1La ville de Paris connaît une croissance démographique soutenue au XVIII^e siècle, soit une augmentation d’au moins 30 % de la population sur le siècle, pour atteindre environ 700 000 habitants à la veille de 1789 et concentrer approximativement 3 % de la population totale du royaume1. Cette croissance inquiète l’administration royale, car elle soulève des problèmes d’une ampleur inédite dans le domaine de la gestion de l’espace, de l’approvisionnement, de la surveillance des populations, du contrôle sanitaire. Parmi les autorités chargées de « policer » la ville, souvent concurrentes, le lieutenant général de police connaît un renforcement continu de ses pouvoirs depuis 1667. La police, que l’on a coutume de considérer au siècle des Lumières comme un synonyme d’« administration », couvre des domaines d’intervention extrêmement variés, allant de la sécurité des approvisionnements jusqu’à la défense de la religion et des bonnes mœurs, en passant par la régulation du marché du travail, la poursuite des auteurs de délits ou le règlement des problèmes de voirie, de circulation ou de santé publique… Elle ne peut pas être réduite à une fonction répressive ; elle revêt une dimension fondamentalement politique, dans la mesure où elle est responsable de la mise en acte de la puissance protectrice, tutélaire du pouvoir souverain. Cette puissance protectrice vise d’abord à préserver une organisation sociale, une hiérarchie des états, garantes de la tranquillité publique. Le trait qui caractérise cette police ancienne dans les discours de légitimation qu’elle tient sur elle-même est la défense de son rôle préventif, prophylactique, en vue d’œuvrer au bien-être des sujets. Pourtant, l’une des transformations idéologiques notables qui affectent les conceptions policières au cours du XVIII^e siècle tient sans doute au passage d’une institution conçue comme devant maintenir les cadres « figés » d’une société holiste à une institution conçue comme devant s’adapter à une société en équilibre instable, dont les transformations urbaines offrent l’exemple permanent. Ce qui est en jeu, c’est l’appréhension du caractère fondamentalement pragmatique de l’activité policière, la conscience qu’ont ses acteurs que la police est toujours en train de se faire, ce qui ne manque pas d’avoir maintes conséquences pratiques2. Si l’on définit les « politiques de la police » comme étant des « politiques de prévention », on fait reposer le travail de la police sur sa capacité d’anticipation et de prophylaxie de désordres supposés ou redoutés. Tout change néanmoins lorsque cette capacité se contente de viser la restauration d’un ordre ressenti comme immuable ou lorsqu’elle doit intégrer une part d’inconnu et d’imprévisibilité. Un tel changement met en cause les conceptions de la police, ses techniques et ses savoirs, ses moyens administratifs, en un mot ses capacités de « projection ». Celles-ci fonctionnent dans une perspective de plus en plus séculière et rationnelle au XVIII^e siècle, la question étant de savoir comment, au fil du siècle, cette perspective complète les modes ritualisés de prévention religieuse, les lectures providentialistes de l’aléa3, ou encore s’y oppose ou les supplante.

2Pour tenter d’avancer sur ce terrain, on peut d’abord s’interroger sur ce que « risque » et « prévention » peuvent alors signifier, sans prétendre épuiser ici cette question. Si la notion de risque paraît assez évanescente et peu construite sous l’Ancien Régime, la réalité des politiques de prévention conduites par la police est quant à elle plus tangible. Quels moyens, quels dispositifs sont spécifiquement mis en œuvre, à Paris, par la police du Châtelet ? Enfin, dans quelle mesure l’évolution des présupposés qui fondaient ces politiques de prévention au cours du XVIII^e siècle n’a-t-elle pas favorisé l’émergence de formes de gestion anticipée des risques, au nom de l’utilité collective et non plus de la simple conservation de l’ordre existant ?

Les risques et la prévention : discours et conceptions policières

3La première difficulté est sans doute d’ordre conceptuel et sémantique, car l’usage du terme de « risque » pour l’Ancien Régime laisse planer la crainte de l’anachronisme. En effet, ce dernier est loin d’être d’un usage courant dans les sources et dans les discours des administrateurs. Les dictionnaires de langue témoignent, par exemple, de sa place secondaire et laissent supposer l’apparente faiblesse de la conceptualisation qui entoure cette notion4.

La chose, sans les mots ?

4La notion de « risque » renvoie directement à celles de « péril » et de « danger » dans la première édition (1694) du Dictionnaire de l’Académie française. Risquer est synonyme de hasarder, mais ce type d’action est de l’ordre de la responsabilité et de l’engagement individuels : on risque son honneur, sa vie, son argent. Jamais la notion de responsabilité à l’égard d’une collectivité n’est directement présente, pas plus que celle d’un danger susceptible de mettre en péril d’autres que l’acteur de la prise de risque. Entreprendre à ses risques et périls c’est, selon l’édition de 1762 de ce même dictionnaire, courir le hasard de tout ce qui peut arriver. Le lien entre action risquée et action hasardeuse est donc tôt établi, mais jamais aucune notion de calcul ne lui est directement associée. Faut-il pour autant attendre la fin du XIX^e siècle pour que la notion de risque soit rapportée à des dangers dont on évaluerait l’intensité à partir d’un calcul mathématique5 ? L’inertie des dictionnaires de langue doit inciter à la prudence ; d’autres secteurs de la production intellectuelle pourraient, dans une perspective» généalogique » finalement peu fréquentée par les historiens du risque, très concentrés sur l’époque contemporaine, ouvrir des pistes. On songe ici au monde de l’assurance maritime, ou à celui de la finance, qui eurent tôt – dès le XVII^e siècle – recours à des formes de calcul probabiliste et partie liée avec les progrès de la raison mathématique. La formalisation plus précise du risque maritime, consécutif à l’expansion océanique des puissances européennes, est directement liée à l’importance des capitaux injectés et immobilisés dans ce secteur commercial, au calcul de leur rentabilité, des taux d’intérêt ou d’assurance à appliquer pour garantir la profitabilité des investissements réalisés6. Mais d’autres secteurs d’activité ou de la société ont très bien pu se préoccuper de prévenir des aléas ou des accidents, ce qui est en soi une manière de construire socialement un risque et d’adopter un mode de gestion de l’avenir, sans pour autant formaliser très précisément la notion, ni même produire un discours très construit sur le « risque ».

5Si l’on revient aux dictionnaires, la notion de prévention pour sa part conserve longtemps une acception étroite ; elle désigne soit les préoccupations d’esprit, favorables ou soupçonneuses, d’un individu, soit, en matière de droit, l’action par laquelle on devance l’exercice du droit d’un autre, dans un contexte qui est souvent celui des conflits entre juridictions concurrentes aux compétences enchevêtrées. Cette signification intègre l’idée d’anticipation, mais sans lui donner, sous l’Ancien Régime, le sens d’une politique systématiquement construite, d’un dessein clairement pris en charge par un pouvoir.

6Cependant, si le risque est alors synonyme de danger potentiel, la notion – sinon le mot – est bien présente dans les textes d’observateurs de la société urbaine ou de policiers qui posent – dès la Renaissance ? – les bases d’un imaginaire des « classes dangereuses » et des espaces (et des temporalités) criminogènes7. Les groupes « à risque » sur lesquels s’appesantit l’activité de surveillance et de contrôle de la police parisienne sont en priorité tous ceux qui, faute d’éducation et de sens inné de la subordination, ont besoin d’être disciplinés, ainsi les ouvriers, les compagnons et autres salariés. À ceux-là s’ajoutent tous ceux qui sont en voie de désaffiliation sociale (mendiants, vagabonds, prostituées…), dont le nombre et la situation apparemment en marge des formes de régulation et de reconnaissance communautaires font peser une menace sur la cohésion et la transparence de la société urbaine. Enfin, il faut compter avec les individus ou les groupes qui exercent des activités sensibles pour la « sûreté » de l’État et pour les bonnes mœurs – songeons à tous les métiers du livre et de l’imprimé – ou avec ceux dont le statut peut conduire à des activités répréhensibles comme l’espionnage8.

7À ces groupes correspond toute une hiérarchie de lieux que la police surveille plus ou moins directement en mobilisant mouches, informateurs et collaborateurs divers : les lieux d’accueil – auberges, hôtels et garnis – et de convivialité ordinaire – tavernes et cabarets –, de même que les cercles de sociabilité et de divertissement – salons et cabinets de lecture, cercles de jeux et bordels. Ces lieux sont eux-mêmes appréhendés en fonction de leur dangerosité supposée, laquelle se rapporte à la densité d’individus suspects et d’activités clandestines qu’ils peuvent recéler. Mais cette dangerosité ne coïncide pas avec une notion de risque conçu comme une menace rendant l’avenir incertain ; autrement dit, elle n’est pas probabiliste. Elle apparaît plutôt comme une donnée stable, correspondant à une vision plutôt pessimiste de la société et de ses couches inférieures, qu’il importe de contrôler, de contenir dans les limites de l’obéissance. Cette vision renvoie aux fondements culturels et idéologiques de la société holiste, à la conception essentialiste que l’on a du peuple9. Cependant, ce n’est pas fondamentalement incompatible avec la mise en place progressive d’instruments administratifs rationalisés (registres spécialisés, fichiers de plus en plus normés, cartographie) visant à améliorer la gestion de ces espaces et de ces populations10.

8Un autre domaine, celui des pollutions, montre qu’il n’y a pas d’emblée une conception dynamique du risque couru ; on raisonne plutôt en termes de nuisances immédiates que l’on tente de limiter, le plus souvent après coup. Toutefois, dans la seconde moitié du XVIII^e siècle, l’affirmation d’une réflexion fonctionnaliste sur les aménagements urbains conduit vraisemblablement à anticiper davantage en tenant compte des retombées de certaines activités sur le bien-être des populations. Le déplacement des activités polluantes, bruyantes ou « infamantes » vers la périphérie des villes répond à des contraintes foncières, à la nécessité d’une meilleure gestion des flux, mais également à l’affirmation toujours plus forte d’usages sociodifférenciés et distinctifs des espaces, notamment des quartiers résidentiels du centre11. La logique du risque ne prévaut pas seule dans les décisions d’implantation12. Il résulte néanmoins de cela la définition pour la police de domaines d’intervention privilégiés pour limiter les conséquences de certains dangers sanitaires et sociaux.

De la prophylaxie policière

9Parmi les domaines qui mobilisent particulièrement l’attention de la police parisienne et des polices urbaines en général, celui de l’approvisionnement est désormais fort bien connu grâce aux travaux de S. Kaplan13. Il y a là une valeur cardinale de la police et un quasi-engagement, fondateur dans les textes du XVII^e siècle, car celle-ci est comptable du pacte nourricier qui lie le roi à son peuple. Il faut protéger le consommateur, notamment le plus fragile, contre la faim. La police doit constamment mettre en scène et rendre visible l’abondance. Par ses mesures qui visent à maîtriser les prix, à contrôler la circulation des grains et à rendre les marchés « transparents », la police doit assurer la disponibilité des denrées alimentaires « à bon marché » afin de garantir la subsistance de « la classe indigente du peuple14 ». Dans les périodes de soudure ou de déficit des récoltes, pour ne pas alarmer le petit peuple consommateur, la police doit encore agir avec prudence sur les marchés, enquêter discrètement auprès des boulangers. Sur le front des vivres, les deux maximes de la police pourraient être « rassurer et protéger », c’est-à-dire éviter la rumeur alarmiste et empêcher la disette effective15. En temps normal, on observe un régime de liberté surveillée du commerce des grains, puis de plus en plus des farines au XVIII^e siècle, que la police assure préventivement. Ce régime repose sur une large tolérance à l’égard de toutes sortes d’entorses lorsque les récoltes sont en suffisance, mais il permet d’intervenir lorsque la crise menace, au nom d’une sorte de droit à l’existence du sujet-citoyen-consommateur.

10Un autre ensemble de préoccupations relèverait de la voirie et plus généralement de la bonne gestion de l’espace urbain. Cela représente une part non négligeable de l’activité quotidienne et régulière des commissaires au Châtelet. Un certain nombre de risques sont ici désignés : outre celui du feu, capable de faire des ravages dans les villes anciennes faites de bois, on compterait ici le risque sanitaire et épidémique ou encore celui des « accidents de circulation », de plus en plus présent16. La toute-puissance de la police pour garantir la « sûreté publique » s’exprime directement à travers certaines procédures comme celle du « péril imminent ». Pour « prévenir les malheurs ou les accidents qui pourraient arriver », les officiers peuvent – en dépit des droits des propriétaires – faire fermer une rue, évacuer une maison, ordonner une démolition. La procédure peut s’appliquer dans le domaine industriel et artisanal pour lutter contre des nuisances ou des écoulements. Ce gouvernement préventif, qui surveille constamment les effets des activités sur l’environnement urbain, qui recense les plaintes et mobilise un arsenal qui va de l’injonction à l’interdiction en passant par l’amende, est d’abord fondé sur des usages coutumiers éprouvés, des constats antérieurement validés et qui font foi, beaucoup plus que sur l’édiction et le contrôle de normes techniques, lesquelles relèvent en général du secret professionnel. Outre l’interdiction, la « prévention » suppose assez souvent le déplacement de la source de nuisance vers la périphérie, vers des espaces moins densément peuplés. Les foyers urbains de pestilence sont bien cernés à la fin du XVIII^e siècle : cimetières, hôpitaux, tueries par exemple font l’objet de multiples débats quant à leur localisation et à leurs formes architecturales17. Ce faisant, la police contribue à une politique plus générale d’aménagement et de spécialisation des espaces, mais qui ne repose pas, avant l’Empire, sur l’élaboration d’une échelle de dangerosité et de nuisance des activités, en rapport avec les procédés techniques utilisés.

Ce que serait la « bonne » police : protéger et être juste

11Dans La police de Paris en 1770 : mémoire inédit, le commissaire Lemaire présente la police comme l’art « de gouverner les hommes et de leur faire du bien ». Cet art de « vivre ensemble » peut conduire à la correction, à l’élimination, de façon assez brutale et péremptoire, de tous ceux qui s’avèrent nuisibles au bon ordre social. Mais il repose sur l’engagement de « rendre à tous les citoyens également et indistinctement la plus exacte et la plus prompte justice » et, surtout, de « leur accorder les secours, la protection et les soulagements qu’ils doivent attendre18… ». Cette notion de justice s’éclaire lorsque l’on prend en compte les pratiques concrètes des commissaires au Châtelet et des inspecteurs. Loin de coïncider avec la stricte application de la loi ou de la réglementation, loin d’être assimilables à la mise en œuvre de formes arbitraires, les pratiques policières procèdent d’un calcul permanent coût-bénéfice entre les avantages de la répression et ceux d’une tolérance calculée pour la préservation de l’ordre social et de la tranquillité publique. Être juste suppose de la souplesse, exige la prise en compte de nombreux facteurs humains ou contextuels. Être juste, c’est limiter tout ce qui peut subvertir trop gravement la hiérarchie des états et des corps, tout en assurant la protection des plus démunis. La qualité de l’action prophylactique menée par la police et sa reconnaissance par le public sont d’abord associées à la qualité de l’organisation policière. Une police bien organisée, constituée d’un personnel formé et dévoué, limite au maximum le recours aux aspects les plus sombres de la police. On peut subodorer ici l’existence d’une notion de réciprocité, de quelque chose qui ressemblerait à une relation contractuelle entre la police et la population, au moins sur le plan moral, sinon sur le plan franchement sociopolitique. La protection des populations intègre donc une bonne part de considérations morales, lesquelles semblent prévaloir sur toute forme d’appréhension gestionnaire, administrative des « risques ». Cela étant, ce souci de protection s’inscrit bien dans un ordre de choses terrestres et relève de la qualité de l’organisation sociale que l’on se donne. Comment donc prévenir concrètement les dangers évoqués jusqu’alors ?

Les politiques prophylactiques de la police : instruments et dispositifs

12L’action prophylactique de la police fait au XVII^e siècle l’objet d’une réflexion de la part d’un certain nombre d’administrateurs. Elle porte sur le développement des moyens dévolus à la police, sur une assez nette expansion de ses domaines concrets d’intervention et sur le perfectionnement de ses méthodes. Celles-ci sont d’abord administratives.

Les moyens administratifs

13La police se caractérise essentiellement par le fait qu’elle représente un pouvoir réglementaire, souple, empirique, facilement adaptable aux évolutions du corps social et à la nature variée des problèmes à traiter19. L’abondant corpus des ordonnances de police attachées à nombre d’infractions qui ont un effet concret et immédiat sur l’espace et la qualité de l’environnement urbain retient l’attention. La dimension pédagogique de ces textes et de leur publication est essentielle ; la réitération des textes réglementaires ne constitue jamais la preuve d’une non-application, mais relève au contraire d’un processus de fabrication constante de la norme20. La réglementation policière peut être créatrice ; elle s’efforce, par exemple, d’intégrer les recommandations nouvelles des « professionnels » de l’hygiène et de la santé21. Les efforts faits pour lutter contre les récipients en cuivre ou en plomb témoignent d’une attention grandissante à l’égard de la santé publique ainsi que des échanges constants qui existent entre l’activité de la police et l’émergence de nouvelles prescriptions médicales. La réglementation ne vise pas à reproduire toujours les mêmes dispositions anciennes, elle participe aussi de la médicalisation des regards posés sur la ville et ses maux.

14De manière plus novatrice et toujours plus présente, l’action de la police est au XVIII^e siècle gouvernée par un désir d’omniscience qui constitue le socle de son pouvoir de contrôle, de prévention, d’intervention. Ce projet, en partie réalisé, est celui d’un enregistrement systématique des populations, au moins des groupes « à risque ». Même si l’administration royale n’a guère les moyens de mettre en place un tel système généralisé de surveillance et de vérification, les principes et les solutions sont tôt définis22. La volonté de centraliser et de constituer des instruments permettant un traitement rapide de l’information est assez largement partagée, au point de devenir un lieu commun des projets de réformes policières qui fleurissent au XVIII^e siècle23. Ces opérations d’enregistrement n’ont pas pour seule finalité le contrôle social des groupes dangereux, elles visent les marchandises autant que les hommes. C’est une technique administrative de plus en plus courante dans les années 1770-1780, qui témoigne du triomphe de l’écrit dans les pratiques policières, de la spécialisation et de la bureaucratisation progressive de tâches policières distinctes de l’activité judiciaire.

15L’un des corollaires de l’action d’enregistrement qui prétend rendre la société transparente au regard de la police serait sans doute le souci de re-découper l’espace urbain et de mieux territorialiser les forces de police24. Cette volonté accompagne presque systématiquement les multiples projets de réforme des polices urbaines mis en œuvre en Europe à la fin du XVIII^e siècle25. La dilatation de l’espace et le gonflement de la population alors même que le nombre d’agents disponibles n’augmente pas en proportion rendent malaisée l’observation des anciennes lois et anciens règlements concernant la voirie. La préservation de la salubrité urbaine exige désormais plus que le respect des anciens règlements. La police évoque l’accélération nécessaire du rythme de l’enlèvement des ordures, l’augmentation des ressources en eau pour arroser et laver la voirie, le renforcement des équipes de nettoyage et, partant, l’accroissement des moyens financiers disponibles. Pour y parvenir, de nouvelles solutions gestionnaires, en rupture avec les formes de l’autogouvernement traditionnel des habitants des villes, doivent être généralisées.

Organiser le « service du public »

16L’action de la police vise à appuyer, à contrôler la mise en place de compagnies destinées à offrir certains services, tels que les transports publics, l’approvisionnement en eau, le nettoyage des lieux d’aisance, l’éclairage urbain. Quels que soient le succès de ces entreprises ou leur ampleur, ce qui compte d’abord ici c’est l’existence d’une volonté d’organisation et de centralisation des services publics urbains, dont certains visent à prévenir des risques potentiels et à améliorer le degré général de sûreté et de tranquillité de la ville. En imposant sa tutelle, la police cherche à dépasser les chevauchements de compétences qui gênent la définition cohérente de la politique à suivre. En soutenant des sortes de régies, en les finançant parfois grâce à la récupération de la gestion de certains fonds (comme la taxe sur les boues et lanternes26), il s’agit de trouver les fonds nécessaires pour répondre à des besoins croissants. Enfin, la police veille à soutenir et à susciter les innovations technologiques qui peuvent conduire à améliorer les services offerts.

17L’approvisionnement en eau de la capitale à la fin du XVIII^e siècle offre une belle illustration de cet ensemble de préoccupations27. Le principal problème réside dans l’insuffisance de l’approvisionnement, alors que la population croît et que les usages de l’eau se multiplient. En mars 1788, Perrier reçoit, malgré l’hostilité du Bureau de Ville, une véritable concession de service public qui s’efforce de marier au mieux initiative privée, contrôle de l’administration et développement de nouveaux services. Le monopole sur l’approvisionnement de Paris que sa compagnie des eaux obtient est assorti de l’obligation de racheter les installations de la ville et de fournir gratuitement de l’eau pour lutter contre les incendies. En fait, l’idée de concéder à des particuliers un service ou une fonction qui relèverait plutôt de l’administration publique n’est pas nouvelle28. Dans le domaine urbain, les entrepreneurs en nettoiement étaient désignés par voie de bail, validé par un arrêt du conseil du roi. En contrepartie d’un engagement à enlever les boues des rues jusqu’aux barrières, celles des voies qu’on ouvrirait, celles des places et des marchés, en contrepartie encore d’une obligation d’arroser et de sabler les ponts, l’entrepreneur pouvait vendre les résidus comme engrais. À l’égard de ces compagnies, l’action de la police se situe déjà dans le contrôle exercé sur le respect de certaines obligations contractées et dans la définition de certaines règles de fonctionnement. Selon un arrêt du Parlement du 8 avril 1780, les heures d’enlèvement des boues et les itinéraires des tombereaux sont fixés par la Lieutenance générale de police, dont les compétences priment en la matière sur celle du bureau de finances de la généralité29. Par ailleurs, si ce n’est pas la police qui décide seule de mettre en place ces compagnies, elle est consultée et peut jouer un rôle moteur, comme le montre la création d’une compagnie des illuminations, agréée en 1777. Le principe général qui s’applique au secteur de l’utilité publique est celui d’un contrôle centralisé exercé par la police sur certaines opérations de financement, sur la validation des nouveaux procédés techniques et sur les conditions de leur exploitation. La police se montre ainsi favorable à la constitution d’entreprises fortes, parfois monopolistiques, soustraites de fait à l’emprise des corps de métiers, et placées sous le contrôle de son administration.

La prévention en marche

18Ce qui précède inviterait à nuancer les trois temps de la périodisation proposée par les théoriciens de la « société du risque » : société prémoderne obnubilée par les risques naturels attribués à l’action d’une puissance divine que l’on peut tenter rituellement de « circonvenir » ; puis société moderne marquée par la généralisation de risques d’origine anthropique ; société de précaution, enfin, qui peine à envisager l’avenir sous le seul angle d’un progrès indéfini30. Il conviendrait plutôt d’articuler des registres variables de rationalité dans l’appréhension des dangers – naturels ou anthropiques – qui peuvent frapper la société et les individus et dans l’élaboration des moyens de s’en protéger. Il importerait également de prendre en compte différentes modalités d’intervention, de gestion et de construction sociale des risques, de mieux articuler et de hiérarchiser, dans des contextes donnés, les instances et les pouvoirs qui se mobilisent31. Il convient surtout de ne pas confondre ce qui est de l’ordre du discours, voire ce qui est absent du discours, avec ce qui serait de l’ordre des pratiques effectives. Cela sans opposer terme à terme, par exemple l’essor de la raison scientifique à la tradition religieuse simplement caractérisée par l’usage de rites propitiatoires, la modernité juridique postrévolutionnaire au droit d’Ancien Régime, l’État démocratique et libéral à la société holiste, car les ruptures ne sont pas forcément franches. L’exemple de la police des Lumières montre, en outre, que l’opposition entre, d’une part, un paradigme de la responsabilité correspondant à une vision libérale et morale de la prévoyance et de l’assurance, théorisée en Angleterre dès la fin du XVII^e siècle et promue par l’économie politique libérale du XVIII^e siècle, et, d’autre part, un paradigme de la solidarité caractéristique de l’État-providence du XX^e siècle, appuyé sur l’utopie scientifique et technique d’une maîtrise croissante des risques, mérite sans doute d’être décalée dans le temps, voire problématisée autrement. Pour terminer, voyons deux ensembles d’observations qui vont dans le sens de ces propositions « révisionnistes ».

La science et l’administration policière

19À la différence des espaces germaniques, la France n’a pas connu de « science de la police », c’est-à-dire de science de l’administration susceptible d’être enseignée sur les bancs de l’université. L’absence de « sciences camérales » n’interdit pas de ce côté-ci du Rhin l’existence d’une réflexion et d’une aspiration à la rationalisation des pratiques et des conceptions administratives. De ce point de vue, il y a une certaine unité des administrateurs éclairés, non pas autour de la définition d’un même projet de transformation des structures économiques, politiques et sociales, mais dans la promotion d’une manière de faire et de construire des données, laquelle suppose enregistrement et recension des faits, comptabilité et analyses préstatistiques32. La rationalité administrative autour de laquelle tous communient peu ou prou est épaulée par la rationalité scientifique, ce qu’énonce parfaitement Dupont de Nemours en 1786. Selon lui, « la morale, la politique, l’administration » sont aussi des sciences qui,

« comme les autres sciences, présentent une foule de problèmes dont il faut espérer que la plupart deviendront susceptibles d’être résolus par le calcul, et les autres de l’être avec un degré d’approximation suffisant pour éclairer dans la pratique les intentions d’un gouvernement paternel33… ».

20Mais cette relative communauté de méthode ne conduit pas nécessairement à une communauté de raisonnement sur tous les points. La police abandonne vite les rivages de l’économie, pour raisonner surtout en termes sociaux et politiques, d’où sa focalisation sur le rôle de l’appareil d’État. Son rôle est bien de produire de la connaissance au profit de l’État, qu’il s’agisse du volume des approvisionnements, des progrès sanitaires ou de l’identification des personnes. Elle ne peut que tirer parti des perfectionnements de la « technologie administrative », qu’elle contribue d’ailleurs à promouvoir, pour améliorer son efficacité pratique dans la gestion des périls qui menacent la cohésion du corps social et le bien-être général de ses membres.

21L’action prophylactique de la police des Lumières invite à considérer les rapports et les échanges qui existent entre science et police, souvent peu abordés sauf depuis peu pour les aspects les plus judiciaires de l’activité policière d’Ancien Régime34. Les pistes sont pourtant nombreuses. Les activités d’enregistrement menées par la police ont conduit, par exemple, au-delà du souhait de repérage des individus suspects, à l’appréhension préstatistique des flux migratoires35. On pourrait également s’interroger sur l’utilisation des savoirs anthropologiques pour le perfectionnement des méthodes d’identification criminelle ou encore considérer l’apport de la topographie et de la cartographie dans les réflexions spatiales de la police36. Ce cousinage entre savoirs scientifiques et techniques de police est le fruit d’une véritable politique dans la seconde moitié du XVIII^e siècle et d’une conception particulière de la police. Il y a d’un côté ce que la police incorpore pour améliorer son pouvoir administratif d’intervention et de prévention et, d’autre part, ce qu’elle peut susciter pour contribuer à la diffusion du progrès. C’est à ce titre qu’elle entend exercer une sorte de tutelle sur un certain nombre d’activités au nom de l’utilité sociale et de la protection du public. La police de Paris selon ses chefs, Sartine (1759-1774) ou Lenoir (1774-1785), apparaît comme une instance de régulation et de progrès, comme une administration « amélioratrice » qui construit un dialogue permanent avec d’autres secteurs de l’État dont la démarche et la problématique sont identiques37. Son action vise à susciter, à promouvoir et à valider des innovations multiples.

22La fascination de Lenoir à l’égard des hommes de science transparaît en plusieurs passages de ses mémoires, qui correspondent à des domaines essentiels de la bonne administration de la ville et des services que la police peut rendre au public, tels que l’approvisionnement, la voirie ou la santé38. La délicate affaire du déménagement des cimetières vers les périphéries urbaines sort de l’impasse à Paris en juin 1780, lorsque le lieutenant de police Lenoir confie à la faculté de médecine et au chimiste Cadet de Vaux la réalisation d’une étude sur l’insalubrité de l’air à proximité des Saints-Innocents. Le dialogue avec les médecins de la Société royale de médecine apparaît particulièrement actif et le lieutenant général de police peut être regardé comme une sorte d’intendant de la santé publique. Il obtient, en octobre 1776, que les médicaments soient expérimentés dans les hôpitaux avant d’être diffusés39 et il se montre vigilant face à tous les nouveaux remèdes, dont il demande l’expertise scientifique afin de discriminer véritables avancées et charlatanisme. Le contrôle que la police exerce, par exemple sur la fabrication des cosmétiques, en liaison avec le monde médical, équivaut à concevoir avant la lettre une sorte d’« autorisation de mise sur le marché » et à organiser les pratiques d’un nouveau secteur de production qui bouscule les usages des corps de métiers40. La position de la police peut s’assimiler à une sorte de prévention rationalisée, étayée par des arguments scientifiques, au nom de l’intérêt général de la société, sans pour autant négliger les droits de l’individu.

23Cette rencontre entre savoirs administratifs et savoirs scientifiques qui aident à la formalisation, à l’appréhension rationnelle des risques est propre à assurer le développement d’une capacité gestionnaire de prévention et d’anticipation. Elle la modifie aussi au moins de deux façons, si on devait la comparer avec les dispositifs empiriques qui existent dans la société traditionnelle, en ville comme dans les campagnes, pour affronter certains aléas41. Elle conduit en effet à la promotion d’individus ou d’institutions qui se trouvent placés en position d’experts, figure dont il conviendrait de mieux restituer l’histoire, dans le domaine médical, dans celui de la construction des bâtiments et bientôt dans celui des pollutions et des nuisances industrielles. Elle survient par ailleurs à un moment où l’État, qu’on se gardera de réduire ici à la seule administration centrale, conçoit de prendre en charge, à grande échelle, une politique d’assistance et de prévention, et tend également à se positionner comme instance protectrice, par-dessus et parfois en concurrence avec des dispositifs plus anciens. Le paradoxe est que ce moment est aussi celui où l’essor de l’économie politique libérale conduit à débattre des modalités et de l’étendue de ces facultés protectrices.

Le nouvel art de prévenir

24L’originalité du discours policier du siècle des Lumières ne consiste pas dans la défense du rôle prophylactique de la police, désormais fortement remis en cause par la montée de l’économie politique libérale, qui conteste l’idée même d’une réglementation et d’une intervention administratives préventives. Dès le XVII^e siècle, la notion de prévention fait partie de la substantifique moelle de l’idée de police. De l’époque de La Reynie, premier lieutenant général de police, jusqu’à la Révolution, la permanence que l’on a cru reconnaître, à travers traités et dictionnaires, d’une volonté affichée par cette institution d’œuvrer pour le bien-être des sujets a très souvent fait l’économie d’une interrogation sur l’évolution des présupposés de ce bien-être42. L’articulation, désormais mieux prise en compte, des conceptions policières et des pratiques conduit à s’apercevoir que le discours de légitimation de la police a été sujet au changement. L’édit de création de la Lieutenance générale de police de Paris (1667) assignait à la nouvelle administration la mission de pourvoir à « l’abondance ». Mais il insistait aussi sur l’éradication de tous les fauteurs de désordre et sur le maintien d’un ordre social immobile parce que voulu par Dieu (« faire vivre chacun selon sa condition et son devoir »). À la fin du siècle, Des Essarts (1786), à la suite du commissaire Lemaire, définit la police comme la « science de gouverner les hommes, et de leur faire du bien, l’art de les rendre heureux autant qu’il est possible et autant qu’ils doivent l’être pour l’intérêt général de la société43 ». Dans les dernières années de la monarchie, la finalité proclamée par l’institution est le bonheur des hommes, mais un bonheur qui ne doit pas compromettre « l’intérêt général de la société » sur lequel la police doit veiller, c’est-à-dire qu’il lui faut conserver un certain équilibre entre la propension des individus à suivre leur intérêt particulier et la nécessité de préserver le pacte politique et moral qui cimente le « vivre ensemble », qui ordonne, hiérarchise et discipline le corps social. La modernité du commissaire Lemaire et du lieutenant général Lenoir tient à leur manière de justifier implicitement le rôle prophylactique de la police, qui doit rendre possible la liberté sans détruire toute idée de régulation préventive.

25Le choix de la modération dans les modes d’action de la police renvoie à une conception émergente de celle-ci, sous-tendue par une vision du corps social qui repose sur un organicisme rénové et adouci. Cette modération peut être mise en parallèle avec celle qui caractérise l’évolution des pratiques judiciaires au XVIII^e siècle44. Ainsi les malfaiteurs, les mauvais pauvres, en d’autres circonstances les émeutiers, sont-ils d’abord traités en « ennemis de la société » et non plus en sujets manquant au devoir d’obéissance et de soumission au roi ; ils apparaissent comme des « citoyens » égarés qu’il convient de contenir, voire d’éduquer. La police n’est donc plus seulement définie comme un instrument au service du monarque. Si elle met en acte la puissance souveraine et paternelle du roi à travers le contrôle de l’approvisionnement, si sa tutelle reste indispensable pour assigner une place à chacun dans la société et la hiérarchie des états, ce qui motive sa défense d’un ordre corporatiste réformé, la police se définit aussi comme une instance servant la société et dont les capacités protectrices, étendues et rénovées, doivent fonder la légitimité qu’on lui accorde.

26L’activité des services de la Lieutenance générale de police à Paris au XVIII^e siècle fournit assurément un exemple de valorisation d’une politique de prophylaxie des risques sociaux et politiques, mais également sanitaires, dans un cadre sécularisé qui tend à faire la part de plus en plus belle à la rationalité administrative et à une rationalité scientifique qui vient en renfort. Cette politique s’inscrit dans une conception de l’État englobant et protecteur que l’économie politique libérale critique et conteste, mais sans que l’on puisse opposer strictement et symétriquement les deux positions – libérale ou réglementariste –, sauf à caricaturer un débat très complexe, qui se poursuit sous la Révolution et bien au-delà. L’action de cette police administrative se préoccupe moins de construire la notion de « risque », qui en soi peut sembler anachronique, même si elle cerne des foyers de périls, comme d’autres pouvoirs ou instances de régulation traditionnelle. En revanche, elle actualise la notion de prévention, entendue comme une forme d’anticipation utile à la société, et contribue à faire évoluer les principes et les modalités de sa mise en œuvre. Dans cette perspective, c’est davantage une superposition de rationalités relatives à la gestion des « risques », aux articulations changeantes, appelant des contextualisations fines, qu’il conviendrait de concevoir et de faire émerger plutôt qu’une succession tranchée, vite suspecte de téléologie. On ne peut pas simplement ranger dans des âges successifs les savoirs empiriques des policiers, leur gestion de l’information, puis les apports de la science et de la rationalité administrative triomphantes.