La sociabilité vue comme moyen de l’action organisée :Introduction
p. 81-86
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Index géographique : France
Texte intégral
1Le mot « sociabilité » est apparu tardivement dans la langue française1. Issu du latin sociabilis formé sur sociare – associer – il désigne dans son acception première l’aptitude des individus à vivre en société. L’usage courant a consacré une définition plus restreinte de la sociabilité, à savoir le fait d’entretenir des relations agréables et conviviales avec ses semblables. Être sociable qualifie ainsi des personnes qui recherchent la compagnie d’autrui et se montrent aimables et accommodantes.
2Les articles de ce chapitre interrogent la place de la sociabilité dans les organisations (entreprises et parti politique). Il peut paraître étrange, au premier abord, de mobiliser un concept relatif aux relations agréables et conviviales au sujet du monde du travail2. Le fonctionnement des organisations est en effet teinté de relations de négociation, d’alliance, et d’opposition entre acteurs (Crozier, Friedberg, 1577) et il assure rarement une cohabitation harmonieuse. Par ailleurs, les organisations productives visent l’efficacité de l’action, alors que la sociabilité évoque plutôt l’idée de loisir et de temps partagé, le plaisir d’être ensemble. Finalement, la sociabilité relèverait davantage des relations qui se jouent à côté du travail productif : les discussions pendant les pauses-cafés, les déjeuners partagés à la cantine, les pots organisés…
3À y regarder de plus près cependant, la sociabilité n’est pas un thème qui serait exclu du monde du travail. Les travaux réalisés depuis la fin des années soixante-dix sur les identités au travail montrent que les normes de relations et les micro-cultures de groupes influencent considérablement le rapport au travail et l’engagement des acteurs. Les sociabilités constituent un élément central de la socialisation dans un univers de travail : elles nourrissent l’intégration tout comme elles en sont le fruit, et le sentiment d’appartenance à un collectif influence les relations ainsi que l’implication des acteurs dans leur activité. On s’aperçoit finalement que le thème de la sociabilité est en lien direct avec le rapport à l’action dans le monde du travail, et c’est ce lien que les articles du chapitre se proposent de questionner dans une perspective critique.
4Pour traiter de la question du rôle de la sociabilité dans l’action organisée, il convient au préalable de considérer les recherches sociologiques qui portent sur ce thème. De façon générale, la sociabilité y est étudiée comme indice d’une culture spécifique à un groupe social donné, soit dans la sphère des loisirs, soit à travers l’ensemble des relations sociales qu’entretiennent les membres de ce groupe entre eux. Rares sont les travaux exclusivement centrés sur le monde du travail. Souvent considérée comme un concept évident, la sociabilité reste cependant peu définie dans ces travaux, de plus son sens et sa portée divergent, de plus, selon les auteurs.
5La sociologie des réseaux utilise la notion de sociabilité pour caractériser les relations qu’un individu ou un groupe d’individus entretient avec d’autres. L’analyse réticulaire observe alors comment se construisent ces réseaux de sociabilité et leurs configurations. C’est une des voies importantes de recherche sur la sociabilité comme forme générique de relation. Cette acception permet les recoupements statistiques comme les analyses microsociologiques. On parle alors de sociabilité de quartier, de sociabilité ouvrière comme de la sociabilité amicale (Forsé, 1991).
6En France, le travail de Georges Gurvitch permet au concept d’acquérir une légitimité scientifique. Cet auteur conceptualise la sociabilité comme la manière dont l’individu se lie à d’autres individus. Le niveau d’analyse de Gurvitch est celui du groupement, niveau intermédiaire entre l’échelle macrosociologique de la société et microsociologique de l’interaction. La sociabilité permet alors de distinguer les groupements selon les formes de relations entre les membres, mais aussi selon les relations de chaque membre avec le groupe. La sociabilité ne sera pas la même selon le degré de fusion partielle au Nous ou selon le degré d’opposition entre les membres. Ces différentes formes de sociabilités permettent alors à Gurvitch d’affiner sa typologie des groupes. La sociabilité étant le premier palier, suivi des groupements puis des sociétés globales, l’auteur affirme que :« Les composants les plus élémentaires de la réalité sociale sont constitués par les multiples manières d’être lié par le tout ou dans le tout, ou manifestations de la sociabilité qui, à différents degrés d’actualité et de virtualité, se combattent et s’équilibrent dans chaque unité collective réelle » (Gurvitch, 1968, p. 120-121, cité par Rivière, 2004, p. 216).
7Comme le rappelle C. -A. Rivière, cette conception de la sociabilité permet alors à Gurvitch et à ses continuateurs de s’opposer aux « sociologies formalistes et relationnelles qui se développent en Allemagne et aux États-Unis » (2004, p. 217). Bien avant Gurvitch, Georg Simmel avait ainsi élaboré une définition très différente de la sociabilité, reposant sur des fondements sociologiques contraires. Tandis que le premier, issu de la tradition durkheimienne, n’envisage la sociabilité que comme extérieure aux individus, pour Simmel, la sociabilité est l’expression et le produit même des interactions individuelles.
8G. Simmel pense la société comme un processus d’action réciproque, toujours en devenir. La notion de forme lui permet alors de délimiter le domaine de la sociologie. Ce qui l’intéresse ne sont pas tant les finalités, les intérêts et les mobiles des interactants : pour l’auteur, « ces intérêts et ces objets sont le contenu des sciences spécifiques matérielles ou historiques ; c’est entre les cercles des sciences que la sociologie trace un cercle nouveau qui enferme les forces et les éléments sociaux en tant que tels, les formes de l’association » (Simmel, 1917-1981, p. 165). Dans cette construction théorique, la sociabilité prend une importance cruciale, puisqu’elle est définie par Simmel comme la forme la plus pure de la socialisation :« Ces formes conquièrent leur vie propre, se développent pour elles-mêmes et pour l’attrait qui en rayonne grâce à cette libération ; c’est ainsi qu’apparaît la sociabilité » (ibid.,p. 124). La sociabilité n’a pas de contenu, ce n’est que babillage, jeux et rhétorique dont le but est de ne surtout pas se prendre au sérieux. Comme l’explique P. Watier, en « se détachant comme un royaume autonome de toutes les contingences et de toutes les finalités utilitaires » (Watier, 1998, p. 269), la sociabilité exprime « le lien de réciprocité qui flotte en quelque sorte librement entre les individus » (Simmel, 1917-1981, p. 125). Cette forme pure de la socialisation doit avoir certaines caractéristiques pour se réaliser. Entre autres, elle doit créer une égalité fictive entre les individus pour ne surtout pas « dramatiser » l’interaction, c’est-à-dire lui donner un contenu qui pourrait briser la relation sociable. L’individu en tant que personne avec sa subjectivité et ses particularités doit s’effacer pour laisser la place à un individu neutre, sans aspérité, suffisamment détaché de tout contenu objectif (statut social) et subjectif (spécificités personnelles) pour s’insérer dans le jeu sociable, où chacun ne participe que pour entretenir le plaisir de la relation. Il en va par exemple des conversations portant sur la pluie et le beau temps.
9La sociabilité comme processus de socialisation et forme spécifique d’adhésion, permet à M. Agulhon (1977) de tracer une évolution majeure de la modernité : le remplacement des élites aristocratiques par la bourgeoisie, qui affirme dans les cercles3 ses valeurs. En prenant au sérieux la « forme ludique de la socialisation », Agulhon accepte ainsi d’envisager que la sociabilité a un rôle plus fondamental dans la relation et la production de l’action que le simple divertissement.
10Si, dans les années 1960-1970, la sociabilité dans la sociologie française (Paradeise, 1975) et en histoire (Agulhon, 1966, 1977) a permis de penser les relations hors-travail, rien n’interdit d’interroger son rôle dans une entreprise ou un parti politique, pour peu que l’on refuse de penser les rapports sociaux comme purement instrumentaux. La sociabilité est-elle un phénomène qui se jouerait uniquement en marge de l’organisation? Ou au contraire, a-t-elle un lien direct avec l’action organisée, et si oui, comment caractériser ce lien? Ce sont à ces questions que les articles qui suivent tentent de répondre, en s’appuyant, dans une perspective simmelienne, sur une définition étroite de la sociabilité. Celle-ci est considérée comme un type particulier de lien social qui privilégie la forme sur le contenu et met en valeur le plaisir même de l’interaction. La sociabilité se distingue donc des autres formes de relation comme l’amitié qui personnalise, alors que la relation sociable dépersonnalise, ou encore de la convivialité qui ignore les prescriptions strictes de la sociabilité, telle que l’égalité.
11Les contributions prennent en compte des échanges verbaux, considérés dans l’instant de l’interaction. Dans les trois articles, les auteurs montrent en quoi certains discours tenus en situation de travail sont assimilables à une forme sociable qui crée une relation de réciprocité entre les individus. Cette forme se révèle dans les échanges informels, en apparence anodins, entre l’inséminateur de bovins et l’éleveur (Florence Hellec), dans les discussions sans fin, en apparence stériles, dans les réunions d’un groupe local des Verts (Guillaume Coton), et par la plainte lancinante, exprimée de façon détachée, dans une entreprise bureaucratique (Olivia Foli).
12Ces situations ont une double caractéristique commune : d’une part, elles se déroulent sur la scène organisationnelle (dans une association politique dans le cas de G. Coton, sur la scène du travail chez O. Foli et F. Hellec) ; d’autre part, elles ont été mises en évidence par une démarche d’immersion sur les terrains d’étude. La forme sociable est donc considérée comme un indice empirique pertinent pour comprendre le fonctionnement de l’organisation, ce qui signifie qu’elle n’est pas un simple « résidu » de l’action collective, mais qu’elle est, par hypothèse, au cœur de l’action de travail.
13On peut souligner que, dans les trois cas présentés, la sociabilité est apparue comme un phénomène important alors que les caractéristiques formelles des univers étudiés sont très éloignées les unes des autres. G. Coton étudie un parti politique où les individus sont faiblement contraints et se réclament d’une appartenance commune du fait de leur adhésion à des valeurs d’autogestion et d’autonomie dans le collectif. O. Foli réalise sa recherche dans une organisation bureaucratique où le travail est fortement prescrit et encadré, les dépendances fonctionnelles sont importantes, et où l’intégration comme le sentiment d’appartenance des individus au collectif de travail sont élevés. Dans les coopératives agricoles, F. Hellec montre que les prescriptions sont peu contraignantes en termes d’organisation et de planification du travail, ce qui laisse une grande part d’autonomie aux intervenants qui se déplacent chez les éleveurs.
14La caractéristique commune des trois contributions présentée dans cette partie est de considérer la sociabilité comme un support de l’action de travail. Marqués par la prégnance de la forme sociable, un « objet apparemment frivole » (Deroche-Gurcel, 1993), et fortement interpellés quant au statut particulier qu’elle occupe dans un contexte socio-productif, les auteurs s’interrogent sur la fonction de la sociabilité dans les interactions au travail. Ils reprennent à leur compte la problématique posée à la suite des travaux de G. Simmel : si le discours sociable n’a pas d’autre fin que le discours lui-même, si la conversation « n’est plus asservie à la nécessité de dire le vrai, ou à délibérer du bien et du mal […], pas plus qu’à celle de transmettre une information », alors « la parole est à évaluer comme performance et non comme approximation plus ou moins lointaine de la vérité » (Deroche-Gurcel, 1993, p. 185). Les articles s’interrogent ainsi sur la fonction sociale de la conversation4 qui paraît anodine mais qui, à bien y regarder, soutient l’activité.
15En effet, les auteurs montrent que, dans chacun des milieux étudiés, la sociabilité permet de dénouer les paradoxes inhérents aux situations et aux contraintes de l’activité. G. Coton démontre que la sociabilité contribue à la pacification de l’action collective dans un contexte où les individus valorisent fortement le projet démocratique et l’autonomie à l’intérieur d’une organisation militante qui ne retient ses membres par aucun lien formel. Dans le cas étudié par O. Foli, certains discours de plainte prennent une forme sociable et permettent alors aux individus de ménager la convivialité et de respecter la norme de l’évitement du conflit, en leur offrant un espace de respiration. Ainsi, par la sociabilité, les individus peuvent exprimer une parole critique tout en respectant les formes socialement admises par le milieu. F. Hellec montre la subtilité de l’interaction entre l’inséminateur de bovins et l’éleveur quand le premier vient réaliser sa visite. L’échange sociable nourrit la relation de service : ce vecteur permet au prestataire de construire une relation de confiance à long terme avec l’éleveur, tout en aidant à recueillir des informations indispensables à la réalisation d’une double mission technique et commerciale.
16L’étude de la fonction de la sociabilité dans l’action au travail permet finalement de montrer que la conversation sociable est reliée à une force, à l’instar de ce que pose G. Simmel sur les fondements de la sociabilité :« Il s’agit à la fois d’une sublimation et d’une atténuation, dans lesquelles les forces riches en contenu de la réalité ne se manifestent que de façon lointaine, par volatilisation de leur pesanteur dans un certain charme » (Simmel, 1917-1981, p. 136). Ce sont ainsi les forces relatives à l’idéologie politique autogestionnaire (G. Coton), à la norme bureaucratique (O. Foli), et au professionnalisme (F. Hellec) qui sous-tendent la sociabilité dans les univers étudiés. Finalement, dans chacun des cas présentés, la conversation sociable permet d’éviter les références sérieuses tout en exprimant et en respectant les normes en vigueur dans le milieu étudié. Ainsi, la conversation sociable permet le maintien de relations démocratiques dans des situations qui pourraient exclure les individus (G. Coton), permet d’éviter la remise en cause de l’ordre établi dans un univers pourtant oppressant (O. Foli), et permet de surmonter l’ambiguïté existant entre activité de service et activité commerciale (F. Hellec).
17Mais poser la question de la fonction de la sociabilité dans l’action organisée amène également à s’interroger sur ses limites. Les auteurs montrent que, par-delà la bonne entente et le plaisir pur que procure la sociabilité, le maintien des formes sociables est problématique dans un contexte organisationnel. Dans le cas étudié par G. Coton, l’action politique qui est au cœur de l’organisation militante disparaît de la scène de l’action. O. Foli montre que la prégnance de la plainte sociable crée la confusion des genres entre plusieurs types de plainte ; la plainte authentique, visant la résolution de problèmes, est disqualifiée par les puissants, ce qui laisse finalement peu de place à la parole critique et aux possibilités de changement. F. Hellec met l’accent sur les effets pervers de la sociabilité dans la relation de service : la mauvaise « gestion » de la distance par le prestataire entache l’efficacité de la prestation et rend opaque l’évaluation du travail réalisé ; ce qui à terme peut nuire à la qualité du service rendu et conduire à la désaffection de l’éleveur.
Notes de bas de page
1 Sa première apparition date de 1675 dans l’Encyclopédie, à l’article de Jaucourt.
2 Dans cette expression, le terme « travail » est à prendre dans son sens conceptuel, c’est-à-dire qu’il inclut également l’activité non salariée, bénévole, ce qui est le cas des partis politiques.
3 Les cercles bourgeois étudiés par Agulhon sont l’équivalent des « clubs » anglo-saxons.
4 Dans les articles, les discours sont considérés en lien avec la problématique de la sociabilité. Le matériau recueilli est constitué de notes de terrain de type ethnographiques et d’entretiens semi-directifs, et le traitement est celui de l’analyse de contenu thématique.
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