Préface

1De Colbert aux historiens contemporains, l'on ne cesse de s'interroger sur le chiffre, fût-il approximatif, de la noblesse française. La pierre d'achoppement est formée par la question de la noblesse pauvre. Ce n'est pas sans raisons que l'un des traités les plus importants de noblesse, celui de La Roque, posait, en l'un de ses chapitres, la question de la compatibilité de la noblesse et de la pauvreté. Le XVII^e siècle répond, sur le plan théorique, que oui ; la réalité, surtout au XVIII^e siècle, plutôt que non. Il ne manque pas de bons esprits qui, à la veille de la Révolution, pensaient que 1 on pouvait, à l'instar de l'Angleterre, préserver et conserver une haute aristocratie, véritable héritière de l'histoire, mais qu'il fallait supprimer tout autre noblesse. Quelques dizaines de grandes familles contre des milliers de petits nobles, pensait Chamfort. Ce que l'on discutait en France, se réalisait tant en Espagne, en Hongrie, voire dans la Prusse occidentale annexée par la Prusse : il est vrai qu'en ce cas il s'agissait de nobles polonais.

2L'ennui est que cette petite noblesse, qui est parfois « plèbe nonobiliaire » demeure très mal connue. Notre collègue Nassiet a repris la question, et cela sous la seule forme raisonnable et utile : l'échantillon régional à petite échelle. Car toute noblesse est, surtout en France, diversité. Il a donc choisi un pays qu'il connaît bien. C'est la « petite » région, centrée autour de Hédé, pays original, situé le long de l'une de ces failles anciennes qui marquent encore le relief, le diversifiant en ses ressources comme en ses pierres de construction. Partant, à la base, d'une famille repérée, il fallait donc réunir autour d'elle la documentation nécessaire. Dire que ce fût travail de fourmi ou de bénédictin serait peu dire. Cette petite noblesse n'a laissé de traces politiques que très occasionnellement, sous la forme d'un nom, d'une signature d'émargement sur les listes de présence des États de Bretagne. Ce qui ne nous mène guère loin. Les rôles de capitation offrent, en revanche, à défaut de toute autre indication, sinon de montant — ou d'exemption — fiscale, du moins des listes, paroisse par paroisse, qui, à défaut d'être réellement complètes, permettent, du moins, de fonder un corpus de départ. Le reste, c'est-à-dire l'essentiel, réside dans la confrontation des généalogies existantes, si incomplètes fussent-elles, avec l'irremplaçable source des registres paroissiaux. Impossible, ici, de « massifier » et de tracer, à l'instar des démographes, de longues courbes de quantification. Muni des noms, il faut parcourir ces registres et y pêcher nom par nom, famille par famille. Ce travail, certes, un jour, l'informatisation permettra de le réaliser tellement plus facilement (à condition d'avoir et de mettre en œuvre les bons critères de noblesse). Ces données permettent de compléter les généalogies et, qui mieux est, de passer de la traditionnelle généalogie de type Kékulé-Stradonitz (verticale s'ouvrant en éventail sur le passé) à la généalogie « latérale », qui s'intéresse d'abord aux cousins des cousines, aux mariages éloignés du clan, qui, seule, permet de reconstituer au-delà des groupes familiaux, les essentiels réseaux de clientèle. Se dessine, au bout de cette longue quête, qui est chercher aiguille dans une botte de foin, le profil démographique d'un groupe : les familles qui survivent, celles qui tombent en quenouilles (et ce ne sont pas les moins intéressantes), celles qui surtout disparaissent.

3Ce n'est encore que squelette : il le faut garnir de chair. Il faut s'enfoncer dans l'océan des registres notariaux, et tout ce qui les entoure comme le contrôle, bienvenu après 1694, des actes notariaux, qui parfois évitent de longues recherches. Surgissent alors actes de mariage, testaments, partages. L'ennui est qu'en Bretagne, la fréquentation notariale est pour le moins inégale. Nassiet a eu de la chance. Il est bien d'autres sources utilisées, comme les réformations de noblesse. Certaines d'entre elles sont connues de longue date : il fallait les voir d'un œil neuf, dans les optiques nouvelles d'une histoire sans cesse en voie de renouvellement méthodologique. Car il n'est pas de « nouvelle histoire », mais simplement, comme toujours, autre manière d'aborder les problèmes, et surtout de se les poser. Mais en Bretagne, il n'a jamais manqué de novateurs, surtout en histoire, et bien avant 1914...

4La gerbe ramassée, le faisceau constitué, le matériau à pied d'œuvre, restait à faire la synthèse de ces micro-histoires si patiemment ressuscitées, à les faire vivre. Voilà qui est fait. Non seulement Nassiet est un chercheur minutieux, probe, avec le flair qui caractérise tout vrai chercheur, mais il est bien plus que cela : il sait présenter ses résultats, avec le don de la formule bien ramassée. L'érudition voisine ici avec le bonheur de faire revivre. Vraie histoire que celle de ces humbles familles nobles, à la limite de la pauvreté, et qui, leur prestige aidant, arrivent à épouser quelques héritières paysannes permettant à la famille de se maintenir en ce monde indécis des entre-deux : l'entre riche et pauvre, ce à l'échelle d'une région rurale qui ne passe pas pour être spécialement favorisée, l'entre noblesse et roture, où les frontières s'effacent tout en subsistant. En somme, tout un petit monde que la littérature et la politique ont dédaigné mais que notre auteur fait revivre à travers ces humbles inventaires après décès, ces luttes difficiles de survie face aux dettes et aux années miséreuses, où le climat dicte le volume des récoltes, mesure les degrés de faim et de disette, de petites économies et d'ambitions mesurées ; en un mot un monde que nul n'avait encore décrit de manière si pointue, si vraie, ce qui nous change des grandes théories. Non que Nassiet n'en ignore aucune ; il sait cependant, à travers l'écume des jours et la toise des veillées difficultueuses, les humbles bonheurs et les longues peines, raconter ce que fut l'existence de ceux que la grande histoire (l'événementielle comme la sociale) a trop longtemps ignoré. Il en est qui « s'en sorte », qui dans la marine de commerce, qui au service des États de Bretagne, qui dans les petits offices aux revenus minuscules que l'on arrive à cumuler, mais toujours, à la base, ces lopins d’exploitation que l'on laboure, parfois, comme le décrivait Chateaubriand, l'épée ou le sabre d'abordage au côté. Sommes-nous dans « l'histoire des élites » ou simplement dans le vrai ? Un très beau livre, qui ne fait aucune concession, mais au bout duquel on se sent plus intelligent. Ce qui est le vrai signe de la réussite, bien au-delà des modes et des complaisances.