Avant-propos
p. 7-9
Texte intégral
1Ce livre est issu d’une recherche entreprise dès la fin des années 1970, puis d’une thèse dirigée par le professeur Jean Meyer et soutenue à l’université de Paris-IV Sorbonne en 1989. C’est dire que cette recherche a été conçue dans un contexte scientifique où l’histoire sociale était prépondérante. Un premier principe était de focaliser l’observation sur ce qui pouvait sembler une marge, la noblesse petite et pauvre, ainsi que sur les flux qui se situent aux limites avec le tiers état. Un second était de porter l’analyse sur ce qui est essentiel à tout objet vivant, celui de sa reproduction. La méthode consiste à observer un nombre limité de lignages sur plusieurs générations au moyen de généalogies descendantes, et à les éclairer par le rassemblement de toutes les sources disponibles. Il ne s’agit pas là de micro-histoire, laquelle nécessite de disposer d’une aubaine documentaire, une source exceptionnellement riche, dont le croisement de sources multiples ne constitue pas un équivalent, mais la présente méthode constituait déjà ce que FrançoisJoseph Ruggiu a appelé une « histoire sociale nominative », laquelle s’efforce « de reconstruire le plus précisément possible le parcours d’un ensemble restreint d’individus ou de familles1 ». Une méthode analogue a été appliquée à d’autres élites, comme la paysannerie aisée2, tandis qu’il est très difficile de reconstituer des lignées dans les catégories populaires urbaines.
2Ce sont des problématiques diverses que peut nourrir cette approche. Elle fournit d’abord directement des données à la question de la mobilité sociale pluri-générationnelle, ascendante ou descendante (cette dernière si difficile à observer). C’est ce qui intéressait Jacques Dupâquier quand, dans les années 1980, il imagina l’ambitieuse enquête sur les « Tra- » aux XIXe-XXe siècle (d’après le patronyme qui délimitait l’échantillon), en la fondant sur des lignées descendantes reconstituées avec la collaboration de généalogistes ; l’ampleur même de cette enquête n’en était d’ailleurs pas la moindre des difficultés. La reconstitution généalogique de lignages permet aussi d’entreprendre une anthropologie historique de la parenté. Je commençais à m’y intéresser lors de la finalisation de ce livre, comme en témoigne ci-dessous (p. 287) la première mention d’un cas de ce que Gérard Delille a brillamment conceptualisé comme « échange entre lignées alternées »3. Depuis une douzaine d’années, cette problématique s’est amplement développée4, particulièrement dans le séminaire de Robert Descimon5. Ce livre constitue donc autant l’analyse d’un phénomène familial, un procès de reproduction, qu’une étude sur la noblesse et la Bretagne.
3Il s’inscrit cependant aussi évidemment dans tout un courant d’études historiques sur les noblesses françaises et même européennes, un courant qui était alors relativement récent. Or toute noblesse se relie aux instances de toutes sortes, et notamment aux représentations et au pouvoir. S’agissant de la noblesse, qu’on le veuille ou non, le premier mode de représentation depuis mille ans consiste dans l’héraldique, dont, à partir de l’alliance, j’ai proposé une analyse d’anthropologie sociale qui vaut pour les XIVe-XVIe siècles. Il faut reconnaître en revanche que la noblesse petite et pauvre n’était guère un moyen d’aborder le pouvoir politique. Publié au moment où faisait florès le concept de « noblesse seconde », ce livre lui est étranger, puisque la réalité de ce concept théorique est à chercher dans les réseaux de clientèle des XVIe-XVIIe siècle.
4Cet ouvrage a été publié pour la première fois en 1993 par la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne. Le présent texte est conforme à celui de l’édition de 1997, auquel nous ajoutons un complément bibliographique qui ne vise pas à l’exhaustivité. On pourra y retrouver les directions de recherche récentes que je ne fais ici que signaler.
5En Bretagne, notre connaissance des résidences seigneuriales a été renouvelée par les monographies de Gwyn Meirion-Jones et Michael Jones, dont j’ai dû me contenter de citer deux volumes de synthèse. L’établissement d’un dictionnaire des teneurs de fiefs en 1480 est en cours ; à cette date, dans les évêchés de Dol, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Tréguier et Léon, étaient établis environ 5 820 teneurs de fiefs. Un patient travail de publication, qui porte notamment sur les montres et les inventaires après décès du XVIe siècle, permettra de surmonter la dispersion des sources et d’effectuer de nouvelles synthèses. Sur l’objet si difficile à observer que sont les activités dérogeantes et la noblesse dormante, certaines lettres de rémission de la chancellerie de Bretagne présentent au XVIe siècle maints cas de petits nobles taverniers, marchands ou fermiers de revenus divers6, qui partageaient la sociabilité des roturiers avec lesquels ils avaient des relations très proches.
6Plus généralement, les avancées sur la question des effectifs et du peuplement ont fourni un mode d’appréhension globale de la noblesse à l’échelle du royaume. Les densités dessinent une géographie du peuplement nobiliaire en France. Avec des nuances, la prépondérance des noblesses littorales est un fait général ; il était une province voisine dont la noblesse était plus nombreuse encore que celle de Bretagne, la Normandie. Il semble acquis que, presque partout au XVIIIe siècle, les effectifs du second ordre ont sensiblement chuté. Plusieurs thèses enfin ont été récemment soutenues sur la petite noblesse au XVIIIe siècle ou sur le procès d’appauvrissement. Si elles étaient fort différentes, les noblesses de Basse Normandie et du Sarladais avaient en commun d’être majoritairement anciennes. Ce que j’appelle la noblesse petite et pauvre, au-dessous de vingt livres de capitation, constituait 60 % de l’ordre dans les élections de Périgueux, Condom et Agen (Figeac), et 70 % en Sarladais (Royon). La hausse de l’âge au mariage a fait baisser la fécondité. En Normandie, comme le montrent Amaury Du Rosel et Etienne Lambert, la fécondité et les effectifs se sont même effondrés, et il en a résulté un déclin du contrôle exercé sur la société locale.
7Somme toute, en un temps où l’histoire moderne et l’histoire sociale connaissent chacune une défaveur sensible, la moisson est réjouissante.
Notes de bas de page
1 F.-J. Ruggiu, « Autres sources, autre histoire ? Faire Fhistoire des individus des XVIIe et XVIIIe siècles en Angleterre et en France », Revue de Synthèse, 2004, t. 125, p. 111-152, aux p. 138-139.
2 Cette méthode est l’un des fondements de la thèse de J.-M. Moriceau, Les fermiers de l’Ile-de-France, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1994. M. Berton, La reproduction familiale d’une catégorie sociale : les paysans propriétaires en Saintonge aux XVIIe et XVIIIe siècles, maîtrise, université de Nantes, 1999.
3 G. Delille, « Echanges matrimoniaux entre lignées alternées et système européen de l’alliance : une première approche », in J.-L. Jamard, E. Terray, M. Xanthakou (eds.), En substances. Textes pour Françoise Héritier, Paris, Fayard, 2000, p. 219-252.
4 M. Nassiet, Parenté, noblesse et Etats dynastiques, XVe-XVIe siècles, Paris, Editions de l’EHESS, 2000. C. Duhamelle, L'héritage collectif. La noblesse d'Eglise rhénane, XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Editions de l’EHESS, 1998. G. Delille, Le maire et le prieur. Pouvoir central et pouvoir local en Méditerranée occidentale (XVe-XVIIIe siècle), Ecole française de Rome/Editions de l’EHESS, Rome-Paris, 2003.
5 C. Chatelain, Chronique d'une ascension sociale. Exercice de la parenté chez de grands officiers (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Editions de l’EHESS, 2008. E. Haddad, Fondation et ruine d'une « maison ». Histoire sociale des comtes de Belin (1582-1706), Limoges, Pulim, 2009.
6 M. Nassiet, « Les structures sociales des noblesses normande et bretonne à l’époque moderne », Les noblesses normandes (XVIe-XIXe siècle), Actes du colloque international de Cerisy-la-Salle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 35-50, à la p. 43.
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