Les dynamiques de métier à l’épreuve des changements organisationnels : Introduction
p. 205-209
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Index géographique : France
Texte intégral
1En sociologie, la notion de métier peut s’appliquer à tout travail – manuel ou intellectuel – qui nécessite un savoir spécifique, un ensemble « d’arts de faire » (Certeau, 1980-2005) mis en œuvre individuellement et/ou collectivement, dans le but de réaliser une activité donnée1. L’acquisition et le partage de ce savoir professionnel sont pris en charge par les pairs si bien qu’autour de cette activité professionnelle se constitue une communauté de règles, de représentations et de valeurs. Le collectif ainsi institué est capable d’une certaine autonomie, tant dans la définition des moyens à déployer pour mener à bien les tâches qui lui sont confiées, que dans l’organisation de sa vie interne. On retrouve ici les principaux traits de l’idéal type de la culture de métier identifiée par R. Sainsaulieu (1977-1988), incarné dans la figure contemporaine de l’artisanat (Zarca, 1987) et dont les racines sont à chercher du côté des corporations de l’Ancien Régime (Segrestin, 1985).
2En s’inscrivant dans cette tradition, on peut donc considérer que les communautés de métier contribuent à la régulation sociale des ensembles organisés et ce, de deux façons. Tout d’abord, elles élaborent des solutions aux problèmes qui émergent dans l’activité quotidienne (problèmes liés par exemple à la production ou à l’organisation du travail). Ensuite, au cours de cette activité – qui consiste, en reprenant les termes de l’ergonomie, à passer du travail prescrit au travail réel –, les opérateurs forgent des normes destinées à ordonner les interactions et à structurer les comportements individuels.
3La portée régulatrice du métier est donc à la fois externe (assurer la production) et interne (garantir la socialisation des pairs). Cette double finalité est interrogée dès lors qu’elle concerne un métier exercé au sein d’une organisation. L’autonomie constitutive du métier doit alors composer avec un contexte institutionnel qui le contraint (Osty, 2006). Dans cette perspective, il ne sera pas question ici d’aborder les modes de régulation qui s’exercent dans le cadre des relations professionnelles, de la négociation instituée ou qui sont du ressort de l’État, mais de s’intéresser aux « arrangements » locaux qui se construisent à l’occasion de l’exercice d’un métier par un groupe professionnel défini. Les contributions présentées ici se situent donc essentiellement à un niveau microsocial.
4La notion de métier est restée pendant longtemps un angle mort de la sociologie française du travail et des organisations. L’avènement d’un salariat non qualifié dans l’industrie naissante, la diffusion des principes tayloriens, le développement et le perfectionnement des technologies industrielles, l’apparition de nouvelles formes d’organisation du travail ont mis à mal (Friedmann, 1964-1975) les métiers issus des corporations de l’Ancien Régime (Sewell, 1980-1983). Les sociologues s’intéressant aux univers productifs se sont peu à peu détachés de la dynamique propre aux métiers pour adopter d’autres catégories d’analyse : le travail, l’emploi, la profession, l’organisation, l’entreprise ou encore l’activité. Depuis quelques années, la notion de métier revient sur le devant de la scène (Osty, 2003 ; Piotet, 2002) et réapparaît comme un espace d’analyse pertinent des dynamiques organisationnelles. C’est précisément la double capacité régulatrice du métier, identifiée plus haut, qui est mise en débat.
5Une multitude de monographies2, s’intéressant à des secteurs professionnels très variés, montre que cette capacité régulatrice des collectifs de métier est mise à mal au sein des organisations contemporaines. Intensification du travail, renforcement des prescriptions, multiplication des dispositifs de gestion visant à contrôler et à évaluer les opérateurs, individualisation de la gestion voire tentatives de manipulation des sujets, recours croissant à des formes d’emploi « atypiques »… sont autant de facteurs identifiés de l’effritement des solidarités professionnelles et des régulations productives qu’elles autorisent. Ces constats exigent cependant d’être nuancés au regard de plusieurs indices qui participeraient à une sorte de « réhabilitation » de la notion de métier. Les organisations se recentrent autour de leur « cœur de métier », structurent leurs services par « métier » (entendu comme type d’activité) ou encore créent de nouveaux « métiers » en leur sein (Piotet, 2002). À côté de cette rhétorique managériale, les opérateurs expriment avec force un « désir de métier » (Osty, 2003), c’est-à-dire l’aspiration à un rapport signifiant au travail, nourri par l’engagement dans une dynamique d’échange entre pairs, de production d’un savoir commun et finalement la participation à une histoire partagée.Ce « désir de métier » peut s’épanouir dans les interstices des prescriptions et les aléas qui font appel à l’autonomie et aux compétences des opérateurs. Ce retour de la notion de métier est ainsi concomitant à l’émergence d’une « nouvelle » définition du professionnel, fondée sur la notion de compétences (Alter, 1991 ; Dubar, 2000, p. 110-112). Ce dernier apparaît comme capable de prendre en charge ce qui reste indéfini ou mal défini par l’organisation, ce « rattrapage » assurant la continuité de la production (De Terssac, 1992).
6Cette résurgence de la notion de métier doit également être mise en perspective avec l’ampleur des changements techniques et managériaux qui traversent les organisations contemporaines3. Ce contexte questionne en effet les gestes, les savoirs, les normes ainsi que les valeurs en vigueur, à un moment donné, au sein d’un groupe professionnel. L’enjeu n’est pas tant de constater que ces changements fragilisent les communautés de métier existantes. Il s’agit plutôt d’identifier les modes de régulation que les acteurs parviennent à inventer. Dans ces contextes particuliers, comment se régulent ces dynamiques, les relations entre les professionnels et l’organisation ? Comment les individus arrivent-ils à s’adapter aux contraintes organisationnelles pour mener à bien leurs activités ? Quelles règles ou quelles pratiques collectives définissent-ils afin de pouvoir exercer leur métier dans les meilleures conditions, aussi bien productives qu’éthiques ? Comment sont gérées les tensions qui naissent à l’occasion de l’exercice d’un métier dans des organisations confrontées à des processus de changement, à des situations d’incertitude et à des logiques d’acteurs parfois contradictoires ? Le métier n’est donc plus appréhendé comme une communauté établie, mais comme une dynamique sociale permanente, alimentée par les individus y participant, et questionnée par les changements auxquels sont confrontées les organisations contemporaines. Dès lors, ce sont moins les normes, les valeurs et les représentations propres à un métier donné qui sont au cœur de l’analyse que les logiques sociales qui les produisent. En reprenant les catégories définies par Jean-Daniel Reynaud (1988) et importées en sociologie du travail par Gilbert de Terssac (1992), c’est donc moins aux « règles autonomes » que l’on s’intéresse qu’à la « régulation autonome » qui est au cœur des dynamiques de métiers se déployant au sein des organisations (Osty, 2003). On retrouve ici, à un autre niveau d’analyse, le déplacement proposé par l’auteur des Règles du jeu (Reynaud, 1989) : passer de l’étude des règles à l’étude de l’activité de régulation qui les produit et les transforme. Ce parti pris est d’autant plus pertinent dans un contexte d’accélération et de profusion des changements au sein des organisations contemporaines. Il oblige en effet à dépasser le constat du chahut des normes structurant les collectifs professionnels pour déterminer dans quelle mesure, et par quels processus sociaux, elles survivent, se transforment ou sont remplacées par d’autres.
7Les trois contributions composant ce chapitre s’inscrivent dans la perspective esquissée ci-dessus. Elles s’intéressent au fonctionnement des organisations contemporaines en prenant comme analyseur les dynamiques de métier qui émergent, se développent et se transforment en leur sein. Trois registres, autour desquels se déclinent ces dynamiques, ont fait l’objet d’une attention particulière :
- L’élaboration, l’organisation et l’actualisation d’un savoir collectif,
- La production de règles visant à ordonner les interactions entre les acteurs engagés dans cette dynamique,
- La constitution d’une éthique professionnelle.
8Pour saisir ces dynamiques, il est nécessaire d’observer au plus près l’activité de travail et d’inscrire ces observations dans la durée. Cette approche permet d’une part d’appréhender les pratiques auxquelles les individus recourent pour s’adapter aux bouleversements et, d’autre part, de mesurer dans le temps les effets de ces adaptations. Cette perspective méthodologique permet de saisir la double portée de l’activité de régulation :
- « pratique » : elle vise à résoudre les problèmes liés à l’activité quotidienne de travail et cherche ainsi à contribuer au bon fonctionnement de l’organisation,
- « structurante » : elle assure la socialisation des individus participant à cette activité de régulation.
9Les auteurs étudient cette double visée de l’activité de régulation à travers trois métiers : des gestionnaires des ressources humaines dans une entreprise de service public, des intervenants dans une entreprise industrielle à risques et des gendarmes. Ces trois univers ont en commun d’être traversés par des changements importants qui chahutent les dynamiques de métier. Dans la première situation, l’ampleur et le rythme des réformes organisationnelles compromettent l’instauration d’une régulation autonome durable. Dans les deux autres situations, ce sont les pratiques professionnelles et leurs fondements éthiques qui sont mis à mal par une régulation de contrôle, dans un cas, « étouffante » et, dans l’autre cas, qui heurte une certaine éthique collective. Comment réagissent les professionnels ? Parviennent-ils à élaborer d’autres régulations ? Dans quelle mesure les dynamiques de métier contribuent-elles, malgré tout, au bon fonctionnement des organisations et conservent-elles leur rôle de socialisation ?
10Dans la première contribution, Olivier Roblain discute des effets de l’ampleur et de l’accélération du rythme des réformes dans une entreprise de service public sur la capacité des gestionnaires des ressources humaines à élaborer une régulation autonome. Tout en rejoignant le constat, établi par des travaux récents en sociologie des organisations, de la précarité des dynamiques collectives de métier, l’auteur met en exergue l’émergence d’une règle de métier singulière qui repose sur une injonction à « se débrouiller ».
11Dans la deuxième contribution, Nicolas Lot présente le fonctionnement d’une organisation à risques soumise à une nouvelle réglementation matérialisée par la mise en œuvre de nouvelles règles de travail. Cette contribution tranche avec la précédente dans la mesure où les situations rapportées mettent en évidence un traitement collectif des situations de travail modifiées par la nouvelle règle. Plus précisément, la contribution met en exergue la manière dont le nouveau dispositif de gestion censé encadrer les activités est – ou n’est pas – utilisé par les acteurs. Chemin faisant, ce sont les différents processus d’apprentissage et leur impact sur la constitution d’un collectif de travail établi qui sont analysés.
12Dans la dernière contribution, Olivier Cléach propose de lire le conflit des gendarmes de décembre 2001 comme un révélateur de tensions autour du métier de gendarme. En effet, au-delà des revendications matérielles exprimées lors de ce conflit, c’est bien la question de la remise en cause de la conception qu’on se fait d’un métier qui est posée et plus généralement celle des modes de régulation d’une activité professionnelle statutairement encadrée. Au cœur de cette tension, on retrouve l’opposition entre deux logiques d’acteurs (logique gestionnaire vs logique professionnelle), deux rationalités qui ne sont pas soumises aux mêmes contraintes, qui ne poursuivent pas les mêmes fins, qui ne conçoivent pas l’exercice du métier de gendarme de la même façon. Dans cette perspective, l’auteur montre que, face à ce qu’ils ont considéré comme un déni de reconnaissance, une remise en cause de leur métier, de ses conditions d’exercice et de leur identité, des gendarmes ont recouru à une stratégie particulière de protestation : la « désobéissance organisationnelle ».
Notes de bas de page
1 La notion de métier est parfois assimilée à celle de catégorie professionnelle, elle-même liée à la question du statut. Ce n’est pas la perspective retenue ici. Sur le rapport entre les termes « métier » et « profession », voir Dubar (1991, en particulier le chapitre 6), Dubar/Tripier (1998) ou encore Osty(2006).
2 Cf. par exemple les communications présentées aux Journées internationales de sociologie du travail.
3 Cf. par exemple Linhart (1998), Segrestin (2004), Gaulejac (2005).
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