Anatomie de trois destins croisés de la haute noblesse vers la tentation révolutionnaire : Stanislas de Clermont-Tonnerre, Trophime-Gérard de Lally-Tollendal, Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau
p. 117-134
Texte intégral
1Réfléchir sur la noblesse face à la Révolution quand on vient à Vizille, conduit immanquablement à admirer l’un des chefs-d’œuvre du Musée de la Révolution française, le portrait du comte de Lally-Tollendal par Jean-Baptiste-Claude Robin, artiste de second plan, surtout connu pour cette œuvre majeure. Sur cette toile, dont le style fait penser aux représentations de Danton, la chemise du comte est ouverte, le visage exalté, le geste ample de l’orateur dramatise la situation. Il vient de découvrir le buste en marbre de son père du crêpe noir qui l’endeuillait, et, dans l’autre main, il tient un billet où l’on peut lire : « Mon père n’était pas coupable ». Effectivement, le procès de Thomas-Arthur comte de Lally (1702-1766) avait fait partie de ces grandes affaires judiciaires du XVIIIe siècle, qui avaient fourni l’occasion à Voltaire de demander une profonde refonte de la justice sur les principes des Lumières. Commandant général des établissements français aux Indes orientales, il fut en effet accusé de haute trahison après la perte de Pondichéry en 1761. À la suite d’un procès entaché de nombreuses irrégularités, la Grand-Chambre du Parlement de Paris le condamna à mort et il fut décapité en place de Grève le 9 mai 1766. Trophime-Gérard devait consacrer toute son énergie à la réhabilitation de son père qu’il obtint de Louis XVI en septembre 1786. Celle-ci n’arrêta pas pour autant son combat et la demande de ce tableau s’inscrit totalement dans cette perspective. À l’instar des écrivains utilisant leur plume, l’artiste se sert ici de son pinceau comme d’une arme pour réaliser une œuvre qui contribue à la formation de l’opinion. Elle transcende le drame individuel, elle « élève le débat dans un langage qui mêle idéalisme et réalisme1 » et qui annonce la peinture historique telle qu’allait l’incarner David. Il nous a pourtant semblé que le cas de Lally-Tollendal ne pouvait prétendre à l’exemplarité, tant il avait de bonnes raisons de vouloir réformer les institutions de la monarchie. Il est en revanche très intéressant de rapprocher son parcours de celui de Stanislas de Clermont-Tonnerre puisqu’ils crurent, l’espace d’une saison, à l’avenir d’une monarchie constitutionnelle. Tous deux n’avaient de cesse de dénoncer l’attitude rétrograde des magistrats. Or, l’exemple de Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, choisi parmi bien d’autres2, témoigne du contraire. Ne s’agirait-il pas plutôt d’un phénomène de génération et ne faudrait-il pas chercher les causes de cet investissement révolutionnaire dans des options familiales ? La noblesse pouvait-elle d’ailleurs devenir révolutionnaire sans perdre son identité ? Comment certains de ses membres pouvaient-ils croire qu’ils parviendraient à infléchir le cours des événements, là où on finirait toujours par leur reprocher de « s’être donné la peine de naître, et rien de plus » ?
À la recherche d’une attirance pour la Révolution : biographies croisées d’une génération perdue
Une même situation au sommet de la hiérarchie du second ordre
2Lally-Tollendal était l’aîné des trois puisqu’il avait vu le jour à Paris le 5 mars 1751 ; né le 8 novembre 1757 au château d’Hamonville, en Lorraine, Stanislas de Clermont-Tonnerre était son cadet de six ans, tandis que Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau faisait figure de benjamin puisqu’il n’était venu au monde que le 29 mai 1760. Nous sommes bien ici en présence d’un phénomène générationnel, car ils étaient tous dans la même tranche d’âge, celle de ceux qui, la trentaine venue, se trouvèrent confrontés à la tourmente révolutionnaire.
3Tous trois étaient également des privilégiés de la naissance. Le grand-père de Stanislas, Gaspard de Clermont-Tonnerre, maréchal de camp, duc et pair, s’était distingué à la bataille de Fontenoy et tenait l’épée de connétable au sacre de Louis XVI. Son père, François-Joseph, embrassa lui aussi le métier des armes et passa au service de Stanislas de Lorraine qui devait en faire son premier chambellan. Le général Thomas-Arthur baron de Tollendal était pour sa part issu d’une illustre famille jacobite irlandaise, qui avait suivi les Stuart en France, et il avait, lui aussi, accompli une brillante carrière militaire avant son dénouement tragique. Il avait vécu son heure de gloire à Fontenoy et s’était illustré au cours des campagnes de la guerre de Succession d’Autriche. Les Saint-Fargeau servaient également le roi mais dans la haute robe, puisque Louis-Michel Le Peletier, chevalier, seigneur de Saint-Fargeau et autres lieux, était président au Parlement de Paris. Les trois héritiers s’engagèrent dans la voie paternelle. Clermont-Tonnerre connut une carrière militaire sans grand relief, puisqu’elle ne dépassa pas le grade de colonel au régiment de Royal-Navarre ; ses études achevées, Lally devint capitaine en second au régiment de Cavalerie-cuirassiers. Le troisième perdit son père à l’âge de dix-huit ans, ce qui le propulsa à la tête d’un patrimoine considérable où l’on recensait des terres en Puisaye, en Picardie et en Autunois, un prestigieux hôtel particulier dans le Marais et le parc de Belleville-Ménilmontant. Comme il ne pouvait devenir d’emblée président à mortier, puisqu’il fallait avoir exercé dix ans et être âgé de quarante ans, des lettres patentes du 27 janvier 1779 vinrent lui fournir la solution : « Encore que Louis-Michel le Peletier ne soit âgé que de dix-huit ans […] nous lui accordons l’office de président de notre Cour, vacant par le décès de son père, à condition qu’il ne pourra remplir les fonctions que lorsqu’il aura servi dans notre dite Cour et prendre rang parmi les présidents que du jour où il aura atteint l’âge de vingt-cinq ans3. » Le jeune homme se forma donc comme avocat général avant de coiffer le mortier le 13 juillet 1785.
4Dans ce contexte, la destinée de Lally-Tollendal détonne quelque peu. En effet, ce n’est pas tant d’être issu d’une famille irlandaise qui pose problème, car il n’avait aucune difficulté d’intégration, que les conditions mêmes de sa naissance puis de son enfance. Né de l’union entre le général et sa maîtresse Félicité Crafton, cela lui avait valu de ne pas connaître ses parents. Élevé au collège d’Harcourt sous le nom de Trophime, il n’apprit sa parenté qu’au lendemain de l’exécution de son père (« Je courus pour lui porter mon premier hommage et mon éternel adieu, pour lui faire entendre au moins la voix d’un fils parmi les cris de ses bourreaux, pour l’embrasser sur l’échafaud où il allait périr. J’ai couru vainement. On avait hâté l’instant. Je n’ai vu que la mare de son sang4 »). Faut-il vraiment s’étonner, à l’instar de Rivarol, qui parlait du « plus gros des hommes sensibles », s’il devait faire preuve, par la suite, d’une émotivité dans ses discours qui était, de toute façon, dans l’esprit du temps ? Il n’empêche qu’une certaine pédagogie de la souffrance ne pouvait qu’amener le sujet à s’interroger, et est-ce vraiment le hasard si l’on trouve des origines et un parcours parallèle chez quelqu’un comme Hérault de Séchelles ? Dans ces trois destinées, il n’y avait pourtant rien qui prédisposât a priori à embrasser la Révolution.
La place de la formation
5Des trois jeunes nobles, Louis-Michel Le Peletier bénéficia sans aucun doute de la formation la plus soignée dans un milieu où le patrimoine culturel faisait partie des biens du lignage. Son ouverture au monde fut donc confiée au précepteur Moutonnet-Clairfaud, admirateur de Rousseau, qui transmit à son élève son goût des lettres latines, ainsi que le confirme la lettre du père du futur révolutionnaire, véritable programme de travail quotidien :
« Aussitôt que mon fils est levé, il fait sa prière ordinaire. Il apprend ensuite quelques versets du Nouveau Testament, ou des maximes tirées des livres sapientaux. Pendant qu’on l’habille et qu’on l’accommode, il écoute une lecture sur quelque objet d’histoire ou de littérature, elle se prolonge même quelquefois pendant le temps du déjeuner. Ensuite, je lui fais expliquer du Virgile, du Cicéron, de l’Horace, nous en sommes au sixième livre de l’Énéide, nous venons de finir l’oraison Pro Archia Poeta, nous allons commencer les Offices du même auteur ; nous choisissons entre les Odes d’Horace les plus convenables à la portée du jeune homme.
Le reste de la matinée est rempli en apprenant et récitant des morceaux de Virgile et d’Horace, l’Art poétique de Boileau et quelques-unes des plus belles fables de La Fontaine qu’on avait oubliées et dont il ne peut être qu’utile de renouveler le souvenir dans la mémoire. Je m’attache surtout à ne point faire expliquer ni apprendre ces auteurs avec une rapidité stérile, mais à faire sentir, goûter et retenir leurs beautés à mon fils auquel je dois rendre la justice de dire qu’il en est capable et qu’il s’y plaît5. »
6L’après-midi était réservé à la fréquentation de Tite-Live et de Cicéron, à la maîtrise de la géographie et de l’histoire dans le cadre d’une formation qui privilégiait l’amour des beaux textes, l’art de la rhétorique et la mémorisation. Faut-il ensuite être sceptique quand le futur révolutionnaire compose, à huit ans et demi, une vie d’Épaminondas que son père, enthousiaste, présente aux beaux esprits qui fréquentaient son hôtel ? Toujours est-il que, solidement armés, les trois adolescents purent aborder le collège dans les meilleures institutions parisiennes. Lally-Tollendal suivit la formation du collège d’Harcourt qui s’opposait avec constance à l’influence des jésuites dans l’enseignement, Le Peletier bénéficia des compétences des oratoriens de Juilly, et Clermont-Tonnerre fut pensionnaire au collège Duplessis. Dans ce célèbre établissement, le programme comprenait le latin, le français « par relation » au latin, le grec, en philosophie la logique scolastique et la physique de Nollet. Les journées de Juilly ne laissaient guère le temps aux rêveries puisque, entre le lever à cinq heures et demie et le coucher à vingt et une heures, on alternait messes, heures de cours et exercices physiques comme l’équitation, la natation, la danse, sans oublier le maniement de l’épée, c’est-à-dire tout ce qui permettait de devenir un parfait gentilhomme. Pourtant, comme l’a fort bien souligné Étienne Broglin dans ses travaux sur Juilly, l’idéologie du collège rapprochait, égalisait les conditions dans un contexte qui n’envisageait pas les hiérarchies d’honneur sur lesquelles reposait l’Ancien Régime6. La noblesse fortunée suivit d’ailleurs bien souvent la même formation que de nombreux chefs révolutionnaires. Est-ce surprenant si plusieurs de ses membres envisagèrent avec sympathie les premiers mois de la Révolution ?
7Le goût pour la littérature et les plaisirs de l’esprit ne pouvait qu’être encouragé par le milieu familial dans lequel les adolescents évoluaient au quotidien. Certes, Stanislas de Clermont-Tonnerre dut interrompre ses études pour suivre la voie familiale et entrer dans l’armée à quinze ans comme sous-lieutenant dans le régiment de Colonel-général Cavalerie, mais cela ne l’empêcha pas de se passionner pour la lecture de L’Esprit des lois, des ouvrages de Rousseau et des encyclopédistes « qui lui emplissaient la tête7 ». Devenu maître de camp en second du Royal-Navarre en 1784, il fut appelé en cantonnement à Clermont-Ferrand où il allait suivre l’exemple de son père François-Joseph qui avait été l’un des fondateurs du Grand-Orient de France. Son initiation s’effectua dans la loge Saint-Maurice, et celui qui le reçut en tant qu’orateur était un avocat sans fortune, bientôt rivé à sa chaise de paralytique : il s’appelait Joseph Couthon. Quelques années plus tard, le 25 juin 1789, le jeune député aux États généraux se ralliait à l’Assemblée nationale présidée par Bailly, en ces termes : « Nous vous apportons le tribut de notre zèle et de nos sentiments, et nous venons travailler avec vous au grand œuvre de la régénération publique8. » Le terme de « grand œuvre » appartenait au domaine des sciences hermétiques, et plus particulièrement de l’alchimie ; il prouve en tout cas l’enthousiasme quasi mystique de certains maçons pour la Révolution à ses débuts. Il ne s’agit aucunement de faire de l’activité maçonnique une cause du déclenchement révolutionnaire, car les historiens, à l’instar de Jean-Luc Quoy-Bodin9, ont parfaitement montré la grande diversité des engagements maçonniques. Il convient en revanche de mesurer à quel point les loges étaient des structures qui favorisaient des rapprochements improbables autrement et de souligner que les valeurs maçonniques étaient incompatibles avec les hiérarchies d’honneur de la monarchie. C’est un élément parmi bien d’autres qui permet de comprendre pourquoi la noblesse sacrifia la société d’ordres en 1789, pourquoi elle accepta l’égalité devant l’impôt et finit par consentir le vote par tête à l’assemblée.
8Les salons fournissaient également les structures nécessaires à la réflexion personnelle et, dans le salon de l’hôtel de Saint-Fargeau, le jeune Louis-Michel croisa le professeur au Collège de France Lebeau, qui lui donna des cours sur l’Antiquité grecque, son collègue Garnier, professeur d’hébreu, Foucher, de l’Académie des Inscriptions, le naturaliste Jussieu et le célèbre agronome Duhamel du Monceau. Les auteurs qui accompagnaient la formation intellectuelle des jeunes de la haute noblesse constituaient un véritable fonds culturel commun dans lequel on retrouvait systématiquement Montesquieu, souvent Rousseau, et le juriste italien Beccaria, véritable inspirateur des projets de rénovation judiciaire. Cette dénonciation de la justice, Lally-Tollendal en avait fait le fil conducteur de sa vie quotidienne au travers du long combat qu’il mena pour la réhabilitation de son père entre 1778 et 178610. Soutenu par Voltaire, qui avait publié des Fragments sur quelques révolutions dans l’Inde et sur la mort du Comte de Lally, ses idées rejoignaient celles d’un du Paty ou d’un Servan, qui dénonçaient les errements de la procédure criminelle11. Tous rapprochaient le supplice de Lally de ceux de Calas ou du chevalier de La Barre. L’affaire de la révision était pour eux une occasion de plus de s’insurger contre une législation qu’ils estimaient inhumaine. Ils flétrissaient des usages barbares, comme le fouet ou la marque et des supplices comme la rupture des membres, ou la « brûlure ». La décision finale du Conseil d’État, qui cassa ce qu’avait fait le Parlement le 4 septembre 1786, puis la décision du roi de réhabiliter la mémoire de l’ancien gouverneur sonnent comme un désaveu officiel. Quand Trophime-Gérard de Lally-Tollendal fut élu député de la noblesse de la ville de Paris, lui le fils illégitime, c’est la victime de l’arbitraire judiciaire qui était désignée. Tout le monde conservait encore en mémoire ce pamphlet de 1787 où il réclamait la réforme juridique susceptible de mettre le pays en adéquation avec l’opinion éclairée :
« Le mal presse : chaque année de nouvelles victimes font sentir la nécessité d’une réforme ; et toutes les fois qu’une cause extraordinaire ou défendue avec éloquence attire vers ces objets l’attention publique, on entend de tous les côtés du royaume mille voix lui dénoncer quelque grand crime commis avec le fer des lois […]. En examinant avec attention les causes qui multiplient ces erreurs dans nos tribunaux, d’une manière si effrayante, j’ai cru apercevoir qu’un petit nombre de changements […] suffiraient pour nous mettre à l’abri des grandes injustices12. »
9Les événements de 1789 allaient donner une force incomparable à cette dénonciation qui stigmatisait l’arbitraire dans les dernières décennies de l’Ancien Régime.
La jeunesse noble sur la vague des événements révolutionnaires
10Gagnés aux notions de vertu, de talent et de mérite, animant les sociabilités des Lumières, les jeunes nobles furent donc naturellement portés à la tête du mouvement de contestation qui allait engloutir l’Ancien Régime : « L’autorité, écrira, plus tard Clermont-Tonnerre, nous avait confié les plus chers intérêts du peuple13. » L’analyse qui nous fait cruellement défaut sur les assemblées de la noblesse nous permettrait de mieux comprendre les mécanismes qui poussèrent souvent les nobles libéraux à se mettre à la tête du mouvement avec l’objectif de réformer la monarchie. C’est ainsi que Clermont-Tonnerre doit son initiation à la vie politique à sa participation aux bureaux intermédiaires de Corbeil, réunis en 1787 dans l’intervalle des sessions des assemblées provinciales. Dans ces réunions soufflait un esprit de rénovation qui éclate à l’annonce de la convocation des États généraux : « Au moment où la convocation des États généraux fut certaine, j’en attendis avec toute la France, la destruction des abus et l’établissement d’un ordre de choses dans lequel la liberté et la propriété seraient défendues de toutes les attaques arbitraires, dans lequel la puissance et la prospérité publique seraient établies sur le bonheur des individus14. » Les différents rassemblements du printemps fournirent l’occasion de se rôder aux joutes oratoires et la rédaction des cahiers structura les revendications : « Nous y consignâmes des principes vrais ; aucune exagération n’y fut admise, aucune faiblesse ne les souilla ; nous y réclamâmes tous un droit et nous ne passâmes point les limites que la raison nous prescrivait15. »
11Rédacteur très en vue des cahiers, Stanislas de Clermont-Tonnerre fut reconnu par ses pairs qui l’élurent premier député de la noblesse de la capitale le 13 mai 1789. Il y retrouvait, entre autres, Lally et Le Peletier de Saint-Fargeau. Les deux premiers étaient alors nettement plus progressistes, puisque Le Peletier fit partie de la majorité de la noblesse qui refusa de se joindre aux députés du Tiers, et il fut même l’un des derniers nobles à obéir au roi lorsque celui-ci donna l’ordre au clergé et à la noblesse de se réunir au Tiers le 27 juin 1789. S’ils se signalèrent rapidement au milieu d’une assemblée dont la vocation première n’était plus de se transformer en Assemblée nationale, c’est sans aucun doute parce que, forts de leur maîtrise de l’art rhétorique, ils étaient amenés à se distinguer d’emblée dans un monde où la magie du verbe grisait facilement les esprits : « Il est remarquable par l’étendue de sa mémoire, la rapidité de sa conception, la facilité avec laquelle il éloigne de toutes les questions qu’on discute ce qui y est toujours étranger ou inutile, par l’ordre et la netteté avec lesquels il résume ces mêmes questions, par la justesse de ses réflexions, par l’éloquente clarté de son discours », notait le bailli de Virieu à propos de Clermont-Tonnerre16. Lally-Tollendal, dont les discours baignaient dans la sensiblerie, était un orateur tout aussi brillant qui occupa la tribune de l’assemblée l’espace d’un été. Leur talent oratoire les avait portés au sommet, il devait rapidement les désigner à la vindicte populaire.
Différentes conceptions de la Révolution
L’improbable recherche d’une voie médiane
12Mêlés de très près à la crise prérévolutionnaire, Clermont-Tonnerre et Lally-Tollendal étaient convaincus de vivre des moments historiques dont ils entendaient être des acteurs de premier plan : « Il est une force des choses qui l’emporte sur celle des personnes ; une grande révolution est commencée, rien ne l’empêchera ; il ne tient qu’à la noblesse d’y concourir et de s’y assigner une place d’honneur17. » Leur investissement se situait dans le prolongement des thèses développées par la noblesse libérale, dont ils avaient été des meneurs depuis 1787. Si Lally transporta d’enthousiasme un auditoire hypnotisé par son verbe le 15 juillet, il posait en fait déjà clairement le problème de l’arrêt de la Révolution :
« Il nous reste une prière à vous adresser : nous venons vous apporter la paix de la part du Roi et de l’Assemblée Nationale. Vous êtes généreux, vous êtes Français. Vous aimez vos femmes, vos enfants, la Patrie : il n’y a plus de mauvais citoyens parmi vous ; tout est calme tout est paisible. Nous avons admiré l’ordre de votre défense ; mais maintenant la paix doit renaître parmi nous18. »
13Quelques jours plus tard, les massacres du ministre Foulon de Doué et de l’intendant de Paris Bertier de Sauvigny lui fournirent l’occasion d’un morceau d’éloquence où il donna libre cours à son affectivité, pour affirmer l’urgence d’un arrêt des violences19. Son idée était bien alors de refermer au plus vite les pages d’une révolution par un compromis entre les deux souverainetés, celle du roi et celle de l’Assemblée. Comme tous les Monarchiens, Lally-Tollendal et Clermont-Tonnerre étaient persuadés que les événements pouvaient très bien être une parenthèse féconde s’ils conduisaient à réformer « le gouvernement monarchique », héritage du passé national, dans un sens libéral. Il suffisait pour cela d’imiter le système britannique qui déclenchait chez eux une admiration sans réserve :
« Depuis le rétablissement du trône et des deux chambres du Parlement, surtout depuis le pacte national qui a défini leurs droits respectifs, après la révolution de 1688 aucun pays n’a joui dans son intérieur d’une tranquillité plus complète que celle dont a joui l’Angleterre. Nulle part, la propriété n’a été plus sacrée, nulle part, la liberté individuelle n’a été plus intacte, nulle part les droits de l’humanité et l’égalité politique n’ont été plus respectés20. »
14Le projet monarchien se nourrissait du modèle constitutionnel anglais d’où la volonté de contrebalancer la souveraineté populaire par un pouvoir royal qui disposerait d’un veto sans limites. Cela traduisait bien « une invincible méfiance pour tout bouleversement politique […], l’ambition aussi d’une réforme réfléchie des institutions et des hommes sous l’égide d’un monarque éclairé qui restait le meilleur garant de la régénération nationale21 ». La co-souveraineté entre le roi et les deux chambres était en rupture totale avec l’absolutisme, mais le bicamérisme permettait à la Chambre haute de pondérer les initiatives de la Chambre basse :
« Une Assemblée unique court perpétuellement le danger d’être entraînée par l’éloquence, séduite par des sophismes, égarée par des intrigues, enflammée par des passions qu’on lui fait partager, emportée par des mouvements soudains qu’on lui communique, arrêtée par des terreurs qu’on lui inspire, par une espèce de cri public même dont on l’investit, et contre lequel elle n’ose pas seule résister22. »
15Le ton était certes prémonitoire, mais totalement à contre-courant de l’évolution historique. Comment une Assemblée, qui avait tant peiné pour réunir ses trois composantes en une seule, pouvait-elle accepter de revenir à une division entre Chambre haute et Chambre basse ? Parler d’ajustage des institutions, de rééquilibrage des pouvoirs selon les leçons de Montesquieu, cela pouvait-il avoir quelque audience au moment où la rue attendait la substitution d’une souveraineté à une autre ? Était-il possible de fonder une démarche politique sur la tradition au moment où une majorité de Constituants entendait faire table rase du passé pour reconstruire une société politique sur la raison ?
Patriote et jacobin : Louis-Michel le Peletier et la négation du passé
16Comme nous l’avons constaté, Louis-Michel Le Peletier fut loin d’être l’un des nobles les plus en pointe quand les États généraux se transformèrent en Assemblée nationale. Et pourtant, dès la nuit du 4 Août, il se fit remarquer en demandant que les nobles se cotisent pour soulager la misère des paysans, et il proposa même de payer sur sa fortune personnelle les impôts des déshérités. Le 19 juin 1790, sa rupture avec l’ancienne société est consacrée lorsqu’il fait voter, à l’occasion de la discussion sur la suppression de la noblesse héréditaire, l’abandon des noms de lieux « usurpés » par les anciens seigneurs : « Je crois qu’il est bon d’ordonner que chaque citoyen ne pourra porter d’autre nom que celui de sa famille et non point celui d’une terre. Je vous demande la permission de signer ma motion : Louis-Michel Le Peletier. » Pour un ci-devant noble, il s’agissait bien d’une authentique profession de foi antinobiliste.
17Comme toutes les conversions, celle-ci intrigue, car les causes en sont profondément complexes. Notre objet n’est pas de revenir sur la traditionnelle hostilité des parlementaires à l’égard de l’absolutisme, mais celle-ci est en cours de relecture23 et il est certain que la dénonciation du despotisme ministériel avait habitué le jeune Le Peletier de Saint-Fargeau à la contestation de la monarchie. Nous avons vu par ailleurs que sa formation s’était déroulée dans un climat très favorable aux idées nouvelles24, or dans ses prises de position les plus avancées, il s’est toujours senti en accord avec son passé et avec l’esprit qui animait la tradition familiale puisqu’il confiait à son frère Félix : « Je donnerais beaucoup de choses pour que notre père pût ressusciter, et me manifester ses sentiments sur ce que j’ai fait pour la Révolution, lui qui était si plein de la grandeur de la liberté romaine25 ! » Cette référence aux sages de l’Antiquité, aux héros de Plutarque, est permanente chez Le Peletier, et s’il adhère au jacobinisme, c’est certainement davantage par instinct que par idéologie. Il y retrouve cet idéal de dévouement à la totalité, et de liberté par le groupe, qu’il a toujours admiré dans la cité antique et qui le rapproche d’un Robespierre. Il en vient à adopter complètement la phraséologie révolutionnaire, à tel point que le 18 novembre 1789, lorsque le Conventionnel Bazire violemment interrompu parce qu’il s’en prenait à Marat, déclara : « Je demande à être libre même parmi les Jacobins », il lui répliqua : « Citoyen, votre expression est inconvenante car c’est le temple de la liberté26 » ; oubliant ses origines sociales, façonné par le moule des sociétés populaires, Le Peletier s’était pleinement identifié à la nouvelle idéologie qu’il estimait seule apte à former un homme nouveau.
Réaliser les idéaux des Lumières
18L’espoir des Monarchiens, Lally-Tollendal et Clermont-Tonnerre, comme du montagnard Le Peletier de Saint-Fargeau, était de faire réellement triompher l’esprit réformateur du siècle qu’ils puisaient dans l’héritage des Lumières. Ainsi, c’est bel et bien Stanislas de Clermont-Tonnerre qui donna une impulsion décisive au débat sur l’émancipation des juifs par son célèbre discours du 23 décembre 178927. Pour lui, elle se situait dans le prolongement direct de l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui affirmait que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses » :
« Il n’y a pas de milieu possible : ou admettez une religion nationale ; soumettez-lui toutes vos lois ; armez-la du glaive temporel, écartez de votre société les hommes qui professent un autre culte ; et alors, effacez l’article de votre Déclaration des droits, ou bien permettez à chacun d’avoir son opinion religieuse, et n’excluez pas des fonctions publiques ceux qui usent de cette permission. Voilà la justice, voilà la raison28. »
19Pour lui, l’État était devenu le garant de la liberté de conscience des citoyens et il fallait réparer une injustice séculaire en faisant des juifs des citoyens comme les autres. Deux étapes furent nécessaires pour que l’Assemblée constituante s’y résolût : le 28 janvier 1790, elle conféra la citoyenneté française aux juifs portugais avignonnais et comtadins, mais il fallut attendre le 27 septembre 1791 pour que les communautés de l’Est puissent bénéficier du même statut. Orateur parmi les plus en vue, au début de la Révolution, nous le retrouvons dans le grand débat sur la restructuration du territoire. Selon lui, la réorganisation administrative, le redécoupage en départements, l’harmonisation des poids et mesures confortaient le triomphe de la raison :
« Qui peut ne pas voir la marche rapide des lumières ? Rappelez-vous un instant tout ce que la force des choses et la raison ont détruit : est-ce dans ce moment que nous nous refuserions encore à un plan fondé sur des observations justes et sur des vues profondes29. »
20Les deux grandes réformes sur lesquelles travailla Le Peletier de Saint-Fargeau étaient la justice et l’éducation, mais elles s’affirmaient en rupture totale avec le passé. Nommé au Comité de jurisprudence criminelle, il monta à la tribune de l’Assemblée les 22 et 23 mai 1791 pour présenter son projet :
« Dans le chaos informe de nos anciennes institutions, vous trouverez presque à chaque pas la morale et l’humanité outragées ; des faits innocents ou des fautes légères érigées en grands attentats, la présomption du crime punie souvent comme le crime même ; des tortures atroces imaginées dans des siècles de barbarie, et pourtant conservées dans des siècles de lumières ; nul rapport entre les délits et les peines, nulle proportion entre les peines des différents délits30. »
21Il recommandait une réforme fondamentale qui respecterait « les principes d’humanité » tout en appliquant des peines efficaces et utiles qui n’avaient pas seulement pour but de réprimer mais aussi de rendre meilleur. Inspiré par les idées de Beccaria, les peines devaient entretenir l’espoir et permettre au condamné de retrouver le chemin de la vertu. Il prenait clairement parti contre la peine de mort, barbare, inutile et qu’il fallait supprimer comme toutes les peines perpétuelles. Ce rapport n’allait pas être intégralement suivi par une Assemblée qui souhaitait davantage de répression devant la montée de la peur sociale. Le projet de Le Peletier parut trop « philosophique » et plusieurs députés, dont Brillat-Savarin, critiquèrent une « utopie » trop « fastueuse » pour les criminels. La peine de mort et les travaux forcés furent maintenus, mais le Code retint plusieurs propositions sur les peines temporaires accompagnées de travail avec salaire31.
22Le vaste plan d’éducation qu’il échafauda par la suite s’attaquait là encore à un domaine prioritaire dans l’esprit des Lumières. Il avait pour objectif de « fonder une éducation vraiment nationale, vraiment républicaine également […], la seule capable de régénérer l’espèce humaine ». Pour le Conventionnel, le mal absolu était l’inégalité qui avait deux origines, la famille et le savoir ; la famille parce qu’elle entretenait tout un système de différenciations et qu’elle véhiculait des préjugés ; le savoir parce qu’il creusait un fossé entre l’instruit et l’ignorant. Il s’agissait donc de tout niveler dans « un moule commun » afin de façonner intégralement un homme nouveau, conforme à la volonté de la table rase des révolutionnaires. Cette vaste entreprise de régénération de l’espèce humaine a pu faire parler de « la tentative la plus audacieuse, la plus totalitaire, de toute la période révolutionnaire pour remodeler l’individu et l’enrôler au service de l’utilité publique32 ». Pour réussir dans cette grande entreprise, l’obligation était une nécessité et Le Peletier envisageait même, pour quiconque refuserait d’envoyer ses enfants à l’institution commune, la privation des droits civiques. Enfin, l’enseignement qui serait dispensé dans ces institutions devait donner la priorité à l’éducation sur l’instruction, car le devoir de la République était davantage de former des républicains que de propager des connaissances, d’apprendre des comportements beaucoup plus que des raisonnements spéculatifs :
« Former un bon tempérament aux enfants, augmenter leurs forces, favoriser leur croissance, développer en eux vigueur, adresse, agilité ; les endurcir contre la fatigue, les intempéries des saisons, la privation momentanée des premiers besoins de la vie : voilà le but auquel nous devons tendre ; telles sont les habitudes heureuses que nous devons créer en eux. »
23En réalité, il ne faudrait pas inscrire le plan de Le Peletier en rupture totale avec la réflexion du siècle, mais tout comme dans le domaine judiciaire, il existe des continuités aisément repérables de la réflexion. Ainsi, il semble avoir puisé sa conception des maisons d’éducation commune dans les Vues patriotiques sur l’éducation du peuple, tant des villes que des campagnes, publiées par le magistrat bisontin Louis Philipon de La Madeleine en 1783. En revanche, à la différence de Condorcet, il rêve d’un commencement absolu, il inscrit son projet dans le rêve utopique, celui d’un homme nouveau remodelé par l’éducation et bénéficiant ainsi de l’égalité qu’il fait prévaloir sur la liberté. Condorcet voyait au contraire dans la liberté la garantie de l’affranchissement des consciences d’où découlerait l’égalité : l’égalité serait réalisée lorsqu’un seuil minimum de savoir permettrait à chacun d’atteindre l’indépendance. Le Peletier avait bien imaginé une école publique laïque, gratuite et obligatoire, mais il l’avait enserrée dans le cocon de la logique jacobine qui assujettissait l’individu et ses potentialités au bénéfice de l’État. Les Montagnards, toujours prêts à dénoncer l’éducation familiale, ne pouvaient qu’être intéressés par le projet des maisons d’éducation communes, et l’anti-intellectualisme de Le Peletier flattait la sans-culotterie parisienne. Ardemment défendu par Robespierre, le projet fut longuement débattu, mais on lui reprocha notamment de vouloir appliquer un modèle d’éducation spartiate dans un pays qui n’avait pas de tradition guerrière. Au lendemain du 9 Thermidor, la loi Daunou proposa de former des élites, bien loin des rêves de régénération du citoyen Le Peletier. Une fois de plus, l’aventure d’un noble en révolution se diluait dans l’utopie.
Trois figures de l’échec de la noblesse en Révolution
24Bien qu’ils aient choisi des options radicalement antithétiques, les destinées de Clermont-Tonnerre et de Lally-Tollendal d’une part, de Le Peletier de Saint-Fargeau d’autre part, traduisent une inaptitude à influer sur le cours de la Révolution.
Clermont-Tonnerre ou l’échec assumé
25Le 10 août 1792, l’hôtel de Stanislas de Clermont-Tonnerre fut envahi par des émeutiers à la recherche d’un dépôt d’armes. Conduit devant le comité de sa section, son propriétaire parvint à se disculper, mais c’est sur le chemin du retour qu’un ancien cuisinier, qu’il avait congédié pour vol, le désigna à la vindicte populaire. Pourchassé par la foule, il tenta de se réfugier dans l’hôtel de Madame de Brassac mais, rattrapé au quatrième étage, il y fut défenestré. Ainsi se terminait tragiquement la brève carrière politique d’un des meilleurs orateurs de l’année 1789, celui qui, l’espace d’un été, porté par la magie de son verbe et par une éphémère popularité, s’était cru appelé à un destin national. Pourtant, chez les Monarchiens, personne mieux que cet esprit rigoureux n’avait analysé le cours des événements et n’avait mieux ressenti la nécessité d’équilibrer le formidable pouvoir de la souveraineté populaire par l’existence d’un exécutif puissant. En 1791, dans le Recueil de ses opinions, qui fait figure de testament politique, il se livre à une autocritique sans concession où il met ses erreurs sur le compte de son inexpérience :
« Si l’on me demande pourquoi, membre de l’assemblée nationale, membre du premier comité de constitution et coopérateur de l’ouvrage, je n’ai point aperçu dans le temps tous les défauts qui me frappent aujourd’hui. Ma réponse sera simple et franche ; aucune éducation ne m’avait préparé à cette auguste fonction de rédiger les lois, fonction pour laquelle Rousseau voulait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes et n’en éprouvât aucune ; je me trompais, et il me manquait deux grands maîtres, deux maîtres dont les leçons sont quelquefois bien chères, le temps et la connaissance des hommes33. »
26L’introduction de son analyse raisonnée de la Constitution française sonne le glas des ambitions du courant monarchien qu’il avait incarné :
« Quand, après deux ans, un peuple a vu périr son commerce, disparaître son numéraire, détruire toutes ses institutions, dénaturer toutes ses habitudes morales, anéantir sa considération politique ; quand il n’a plus que du papier et des clubs, quand, au sein de sa prétendue liberté, il souffre des inquisiteurs, des délateurs, des cachots et des commissions arbitraires ; quand, après tout cela, on lui présente une constitution, un livre, en lui disant » Voilà ce qui doit te rendre heureux », chaque homme a certainement le droit d’examiner sans complaisance ce que tous ont payé si cher34. »
27Alors que tant d’autres optèrent pour l’exil, Clermont-Tonnerre avait choisi de faire face à son destin.
Lally-Tollendal ou l’échec dans la fuite
28Profondément meurtri par l’échec des Monarchiens sur les questions du droit de veto et du bicamérisme, puis choqué par le déroulement des journées d’octobre, Lally-Tollendal préféra démissionner du premier Comité de Constitution, et il quitta l’Assemblée pour ne plus y revenir. Réfugié à Lausanne, il rédigea sa Seconde lettre à ses commettants pour justifier son comportement, dans cet élan d’éloquence dont il était coutumier :
« Ce sang, ces têtes, cette reine presque égorgée, ce roi emmené esclave en triomphe à Paris, au milieu des assassins et précédé des têtes de ses malheureux gardes du corps, ces perfides janissaires, ces femmes cannibales, ces cris de tous les évêques à la lanterne […] M. Bailly appelant cela un beau jour […] M. Barnave, riant avec lui [Mirabeau], quand des flots de sang coulaient autour de nous […]. Voilà ce qui m’a fait jurer de ne plus mettre les pieds dans cette caverne d’anthropophages35. »
29Il invoquait Montesquieu et même Rousseau, « ce maître profond de tant de légers disciples » car, sur la pente de la démocratie, il voyait la France livrée à toutes les calamités. Dans trois pamphlets qu’il rédigea entre juin 1791 et mars 1792, pour répondre aux observations d’Edmund Burke36, on s’aperçoit que son analyse de la Révolution était incapable de s’adapter au cours des événements. Se remémorant la décennie 1780, l’explosion avait été déclenchée selon lui par l’insurrection de tous les parlements lançant « à l’envi des arrêtés incendiaires37 » et brisant toutes les tentatives de réforme du souverain. On sait bien aujourd’hui que l’attitude des parlements est complexe à analyser, et qu’on ne saurait les traiter comme un bloc homogène, car plusieurs magistrats réclamaient aussi d’indispensables réformes38. Pour Lally, l’autorité monarchique devait rester le cœur de toutes les impulsions politiques et elle ferait évoluer la société sur la voie d’une méritocratie largement ouverte aux talents. Revenu à Paris en 1791, où il ne joua plus aucun rôle politique, il fut arrêté le 10 Août, emprisonné à l’Abbaye d’où il s’échappa par miracle pour gagner sur-le-champ l’Angleterre. Le problème insoluble, auquel devaient se heurter tous les monarchistes libéraux, est qu’ils étaient devenus des parias en France comme au sein des émigrés de la première heure, qui se considéraient comme les seuls contre-révolutionnaires authentiques. Pour ces derniers, la Révolution dans son intégralité représentait le mal, tandis que, pour les Monarchiens, seul le jacobinisme, qui en était une dérive, était à mettre en cause. Lally-Tollendal ne rentra en France qu’après l’amnistie générale du 26 avril 1802, mais il refusa de servir le nouveau maître du pays, attendant patiemment de rejoindre le roi à Gand en 1814. Quand on voit Chateaubriand le décrire sous la Restauration avec son acrimonie coutumière, on éprouve quelques doutes quant à sa capacité à avoir su tirer les leçons d’événements tragiques :
« Nous discourions autour d’une table couverte d’un tapis vert dans le cabinet du Roi. M. de Lally-Tollendal, qui était, je crois, ministre de l’instruction publique, prononçait des discours plus amples, plus joufflus encore que sa personne. Il citait ses illustres aïeux les rois d’Irlande et embarbouillait le procès de son père dans celui de Charles Ier et de Louis XVI. Il se délassait le soir des larmes, des sueurs et des paroles qu’il avait versées au conseil, avec une dame accourue de Paris par enthousiasme de son génie ; il cherchait vertueusement à la guérir, mais son éloquence trompait sa vertu et enfonçait le dard plus avant39. »
30L’emphase et le pathos semblaient encore trente ans plus tard l’emporter sur la rigueur de la pensée. En courtisan de Louis XVIII, le fils du martyr de la prise de Pondichéry avait sans doute trouvé le système qui convenait le mieux à ses vieux jours, mais on était bien loin des rêves de liberté de l’été 1789.
Le Peletier de Saint-Fargeau ou l’archange de la Révolution foudroyé
31Finalement, le seul à quitter la scène en héros, en icône révolutionnaire, fut bien l’ancien seigneur de Saint-Fargeau, frappé le 20 janvier 1793 par le poignard du garde du corps du roi, Pâris, ce qui lui évita de se compromettre dans les excès de la Grande Terreur et de traverser Paris sur la charrette des condamnés. Sur ordre de son ami Robespierre, ses obsèques furent surtout l’occasion d’un véritable culte et sa dépouille fut déposée au Panthéon après une cérémonie grandiose au cours de laquelle le cadavre avait été placé sur un lit à l’antique hissé sur le piédestal de la statue royale de la « ci-devant place Vendôme ». Quelques semaines plus tard, David présentait son tableau pour orner la salle des séances : le héros de la Révolution gisait torse nu, un glaive énorme suspendu au-dessus de son ventre. Le martyr de la Révolution devait être célébré dans toute la France, comme ce 28 janvier 1793 où une fête funèbre fut organisée à Arras et le président du directoire départemental s’exclama :
« Ton nom devenu célèbre à jamais servira de ralliement à tous les amis du peuple ; ta place est au Panthéon français, ta place est au temple de la mémoire […]. La France, l’Europe, l’Univers t’admirent […]. Tu affermis le règne de la liberté, tu assures le bonheur du Peuple, ce Peuple dont tu fus digne d’être l’ami […]. Citoyens […] que la fête de son immortalité commence40. »
32Son plan d’éducation publique et nationale, rédigé peu avant sa mort, fut présenté aux Jacobins par son frère Félix le 19 juillet 1793, et il fut lu par Robespierre en personne devant la Convention. Ses recommandations qui préconisaient un enseignement primaire gratuit, laïc et obligatoire, pour les garçons comme pour les filles, ne résistèrent pas à Thermidor. Suprême avanie pour celui qui s’était cru l’ami du peuple : sa propre fille, qui avait été adoptée par la Convention le jour de sa mort à l’âge de huit ans, devint monarchiste et détruisit l’œuvre de David.
« Les plus grands coups portés à l’antique constitution de l’État le furent par des gentilshommes. Les patriciens commencèrent la Révolution, les plébéiens l’achevèrent : comme la vieille France avait dû sa gloire à la noblesse française, la jeune France lui doit sa liberté, si liberté il y a pour la France41. »
33C’est avec sa lucidité coutumière que Chateaubriand évoque le rôle joué par les Clermont-Tonnerre, Lally-Tollendal, Le Peletier de Saint-Fargeau, mais aussi d’Aiguillon, Noailles ou Hérault de Séchelles, parmi bien d’autres, dans le déclenchement de la Révolution. Les trois parcours que nous avons suivis prouvent en tout cas qu’un certain nombre de facteurs prédisposaient à la contestation de l’absolutisme. Appartenir à la même génération, avoir fréquenté les mêmes collèges, s’être retrouvés dans les mêmes sociétés de pensée, avoir fait la guerre d’Amérique, s’être enthousiasmé pour la citoyenneté athénienne et pour les révolutions anglaises, avoir lu John Locke et David Hume, Montesquieu et Rousseau sont autant de facteurs qui pouvaient alimenter la réflexion des jeunes nobles sur la nécessaire modernisation de la monarchie. Et pourtant, que les membres du second ordre soient sincèrement mus par la générosité des Lumières, qu’ils fassent profession de foi d’antinobilisme par volonté de rompre avec leur milieu, ou que leurs motivations relèvent plus simplement de l’opportunisme, leur engagement en Révolution semble bien reposer sur une multitude de malentendus. Dans l’esprit d’une majorité de nobles, l’attrait de la nouveauté ne signifiait pas pour autant l’abandon des valeurs de hiérarchie, d’honneur, de tradition. Esprit très subtil, Clermont-Tonnerre fut bien l’un des premiers à saisir l’incompatibilité avec une Révolution qui entendait faire table rase du passé et qui avait mis la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen au frontispice de la Constitution de 1791. La noblesse avait-elle le moindre avenir dans un système où sa dénonciation devint pour les patriotes un marqueur identitaire, et où l’instrumentalisation de la représentation du noble comme incarnation du complot fut un puissant adjuvant à l’avancée de la Révolution ? Dans un contexte de radicalisation, quel était l’avenir des nobles anti-nobilistes ? Ne seraient-ils pas perçus comme des « mutants sociaux », auxquels leur milieu d’origine ne pardonnerait jamais ? Avec sa clairvoyance habituelle, Chateaubriand résumait l’impasse sociale de tous ceux qui avaient fait le choix de la révolution :
« La plupart des courtisans, célèbres par leur immoralité, à la fin du règne de Louis XV et pendant le règne de Louis XVI, étaient enrôlés sous le drapeau tricolore : presque tous avaient fait la guerre d’Amérique et barbouillé leurs cordons des couleurs républicaines. La Révolution les employa tant qu’elle se tint à une médiocre hauteur ; ils devinrent même les premiers généraux de ses armées […]. Quand la Révolution eut grandi, elle abandonna avec dédain les frivoles apostats du trône : elle avait eu besoin de leurs vies, elle eut besoin de leurs têtes : elle ne méprisait aucun sang, pas même celui de la du Barry42. »
Notes de bas de page
1 Voir l’excellent article d’Anne Leclair, « “Trophime-Gérard comte de Lally-Tollendal, dévoilant le buste de son père”, 1787, par Jean-Baptiste-Claude Robin », in Le portrait de Lally-Tollendal : un chef-d’œuvre du musée, Vizille, Musée de la Révolution française, 2005, p. 18-25.
2 On pense par exemple à Duport ou Hérault de Séchelles. Voir Michel Figeac, « Du service de Thémis aux tentations révolutionnaires : réflexions sur les risques d’un cheminement intellectuel », Colloque de Rouen sur Les Parlements et les Lumières, à paraître aux Presses universitaires de Paris-Sorbonne.
3 Cité par Alexis Watine, Un magistrat révolutionnaire. Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, Paris, Marchalet Godde, 1913, p. 15.
4 Cité dans Les orateurs de la Révolution française, t. 1 : Les Constituants, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, notice, p. 1312.
5 Ce document, retrouvé aux AD Yonne, a été publié dans Alain Chicouard, Patrice Decormeille, Claude Delaselle et Micheline Durand, Le Peletier de Saint-Fargeau, un grand seigneur au service de la Révolution, Auxerre, 1989.
6 Étienne Broglin, De l’Académie royale à l’institution : le collège de Juilly, 1745-1828, thèse, université de Paris-Sorbonne, Paris, 1978.
7 Charles du Bus, Stanislas de Clermont-Tonnerre et l’échec de la révolution monarchique (1757-1792), Paris, Alcan, 1931, p. 19.
8 Stanislas de Clermont-Tonnerre, Discours fait à l’Assemblée nationale le 25 juin avec la liste de ceux de MM. de la Noblesse qui se sont présentés, p. 3-4.
9 Jean-Luc Quoy-Bodin, L’armée et la franc-maçonnerie, Paris, Économica, 1987, p. 106-111.
10 Henri Carré, « La révision du procès Lally : 1778-1786 », Revue historique, septembre-décembre 1903, p. 11-50.
11 Dupaty, ancien président à mortier au Parlement de Bordeaux, s’était illustré au moment de l’affaire des trois roués, voir William Doyle, Dupaty (1746-1788), a career in the late Enlightenment, Oxford, The Voltaire Foundation, 1985, p. 82. Sur les réformes de la procédure imaginées par Servan, on consultera Clarisse Coulomb, Les pères de la patrie. La société parlementaire en Dauphiné au temps des Lumières, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2006, p. 327-329.
12 BM Bordeaux, Trophime-Gérard de Lally-Tollendal, J 3552/2, Essai sur quelques changements qu’on pourrait faire dès à présent dans les lois criminelles de France, Paris, 1787.
13 Recueil des opinions de Stanislas de Clermont-Tonnerre, Paris, 1791, t. 1, p. 1.
14 Ibid., p. VII.
15 Ibid., p. VII-VIII.
16 Cité par Charles du Bus, Stanislas de Clermont-Tonnerre et l’échec […], op. cit., p. 164-165.
17 Cité par Robert Griffiths, Le Centre perdu. Malouet et les « Monarchiens » dans la Révolution française, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1988, p. 60.
18 BM Bordeaux, H 9731/5, dossier de M. de Lally-Tollendal du 15 juillet 1789.
19 Voir Robert Griffiths, « Lally-Tollendal dans la Révolution française », in Le portrait de Lally-Tollendal […], op. cit., p. 37.
20 Trophime Lally-Tollendal, cité dans Les orateurs de la Révolution française, op. cit., p. 368.
21 Ran Halévi, « Monarchiens », in François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 394.
22 Trophime Lally-Tollendal, cité dans Les orateurs de la Révolution française, op. cit., p. 370.
23 Cf. Michel Figeac, « Les magistrats en révolte en 1789 ou la fin du rêve politique de la monarchie des juges », in Échec et magistrature, no spécial d’Histoire, Économie & Société, 3, 2006, p. 385-400.
24 Voir l’excellent petit ouvrage d’Alain Chicouard, Patrice Decormeille, Claude Delaselle et Micheline Durand, Le Peletier de Saint-Fargeau, un grand seigneur au service de la Révolution, op. cit., p. 75.
25 Félix Le Peletier, Œuvres de Michel Lepeletier Saint-Fargeau, Bruxelles, A. Lacrosse, 1826, p. 25.
26 Rapporté par Alexis Watine, Un magistrat révolutionnaire […], op. cit., p. 64.
27 Discours contre la discrimination à l’égard des bourreaux, des comédiens, des protestants et des juifs, le 23 décembre 1789, in Les orateurs de la Révolution […], op. cit., p. 242.
28 Ibid., p. 246.
29 Stanislas de Clermont-Tonnerre, Opinion sur la division du royaume en quatre-vingt-trois départements, Paris, 1789.
30 Félix Le Peletier, Œuvres de Michel Lepeletier Saint-Fargeau, op. cit.
31 Voir l’article de Guy Petit, « Utopies révolutionnaires. Le Peletier de Saint-Fargeau, la prison et l’école », in Regards sur les sociétés modernes (XVIe-XVIIIe siècles), mélanges offerts à Claude Petitfrère, Tours, CEHVI, Publication de l’université F. Rabelais, 1997, p. 289-301.
32 Alain Chicouard, Patrice Decormeille, Claude Delaselle et Micheline Durand, Le Peletier de Saint-Fargeau, un grand seigneur au service de la Révolution, op. cit., p. 107 et Dominique Julia, L’enfant, la famille et la Révolution française, Paris, O. Orban, 1990, p. 137.
33 Analyse raisonnée de la Constitution française, in Recueil des opinions de Stanislas de Clermont-Tonnerre, Paris, Migneret, 1791, 4 vol., t. 4, p. 182-183.
34 Stanislas-Marie-Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Analyse raisonnée de la Constitution française décrétée par l’Assemblée Nationale, Paris, 1791 (BM Bordeaux, D 41306).
35 BM Bordeaux, H 9669, Trophime-Gérard de Lally-Tollendal, Seconde lettre du même à ses commettants, le 17 octobre 1789.
36 Lally-Tollendal, Lettre écrite au très honorable Edmund Burke membre du parlement d’Angleterre, Florence, 1791 ; Post-scriptum d’une lettre à M. Burke, Londres et Paris, mars 1792. On y retrouve chez Burke le reproche de l’inexpérience déjà avancé par Clermont-Tonnerre : « Quant à MM. Mounier et Lally, j’ai toujours désiré une occasion de rendre justice à leurs talents, à leur éloquence, à la pureté générale de leurs motifs. Je conviens que, dès le commencement, j’avais prévu que leur confiance dans des systèmes rendrait tous ces talents et toutes ces bonnes intentions dangereux, et peut-être même nuisibles à leur patrie, mais leur maladie était une épidémie presque universelle. Ils étaient jeunes et peu expérimentés » (in Edmund Burke, Réflexions sur la révolution en France, Paris, Hachette, 1989, p. 363-364).
37 Trophime-Gérard de Lally-Tollendal, Seconde lettre […], op. cit., p. 15.
38 Voir Michel Figeac, art. cit., Olivier Chaline, Godart de Belbeuf. Le Parlement, le roi et les Normands, Luneray, Éditions Bertout, 1996, et Clarisse Coulomb, Les pères de la patrie […], op. cit., t. 1, p. 623.
39 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, t. 1, p. 930.
40 Cité par Guy Petit, « Utopies révolutionnaires […] », art. cit., p. 289.
41 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, op. cit., t. 1, p. 173.
42 Ibid., p. 184-185.
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