L’assassinat de Marat (13 juillet 1793). Honneur et reclassement nobiliaire pendant la Révolution française
p. 135-146
Texte intégral
1Dans le contexte actuel de crise, la question de la mobilité sociale descendante, aussi appelée « déclassement », se trouve à la fois au cœur des recherches scientifiques et du débat public1. Les historiens ont leur rôle à jouer dans cette réflexion, en premier lieu ceux qui s’intéressent à la période révolutionnaire. À la fin du XVIIIe siècle, en une seule décennie, les hiérarchies et les dynamiques sociales ont été durablement transformées. Ce temps d’exception, cette « crise » affectant certains mécanismes sociaux d’Ancien Régime, a accéléré ou brisé les carrières, exagéré les trajectoires, mais aussi amplifié les réussites ou les échecs. Cette crise s’est aussi traduite par des résistances et des tentatives de reclassement de la part de ceux qui s’estimaient victimes de ces recompositions.
2La noblesse, officiellement abolie en 1790, ne constitue-t-elle pas le laboratoire privilégié du déclassement, à la fois considéré comme un déclin réel et ressenti ? Les historiens de l’Ancien Régime ou du Premier Empire ont ainsi multiplié les travaux sur les stratégies déployées par certains nobles pour s’adapter ou résister à la perte de leur rang ou de leur image sociale2. Mais les notions de déclassement et de reclassement peuvent aussi être pensées autrement qu’à travers cette conception verticale et hiérarchisée de la société. Le déclassement peut tout aussi bien être compris horizontalement comme un écart, un décalage par rapport aux normes sociales, qui fait agir les individus autrement. Parfois, cette relative liberté les pousse à commettre des actes exceptionnels, ou les rend même plus lucides3. Le contexte de l’été 1793, si particulier, peut être considéré comme une parenthèse enchantée pour ceux qui croyaient avoir tout perdu. La guerre civile, pendant laquelle les règles habituelles du jeu social sont provisoirement suspendues ou transformées, n’offre-t-elle pas une seconde chance pour ceux qui se sentaient exclus et déclassés4 ?
3C’est dans cette optique d’histoire sociale que l’on peut relire le geste en apparence insensé de Charlotte Corday, qui poignarde Marat le 13 juillet 1793. Certes, l’assassinat de l’Ami du Peuple est avant tout un acte politique. Mais il est également pensé comme un acte d’honneur et perpétré dans le cadre d’une stratégie de reclassement social. Il révèle ainsi d’autres aspects de l’engagement politique des nobles pendant la Révolution française.
Les Corday d’Armont : une famille désenchantée
4Jusqu’au 13 juillet 1793, Corday partage avec la plupart des Français cet évident point commun : c’est une parfaite anonyme. Faisons justement l’hypothèse que c’est cette banalité de Corday, où plutôt son passage brutal de l’anonymat à l’exceptionnelle renommée, qui constitue l’anomalie principale de sa trajectoire. L’histoire sociale permet peut-être de résoudre cette aporie : comment expliquer qu’une inconnue qui jusqu’ici n’avait jamais fait parler d’elle au-delà des réseaux familiaux et nobiliaires normands, soit passée d’un des fantasmes les plus partagés en 1793 (tuer Danton, Robespierre ou Marat), à l’acte en lui-même ? Comment expliquer qu’un individu ait ainsi court-circuité les étapes habituelles de la reconnaissance sociale, passant en quelques jours du statut d’anonyme à celui de célébrité nationale et européenne ?
5Pour comprendre et nuancer cette apparente soudaineté, il faut s’attarder sur l’histoire familiale des Corday d’Armont, marquée par la hantise du déclassement et de la déchéance. En 1793, Corday entre en politique au nom d’une injustice familiale. La vision de la société est alors encore largement familialiste. Corday partage cette conception du monde. Pour elle, les destins de la nation et de sa famille sont liés. Or, au printemps 1793, elle pense que tuer Marat, c’est sauver les deux à la fois. Le coup de poignard est non seulement un acte de bravoure qui permettra la victoire des « fédéralistes », mais c’est aussi la réparation publique d’un déshonneur familial. Il reste à comprendre pourquoi.
« Adieu mon cher papa, je vous prie de m’oublier, ou plutôt de vous réjouir de mon sort, la cause en est belle. J’embrasse ma sœur que j’aime de tout mon cœur, ainsi que tous mes parents. N’oubliez pas ce vers de Corneille : “Le crime fait la honte et non pas l’échafaud5.” C’est demain à 8 heures qu’on me juge. Ce 16 juillet6. »
6Quelques heures avant d’aller à la guillotine, les derniers mots de Charlotte Corday sont pour son père. Elle lui assure qu’en tuant Marat, elle n’a pas sali la réputation de la famille. Au contraire, elle affirme avoir redoré un blason quelque peu terni. Hantise de la décadence ! Trois jours après avoir poignardé Marat, Charlotte Corday cite de mémoire un grand classique de la littérature nobiliaire du XVIIe siècle, écrit par son aïeul Thomas Corneille et racontant la tragique histoire du grand comte d’Essex, déchu par Elizabeth Ire. Au seuil de la mort, Corday jure donc à son père qu’elle n’a pas dérogé à sa condition ni sali la réputation familiale. Son exécution n’est pas un déshonneur, mais rejoint la grande tradition de l’héroïsme nobiliaire. Son passage sur l’échafaud rend aux Corday d’Armont leur dignité d’antan. Ce sont là de vieilles obsessions familiales. Depuis longtemps déjà, le père de Charlotte Corday n’a qu’une idée : sortir de son état, reconquérir une distinction perdue pour vivre conformément au rang qu’il pense lui être dû. Certes, cette mélancolie est en partie générationnelle. François-Joseph Ruggiu a montré combien, à la fin du XVIIIe siècle, la particularité du second ordre repose sur la difficulté qu’il éprouve à faire reconnaître sa différence, et même tout simplement sa réalité, par rapport aux autres groupes sociaux7. Or il existe un semblable décalage entre la perception partagée par la famille de Corday d’Armont sur la place qu’elle devrait avoir, et un déclassement commencé sous l’Ancien Régime, mais précipité par les événements révolutionnaires.
7Marie Anne Charlotte de Corday d’Armont naît le 27 juillet 1768 dans la province de Normandie8. Sa famille appartient à la noblesse d’extraction : à cette époque, rares sont les nobles pouvant attester de plus de quatre quartiers9. Mais au sein du roman familial, on aime à prolonger les racines nobiliaires encore plus loin, jusqu’aux temps mythiques du duché de Normandie. Localement, cette ancienneté immémoriale est non seulement crue, mais source quotidienne de respect et de notabilité. Il existe donc un certain décalage entre la définition officielle donnée par les généalogistes du roi, qui limitent l’origine des Corday d’Armont au XVIe siècle, et la perception familiale et locale du lignage, qui apparaît bien plus vénérable aux habitants du Pays d’Auge. Avant même la Révolution, la famille ne se sent donc pas reconnue par l’État à sa juste valeur. Patriarche indépassable, Pierre Corneille est l’ancêtre le plus célébré de la famille, mais aussi le plus écrasant10. Son seul nom suffit à évoquer la grandeur monarchique et l’âge d’or de l’héroïsme nobiliaire, dont Jacques François de Corday d’Armont, le père de famille, se sent l’héritier malheureux, mais obligé.
8Le quotidien n’est pourtant guère à l’image de cet idéal. Corday père passe l’essentiel de son temps au milieu des individus les plus aisés du modeste village du Mesnil Imbert et de ses environs11. Ses interlocuteurs réguliers n’ont rien de prestigieux. Ils s’appellent Gilles Ridel, Noël Gautier et François Philippe, tous trois simples marchands, fermiers et officiers municipaux12. Le réseau d’entraide familiale et la situation économique de la famille, qui ne peut compter que sur 1 500 livres de rente, permettent de ne pas la classer dans la noblesse la plus pauvre, ce qui ne la met pas à l’abri de la précarité13.
9On est donc bien loin de l’image que se fait Corday d’Armont de sa condition de gentilhomme. Cadet de famille, il a dû, comme tant d’autres, renoncer à contrecœur à une carrière militaire14. À son retour de Guyenne, où il a fait ses armes, ses parents lui ont arrangé un mariage avec une demoiselle de la bonne noblesse locale : Jacqueline Gautier des Authieux. Mais le contrat n’est pas honoré par la belle-famille, ce qui contraint Corday d’Armont à défendre lui-même son droit auprès de ses beaux-frères15. Ses propres frères ont tous trois trouvé un meilleur état que lui16. Suivant l’exemple de beaucoup d’autres habitants du Pays d’Auge, il emmène sa famille à Caen en 1776, fuyant les problèmes familiaux et rêvant d’un meilleur état17. À la mort précoce de sa femme en 1782, il réussit à faire placer ses deux filles à l’abbaye royale de la Trinité, qui accueille des jeunes pensionnaires de la noblesse pauvre de la province18. L’établissement, fondé au XIe siècle par le duc de Normandie, est très prestigieux : Corday y place ses espoirs d’ascension sociale19. Pourtant, ce n’est là qu’un second choix. L’ambition première était encore plus grande : la même année, les filles Corday d’Armont ont été refusées par la très fameuse maison de Saint-Cyr, fondée au XVIIe siècle par Madame de Maintenon. La faiblesse de la « carrière » militaire de Jacques François, qu’il a interrompue avant même d’avoir jamais pu combattre, a probablement constitué un handicap rédhibitoire20. Une fois de plus, l’échec du père compromet l’ascension sociale de la famille. Comme bien d’autres gentilshommes trop pauvres pour avoir pu acheter une charge d’officier puis retournés aux champs en ruminant leur rancœur de ne pouvoir servir en donnant leur sang, Corday d’Armont rumine un sentiment d’injustice contre les inégalités et les privilèges au sein de la famille, qui ont favorisé ses aînés. Les lettres qu’il adresse alors à ses beaux-frères, poursuivis devant les tribunaux, montrent que face à cette injustice, il se rattache à l’honneur et à l’éthique nobiliaires21. Plus sa situation économique et sociale se dégrade, plus Corday d’Armont investit ses espoirs et ses rêves dans le symbolique et dans l’invention d’une culture d’ordre idéale, fondée sur le passé mythique de la féodalité.
10Si l’arrivée de la Révolution lui donne quelques espoirs, ceux-ci sont éphémères. Après avoir exercé les fonctions de syndic puis de maire de la commune du Mesnil Imbert, Corday d’Armont semble réellement se crisper au cours de l’année 1790, en plein débat sur la question religieuse. Au mois de juillet 1791, il affiche clairement sa résistance à la poursuite de la Révolution : il refuse de prêter serment à la Constitution22. Les relations avec les hommes nouveaux du pouvoir communal se tendent donc, tout particulièrement avec le marchand et fermier Gilles Ridel : en mars 1792, le domestique de Ridel insulte la mère de Corday23. On imagine l’affront ressenti par ce dernier, qui fait tout pour préserver les apparences de la gentilhommerie et qui n’est plus respecté par les membres de son ancienne clientèle. Crispé sur les symboles du paraître, il continue envers et contre tout de porter l’arme au côté et de se coiffer avec une perruque à queue24. Le 12 mai, un incident approfondit son sentiment d’isolement et de peur. Il se fait agresser par un maréchal-ferrant qui tente d’arracher son épée du fourreau, puis le menace d’un bâton. Corday, qui garde quelques restes de l’apprentissage des armes, blesse son agresseur. Mais celui-ci, ne s’avouant pas vaincu, disparaît puis revient armé d’un fusil. Corday ne parvient à s’enfuir qu’en se cachant dans le jardin d’une connaissance25. Le duel a fini dans la comédie. C’est une humiliation pour Corday, qui y perd son honneur. Ridiculisé, ayant perdu le seul élément qui le distinguait encore aux yeux des habitants du Mesnil Imbert, il se réfugie précipitamment à Caen.
11Mais ce n’est pas fini. Un mois plus tard, il apprend que son nom est inscrit sur la liste des émigrés du département de l’Orne. La municipalité du Mesnil Imbert, dorénavant dirigée par Ridel, affirme n’avoir reçu de lui aucun certificat de résidence et affirme qu’il se trouvait à Caen lors de la fameuse « affaire des 84 » de novembre 1791, qui y avait impliqué autant de nobles, soupçonnés de fomenter un complot26. Rien ne semble plus faux. Pourtant, Corday est maintenu sur la liste27. En réalité, Ridel semble exploiter les failles administratives et les déplacements de Corday pour isoler celui qui est depuis quelques années son rival dans la commune28. Derrière l’attentat contre Marat se profile donc peut-être l’histoire que connaissent alors mille autres petits nobles de France : celle d’une situation familiale sclérosée en raison de rancœurs et de vengeances, perpétrées dans le contexte de la redistribution du pouvoir au village.
12Au début de 1793, Jacques François de Corday se retrouve donc à la tête d’une famille en crise. Ses deux filles, qu’il ne peut marier, ont dû sortir du couvent et ont vu s’envoler les perspectives d’une carrière religieuse. Ses deux fils ont démissionné de l’armée et émigré29. À cause de cela, il doit payer la solde et l’habillement de quatre volontaires. Ses biens ont été mis sous séquestre. Son frère, prêtre de son état, vient comme lui de subir une de ces violences rituelles qui jouent avec les frontières du massacre : plusieurs jeunes habitants de Jort (Calvados), voulant l’obliger à prêter serment, l’ont forcé à s’agenouiller sous la menace d’un fusil. Devant la résistance du prêtre, ils l’ont molesté et l’ont tondu30. À la fin de l’été 1792, l’entourage direct de Charlotte Corday est donc de plus en plus touché par les violences de la Révolution. Pourtant, l’opiniâtreté que met chacun des membres de la famille à s’engager pose question. Jusqu’en 1791, Corday père a tenté de s’attaquer aux privilèges familiaux en tentant de se faire remarquer au sein de l’opinion éclairée. Alexis et Charles, les deux frères de Charlotte, ont quant à eux choisi l’engagement dans l’armée émigrée. Finalement, seule Éléonore, la plus jeune, semble s’en tenir à une résistance nobiliaire plus classique, courant les prisons, protégeant les prêtres réfractaires et multipliant les démarches pour faire rayer ses proches des listes d’émigration31. Dans ce contexte où l’engagement semble être une question d’honneur, le geste de Corday apparaît moins marginal. Les Corday d’Armont refusent visiblement d’accepter leur sort au nom d’une certaine idée de la condition nobiliaire. Préférant l’action à la soumission, ils continuent de se rêver en héros maîtres de leur destin et refusent le statut de victimes passives, qu’acceptent d’endosser bien d’autres nobles. L’implication de Corday dans la politique en 1793 vient donc d’abord de l’expérience familiale de la Révolution, vécue comme une humiliation. L’assassinat de Marat doit aussi être compris comme un acte d’Ancien Régime, perpétré au cœur de la Révolution. La morale de l’honneur guide encore beaucoup de nobles en 1793. En se sacrifiant, Corday ne fait finalement que respecter l’éthique nobiliaire.
Tuer Marat : un acte d’honneur
13L’assassinat de Marat relève en effet d’une véritable économie de l’honneur. Corday pense son coup de poignard comme un acte d’illustration. Si tout s’est terminé dans un cabinet au-dessus d’une baignoire, cela relève avant tout du hasard. Mal informée sur Marat, Corday pense au départ le tuer en pleine Convention. Un tel geste exige de la bravoure. Il comporte une évidente volonté de mise en scène personnelle32. Et même lorsque Corday se résout à le frapper chez lui, dans l’anonymat d’un appartement, il faut un certain courage pour passer à l’acte au milieu de son vigilant entourage. Et malgré la dimension privée du lieu, Corday transforme l’appartement en scène publique : avant de partir pour la rue des Cordeliers, elle change de tenue et se fait poudrer33. Corday ne peut nier sa culture nobiliaire. Elle maîtrise parfaitement les codes du paraître, appris dans la mondanité caennaise. La seconde lettre qu’elle écrit à Marat pour se faire recevoir le révèle avec force : « Je vous ai écrit ce matin Marat, avez-vous reçu ma lettre ? Puis-je espérer un moment d’audience ? Si vous l’avez reçue, j’espère que vous ne me refuserez pas, voyant combien la chose est intéressante. Suffit que je sois bien malheureuse pour avoir droit à votre protection34. » En faisant appel à la protection de Marat, Corday utilise spontanément le vocabulaire de la sociabilité nobiliaire et de la mondanité. La lettre, en réalité jamais remise à Marat, a d’ailleurs été utilisée par la propagande en raison de sa ressemblance avec les billets d’introduction.
14Une fois son geste accompli, Corday assume son sort avec un maintien qui surprend tous les témoins : ce n’est pas une criminelle, mais une femme de qualité qui répond calmement aux interrogatoires35. Par hasard, elle n’a d’ailleurs eu besoin que d’un seul coup pour tuer Marat : cette contingence est restée dans les mémoires comme un « beau geste », digne des plus habiles bretteurs. Corday se réclame elle-même d’une « culture du fer ». Mais contrairement à Pâris, garde du corps du roi, ayant tué Le Peletier de Saint-Fargeau d’un coup de sabre le 20 janvier, elle refuse de subir le déshonneur de la fuite ou du suicide. En n’essayant pas de s’échapper, elle choisit la mort. L’assassinat de Marat est donc un sacrifice délibéré. C’est un pari visant à regagner par le symbolique ce que sa famille a perdu dans la réalité des relations sociales. Et d’une certaine façon, l’acte de Corday montre l’adaptation de la culture nobiliaire à l’élargissement soudain de la participation politique. Corday a compris que l’opinion est en train de devenir un nouveau vecteur d’ascension sociale, bien plus rapide et plus puissant que les stratégies traditionnelles, que celles-ci soient fondées sur la domination d’une clientèle, l’aide de la parentèle, les protections des Grands ou le recours à l’État. Grâce à ce geste fulgurant, elle veut donc en partie laver le déshonneur infligé à sa famille en utilisant un levier de la réputation encore plus moderne que la mondanité : l’opinion publique. Il n’est peut-être pas excessif de penser que l’anonymat, au cœur du projet initial de Corday, représente d’ailleurs le comble de l’honneur et de la gloire qu’elle rêve de tirer de l’attentat. Corday semble en effet se délecter de l’image des Parisiens effarés de ne pas trouver l’assassin de Marat : « [A] lors mon projet etait de garder l’incognito, de tuer Marat publiquement et, mourant aussitôt, laisser les Parisiens chercher inutilement mon nom36. »
15Corday, persuadée qu’elle se fera massacrer comme la princesse de Lamballe une fois son acte accompli, a pris soin de porter sur elle son acte de baptême pour que l’on découvre son nom après sa mort. La jeune descendante de Corneille rêve d’un célèbre anonymat : elle aspire, au-delà de sa personne, à devenir une illustre figure, une héroïne de l’histoire familiale. Selon elle, cette gloire rapide et spectaculaire rejaillira sur le lignage des Corday d’Armont : c’est pourquoi, en prison, elle prie le Comité de sûreté générale de lui envoyer un miniaturiste. Dans la tradition nobiliaire du dernier portrait, il s’agit d’abord de transmettre un souvenir à ses proches37. Corday utilise d’ailleurs tout le temps de son incarcération pour construire sa propre légende. Elle transforme sa cellule en prestigieux lieu de mémoire. L’ouverture de la lettre adressée à Charles Barbaroux, qui a trouvé refuge à Caen, sa ville d’origine, montre qu’elle s’inclut dans une grande geste girondine : « [a]ux prisons de l’Abbaye dans la ci-devant chambre de Brissot, le second jour de la préparation à la paix38. » Pendant son procès, Corday cherche en permanence le bon mot. Ses réponses sont ornées de formules et de citations connues, destinées à frapper l’auditoire :
« Q. : C’est donc dans les journaux que vous lisiez, que vous avez appris que Marat était un anarchiste ? R. : Oui, je savais qu’il pervertissait la France. J’ai tué un homme pour en sauver cent mille39 ; c’était d’ailleurs un accapareur d’argent : on a arrêté à Caen un homme qui en achetait pour lui. J’étais républicaine bien avant la révolution, et n’ai jamais manqué d’énergie40. »
16En faisant étalage de son esprit, Corday transpose dans le prétoire l’art mondain de la conversation, jeu subtil d’attaques et de répliques cinglantes mais distinguées41. Sur le trajet de son exécution, Corday cherche également à se distinguer et à frapper les mémoires en refusant de s’asseoir dans la charrette. Sa distinction frappe tous ceux qui la voient. Sur l’échafaud, contrairement à Madame du Barry, dont la panique ultime est restée dans les mémoires comme une fin indigne, Corday reste vigilante à ne pas perdre de son sang-froid. Elle ne cherche donc pas à résister au bourreau, donnant l’impression de diriger elle-même les opérations. Corday, n’ignorant pas que les exécutions publiques sont devenues les lieux privilégiés du sensationnalisme médiatique, se construit une belle mort. C’est ce que le journaliste de La Chronique de Paris, subjugué, traduit dans son article du 19 juillet :
« Douée de tous les dons de la nature, avec un esprit cultivé, un courage que l’on peut comparer à celui dont l’histoire s’est plu à embellir ses héros ; elle a subi le sort des criminels. Son sang-froid, dans ses derniers moments, servira peut-être encore plus que son crime à faire passer son nom à la postérité. Sans morgue, sans exaltation, elle a soutenu son interrogatoire avec un calme qui étonnait ses juges et l’auditoire, et dans le moment même qui devait lui rappeler l’époque d’une dissolution prochaine, la plaisanterie s’échappait de sa bouche avec tant de facilité, que l’observateur le plus froid se sentait indigné du peu d’intérêt qu’elle prenait à elle-même. Dans la charrette qui la menait à l’échafaud, sur l’échafaud même, ses mouvements avaient cet abandon voluptueux et décent qui est au-dessus de la beauté, et que l’art n’imite jamais, sans trouver le ridicule. Elle a placé elle-même sa tête que la hache terrible a séparée. Un profond silence régnait. L’exécuteur, en montrant cette tête, l’a frappée de la main. Un murmure presque universel du peuple a sanctionné cet adage : La loi punit et ne se venge pas. La tête alors était pâle, mais d’une beauté parfaite. L’exécuteur l’ayant montrée une seconde fois, alors le sang extravasé lui avait rendu ses plus belles couleurs… Des cris de vive la nation, vive la République, se sont fait entendre, et chacun s’est retiré, emportant le profond sentiment de son horrible forfait et le souvenir de son courage et de sa beauté42. »
17Sous la plume du journaliste, la lame égalisatrice de la guillotine se transforme en hache, celle qui distinguait auparavant la belle mort de la mort ignoble. La flétrissure tentée par le bourreau est aussitôt désapprouvée par les spectateurs, non seulement attachés à la simple exécution de la loi, mas qui reconnaissent aussi spontanément la noblesse de la condamnée. On peut donc en même temps désapprouver l’assassinat de Marat, vu comme un crime, et admirer Corday.
18Les mots à travers lesquels celle-ci a justifié son geste méritent donc d’être mieux compris. Si on regarde l’attentat à la lumière de l’histoire sociale, l’assassinat de Marat prend tout son sens. Ni acte de folie, ni coup d’épée dans l’eau, c’est un véritable coup de maître. En quelques jours, le nom des Corday d’Armont gagne une réputation inespérée au sein de l’opinion modérée et contre-révolutionnaire. La famille en tirera un prestige certain pour de nombreuses années. Dans son Pays d’Auge natal, son souvenir est aussitôt célébré. Les populations composant la clientèle des Corday d’Armont perpétuent la mémoire des exploits familiaux en les intégrant dans une tradition épique. Ainsi, une chanson apparue après l’attentat dans les environs de Vimoutiers, souligne l’origine normande de Corday et glorifie son lignage : « [C]élébrons la valeur et le nom de [ou des] Corday43. » L’événement semble être parfois moins bien vécu, et même parfois caché, par les proches de Charlotte Corday : en plein déclassement, les Corday d’Armont n’ont conservé de la noblesse que ses marques d’honneur et de notabilité. Tous craignent donc que le geste de Charlotte n’entache durablement le seul prestige qui leur reste : leur réputation44. Pourtant, certains vivent le geste de leur parente, élevée au rang d’héroïne nationale, comme un acte d’illustration capable de redorer le blason familial. Certains accrochent donc les portraits de Charlotte Corday à côté de ceux de Pierre Corneille45. Dans les mois qui suivent l’attentat, le père de Corday est l’objet de tous les regards et de toutes les conversations dès qu’il sort de sa maison d’Argentan : « On disait en le voyant passer “Voilà M. de Corday, le père de celle qui a tué Marat”46. » En 1801, quand Alexis de Corday d’Armont rentre d’émigration, il est certes surveillé par la police, mais aussi auréolé de la célébrité de sa sœur, dont il gardera jalousement la mémoire47. Cinq ans plus tard, Frédéric de Corday du Renouard, qui veut s’engager dans l’armée à Mayence, est remarqué par Kellermann en raison de son nom et aussitôt présenté à la cour, puis introduit dans la mondanité de la noblesse d’Empire avec cette seule carte de visite48.
19Il y a donc plusieurs manières de penser les effets du déclassement nobiliaire. Outre les actes de résistance ou de « réaction » nobiliaires, outre l’engagement militaire ou la conversion révolutionnaire de certains nobles, il faut aussi prendre en compte d’autres stratégies de reconquête sociale. Le geste de Corday montre combien l’héroïsme nobiliaire classique se réinvente au contact de la nouvelle culture démocratique. Charlotte Corday veut plus que la réputation par le beau geste ou le bon mot : elle entend gagner la célébrité dans l’opinion, c’est-à-dire passer de la notabilité à la popularité, ce qui témoigne non seulement d’une adaptation, mais aussi d’une contribution de la culture nobiliaire à la nouvelle modernité politique, fondée sur le rôle croissant de l’opinion publique et des médias dans la fabrication des événements.
Notes de bas de page
1 Signalons, entre autres, les travaux d’Éric Maurin, L’égalité des possibles : la nouvelle société française, Paris, Seuil, 2002 ; La nouvelle question scolaire. Les bénéfices de la démocratisation, Paris, Seuil, 2007.
2 Voir notamment : Fanny Cosandey (dir.), Dire et vivre l’ordre social en France sous l’Ancien Régime, Paris, EHESS, 2005 ; Michel Figeac, L’automne des gentilshommes. Noblesse d’Aquitaine, noblesse française au siècle des Lumières, Paris, Honoré Champion, 2002 ; Josette Pontet, Michel Figeac et Marie Boisson (dir.), La noblesse de la fin du XVIe au début du XIXe siècle, un modèle social ?, Anglet, Atlantica, 2002, 2 t. ; Stéphane Minvielle, Dans l’intimité des familles bordelaises du XVIIIe siècle. Les élites et leurs comportements, Bordeaux, Éditions Sud-Ouest, 2009 ; Natalie Petiteau, Élites et mobilité : la noblesse d’Empire au XIXe siècle (1808-1914), Paris, La Boutique de l’Histoire Éditions, 1997 ; Claude Isabelle Brelot, La noblesse réinventée : nobles de Franche-Comté de 1814 à 1870, Paris, les Belles Lettres, 1992.
3 Pierre Serna, Antonelle, aristocrate révolutionnaire (1747-1817), Paris, Éditions du Félin, 1997.
4 Jean-Clément Martin (dir.), La guerre civile entre Histoire et Mémoire, Nantes, Ouest Éditions, 1995, p. 14.
5 Thomas Corneille, Le comte d’Essex, 1678, acte IV, scène III.
6 AN, AE II 38 (armoire de fer et Musée de l’Histoire de France).
7 François-Joseph Ruggiu, « Ancienneté familiale et construction de l’identité nobiliaire dans la France de la fin de l’Ancien Régime », in Josette Pontet, Michel Figeac et Marie Boisson (dir.), La noblesse de la fin du XVIe au début du XIXe siècle, un modèle social ?, op. cit., p. 320.
8 AD Orne, 3 E 2-152/2.
9 Jacques François de Corday d’Armont se voit contraint de produire des preuves de noblesse en 1776 et en 1785 pour son fils Alexis. Voir BnF, pièces originales no 852, fo 1931 : lettre de Jacques François de Corday d’Armont à M. de La Cour, généalogiste du duc d’Orléans, le 8 septembre 1776 et d. additionné le 21 septembre 1776 par de La Tour, qui prouve l’Antiquité de la maison de Corday. Voir également BnF, Manuscrits Français 31621, collection Chérin no 59, fo 1262 : conformément à l’édit de Ségur (1781), Corday doit prouver quatre quartiers de noblesse pour Alexis, qui doit devenir officier dans le régiment d’infanterie de Normandie. L’ancienneté de la noblesse de la branche collatérale des Glatigny est reconnue lors de la grande enquête de 1666 : Recherche de la noblesse de la généralité d’Alençon faite par M. de Marte pour lors intendant et commissaire député du conseil en cette partie qui comprend pour chaque élection…, 1666.
10 Bertrand Pâris, La famille de Corday, Mayenne, Éditions régionales de l’Ouest, 1994 ; Jacqueline Delaporte (avec le Cercle généalogique de Normandie), « La généalogie d’une aristocrate normande », in Ead. (dir.), Charlotte Corday. Une Normande dans la Révolution, Musées Départementaux de la Seine-Maritime, 1989, p. 63-73.
11 AD Orne, C 1269, rôle des impositions ordinaires et directes autres que les 20e sur les habitants de la paroisse de Mesnil Imbert pour l’année 1790 : l’imposition totale de Gilles Ridel, François Philippe et Noël Gautier est environ quatre fois supérieure à l’imposition moyenne des habitants du Mesnil Imbert.
12 Voir la reconstitution par Jacques François de Corday d’Armont du calendrier de ses affaires de 1790 à 1793 : AD Orne, 1Q 367, lettre du 24 mars 1793 aux administrateurs du directoire de district d’Argentan.
13 AD Orne, L 2053, contributions foncières et mobilières des habitants du Mesnil Imbert pour 1792 ; AD Orne, L 2029 et 2030, rôle des 20e pour 1791 : Corday de Launay arrive en seconde position, mais bien au-dessus de ceux qui suivent. BM Versailles, fonds Vatel, ms. F 667.
14 Guy Chaussinand-Nogaret, La noblesse au XVIIIe siècle, de la féodalité aux Lumières, Paris, Éd. Complexe, 1984 et 2000, p. 69.
15 Voir notamment AD Calvados, F 7138 : 3 août 1785, sieur M. Corday d’Armont contre MM. Desauthieux, Ch. Mesnil Val., papier par conseiller du roi, lieutenant général civil et criminel du baillage d’Exmes, généralité d’Alençon.
16 Bertrand Pâris, La famille de Corday, op. cit.
17 BnF, pièces originales 1776 : lettre de Jaques François de Corday d’Armont à Monsieur de La Cour, datée du 8 septembre 1776 : mentionne son déménagement pour le 2 octobre. Jean-Claude Perrot, Genèse d’une ville moderne, Caen au XVIIIe siècle [1975], Paris, Mouton & Co/EHESS, 2001, p. 164.
18 Lettre de l’abbesse de l’abbaye de la Trinité, 5 octobre 1767 : AD Calvados, 2 H 28 ; ibid., 5 MIR 16, archives paroissiales, paroisse de Saint-Gilles : mardi neuf avril 1782, acte de décès de Jacqueline Anne Charlotte de Gautier.
19 BM Caen, Fonds Normand, Manuscrits In-f 114 : plans faits en 1793 des différentes communautés religieuses de la ville de Caen ; Joëlle Allais, Entre Terre et Ciel. Les religieuses dans le diocèse de Bayeux aux XVIIe et XVIIIe siècles, thèse dact., université de Caen, 1999, p. 18.
20 Ibid., p. 181-183. Service Historique de l’Armée de Terre [SHAT], Vincennes, Yb 204 fo no 34 : régiment de La Fère.
21 BM Versailles, fonds Vatel, ms. F 660, p. 243 : lettre de Jacques François de Corday d’Armont à MM. des Authieux et de Ménival, Vicques, le 18 novembre 1792.
22 Ibid., 3 et 10 juillet 1791.
23 Ibid.
24 Ibid. : il déclare ses armes le 29 juillet 1792 à la municipalité de Caen ; AN, F7 5451, d. 33437. Certificat Commune de Caen, 3 juin 1793 : section de la Liberté.
25 AD Orne, F7 138, plainte de Jacques François de Corday devant François-Julien le Sénéchal juge de paix du canton de Notre-Dame de Fresney et officier de police de sûreté, 18 mai 1792.
26 AN, F7 5451, d. 33437 : extraits des registres du greffe de municipalité de la paroisse Saint-Martin du Mesnil Imbert, 20 janvier 1793 : « […] Il a quitté ses foyers pendant l’affaire de Caen connue de toute la République et depuis le moi[s] de mai dernier. Le conseil général de la commune de St Martin du Mesnil Imbert ignore formellement la démarche qu’il a pu avoir fait à cet égard. Gilles Ridel Maire. »
27 AD Orne, 1 Q 316, p. 756 : certificat de résidence de Jacques François de Corday d’Armont au Mesnil Imbert depuis plusieurs années jusqu’en mai 1792, fait le 4 novembre 1792 devant Gilles Ridel maire, Le Roy officier, J. Chopay notable ; AN, F7 5451, d. 33437. Jacques François de Corday d’Armont, 61 ans, date de l’inscription : 26 juin 1792 par le département de l’Orne.
28 AN, F7 5451, d. 33437 : lettre de Jacques François de Corday d’Armont, le 29 décembre 1792, aux citoyens de l’administration du district d’Argentan.
29 SHAT, 2Ye, d. de Corday d’Armont Jacques François Alexis, lieutenant au 9e régiment d’infanterie, né le 17 janvier 1765, démissionnaire le 1er mars 1792 : « Je prie M. Desdorides lieut. colonel commt. le 8eme Régiment d’infanterie française de vouloir bien accepter ma démission de l’emploi que le roi m’avait confié dans ce corps, les circonstances actuelles ne me permettant plus d’en remplir honorablement les fonctions. À Belle-Ile en mer le premier mars mil sept cent quatre-vingt douze. »
30 Bertrand Pâris, La famille de Corday, op. cit., p. 118.
31 Voir en particulier le dossier d’émigration de son père aux AD Orne, 1 Q 367 et aux AN, F7 5451, d. 33437.
32 AN, W 277, lettre de Charlotte Corday à Barbaroux (1), 15 juillet 1793 ; Bulletin du Tribunal criminel révolutionnaire, no LXXI : « [d] ans les interrogatoires subis par ladite Corday, elle est convenue de tous ces faits, ajoutant même que son intention était de tuer Marat, partout où elle le trouverait, même au sein de la Convention ».
33 AN, W 277, perquisition à l’hôtel de la Providence, 13 juillet 1793.
34 AN, W 277, deuxième lettre écrite par Charlotte Corday à Marat.
35 Pascal Brioist, Hervé Drévillon et Pierre Serna, Croiser le fer, Violence et culture de l’épée dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2002, p. 429-434.
36 Ibid.
37 Bulletin du Tribunal criminel révolutionnaire, no LXXIII, annexes : « Requête de Charlotte Corday aux citoyens composant le Comité de sûreté générale », s.d.
38 AN, W 277, lettre de Charlotte Corday à Charles Barbaroux (1), 15 juillet 1793.
39 Autre citation de La Mort de César de Voltaire : « J’ai tué mon ami pour le salut de Rome », Acte III, scène 7.
40 Moniteur Universel, 29 juillet 1793, procès de Charlotte Corday, 17 juillet 1793.
41 Antoine Lilti, Le monde des salons, Paris, Fayard, 2005, p. 324.
42 Chronique de Paris, no 200, 19 juillet 1793.
43 BM Versailles, fonds Vatel, ms. F 665, p. 359 : entretien de Charles Vatel avec Mme Letresche ; p. 363 : entretien de Charles Vatel avec Julie Béquet.
44 BM Versailles, fonds Vatel, ms. F 665, p. 475 : Mme Aubert de la Butte, d’après M. de Choisy, ne veut jamais parler de sa parente.
45 BM Versailles, fonds Vatel, ms. F 665, p. 367 : entretien de Charles Vatel avec Delange, ancien régisseur du domaine de Cauvigny. Selon la description qu’en donne Delange, la gravure doit être celle de Massol (d’après Quéverdo).
46 BM Versailles, fonds Vatel, ms. F 665, p. 426 : entretien de Charles Vatel avec Mlle Matrot.
47 BM Versailles, fonds Vatel, ms. F 672, p. 319.
48 BM Versailles, fonds Vatel, ms. F 665, p. 441.
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