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Noblesse et pauvreté

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Michel Nassiet

Conclusion générale

Texte intégral

1Il n'y a pas qu'en Bretagne qu'existait une noblesse petite et pauvre. Des effectifs nobiliaires élevés et une forte composante de petite noblesse caractérisait le littoral de la Manche où la Bretagne était prolongée par les généralités de Caen et Rouen. Maints gentilshommes normands étaient agriculteurs (Corvisier, 1984, p. 481) ; les détails précis avec lesquels le maréchal d'Harcourt (Tuetey, p. 12) décrit une noblesse normande pauvre ressemblent fort à ce que nous avons observé. La Normandie et le Languedoc étaient les provinces où au XVIIIe siècle la proportion de gentilshommes parmi les soldats étaient la plus élevée. Dans les treize généralités dont G. Chaussinand-Nogaret donne l'analyse des rôles séparés de capitation de la noblesse (p. 92), 37,2 % des cotes étaient inférieures à 20 livres. Or le cas breton démontre d'abord que l'omission des nobles pauvres dans les rôles de capitation risque de conduire l'historien à une sous-évaluation de l'effectif de la noblesse du royaume ; réciproquement une sous-évaluation globale masquerait d'abord la forte proportion de la noblesse pauvre. A la frontière du royaume, en Savoie, 36,6 % de la noblesse payaient moins de 20 livres tournois de capitation en 1702 ; or 45 % des familles avaient moins de 500 livres tournois de revenu en 1697 (Nicolas, p. 277, 310, 786). Les convocations du ban et de l'arrière-ban sous Louis XIV révélèrent l'existence d'une plèbe nobiliaire incapable de s'équiper, en Anjou, Touraine, Poitou, Aunis et Saintonge, en Ile-de-France, en Lyonnais et Nivernais, en Limousin et Angoumois... Un Mémoire militaire de 1727 décrit de pauvres nobles qui prennent les plus bas emplois des fermes et des gabelles, même ceux de sergents à verge et de gardes de nuit sur les ports (Tuetey, p. 16). Sur une autre frontière, dans le second ordre luxembourgeois, prédominait une noblesse vivant étriquée sur ses terres, voire pauvre, parfois même indigente, dont une bonne partie devait se contenter de petites fonctions sans éclat, telles celles d'avocat, procureur... forestier (Hudeman-Simon, p. 78, 84).

2Vers 1700, les 4 600 familles nobles constituaient environ 1 % de la population bretonne. La noblesse petite et pauvre, composée de familles payant moins de 20 livres de capitation, ou en état de noblesse dormante, en formait sensiblement les deux tiers. Les familles que nous qualifions de pauvres, et qui étaient nombreuses, possédaient des patrimoines dont la rente était extrêmement basse. Le niveau n'en a guère varié en valeur absolue entre la fin du XVe et le début du XVIIIe siècle ; une dizaine de livres monnaie en 1480, une centaine de livres tournois dans la première moitié du XVIIIe siècle, une rente de cet ordre à elle seule permettait de nourrir une famille, mais strictement rien de plus. Enfin la noblesse bretonne petite et pauvre a fait preuve d'une inlassable activité, grandement favorisée par la libéralité juridique de la noblesse dormante, explicitée formellement dès le milieu du XVe siècle. Tavernier ou petit officier de juridiction, le noble breton pauvre ne correspondait guère à la figure surannée développée par Taine, du gentilhomme mourant de faim mais refusant résolument tout travail lucratif.

3La noblesse bretonne ne fut jamais aussi importante qu'au moment de la perte de l'indépendance, vers 1488. Elle comptait alors au moins 8 400 familles, environ 3 % de la population. Au cours des deux siècles suivants elle a perdu 45 % de son effectif. Cette décrue ne fut pas due à un solde naturel négatif, et ne le fut que très partiellement à la réformation de 1668-1671. Elle nous paraît la conséquence et le révélateur d'un processus d'intégration définitive de milliers de lignées dans le tiers état, au cours d'une période peu favorisée par les sources, et c'est seulement au terme de notre étude qu'une synthèse peut essayer d'en rendre compte. Au XVe siècle, la noblesse bretonne n'était pas encore exactement un ordre, en ce sens que le statut des familles résultait d'une dialectique entre le statut des personnes et celui des terres, comme le montrent, lors des reformations ducales, en 1478 en particulier, les hésitations des commissaires devant certains cas ambigus. Bien sûr la notion de noblesse de lignage était déjà acquise ; mais parallèlement, vivre noblement impliquait aussi de servir aux armes et donc, pour devoir ce service, de tenir des biens nobles. Or la noblesse petite et pauvre fut confrontée au XVIe siècle à une fiscalité très particulière. Le poids réel de l'impôt direct fut diminué d'abord par la croissance démographique, puis aussi, à partir de 1550 environ, par le mouvement séculaire de hausse des prix. Dans le même temps, depuis 1541 notamment jusqu'à la décennie 1580, les charges pesant sur les fiefs, le ban et l'arrière-ban, restèrent aussi lourdes, l'ordonnance de 1557 imposant même aux plus petits feudataires une contribution de 5 % sur leur revenu noble. Les impôts roturiers s'allégeaient, les charges nobles perduraient. Ces circonstances durent provoquer des interactions entre la noblesse réelle et la noblesse personnelle. Les nobles pauvres, n'ayant qu'une dizaine de livres de revenu noble, ont pu être tentés de renoncer à ceux-ci et de les vendre, à commencer par les bailliages que la hausse des prix dévaluait, pour se débarrasser des soucis du ban et de l'arrière-ban, et se contenter de terres roturières, astreintes à un fouage de plus en plus léger. Mais sans terre noble, ces nobles pauvres pouvaient-ils garder leur noblesse personnelle, surtout s'ils l'avaient assoupie ? Plus de terre noble, plus de partage noble, plus d'occasions de parader en armes, plus de faste architectural, plus d'armoiries dans l'église paroissiale. Les conditions de vie des familles pauvres nous sont évoquées par les sources ultérieures : un logis sans signes distinctifs, des vêtements ordinaires... des alliances matrimoniales et une convivialité réduites, de plus en plus, aux voisins paysans. Tout cela a éliminé, dans les familles de noblesse pauvre, la plupart des manifestations symboliques de la noblesse. Après plusieurs générations dans ce style de vie, des lignées ont vu se perdre dans la mémoire de leurs voisins le souvenir de leur différence originelle. Et comme le XVIe siècle vit aussi le terme des réformations ordonnées sur le modèle de celles des ducs, donc la disparition d'une occasion institutionnelle d'affirmer sa noblesse, il n'est rien resté de celle-ci. En outre, la prospérité, la hausse des prix de longue durée, la baisse relative du prix de l'étain, le haut niveau d'activité de la marine bretonne jusque vers la fin du XVe siècle, l'expansion du trafic espagnol, encourageaient tous ceux qui avaient un petit capital à être tavernier, marchand ou armateur. Mais il en résultait l'inscription sur le rôle du fouage, l'impôt roturier : l'inscription sur une liste est une rupture, elle fait passer d'une représentation orale : fluctuante à une représentation écrite, qui fige l'appartenance sociale. De ces deux processus concomitants, interaction des statuts des hommes et des terres et inscription au rôle des fouages, il est résulté l'intégration progressive de milliers de lignées pauvres dans le Tiers.

4La plèbe nobiliaire ne disparut pas pour autant, car elle était renouvelée en permanence par l'appauvrissement des lignées cadettes dû au partage noble. Mais le destin des lignées pauvres changea ; la reconstitution dans les registres paroissiaux montre qu'au XVIIe, et plus nettement encore au XVIIIe siècle, les lignées les plus pauvres sont restées dans la noblesse, même lorsque les chefs de famille ont exercé des activités dérogeantes sur plusieurs générations. Ces familles réussirent donc à se reproduire démographiquement et économiquement, mais aussi socialement et idéologiquement. Ce fut sans doute le résultat d'abord d'une volonté plus vigoureuse de rester dans la noblesse, comme le suggèrent des comportements nouveaux au XVIIIe siècle, la participation régulière et massive aux États et le souci d'établir des fils dans les carrières militaires, qui montrent que la plèbe nobiliaire alors partageait complètement la représentation habituelle que la noblesse se fait d'elle-même.

5Pourquoi donc les lignées pauvres sont-elles restées dans le second ordre aux XVIIe et XVIIIe siècles, contrairement à celles du XVIe siècle, dont les revenus, en valeur absolue, n'étaient pourtant pas moindres ? Tous les traits de la conjoncture qui purent conduire des nobles pauvres à faire bon marché de leur noblesse au XVIe siècle, changèrent les uns après les autres vers le milieu du XVIIe siècle. Déjà avaient disparu les soucis du ban et de l'arrière-ban, dès la guerre de la Ligue, et le déclin de l'institution fut confirmé en 1636, au début de la guerre contre l'Espagne. Vers 1660 la prospérité bretonne atteignit son apogée ; le mouvement séculaire de hausse des prix parvint à son terme, la concurrence hollandaise amorça le déclin de certaines industries textiles bretonnes. L'incitation à pratiquer des activités commerciales diminua donc, au moment où l'alourdissement des charges pesant sur les roturiers accrut considérablement l'intérêt des privilèges nobiliaires. La stagnation des prix interrompit la baisse du poids réel de l'impôt direct, qu'augmenta au contraire la création en 1661 de louages « extraordinaires » mais réguliers ; en 1688 ce fut la création de la milice, suivie bientôt de la capitation dont les nobles pauvres bretons obtinrent une quasi-exemption de fait avant 1710. La volonté de rester dans la noblesse ne pouvait donc que s'affirmer.

6Encore fallait-il le pouvoir. Curieusement c'est exactement au moment du retournement de la conjoncture, dans les années 1663-1668, que l'autorité royale passa à l'application effective de la grande réformation de la noblesse qui était dans l'air depuis la Fronde. Même sans plus posséder le moindre champ noble, donc sans pratiquer le partage noble, sans être invité à parrainer une des cloches de la paroisse, sans habiter un petit manoir décoré d'une tourelle ni même d'un écu armorié, et parfois sans même avoir une épée de fer, il n'était plus question d'oublier la noblesse de ses ancêtres, parce que celle-ci pouvait être prouvée à tout moment par le parchemin ou la copie sur papier du précieux arrêt de maintenue conservé dans un coffre. Ici encore, mais dans l'autre sens, l'inscription sur une liste rompait avec le flou antérieur. Même après une longue période de noblesse dormante, il n'était plus irréaliste de prévoir sa réintégration dans l'ordre privilégié. La réformation de 1668-1671 a refoulé dans le Tiers des familles authentiquement nobles qui manquèrent de preuves, mais des nombreuses familles pauvres maintenues, elle a été le salut. Elle a fermé le second ordre dans les deux sens : elle sanctionna les entrées indues et édifia un parapet efficace pour ceux qui risquaient d'en sortir. C'est cette sécurité qui permit à la plèbe nobiliaire de raffermir une conscience d'elle-même tout à fait conforme à la représentation habituelle de l'ordre privilégié.

7Mais il fallait subsister. La noblesse petite et pauvre s'en est donné les moyens en mettant en œuvre inconsciemment un processus d'autorégulation. Sa fécondité était au XVIIe siècle d'un niveau élevé analogue à celle de la population roturière englobante. Au XVIIIe siècle, la noblesse pauvre a baissé sa fécondité en élevant l'âge moyen au premier mariage. La diminution du nombre de naissances a réduit la tension entre le nombre d'héritiers et l'exiguité des patrimoines. Parallèlement, la noblesse pauvre a conclu sur trois, quatre, cinq générations, des alliances avec des familles du tiers supérieur du tiers état rural, qui ont presque complètement renouvelé les patrimoines ; dans la plèbe nobiliaire, ceux-ci sont devenus roturiers, si bien que la cause la plus intense d'appauvrissement, le partage noble, a cessé d'opérer. L'appauvrissement des lignées pauvres pouvait être ainsi interrompu. Enfin, non seulement les nobles bretons petits et pauvres ne cessèrent pas d'être actifs, mais ils adaptèrent leurs activités en fonction du moment. Au XVIIIe siècle ils délaissèrent les petits offices de judicature pour s'insérer, non sans difficulté, dans les emplois des fermes ; non sans courage, dans la marine marchande. L'agriculture resta l'activité la plus fréquente et permit aux nobles pauvres exploitants de réaliser de modestes mais réels enrichissements. La masse de la plèbe nobiliaire put améliorer matériellement son sort, et confronter son appartenance au second ordre.

8Notre analyse de la chute massive des lignées pauvres dans la roture au XVIe et au début du XVIIe siècle conduit donc à une hypothèse au plan de l'idéologie : l'attachement à la noblesse et le prestige de celle-ci auraient été moindres au XVIe et au début du XVIIe siècle, qu'à partir de la deuxième moitié du XVIIe. Déjà Robert Mandrou avait eu l'idée d'une telle corrélation inverse entre « le prestige des situations nobiliaires » et la conjoncture commerciale internationale (p. 108). Plus généralement, le XVIe et le début du XVIIe siècle ont permis une mobilité sociale intense dans les deux sens, consistant en d'amples enrichissements au sein de la noblesse et de la bourgeoisie, et en chutes de milliers de lignées de la noblesse pauvre dans le Tiers. Inversement, la dépression de la deuxième moitié du XVIIe siècle coïncida avec une fermeture du second ordre. La société bretonne vérifierait l'idée de Max Weber selon qui les progrès de la production et du profit feraient apparaître des situations de classes sociales, et des périodes de récession favoriseraient une partition par ordres. En Bretagne, ce raidissement de la société d'ordres a continué pendant tout le XVIIIe siècle, tant il est vrai que le principe du classement par ordres peut perdurer au-delà des circonstances qui lui ont donné naissance.

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