment le définir ? Pourquoi ont-ils finalement renié leurs propres principes à partir de 1791 pour sortir du mouvement révolutionnaire ? Leur noblesse a-t-elle un rôle à jouer dans ce retournement ? En bref, peut-on, comme les frères Lameth, sortir du sérail monarchique pour s’engager corps et âme dans la Révolution ?

Un engagement précoce dans le processus révolutionnaire

  • 6 Hyacinthe Dusevel, Le château d’Hénencourt, Amiens, A. Caron, 1850, p. 10.
  • 7 Charles de Lameth justifie à l’Assemblée en avril 1790 les sommes que sa mère a reçues en tant que (...)
  • 8 Jacques Badier, Dictionnaire de la noblesse, Nancy, 1980, t. 6, p. 354-359. État des services mili (...)
  • 9 AD Val d’Oise, Correspondance familiale de Charles de Lameth, 1777-1819. Ou encore : Lettre de Mme (...)

4L’identité et le parcours des frères Lameth avant 1789 ne semble pas les prédisposer à entrer en Révolution. Jamais ils ne furent des rebelles à leur ordre, jamais ils ne sortirent du rang. Issus d’une famille de vieille noblesse, ils descendent en effet par leur père de la famille des Lameth, anoblie au XIe siècle au cours des croisades, et par leur mère de l’illustre famille des Broglie6. Orphelins de père dès leur plus jeune âge, ils profitèrent des nombreuses connexions dont leur mère bénéficiait à la cour et ainsi de la protection de Diane de Polignac, favorite de la reine, mais aussi de la reine elle-même. La découverte, en janvier 1791, du Livre rouge où étaient consignés les noms de tous les bénéficiaires de la cour, permit de rendre publique cette protection, Mme de Lameth étant inscrite pour avoir reçu, en tout, 60 000 livres de pensions pour elle et pour ses fils7. Par l’intercession de leur mère, ils obtinrent dès l’âge de 14-15 ans des postes convoités dans l’armée et commencèrent à fréquenter les antichambres du château de Versailles, courtisant le roi, la reine et leur entourage8. Plusieurs lettres conservées aux archives départementales du Val d’Oise attestent des multiples demandes d’intercessions faites par les deux frères auprès de leur mère, profitant sans vergogne de l’avantage que constituait le réseau maternel9. Voici un exemple parmi beaucoup d’autres des sollicitations constantes faites à leur mère par les frères Lameth dans leur correspondance. C’est ici Charles qui écrit le 5 juillet 1783 :

  • 10 Ibid.

« […] Il faut surtout insister sur la place de colonel en second, faire sentir à la reine de quelle importance il est que votre fils soit placé dans ce moment-ci et elle est extrême […]. Vous pouvez dans votre lettre exprimer cet espoir adroitement : nous allons faire agir nos petits moyens, nous allons intéresser tous les astres, la lune, Mme de Lamballe, mais votre lettre vaudra mieux que tout je suis sûr. Écrivez-la donc et nous l’adresser sur le champ : il faudra aussi en écrire une à M. le maréchal de Ségur sur cet objet, par laquelle vous fassiez la demande que l’intérêt de la reine doit faire réussir10. »

  • 11 Places obtenues avec l’aide leur mère comme en témoigne cet extrait d’une lettre qu’Alexandre lui (...)
  • 12 Dossiers militaires d’Alexandre et de Charles de Lameth aux Archives de Vincennes.
  • 13 Introduction d’Eugène Welvert aux Mémoires de Théodore de Lameth, Paris, 1913, p. IX.

5Avides de gloire et de reconnaissance militaire, ils se sont engagés successivement dans la guerre d’Amérique en 1780 pour Charles, en 1782 pour Alexandre. Maîtres de camp de Rochambeau11, les deux frères revinrent auréolés du succès des armées françaises, en particulier Charles, qui fut assez grièvement blessé à Yorktown et que l’on reçut avec les honneurs à la cour dès son retour. Charles, aussi bien qu’Alexandre, obtinrent d’ailleurs en 1783 une pension de 1 500 livres accordée par le roi12, et ils poursuivirent après leur passage par le Nouveau Monde leur carrière de courtisans. Cet engagement dans la guerre d’Amérique a néanmoins pu constituer un tournant idéologique en faisant naître en eux une certaine sympathie pour les idéaux de liberté et d’égalité qu’ils avaient pour ainsi dire défendus aux côtés des Américains. Peu d’aspects concernant leur formation nous sont par ailleurs connus, si ce n’est qu’ils eurent peut-être pour précepteur l’abbé Massieu, futur Conventionnel et admirateur des philosophes des Lumières, mais il est possible que cette information ait été construite a posteriori pour tenter d’expliquer leur engagement13. La lecture de leur correspondance ne nous permet pas, en tout cas, de voir en eux des amateurs des Lumières ou des lecteurs assidus des dernières nouveautés politiques ou philosophiques…

  • 14 Ainsi dans le pamphlet suivant : Lettre de M. d’Orléans à M. Alexandre de Lameth, et réponse d’Ale (...)
  • 15 Alexandre de Lameth, Lettre à M. le comte de Kersaint, auteur d’un ouvrage intitulé : « Le bon sen (...)
  • 16 Jacques Dupâquier, Ainsi commença la Révolution, Campagne électorale et cahiers de doléances dans (...)
  • 17 Il s’attira néanmoins les foudres de son collègue de la noblesse de Péronne, Mailly, qui demanda à (...)

6Leur premier penchant pour les idées révolutionnaires ne s’affirma réellement qu’en 1788, lorsqu’ils devinrent membres de la Société des Trente, fondée au mois de janvier par le parlementaire Adrien Duport, dont ils ne se séparèrent bientôt plus. Il fréquentèrent dans ce club prérévolutionnaire le clergé et la noblesse libérale qui allaient jouer un rôle certain dans la première phase de la Révolution : ils retrouvèrent La Fayette, firent la connaissance de Sieyès, Mirabeau, Target, Montesquiou, Talleyrand, ou encore de Dupont de Nemour, auprès de qui ils se formèrent sans doute idéologiquement, épousant le courant réformiste du « parti patriote ». Ils adhérèrent ensuite au club de Valois, fondé en avril 1789 par le duc d’Orléans, ce qui permettra à certains de leurs détracteurs d’en faire les serviteurs fidèles de cet ambitieux prince du sang14 et d’expliquer par là leur engagement dans la Révolution. L’engagement politique se matérialise par ailleurs à cette époque pour Alexandre, le cadet, par la publication au début de l’année 1789 d’une lettre qu’il avait envoyée au comte de Kersaint, auteur d’un ouvrage politique, dans laquelle il présentait ses idées libérales et montrait son attachement au modèle américain, assurant selon lui plus de liberté que le modèle anglais15. Il s’opposait notamment dans ce texte à la création d’une Chambre haute, dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, qui ne pourrait être que partiale et corrompue car constituée de personnages fidèles au roi. Le choix de publier cette lettre marque sans doute déjà une volonté d’être reconnu du public en tant que patriote et défenseur de la liberté. Les élections aux États généraux permirent aux frères, qui défendaient sensiblement les mêmes idées, de poursuivre leur engagement en passant aux actes. Charles prononça ainsi dans l’assemblée de la noblesse d’Arras, qui accueillait notamment le prince de Conti, un discours étonnamment progressiste, proposant à ses nobles collègues de prendre leur part des charges publiques pour réformer un État archaïque, et de s’associer au clergé et au Tiers état pour rédiger en commun le cahier de doléances du bailliage16. Il ne fut pas écouté. Alexandre est, quant à lui, allé plus loin encore en s’abstenant de se présenter dans cette même assemblée, du fait de la déclaration préalable qui interdisait à ses membres de se réunir au Tiers. Élu finalement à Péronne, Alexandre put ainsi librement rejoindre le Tiers état avec 46 autres nobles libéraux le 24 juin 1789, avant l’ordre royal du 27 juin17 – contrairement à Charles, tenu par son mandat.

  • 18 La requête avait été faite au comte d’Artois dès 1779 et il ne renonça à cette charge et à la pens (...)
  • 19 Inventaire des biens du couple Lameth en 1798 repris par Jacques Dupâquier, Osny de la ville au vi (...)
  • 20 Marcel Dorigny et Bernard Gainot, La Société des Amis des Noirs, 1788-1799, Paris, Éditions Unesco (...)
  • 21 Louis-Philippe de Ségur, Mémoires ou souvenirs et anecdotes, t. III, Paris, Eymery, 1827, p. 52-60
  • 22 Georges Michon, Essai sur l’histoire du parti feuillant, Adrien Duport, Paris, Payot, 1924, p. 545
  • 23 Gérard Wolf, « Quelques remarques concernant la politique étrangère de Vienne et de Paris et de la (...)

7Cet engagement précoce, étonnant si l’on en juge par leur parcours, a pu susciter des moqueries et des allégations quant aux frustrations et humiliations dont ils auraient été victimes en tant que courtisans. Ce sont en effet avant 1789 des nobles de cour typiques fréquentant notamment ceux qui seront plus tard les meneurs de la contre-révolution – la maison de Broglie, la reine, Diane de Polignac, la princesse de Lamballe, le duc de la Rochefoucault-Liancourt –, comme en témoigne leur correspondance. Charles, de son côté, devint en 178218, grâce à ces réseaux, gentilhomme d’honneur du comte d’Artois, avant de faire en 1784 un mariage à Versailles, en présence du roi et de la reine, avec une femme très riche, Marie Picot, fille d’un propriétaire terrien de Saint-Domingue19. Passant outre les paradoxes, Charles de Lameth est donc, en 1788, un riche aristocrate, propriétaire d’esclaves à Saint-Domingue, ce qui ne l’empêche pas d’épouser les idées prérévolutionnaires et d’être membre de la Société des Amis des Noirs. Charles sortit cependant en 1789 de cette société, au moment où elle commença à prôner l’abolition pure et simple de l’esclavage alors qu’il n’était partisan, pour sa part, que de l’adoucissement de la condition servile20. Quant à Alexandre, il suivit le même parcours de courtisan que son frère, mais resta célibataire et fit dans les années 1780 un tour d’Europe qui le mena en Allemagne, en Autriche et en Russie. Il montra à cette occasion un grand intérêt pour la diplomatie et noua des relations privilégiées avec Catherine II21, ce qui permet de croire qu’il nourrissait des ambitions politiques en tant que diplomate et que la perspective d’une simple carrière militaire ne le satisfaisait pas. Il mit d’ailleurs à profit ce goût pour les relations internationales en 1792, lorsqu’il tenta d’empêcher un conflit armé entre la France révolutionnaire et l’Autriche en nouant des contacts avec l’ambassadeur d’Autriche à Paris, Mercy-Argenteau22, contacts qu’il conserva encore après la chute de la monarchie lorsqu’il s’enfuit en Autriche avec La Fayette23. Alexandre, de manière générale, a toujours montré plus d’aptitudes politiques et plus d’énergie que son frère Charles, qui n’a sans doute fait que suivre l’impulsion que son cadet donnait.

8Alors que les frères Lameth ne semblaient s’intéresser à la politique, et notamment à la réforme de l’État monarchique, que de manière très lointaine avant 1788-1789, on les voit donc brusquement s’enflammer pour les réformes, puis pour la Révolution. Ce retournement, somme toute tardif, ne trouve pas ses sources dans leur éducation ou dans leur expérience personnelle. C’est pourquoi leurs détracteurs, de gauche comme de droite, n’hésiteront pas à faire d’eux d’ambitieux intrigants, de patentés ingrats, voire des contre-révolutionnaires infiltrés.

Radicalité et popularité : les années glorieuses des frères Lameth

  • 24 Georges Michon, Essai sur l’histoire du parti feuillant, Adrien Duport, Paris, Payot, 1924, p. 62.
  • 25 Henri Carré, La noblesse de France et l’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 1920, (...)
  • 26 Opinion du chevalier Alexandre de Lameth à la séance du samedi 8 août 1789, Paris, Imprimerie nati (...)
  • 27 Séance du 21 août 1789. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. VIII, Paris, (...)
  • 28 Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1985, t. II (...)
  • 29 Maximilien Robespierre, Discours sur la nécessité de révoquer les décrets qui attachent l’exercice (...)
  • 30 Edna Hindie Lemay, Dictionnaire des constituants 1789-1791, op. cit., p. 510.
  • 31 Loi sur la résidence des fonctionnaires publics, avec tous les débats, les discours des différents (...)
  • 32 Séance du 9 février 1790. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XI, Paris, (...)
  • 33 Alphonse Aulard, L’éloquence parlementaire pendant la Révolution française, Les orateurs de la Con (...)
  • 34 Séance du 4 juin 1791. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XXVI, Paris, P (...)

9Les frères Lameth peuvent politiquement être classés parmi les Jacobins jusqu’en juin 1791, et même, jusqu’au début de l’année 1791, parmi les plus radicaux des députés jacobins. Dès juin 1789, les frères Lameth fréquentèrent en effet le Club breton24, matrice du club des Jacobins, où ils rencontrèrent notamment Antoine Barnave, dont ils resteront très proches jusqu’à son exécution en novembre 1793. Là, ils purent également se rapprocher des autres nobles libéraux qu’ils fréquentaient déjà dans la Société des Trente, comme Adrien Duport ou le duc d’Aiguillon. Stimulés par cet environnement, ils prirent assez rapidement des responsabilités, en préparant par exemple la nuit du 4 Août, dont ils seront les déclencheurs avec le vicomte de Noailles, le duc d’Aiguillon ou encore Talleyrand, si l’on en croit les Mémoires de Barère25. Cet engagement contre les privilèges se perpétua dans l’attaque faite par Alexandre de Lameth contre les biens du clergé dès le 8 août à l’Assemblée, qui prépara le terrain à la proposition formelle de Talleyrand concernant leur mise à la disposition de la nation en novembre 178926. Alexandre fut encore actif en rédigeant la formulation finale de deux articles de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen le 21 août27, avant de proposer en novembre de mettre en vacance les parlements pour une durée indéterminée, afin que ces anciennes cours souveraines ne gênent pas le travail constituant. Charles de Lameth, qui resta toujours un peu en retrait par rapport à son frère, s’illustra quant à lui le 29 octobre 1789 dans la lutte contre l’adoption du marc d’argent, seuil réclamé par Mirabeau pour permettre l’éligibilité des citoyens, en prononçant notamment ces mots : « C’est en réclamant contre l’aristocratie que vous avez préparé la régénération, et votre décret consacre l’aristocratie de l’argent28. » Ce langage n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui que tiendra Robespierre quand il luttera contre le suffrage censitaire défendu par Barnave et les frères Lameth eux-mêmes en 179129. Les premières semaines de la Révolution sont donc marquées par plusieurs interventions des frères Lameth, Alexandre étant clairement le plus actif des deux, voire l’un des plus actifs de l’Assemblée puisqu’il participa, pendant toute la durée de l’Assemblée constituante, aux activités de huit comités30, ce qui constitue un record absolu, d’où sa réputation d’homme d’action avant tout, sans grande envergure oratoire par opposition à un Barnave, certes un peu moins actif mais plus à même de défendre les idées du groupe « lamethiste » à l’Assemblée et aux Jacobins. Par la suite, les deux frères furent chacun à leur tour président de l’Assemblée, et jouèrent encore un rôle majeur dans plusieurs grands débats, parmi lesquels celui sur la résidence des fonctionnaires publics31, et donc de celle du roi, sur la réorganisation de l’armée32 et sur celle, fondamentale, du droit de déclarer la guerre33. Dans chacune de leurs interventions, les frères Lameth prirent toujours position contre le pouvoir exécutif, qu’ils voulaient déposséder de toute prérogative afin de l’empêcher de nuire à la Révolution, et ce jusqu’au 4 juin 1791, lorsque Charles s’élèva encore contre le droit de grâce accordé au roi34.

  • 35 Jacques-Pierre Brissot, Le Patriote Français, no 597, 28 mars 1791.
  • 36 Séance du 25 janvier 1790. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XI, Paris, (...)
  • 37 Détail du combat qui a eu lieu hier soir au bois de Boulogne entre M. Charles de Lameth et M. de C (...)

10Pendant la période qui court de juin 1789 à juin 1791, les frères Lameth apparaissent donc comme des radicaux, bien plus que la grande majorité des nobles libéraux, et comme des meneurs, puisque l’on parle alors de la « faction lamethiste », composée du « triumvirat » Lameth, Barnave, Duport, ainsi que du duc d’Aiguillon, du vicomte de Noailles ou encore d’Alexandre de Beauharnais. À plusieurs reprises d’ailleurs, les triumvirs se retrouvent aux côtés de Robespierre ou de Pétion pour défendre ou condamner des décrets à l’Assemblée. Ainsi le 28 mars 1791, Brissot encense-t-il conjointement Alexandre de Lameth et Jérôme Pétion en évoquant « la saine doctrine exposée par MM. Pétion et Lameth : La Nation seule est souveraine… C’est elle qui délègue la royauté : elle n’est point, cette royauté, une propriété. On vient nous parler sans cesse des sujets du roi ; aucun homme en France n’est esclave d’un maître : nous sommes tous sujets de la loi, voilà la seule sujétion des hommes libres35 ». Dans l’autre sens, le 25 janvier 1790, Charles fait cet éloge de Robespierre, qui vient de soutenir, tous les deux conscients qu’il ne faut pas créer de catégories de citoyens en fonction du paiement des contributions publiques : « Je reconnais dans cette motion de M. Robespierre le courage et le zèle qui l’ont toujours caractérisé, et avec lesquels il a défendu les intérêts des classes les moins heureuses de la société36. » Le groupe formé par les Lameth et leurs amis est ainsi capable jusqu’en 1791 d’exercer un véritable magistère sur le club des Jacobins, et de jouir d’une popularité sans tâche, comme vient le démontrer l’épisode du duel qui oppose le duc de Castries à Charles de Lameth en novembre 1790. Le duc de Castries a en effet provoqué en duel, pour des raisons semble-t-il politiques, Charles de Lameth, qui répond à cette provocation illicite, les duels étant officiellement interdits depuis le XVIIe siècle. Au cours de ce duel, Charles est grièvement blessé, si bien que la rumeur court, le 12 novembre, qu’il agonise dans son hôtel, rue Notre-Dame-des-Petits-Champs. Cette rumeur enflant, et s’accompagnant de bruits concernant l’empoisonnement de l’épée du duc de Castries, des gens du peuple se rendent d’un côté à l’hôtel de Castries pour le saccager, de l’autre à l’hôtel Lameth pour prendre des nouvelles du blessé37 : ce duel apparaît à ce moment-là comme la matérialisation de la lutte entre les « patriotes » et les « noirs », entre les « révolutionnaires » et les « aristocrates », et Lameth se voit ainsi auréolé du titre de martyr de la patrie, ou de héros de la Révolution, par la presse, et notamment par Hébert lui-même, qui consacre un numéro du Père Duchesne à sa visite au grand blessé :

  • 38 Jacques René Hébert, « Grande visite du père Duchêne à M. Charles de Lameth et leur entretien boug (...)

« Je vais donc me présenter à l’hôtel de ce brave citoyen ; ah foutre, quel tableau ! Ce n’était pas d’intrigants, d’écumeurs de marmites, de vils flatteurs, qu’il était environné comme le sont presque toujours les demeures fastueuses des riches et des grands ; mais la porte était assiégée des meilleurs patriotes qui avaient tous la consternation sur le visage ; chacun s’informe de la santé du blessé et on répondait à tout le monde avec les plus grands égards38. »

  • 39 Alphonse Aulard, L’éloquence parlementaire pendant la Révolution française […], op. cit., p. 457.

11La noblesse et l’aisance financière des frères Lameth ne sont donc pas, en 1790, un obstacle à leur popularité, même auprès d’Hébert, détracteur des « riches » et des « grands ». Cet état de grâce se perpétue jusqu’à l’été 1791, les frères Lameth étant encore les représentants des patriotes et plus particulièrement des Jacobins lorsque Alexandre prononça, le 28 février 1791, un discours d’une grande violence contre Mirabeau qui avait lancé le matin à l’Assemblée nationale le fameux « Silence aux trente voix ! ». Il faisait alors allusion aux trente « factieux » jacobins situés à l’extrême gauche et protestant contre ses positions favorables au roi dans le cadre du débat sur la résidence des fonctionnaires publics. Alexandre de Lameth ne répondit pas immédiatement, à l’Assemblée, à la provocation de Mirabeau. Il attendit de se rendre le soir au club des Jacobins, où il savait qu’il trouverait son adversaire, pour prononcer un discours qui se résuma à une violente dénonciation de la versatilité et de la traîtrise permanente de Mirabeau, qui mourra un mois plus tard. Ce discours, dans lequel il prend plaisir à accabler un Mirabeau moins verveux qu’à son habitude, lui permet de figurer parmi les « Grands orateurs de la Constituante » classés par Alphonse Aulard39.

  • 40 Voir à cet égard les deux pamphlets intitulés : Lettre de M. d’Orléans à M. A. de Lameth et Répons (...)

12Les frères Lameth jouissent donc d’une grande popularité, qui a néanmoins son revers : la haine, entre 1789 et 1791, de tous les détracteurs de la Révolution, qui voient nécessairement en eux de dangereux intrigants. Nombreux sont les pamphlets qui prennent ainsi pour cible les frères Lameth pendant ces deux années, insistant sur leur appartenance prérévolutionnaire à la noblesse de cour, imaginant qu’ils payent le peuple pour paraître populaires, ou qu’ils se font eux-mêmes payer par le duc d’Orléans pour détruire les prérogatives royales40. Ils sont le plus souvent présentés comme des ingrats nourris et élevés par l’argent royal, et qui s’acharnent lâchement, maintenant que la monarchie décline, à détruire le système qui les a tant favorisés. Le pamphlet intitulé Conversation entre Amédée Duras, l’un des chefs de la domesticité du château et Alexandre de Lameth, l’un des chefs des factieux, est un exemple éloquent des accusations portées contre les frères Lameth pour les décrédibiliser auprès de l’opinion publique. En voici l’extrait le plus significatif, dans lequel l’auteur anonyme fait parler Alexandre de Lameth :

  • 41 Conversation entre Amédée Duras, l’un des chefs de la domesticité du château et Alexandre de Lamet (...)

« Ce qu’il me fallait ?, dit Alexandre, l’espoir d’être ministre, duc et pair, maréchal de France, et comme cadet, je ne pouvais prétendre à aucun de ces suprêmes avantages ; mon ambition s’en est irritée, j’ai pris en horreur l’ancien régime et je me suis jeté avec fureur dans la révolution41. »

13Au défaut d’explication quant aux causes de l’engagement des frères Lameth dans la Révolution, les pamphlétaires royalistes substituent la bassesse d’une aigreur liée au statut de cadet des Lameth, qui les a effectivement soustrait à l’héritage paternel. Sans que cela puisse être un facteur explicatif, notons tout de même qu’Augustin Lameth, l’aîné des quatre frères de la famille, qui a hérité du château familial, ne s’est d’ailleurs pas engagé dans la Révolution. De manière plus démonstrative et plus modérée sur la forme, Anthoine, détracteur de gauche cette fois-ci, a également écrit en 1791, après le massacre du Champ-de-Mars, et donc au moment où les frères Lameth perdent leur popularité, un texte soutenant notamment l’idée que ceux qui étaient des nobles de cour – il pense alors aux frères Lameth, à Duport et à La Fayette – ne peuvent s’être engagés sincèrement dans la Révolution…

  • 42 Déposition de François-Paul-Nicolas Anthoine au tribunal du 6e arrondissement, sur les troubles, s (...)

« J’ai toujours cru que la révolution étant dirigée surtout contre la noblesse, il n’était pas naturel que des nobles, à plus forte raison des nobles de cour, fussent révolutionnaires. J’ai pensé que par une suite de cette politique qu’ils ont toujours mise en usage, ils avaient fait passer quelques individus de chaque famille dans le parti populaire ; d’abord pour égarer ce parti, ensuite pour servir d’appui à leurs parents, si, contre leur attente, le parti populaire demeurait vainqueur. J’avais remarqué que, lorsque l’intérêt de ces Messieurs avait divergé de celui du peuple, ils avaient changé de langage et de système. Je voyais avec chagrin le ridicule engouement qui empêchait le public d’apprécier leurs manœuvres ; je connaissais leur ambition et leurs moyens ; mon devoir était d’appeler sur eux la défiance, et je l’ai fait42. »

14La théorie du complot est donc pour Anthoine la seule qui puisse expliquer le comportement de personnages tels que les frères Lameth, et l’affaire du Champ-de-Mars semble, pour lui, percer enfin à jour les tractations nobiliaires de la faction dirigée par les frères. Leur évolution idéologique rapide à partir de 1791 permet à leurs critiques de se voir conforter dans l’idée que leur engagement révolutionnaire n’était qu’un mirage.

Vers une rétractation de l’engagement

  • 43 Discours d’Antoine Barnave le 8 mars 1790. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaire (...)
  • 44 Séance du 21 juin. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XXVII, Paris, Paul (...)

15Si des doutes sur le « patriotisme » de Barnave planaient depuis qu’il avait soutenu à l’Assemblée que les hommes libres de couleur ne devaient pas avoir les mêmes droits que les blancs dans les colonies en mars 179043, les frères Lameth, eux, continuèrent à jouir d’une réputation d’intégrité et n’eurent pas à souffrir, avant juin 1791, les attaques que Barnave dut essuyer bien avant cette période. Brissot ne voit en effet plus Barnave que comme un usurpateur du patriotisme dès le milieu de l’année 1790, alors même qu’il défendra pendant longtemps La Fayette et les frères Lameth, pourtant très liés à Barnave, dans Le Patriote français. Le paradoxe est grand, dans la mesure où celui qui, dans la « faction Lameth », est le plus intéressé par la conservation des colonies est Charles de Lameth, qui ne fit jamais partie du comité colonial et ne défendit jamais ses positions sur les questions coloniales à l’Assemblée. Il resta ainsi vierge de toute faute pour les démocrates, contrairement à Barnave qui incarnait le défenseur froid de l’esclavage. Pour preuve, Charles de Lameth est encore accueilli par des applaudissements le soir du 21 juin 1791 lorsqu’il arrive aux Jacobins, après avoir été le premier à lever dans l’Assemblée le tabou de la fuite du roi : il a soutenu qu’il était désormais ridicule de parler d’« enlèvement » à propos de la disparition du roi puisqu’on avait maintenant connaissance d’un mémoire dans lequel il expliquait les raisons de son départ volontaire44. Cependant, l’hyperactivité de la « faction Lameth » au moment de la fuite du roi, et les propositions des frères commencèrent à creuser un fossé avec les plus démocrates. Mme Roland, dans sa Correspondance, prête d’ailleurs à ce groupe un plan préparé à l’avance pour maintenir le roi dans ses fonctions et mener l’Assemblée dans ces circonstances particulières :

  • 45 Lettres de Madame Roland, Paris, 1902, t. 2, p. 303 (22 juin 1791).

« Un seul membre de l’Assemblée a voulu faire sentir la nécessité d’éclairer la conduite du commandant et des responsables ; cette motion a été écartée, surtout par Barnave et les Lameth (ceux-ci se sont réconciliés avec la reine il y a huit jours), qui jamais n’ont mieux montré qu’hier une intime union avec D’André, Chapelier, Beaumetz. On eût dit que, prévenus de ce qui est arrivé, ils avaient leur plan de conduite tout tracé ; ce sont eux qui ont tout fait, et la partie semblait liée pour ôter la parole à Robespierre, Pétion et Buzot45. »

  • 46 Alphonse Aulard, La Société des Jacobins, Paris, Maison Quentin, 1891, t. II, p. 536.
  • 47 Séance du 25 juin. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XXVII, Paris, Paul (...)

16Les frères Lameth, Duport et Barnave jouèrent en effet la carte de l’unité avec ceux qui avaient toujours été plus timorés qu’eux – notamment les anciens membres de la Société de 1789 qui avait fait scission avec les Jacobins – et se réconcilièrent en particulier avec La Fayette, dont ils étaient notoirement devenus les ennemis politiques et personnels. Alexandre défendit ainsi La Fayette contre les violentes accusations portées par Danton le soir du 21 juin au club des Jacobins46, mais il rassura également la partie droite de l’Assemblée, le 25 juin, en montrant son attachement à la royauté, attachement partagé par l’immense majorité de l’Assemblée constituante47, comme en témoignent les applaudissements qu’il reçut en disant qu’il soutenait la monarchie. Ce jeu, qui consistait à apparaître aux Jacobins mais à défendre la monarchie, avait pour objectif de maîtriser tous les groupes de l’Assemblée, de droite comme de gauche, la faction Lameth étant censée créer une unité nationale autour du sauvetage de la monarchie. Mais cette stratégie, de même que l’attachement irrémédiable des Lameth à cette dernière, finira tout de même par les détacher de la frange démocrate des Jacobins, de plus en plus tentée par l’option républicaine.

  • 48 Séance du 16 juillet 1791, Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XXVIII, Pa (...)
  • 49 Séance du 18 juillet 1791. ibid., p. 401.

17La rupture n’est cependant vraiment consommée qu’avec le décret d’inviolabilité du 15 juillet 1791, suivi de la fusillade du Champ-de-Mars qui consolide la scission entre Jacobins et Feuillants. Charles de Lameth, qui présidait l’Assemblée la veille du massacre du Champ-de-Mars, et qui craignait des désordres relatifs au décret d’inviolabilité, ordonna en effet au directoire et à la Municipalité de Paris « d’employer tous leurs moyens pour réprimer les désordres, en faire connaître et punir les auteurs et mettre la tranquillité du peuple à l’abri de toute atteinte », car l’Assemblée « déterminée à faire respecter les lois assurant la propriété, la liberté et le bonheur du peuple français ne voulait pas qu’on fermât les yeux sur de tels désordres ». Aux ministres, il dit de poursuivre « par tous les moyens constitutionnels les gens qui cherchaient à troubler la tranquillité publique, à altérer la Constitution jusque dans ses premiers principes », de chercher et de punir ceux « qui opposaient aux lois une résistance combinée et cherchaient à mouvoir des forces individuelles en opposition à la volonté générale48 ». Lorsque les Cordeliers firent signer la pétition réclamant la déchéance royale sur l’autel de la Patrie le 17 juillet 1791, Charles de Lameth approuva donc logiquement la décision prise par Bailly et La Fayette de tirer sur les manifestants pour « contenir » les débordements. Charles de Lameth les félicita d’ailleurs copieusement dans une lettre écrite au nom de l’Assemblée et envoyée à tous les départements49. La légalité, le respect des décisions prises par l’Assemblée, et surtout le maintien de l’ordre étaient les motifs invoqués par le président pour justifier la violence utilisée contre les manifestants. Si les frères Lameth ne sont donc pas ceux qui ont donné l’ordre de tirer sur la foule, ils portent donc tout de même une grande responsabilité dans la violente répression exercée par la garde nationale. Mathieu Dumas, proche du triumvirat, vient confirmer dans ses Mémoires la part prise par les Lameth dans cette affaire :

  • 50 Mathieu Dumas, Souvenirs, Paris, Librairie Gosselin, 1839, t. I, p. 508.

« Réunis au général La Fayette, que les deux partis extrêmes attaquaient avec une égale ferveur, Duport, Lameth et Barnave le secondèrent de tous leurs efforts lorsqu’il fallut remplir le pénible devoir de faire exécuter la loi martiale contre les anarchistes ameutés au Champ de Mars. Cette épreuve de leur dévouement, cet abandon de la popularité qui leur était si amèrement reprochée, et qu’ils sacrifiaient si loyalement au maintien de l’ordre, ne désarmèrent ni l’animosité des uns, ni l’ingratitude des autres50. »

  • 51 Alexandre de Lameth, Histoire de l’Assemblée constituante, Paris, 1828, t. I, p. 425-428.
  • 52 Joseph Droz, Histoire du règne de Louis XVI, Paris, Renouard, 1842, t. III, p. 373.

18En fait, les triumvirs avaient peut-être pris contact avec la cour dès le lendemain de la mort de Mirabeau, dont on sait qu’il jouait le rôle de conseiller occulte du roi. Alexandre de Lameth rapporta dans son Histoire de l’Assemblée constituante que, peu de temps après la mort de Mirabeau, le comte de Montmorin vint le trouver chez lui pour lui faire des avances. Il lui aurait présenté ses regrets de s’être laissé entraîner par Mirabeau à combattre le parti populaire et d’avoir pour cela dépensé sept millions, et lui aurait vanté la modération et la sagesse des adresses de la Société des Jacobins, qui avaient déterminé le roi à traiter avec les chefs de cette Société51. Les autres témoignages contemporains affirment cependant que les premières avances vinrent des triumvirs. Montmorin disait par exemple qu’Alexandre était venu l’entretenir des dangers que courait la Couronne et le prier d’offrir au roi et à la reine ses services et ceux de ses amis52. Toujours est-il que les besoins de l’une et de l’autre des parties vinrent à converger, et que les triumvirs devinrent peut-être les conseillers de la cour dès mai 1791, avant la fuite à Varennes. La date reste néanmoins floue, car il est difficile, avant la fuite, de comprendre le retournement idéologique des frères Lameth et de leurs alliés politiques. Le comte de Montlosier évoque dans ses Mémoires la teneur des tractations qui eurent lieu entre les triumvirs et la cour, à une date qu’il ne détermine pas, ainsi que leur enjeu :

  • 53 François-Dominique de Montlosier, Mémoires sur la Révolution française, le Consulat, l’Empire, la (...)

« La monarchie devait reprendre, au plus haut degré, sa dignité et ses pouvoirs, l’ordre public devait être rétabli sur de nouvelles bases, la démocratie hautement repoussée ; le clergé devait être absous du serment, ou du moins le serment adouci […]. Il n’y eut jusqu’au décret d’abolition de la noblesse qu’on ne promit de tenter de réformer, si on le pouvait. M. de Montmorin approuva beaucoup ce projet, il fut particulièrement agréable au roi53. »

  • 54 Gouverneur Morris, Journal de Gouverneur Morris, Paris, Pariset, 1901, p. 228-235.
  • 55 Alma Söderhjelm, Marie-Antoinette et Barnave, Correspondance secrète, juillet 1791-janvier 1792, P (...)

19Terrier de Montciel, qui semble avoir servi d’intermédiaire, suivant Gouverneur Morris, leur aurait demandé la liste de leurs conditions et les places qu’ils désiraient en échange de leur collaboration54. Si les triumvirs étaient déjà les conseillers occultes de la cour avant la fuite du roi, cela explique pourquoi Barnave insista pour être l’un des commissaires de l’Assemblée chargés de ramener la famille royale à Paris, le 23 juin 1791. Cela dit, il est aussi possible que cette mission lui donna la première réelle occasion de nouer le contact. Ce qui est sûr, c’est que la responsabilité dont il fut chargé auprès de la famille royale permit à Barnave de se rapprocher de Marie-Antoinette, avec laquelle il entretint par la suite une correspondance55, comme le fit Alexandre de Lameth, comme elle l’avoua elle-même à l’ambassadeur d’Autriche Mercy-Argenteau, dans une lettre datée du 31 décembre 1791 :

  • 56 Texte repris par Georges Michon, Essai sur l’histoire du parti feuillant, Adrien Duport, Paris, Pa (...)

« J’ai lieu d’être assez contente […] des Duport, Lameth et Barnave. J’ai dans ce moment-ci une espèce de correspondance avec ces deux derniers, que personne au monde ne sait, même leurs amis. Il faut leur rendre justice : quoiqu’ils tiennent toujours à leurs opinions, je n’ai jamais vu en eux qu’une grande franchise, de la force et une véritable envie de remettre de l’ordre et par conséquent l’autorité royale. Ces deux-là sont les seuls avec qui on peut traiter56. »

  • 57 Discours d’Antoine Barnave le 15 juillet 1791. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlement (...)

20Barnave et Lameth perdirent cependant le peu d’influence qu’ils avaient acquise auprès de la reine dès le début de l’année 1792, car elle appelait de ses vœux – sans le leur avouer – une guerre contre l’Autriche qui aurait rendu ses prérogatives à la Couronne française, tandis que ses conseillers occultes voyaient la guerre comme une source potentielle de radicalisation de la Révolution et de destruction de l’échafaudage constitutionnel qu’ils avaient largement contribué à construire. Parmi les leaders des Jacobins, les frères Lameth sont ainsi devenus, avec leur « faction », les conseillers occultes de la reine. Ce retournement s’est surtout opéré à la faveur de la fuite du roi qui constitue pour eux le tournant idéologique majeur. Bien qu’ils aient lutté depuis 1789, parfois avec acharnement, contre les prérogatives du roi et du pouvoir exécutif, ils restent en effet de farouches partisans de la monarchie et ils ne voient en 1791 qu’un danger : la mise en place d’une république. Leur crainte vient de ce qu’ils n’envisagent pas qu’une république puisse convenir à la France, car selon eux « l’Empire » est trop grand, la population insuffisamment vertueuse et instruite, car la République serait assurément la matrice de l’anarchie, de la division et enfin de la guerre civile57. Aussi les triumvirs radicalisent-ils brusquement leurs sentiments monarchistes lorsque la fuite du roi fait naître la perspective d’une république dans les esprits les plus démocrates. Le danger, au sein de la Révolution, ce n’est alors plus le roi, mais le peuple, qu’il faut encadrer pour contre-carrer, y compris par la loi martiale, de nouvelles journées révolutionnaires qui amèneraient la Révolution à sortir de la monarchie. D’où la fondation du club des Feuillants le 16 juillet 1791. D’où l’entreprise de révision de la Constitution, opérée par le camp « constitutionnel » au cours de l’été 1791, afin de renforcer les pouvoirs de l’exécutif en dénaturant plusieurs décrets, et de permettre aux institutions de résister aux secousses populaires.

21La fin du mandat de député des frères Lameth est donc marquée par un retour sur les principes qui les avaient guidés jusqu’alors, retour dont les causes restent complexes à analyser. On ne peut aller dans le sens du complot, hypothèse soutenue par Anthoine pour expliquer ce retournement. On ne peut non plus envisager que les frères Lameth aient été simplement corrompus par le roi, l’argent n’étant pas alors leur première préoccupation. Il ne reste donc que le choc provoqué par la fuite du roi et leur lucidité sur les conséquences pour la monarchie de cet évènement. Lucides, ils n’en cherchent pas moins à sauver une monarchie dirigée par un roi qui a trahi son serment et perdu la confiance des éléments populaires de la Révolution, croyant aux vertus de leur popularité et d’une stratégie offensive et concertée contre les démocrates. La noblesse leur a sans doute permis, par ailleurs, d’être naturellement plus enclins à accepter l’offre d’une cour qu’ils connaissaient si bien. Avec l’espoir peut-être sincère de mettre en place un régime solide capable de résister au temps.

22Les frères Lameth sont entrés en Révolution comme ils en sont sortis : brutalement et sans que l’on puisse comprendre avec certitude quelles étaient leurs motivations. Si l’on part du postulat de la sincérité de leur engagement, ils sont sortis du mouvement révolutionnaire avec l’ambition de construire un régime solide, contre la volonté d’une partie des membres de l’Assemblée législative qui déconstruiront l’œuvre constituante à partir d’octobre 1791. Après l’été 1791, les frères Lameth se font d’ailleurs beaucoup plus discrets : ils reprirent tous deux leur carrière militaire au moment de la déclaration de guerre contre l’Autriche, en avril 1792, sous les ordres de La Fayette dans l’armée du Nord. Mais, après le 10 Août, Charles s’enfuit en Angleterre après avoir été arrêté par des agents de l’Assemblée législative, pendant qu’Alexandre, accompagné de La Fayette, se rend aux Autrichiens qui les emprisonnent jusqu’en 1795. Les frères Lameth, exilés, ne passèrent jamais dans le camp de la contre-révolution active et ne fréquentèrent pas la noblesse française en émigration qui, de toutes façons, les rejetait comme des enragés qui avaient engendré le désordre dans lequel était désormais plongé la France. Traîtres aux yeux des hommes de Coblence, traîtres aux yeux des révolutionnaires, ces nobles ne réussirent finalement pas à trouver leur place dans la Révolution.

Notes

1 Théodore de Lameth raconte cet épisode de la vie de ses frères dans : Notes et souvenirs faisant suite à ses Mémoires, Paris, 1914.

2 Voir à ce propos : Thomas Balch, Les Français en Amérique pendant la guerre d’Indépendance des États-Unis, Paris, 1872.

3 La Fayette a fait partie du club de 1789 créé le 12 avril 1790, alors que les frères Lameth restaient attachés aux Jacobins. Cf. Augustin Challamel, « La société de 1789 », in Les clubs contre-révolutionnaires, Paris, Cerf, 1895.

4 Alphonse Aulard, La société des Jacobins, Paris, Maison Quentin, 1891, t. II, p. 536.

5 Acte de séparation de la société des Amis de la Constitution séante aux Feuillants, d’avec celle des Jacobins comprenant la liste des membres, Paris, Imprimerie nationale, 1791.

6 Hyacinthe Dusevel, Le château d’Hénencourt, Amiens, A. Caron, 1850, p. 10.

7 Charles de Lameth justifie à l’Assemblée en avril 1790 les sommes que sa mère a reçues en tant que veuve de militaire et annonce qu’il remettra cette somme dans la caisse nationale.

8 Jacques Badier, Dictionnaire de la noblesse, Nancy, 1980, t. 6, p. 354-359. État des services militaires d’Alexandre et de Charles de Lameth (Archives de Vincennes).

9 AD Val d’Oise, Correspondance familiale de Charles de Lameth, 1777-1819. Ou encore : Lettre de Mme la comtesse de Broglie de Lameth au ministre le 30 octobre 1779 (Archives de Vincennes).

10 Ibid.

11 Places obtenues avec l’aide leur mère comme en témoigne cet extrait d’une lettre qu’Alexandre lui a écrite le 2 mai 1780 : « Il serait très avantageux, chère maman, que vous écriviez à M. de Rochambeau sur lequel une ancienne amitié vous donne bien des droits que vous me recommandiez à lui, que vous me fassiez des éloges en éxagérant le bien que vous avez la bonté de penser de moi et les moyens que j’ai de servir » (AD Val d’Oise, Correspondance familiale d’Alexandre de Lameth).

12 Dossiers militaires d’Alexandre et de Charles de Lameth aux Archives de Vincennes.

13 Introduction d’Eugène Welvert aux Mémoires de Théodore de Lameth, Paris, 1913, p. IX.

14 Ainsi dans le pamphlet suivant : Lettre de M. d’Orléans à M. Alexandre de Lameth, et réponse d’Alexandre de Lameth à M. d’Orléans le 24 avril 1791.

15 Alexandre de Lameth, Lettre à M. le comte de Kersaint, auteur d’un ouvrage intitulé : « Le bon sens », Paris, 1789.

16 Jacques Dupâquier, Ainsi commença la Révolution, Campagne électorale et cahiers de doléances dans le bailliage de Pontoise, Pontoise, Conseil général du Val d’Oise et Société historique, 1990, p. 452.

17 Il s’attira néanmoins les foudres de son collègue de la noblesse de Péronne, Mailly, qui demanda à ses commettants de le désavouer. Cf. Edna Hindie Lemay, Dictionnaire des constituants, I789-179I, Paris, Universitas, 1991, p. 510.

18 La requête avait été faite au comte d’Artois dès 1779 et il ne renonça à cette charge et à la pension qui lui est attachée qu’en juin 1789, peu de temps avant l’émigration du frère du roi. Correspondance familiale de Charles de Lameth, AD Val d’Oise.

19 Inventaire des biens du couple Lameth en 1798 repris par Jacques Dupâquier, Osny de la ville au village, Pontoise, Éditions des Étannets, 1997, p. 80.

20 Marcel Dorigny et Bernard Gainot, La Société des Amis des Noirs, 1788-1799, Paris, Éditions Unesco, 1998, p. 248-249.

21 Louis-Philippe de Ségur, Mémoires ou souvenirs et anecdotes, t. III, Paris, Eymery, 1827, p. 52-60.

22 Georges Michon, Essai sur l’histoire du parti feuillant, Adrien Duport, Paris, Payot, 1924, p. 545.

23 Gérard Wolf, « Quelques remarques concernant la politique étrangère de Vienne et de Paris et de la faction Duport-Lameth après le 20 avril I792 », Annales historiques de la Révolution française, no 288, avril-juin 1992, p. 223-233.

24 Georges Michon, Essai sur l’histoire du parti feuillant, Adrien Duport, Paris, Payot, 1924, p. 62.

25 Henri Carré, La noblesse de France et l’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Champion, 1920, p. 397.

26 Opinion du chevalier Alexandre de Lameth à la séance du samedi 8 août 1789, Paris, Imprimerie nationale, 1789.

27 Séance du 21 août 1789. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. VIII, Paris, Paul Dupont, 1875, p. 464.

28 Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1985, t. II, p. 607.

29 Maximilien Robespierre, Discours sur la nécessité de révoquer les décrets qui attachent l’exercice des droits du citoyen à la contribution du marc d’argent, ou d’un nombre déterminé de journées d’ouvrier, août 1791.

30 Edna Hindie Lemay, Dictionnaire des constituants 1789-1791, op. cit., p. 510.

31 Loi sur la résidence des fonctionnaires publics, avec tous les débats, les discours des différents orateurs tels que MM. Lameth, Duval, Pétion, Mirabeau, Barnave, Maury, Cazalès…, le tout littéralement pris et imprimé tel qu’il a été prononcé dans l’Assemblée nationale, Paris, Imprimerie Le Hodey, février 1791.

32 Séance du 9 février 1790. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XI, Paris, Paul Dupont, 1880, p. 521-526.

33 Alphonse Aulard, L’éloquence parlementaire pendant la Révolution française, Les orateurs de la Constituante, Paris, Hachette, 1882, p. 467.

34 Séance du 4 juin 1791. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XXVI, Paris, Paul Dupont, 1887, p. 731.

35 Jacques-Pierre Brissot, Le Patriote Français, no 597, 28 mars 1791.

36 Séance du 25 janvier 1790. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XI, Paris, Paul Dupont, 1880, p. 319.

37 Détail du combat qui a eu lieu hier soir au bois de Boulogne entre M. Charles de Lameth et M. de Castries, dans lequel M. de Lameth a été malheureusement blessé, Paris, Imprimerie patriotique, 1790.

38 Jacques René Hébert, « Grande visite du père Duchêne à M. Charles de Lameth et leur entretien bougrement patriotique », Le père Duchêne, novembre 1790.

39 Alphonse Aulard, L’éloquence parlementaire pendant la Révolution française […], op. cit., p. 457.

40 Voir à cet égard les deux pamphlets intitulés : Lettre de M. d’Orléans à M. A. de Lameth et Réponse d’A. de Lameth à M. d’Orléans, en date du 24 avril 1790.

41 Conversation entre Amédée Duras, l’un des chefs de la domesticité du château et Alexandre de Lameth, l’un des chefs des factieux, Paris, 1790.

42 Déposition de François-Paul-Nicolas Anthoine au tribunal du 6e arrondissement, sur les troubles, sur la pétition et sur l’affaire du champ de Mars, Paris, Imprimerie du Patriote français, 23 août 1791.

43 Discours d’Antoine Barnave le 8 mars 1790. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XII, Paris, Paul Dupont, 1881, p. 68-72.

44 Séance du 21 juin. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XXVII, Paris, Paul Dupont, 1887, p. 386.

45 Lettres de Madame Roland, Paris, 1902, t. 2, p. 303 (22 juin 1791).

46 Alphonse Aulard, La Société des Jacobins, Paris, Maison Quentin, 1891, t. II, p. 536.

47 Séance du 25 juin. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XXVII, Paris, Paul Dupont, 1887, p. 519.

48 Séance du 16 juillet 1791, Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XXVIII, Paris, Paul Dupont, 1887, p. 372.

49 Séance du 18 juillet 1791. ibid., p. 401.

50 Mathieu Dumas, Souvenirs, Paris, Librairie Gosselin, 1839, t. I, p. 508.

51 Alexandre de Lameth, Histoire de l’Assemblée constituante, Paris, 1828, t. I, p. 425-428.

52 Joseph Droz, Histoire du règne de Louis XVI, Paris, Renouard, 1842, t. III, p. 373.

53 François-Dominique de Montlosier, Mémoires sur la Révolution française, le Consulat, l’Empire, la Restauration et les principaux évènements qui l’ont suivie, Paris, Dufey, 1829, t. II, p. 129.

54 Gouverneur Morris, Journal de Gouverneur Morris, Paris, Pariset, 1901, p. 228-235.

55 Alma Söderhjelm, Marie-Antoinette et Barnave, Correspondance secrète, juillet 1791-janvier 1792, Paris, A. Colin, 1934.

56 Texte repris par Georges Michon, Essai sur l’histoire du parti feuillant, Adrien Duport, Paris, Payot, 1924, p. 287.

57 Discours d’Antoine Barnave le 15 juillet 1791. Jérôme Mavidal et Émile Laurent, Archives parlementaires, t. XXVIII, Paris, Paul Dupont, 1887, p. 327.

Auteur

Doctorante, université Paris I-Sorbonne – IHRF

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