Le PSU et la question régionale à travers l’exemple de la Bretagne
p. 129-150
Texte intégral
Introduction
1Les premières années du PSU (1960-1967) sont dominées par l’opposition entre deux tendances principales : les « unitaires » qui veulent que le PSU soit un outil provisoire pour réaliser l’unification de la gauche socialiste et communiste hors des compromissions de la SFIO de Guy Mollet et des dérives staliniennes du PCF et les « modernistes » qui souhaitent travailler au renouveau idéologique de la gauche française, et entendent préserver l’autonomie du PSU. La crise éclate en 19631, lors du congrès d’Alfortville (28-30 janvier 1963), avec la victoire fragile de la tendance moderniste, qui voit peu à peu le PSU se diviser en deux blocs aux positions inconciliables. Cette crise ne fut résolue qu’en 1967 avec le départ des unitaires qui allèrent participer, via les clubs, à la création du Parti socialiste.
2La domination du parti par les modernistes a eu pour corollaire la nécessité pour le PSU de se lancer dans l’élaboration d’une idéologie politique spécifique et d’une identité politique unique, qui permettrait de l’ériger en troisième force de la gauche, entre la SFIO et le PCF. C’est ce travail idéologique de construction d’une identité politique spécifique que nous nous proposons d’étudier en nous intéressant à la question régionale, un des éléments idéologiques qui va participer à distinguer le PSU dans le champ politique. En effet, la gauche française (aussi bien la SFIO que le PCF) se caractérise jusqu’alors par une idéologie qu’on pourrait qualifier de « jacobine » : centralisatrice, uniformisatrice, unitariste, étatiste, privilégiant la commune et le département, etc. Or le PSU va questionner et renouveler tous les dogmes de la gauche française, se posant successivement comme le porteur de la décolonisation de la province, l’apôtre d’une décentralisation régionale, le défenseur des minorités nationales de l’hexagone, le propagateur du droit de vivre et travailler au pays, etc. Nous souhaitons ici comprendre cette évolution à partir de l’exemple de la Bretagne, dont les fédérations du PSU et les militants furent particulièrement actifs sur ces questions.
3Le concept d’identité politique2 sera au centre de cet article. Une identité politique est ce qui lie en interne, dans un parti, mais aussi ce qui caractérise et distingue en externe un parti, au niveau idéologique et des pratiques, dans le champ politique. S’intéresser à l’identité politique du PSU, c’est aussi s’intéresser au PSU comme laboratoire d’idées et d’élaboration de nouvelles pratiques militantes.
4Au-delà de la dimension identitaire, nous verrons aussi comment la région devient un outil cognitif pour le PSU, lui servant à appréhender le monde et plus particulièrement la société française. Nous entendons par outil cognitif un concept3 qui vise à appréhender le monde, à lui donner du sens, à le rendre compréhensible ; et ceci en introduisant un biais, un point d’appui pour le regarder. L’idée principale est que l’introduction de la région au centre de l’idéologie du PSU introduit une vision nouvelle du territoire, ajoute une analyse horizontale (territoriale) à l’analyse verticale (de classe) traditionnelle de la gauche française.
5Si la région est centrale au PSU à partir de 1966, deux approches différentes se succèdent qui se distinguent non par une différence de degré mais bien de nature. Nous adopterons dès lors un plan chronologique pour bien voir l’évolution d’un concept au sein d’un parti. Dans un premier temps le PSU élabore un régionalisme socialiste comme pivot d’une approche socialiste moderne du territoire (1966-1971). Dans un second temps, suite à un tournant nationalitaire à partir de 1971-1972, le PSU s’essaie à relire, à partir de son nouveau paradigme autogestionnaire, la question régionale comme une question de minorité nationale.
Un parti socialiste à la découverte de la région (1960-1971)
Un terreau favorable à la remise en cause de la doxa jacobine
6La question régionale n’est pas présente à l’origine du PSU : le PSU naissant en Bretagne est même largement héritier de toute la doxa de la gauche française4. Malgré tout, le PSU se forme sur un terreau qui le prédisposa à une approche en nouveauté de la question régionale, à la fois du fait des raisons de la rupture avec la SFIO et de l’influence du contexte breton.
7La rupture du PSU avec la SFIO résulte principalement de deux points : la revendication de la paix en Algérie5 et le refus de la constitution de la Ve République6, qui placent l’anti-colonialisme et la revendication démocratique au centre de l’identité du PSU. Ces deux points de rupture avec la SFIO sont aussi ceux qui suscitent un rapprochement avec l’UGS, et qui fondent donc l’identité du PSU à sa naissance. Ainsi, dès le début, le PSU n’est pas focalisé sur une République une et indivisible de Dunkerque à Tamanrasset. Le PSU se crée même contre le bonapartisme et le nationalisme français7 en remettant en cause une partie des dogmes de la gauche française, en s’inquiétant des dangers d’un pouvoir trop personnalisé et trop centralisé. La question de la démocratie et de l’équilibre des pouvoirs est au centre de la réflexion du PSU.
8Une autre partie du terreau favorable à l’émergence du régionalisme au PSU en Bretagne est le contexte spécifique breton. Dès les débuts Combat socialiste, hebdomadaire de la fédération PSU des Côtes-du-Nord, témoigne d’une conscience des spécificités culturelles de la Bretagne et notamment d’une certaine ouverture aux langues de Bretagne. Dès le no 1 (4 octobre 1958) apparaissent des billets en gallo sous l’intitulé « Les propos de Chino », puis à partir du no 147 (4 novembre 1961) apparaissent de courts articles en breton signés Efflammig. À dater de septembre 1963, Combat socialiste évoque des contacts avec Ar Falz8 et de bonnes relations avec son responsable Armand Keravel. À partir de 1966, des communiqués d’Emgleo Breiz9 paraissent régulièrement dans Combat socialiste, avant de s’institutionnaliser : entre 1/8e et 1/6e de page est alors laissé à Emgleo Breiz qui y développe ses idées régionalistes, sur la culture et la langue surtout, mais aussi sur les questions sociales, économiques et politiques. Ces articles introduisent dans Combat socialiste des formules comme celle de « peuple breton » et permettent de sensibiliser les lecteurs à un discours explicitement régionaliste de gauche.
9Le PSU en Bretagne s’inscrit aussi dans un contexte social particulier, influencé notamment par l’existence du CELIB10, dont fait partie le PSU. Si le PSU assume et reconnaît régulièrement l’héritage du CELIB, elle en déplore rapidement l’échec politique. Elle est dès lors partie prenante des différentes tentatives au cour de la décennie de structurer des « CELIB de gauche », comme en 1963-1964 avec le Comité d’action pour la Bretagne ou en 1967-1968 avec l’Action régionale progressiste. Amenant des organisations différentes à se rencontrer au-delà de l’échelle départementale, ces structures créent l’idée d’intérêts communs aux quatre ou cinq départements bretons. Elles font en outre émerger la Bretagne comme niveau légitime de réflexion et de structuration, bousculant le départementalisme de la gauche en Bretagne.
10Autre élément du contexte social, les mouvements sociaux des années 1960 participent aussi à la régionalisation de la réflexion du PSU. La première occurrence d’une question bretonne dans Combat socialiste a lieu en 1961 suite à un grand mouvement social paysan. Coup sur coup, l’éditorial d’Antoine Mazier titre « La grande colère des Paysans bretons11 » et « La Bretagne bouge12 ». Les cinq « fédérations bretonnes du PSU » se réunissent ensemble à Saint-Brieuc pour étudier la question agricole en Bretagne, et produisent une affiche commune en soutien aux « agriculteurs bretons ». Un an après, nouveau mouvement social d’agriculteurs : Combat socialiste titre « À nouveau, la Bretagne bouge13 … ». Et en 1963, à propos du conflit des forges d’Hennebont Combat socialiste titre : « L’Affaire d’Hennebont est celle de tous les Bretons14. » Ainsi, les grands mouvements sociaux en Bretagne de la première moitié des années 1960 suscitent les premiers articles sur la question bretonne à Combat socialiste.
11Le PSU commence donc dès 1961-1962 à réfléchir à ce qu’il appelle le « problème breton », entamant dès lors un travail de régionalisation des problèmes sociaux et économiques de la Bretagne. À partir de ce moment émergent des thèmes qui vont être systématisés et politisés par la suite tels que le sous-développement régional ou l’émigration bretonne. Pour autant, pour le PSU de la première moitié des années 1960, les problèmes bretons ne peuvent en aucun cas être réglés au niveau régional. Ils sont les conséquences du capitalisme et d’un gouvernement qui en est l’outil. Les problèmes doivent donc être résolus au plan national, en mettant en place une politique socialiste. Il n’y a encore aucune réflexion sur la question des institutions régionales15 et la notion de « peuple breton » est condamnée.
Le tournant du colloque de Saint-Brieuc et la promotion d’un régionalisme technocratique
12À partir de 1966, le PSU commence à élaborer une idéologie régionaliste beaucoup plus sophistiquée qui vise à prendre sa place dans son projet de socialisme moderne. Le grand tournant est le colloque de Saint-Brieuc des 26-27 novembre 1966, deuxième d’une série de quatre rencontres organisées par le PSU pour réfléchir à la refondation du socialisme, et à laquelle participent aussi bien la CFDT que les CNJA et de nombreux clubs16. La première rencontre avait été celle de Grenoble, les 30 avril et 1er mai 1966, qui avait vu l’émergence d’un nouveau socialisme moderniste remettant en cause le marxisme traditionnel. Ces rencontres eurent pour effet de renforcer l’identité idéologique du PSU (notamment par rapport à la FGDS et au PCF), et d’y inclure de façon claire et solide le concept de région.
Le colloque de Saint-Brieuc (26-27 novembre 1966)
13Si par la suite l’émergence de la question régionale en est venue à symboliser l’esprit de Grenoble, cette question est alors singulièrement absente des principaux rapports, comme le déplore alors le maire de Grenoble, Hubert Dubedout17. Seule autre voix discordante, Michel Phlipponneau, pour le club Bretagne et Démocratie, regrette quant à lui l’image « jacobine » de la gauche traditionnelle, et exhorte la gauche nouvelle à se pencher sur les problèmes de décentralisation18. Le géographe breton conclut son intervention en proposant la mise sur pied, dans les mois suivants, d’une rencontre socialiste en Bretagne sur le thème de la région. La réceptivité de Pierre Mendès France et de Serge Mallet à cette proposition permet l’organisation rapide du colloque de Saint-Brieuc quelque mois plus tard, qui sera suivi de deux autres colloques similaires à Lyon et Marseille19.
14Quatre rapports articulent les débats à Saint-Brieuc : celui de Michel Philipponneau sur les structures de décision nécessaires au développement et à l’expression des régions, celui de Bernard Lambert sur « la lutte pour une agriculture technicisée, très productive, dans le cadre d’une société socialiste », celui d’A. Keravel sur la culture bretonne, et surtout celui de Michel Rocard sur le déséquilibre entre Paris et la « province ». Intitulé « Décoloniser la province », c’est ce dernier rapport qui marque les esprits. S’inspirant à la fois de Jean-François Gravier (Paris et le désert français vient d’être réédité et réactualisé en 1964) et de Robert Lafont (théoricien du colonialisme interne), le rapport combine une analyse rigoureuse du sous-développement régional et des propositions technocratiques mettant l’accent sur les questions d’aménagement du territoire plutôt que sur des changements institutionnels.
15Dès le discours de bienvenue d’Yves Le Foll, maire PSU de Saint-Brieuc, les Bretons insistent quant à eux sur la dimension démocratique de la question régionale. Jean Bars20, un des principaux acteurs de ce colloque, fonde la spécificité de cette approche bretonne dans une série d’articles avant et après le colloque qui vise à en expliquer et synthétiser les enjeux. Dans ces articles engagés et parfois critiques vis-à-vis des divers rapports, il pose le socle de l’idéologie régionaliste naissante au sein du PSU breton21. Le premier article de la série, intitulé « Pour une démocratie régionale22 » fait un lien essentiel entre la démocratisation, l’autogestion et l’échelon régional. Il concrétise aussi au niveau régional l’idéal démocratique anti-autoritaire à l’origine du PSU. Cette approche sera développée au cours des débats du colloque, dépassant le régionalisme technocratique de Michel Rocard. De fait, la motion finale du colloque appelle à la création de « véritables conseils économiques régionaux de caractère démocratique, et dès que possible, la création d’assemblées régionales élues délibérantes, chargées de contrôler des exécutifs régionaux qu’elle aura désignés ».
La région, pivot d’un socialisme moderne ?
16Après le colloque de Saint-Brieuc, la région prend une place centrale dans l’identité du PSU, et plus particulièrement du PSU en Bretagne. Les élections législatives de 1967 permettent de mettre ce nouveau thème en évidence, même si le programme officiel est un compromis entre les différentes positions et donc en retrait par rapport aux conclusions de la rencontre de Saint-Brieuc. Quoi qu’il en soit, c’est la première fois qu’un parti de gauche inclut la revendication régionale d’une façon aussi précise dans son programme.
17Combat socialiste participe clairement à souligner le côté identitaire de cette nouvelle approche en opposant régulièrement les positions du PSU et celles du PCF/CGT sur cette question ; en rappelant avec constance que le PSU « a été (…) le premier parti de gauche à poser le problème de l’expansion régionale en l’intégrant dans une conception cohérente de la politique nationale23 » ; en insistant sur « leur » vision du socialisme, à l’instar du comité national du PSU qui déclare :
« Le PSU (…) estime qu’une organisation régionale de la France est une des conditions de réalisation d’un socialisme démocratique. En effet, notre conception du socialisme suppose la mise en place, à différents niveaux de pouvoir, de décisions décentralisées et coordonnées24. »
18Lors des législatives de 1968, un article de Jean Bars confirme et développe cette évolution programmatique (cf. annexe I). Dans cet article, la rhétorique régionaliste se base sur un corpus discursif clair visant à donner sens à un ensemble de problèmes sociaux. Des thèmes sont mis en avant, qui reviennent de façon récurrente, comme celui de l’émigration bretonne vers l’agglomération parisienne lié à celui du chômage du fait du manque déploré d’industrialisation25, ou celui de l’écart des salaires entre la Bretagne et la région parisienne26. Des formules fortes commencent à être proposées, telle celle de Yann Sohier, le fondateur d’Ar Falz, décédé en 1935, selon qui « les travailleurs bretons sont deux fois prolétaires, une fois en tant que travailleur, l’autre en tant que Breton27 ». Des propositions institutionnelles sont mises en avant : élection au suffrage universel d’une assemblée régionale qui nommerait elle-même un exécutif régional ayant autorité sur les services de la compétence de la région28. Le cadre national est dénoncé comme à la fois trop étroit et trop large : dès l’origine la question régionale est liée à la question européenne29.
19Pour autant, ce régionalisme qui s’impose au PSU est réformiste et non révolutionnaire. C’est un régionalisme fonctionnel légitimiste visant à un meilleur fonctionnement de la France et non à sa remise en cause. Comme le souligne Yves Lannes en parlant de la régionalisation : « Il y va avant tout de l’intérêt de la France, car la colonisation de la province (…) signifie non seulement déclin des régions situées en marge des axes de développement capitaliste, mais engorgement et asphyxie de la région parisienne30. »
20À partir de 1966, le PSU intègre donc la région au cœur de son projet territorial et plus largement de son identité partisane. Il se distingue ainsi clairement du PCF31 et de la SFIO, mais est rejoint dans cette évolution par la CFDT, et toute une partie de la gauche bretonne, alors organisée en clubs, mais qui va participer à fonder le nouveau Parti socialiste : plus particulièrement le club Bretagne et démocratie de Michel Phlipponneau et le Club des Bonnets rouges de Charles Josselin et Louis Le Pensec. Pour autant, ce tournant régionaliste ne se fait pas complètement sans tensions, notamment en Ille-et-Vilaine où Charles Foulon par exemple se détache peu à peu du PSU.
La construction de la question des « minorités nationales » à partir de 1971
21Alors que 1967 avait vu la victoire très claire des modernistes face aux unitaires (dont une grande partie quitte d’ailleurs le parti en 1967-1968), dès 1968 le PSU connaît un nouveau bouleversement avec l’arrivée massive d’une nouvelle génération dans la foulée de Mai 68. Cette nouvelle génération bouscule le parti en interne et l’amène sur un chemin beaucoup plus révolutionnaire, dépassant le socialisme moderne par un retour au marxisme. Toutes les fédérations bretonnes sont touchées. Dans ce contexte, le régionalisme apparaît probablement comme un thème trop réformiste, raisonnable, voire fade pour les nouveaux adhérents du PSU. Toujours est-il que la question perd un peu de sa centralité à partir de 1968-196932. Pourtant c’est de l’extrême gauche maoïsante que provient un retour de la question régionale avec une nouvelle vigueur. Mais dans un contexte d’emphase sémantique, celle-ci retraduit la question régionale en question nationale, utilisant les formules de « colonialisme interne », « minorités nationales », « lutte de libération nationale », vocabulaire bien plus chaleureux et radical pour de jeunes révolutionnaires attirés par l’exotisme des combats anti-colonialistes ou de la guerre du Viêt-Nam, qui s’essaient à casser tous les dogmes et n’ont cure de la doxa nationale française.
1971-1972 : tournant pour une nouvelle approche de la question régionale
Le Congrès de Lille (juin 1971) et l’émergence d’une nouvelle approche
22Dès 1968 avaient commencé à voir le jour des débats autour de cette nouvelle approche de la question régionale. La première apparition de ce débat dans Combat socialiste date du 9 novembre 1968 (no 474), dans le cadre d’une tribune libre d’Yves Person qui appelle la gauche française à s’inspirer de la gauche espagnole et à intégrer dans son vocabulaire la question des nationalités. Il prône ainsi l’autonomie nationale pour la Bretagne. À l’évidence ce vocabulaire commence à faire débat en interne, notamment à l’instigation de Guy Caro, conseiller général des Côtes-du-Nord depuis 1970, et véritable entrepreneur politique sur ces questions. À sa demande, un congrès extraordinaire de la fédération PSU des Côtes-du-Nord a lieu le 23 mai 1970 sur la question nationale en Bretagne. Mais ces prises de position semblent encore très minoritaires33.
23Il faut vraiment attendre le congrès de Lille en juin 1971 pour que ces questions apparaissent au grand jour par le biais, pour ce qui concerne la Bretagne, d’un double lobby34 :
- Une motion de la section de Brest du PSU, intitulée « Pour une lutte révolutionnaire des minorités ethniques35 » qui propose la reconnaissance de « l’existence des minorités ethniques vivant en France, minorités régionales, travailleurs immigrés et gitans ».
- Et l’action personnelle de Guy Caro, qui obtient le soutien de la Gauche révolutionnaire. Il défend le texte ci-dessous, voté à la quasi unanimité du congrès36 :
« Dans ce qu’on appelle la France, les formations politiques qui se réclament du mouvement ouvrier : social-démocratie, PCF, ont toujours considéré ce pays comme une nation une et indivisible, entité monolithique aux problèmes uniformes. La réalité est tout autre… Il est indispensable qu’aujourd’hui les problèmes de la colonisation de certaines régions et des minorités nationales soient posés d’une manière sérieuse dans ce parti. Sinon les grands thèmes débattus dans ce Congrès risquent de ne pas correspondre aux aspirations et aux intérêts du peuple travailleur de ces régions et par là même à la pratique des militants des fédérations confrontés à ce problème37… »
24Cette motion amène la mise en place de plusieurs forums de débat autour de la question des minorités ethniques. La première décision est la création d’une commission « minorités ethniques38 » en septembre 1971, dont un des animateurs est Guy Caro. Elle contribue à l’animation et à la diffusion du débat sur la question dans et hors du parti, et est le lieu de l’élaboration du programme du parti sur les minorités nationales.
25Cette commission met en place un congrès à Narbonne les 29-30 janvier 1972, précédé d’assemblées régionales39, qui amorce la réflexion de fond du parti sur la question. Ce congrès donne une visibilité forte à cette nouvelle approche au sein du PSU, d’autant plus que les articles sur ces questions se multiplient dans Tribune Socialiste. Les acquis de la rencontre de Narbonne sont ratifiés sans difficultés par le conseil national de Juvisy en juin 1972.
26La gauche du parti a eu un rôle primordial dans cette évolution. Ainsi, elle consacre un double numéro de sa revue Que Faire ? au colonialisme intérieur et aux minorités nationales de l’hexagone (no 8/9, décembre 1971). Ce numéro témoigne bien de la conscience d’une rupture à la fois par rapport aux dogmes « jacobins » de la gauche française, mais aussi par rapport aux réponses technocratiques que proposait jusqu’alors le PSU à ces questions.
27Cette évolution ne va pas néanmoins sans de fortes réticences au sein du PSU. Combat socialiste l’ignore presque totalement au début, et Jean Bars la combat. Ainsi la réunion de la fédération PSU des Côtes-du-Nord pour préparer la rencontre de Narbonne dénonce toute forme de nationalisme et réitère ses propositions régionalistes des années 196040. Pour autant, la déclaration issue de la rencontre de Narbonne confirme l’orientation prise à Lille, en proclamant : « Nous soutenons l’exigence d’autodétermination des nationalités opprimées en France, y compris la reconnaissance du droit à l’indépendance41. »
Le tournant de 1972
28L’année 1972 est un véritable tournant dans l’acceptation et la diffusion d’un cadre d’analyse nationalitaire pour poser et appréhender une question bretonne. Elle se caractérise en effet par une succession de grands mouvements sociaux en Bretagne qui constituent un véritable électrochoc pour toute la gauche à l’échelle hexagonale42 : la grève du Joint français (mars-mai 1972), suivie par la grève du lait (mai-juin 1972), puis par la série de grèves dures de l’automne, etc. Toutes ces luttes se concluent par des victoires et se caractérisent par la forte dimension bretonne des réseaux de solidarité avec les grévistes et des cadres rhétoriques du mouvement social. Le PSU recycle au début du conflit du Joint français toute sa rhétorique régionaliste des années 1960 (sur la différence des salaires entre la région parisienne et la Bretagne ou l’extériorité des centres de décision économique par exemple), mais le discours prend ensuite une dimension nouvelle, en phase avec le changement paradigmatique entamé au PSU43 : apparition d’expressions telles que « peuple Breton44 », « situation coloniale faite à la Bretagne45 », « politique d’oppression des minorités46 ».
29L’automne est aussi particulier du fait du premier grand procès du FLB (Front de libération de la Bretagne) du 3 au 10 octobre. Si la gauche socialiste dénonce la violence individuelle utilisée par le FLB (tout en soutenant que la violence première est celle de l’État), elle se déclare solidaire des inculpés. Ainsi, Yves Le Foll intervient lors du procès comme témoin de la défense. Tout en prenant ses distances avec le nationalisme breton des inculpés, il affirme partager leurs inquiétudes concernant l’avenir de la Bretagne, et dénonce avec vigueur « une conception totalitaire et centralisatrice de l’unité nationale [qui] a conduit le pouvoir central à une politique d’oppression des minorités : langue et culture régionale47 ».
30Finalement, à la fin de l’année, il y a unanimité pour affirmer, lors de la réunion régionale des fédérations bretonnes du PSU à Saint-Brieuc (18 novembre 1972) que :
« La lutte des minorités ethniques participe à la lutte contre l’exploitation capitaliste.
– sur le plan économique, le capitalisme, dans sa recherche du profit, sacrifie effectivement certaines régions (…)
– sur le plan idéologique, le capitalisme cherche à détruire les particularismes ethniques (langues, cultures, coutumes, surtout dans leur expression nouvelle et populaire) au profit d’un prétendu idéal national français, qui a l’avantage de masquer son exploitation derrière le mythe de l’ unité nationale.
Donc la prise de conscience d’un particularisme ethnique remet en cause l’exploitation des travailleurs en Bretagne (…), et permet aussi de regrouper autour de la classe ouvrière en lutte d’autres catégories qui peuvent être ses alliées contre le capitalisme. »
« Contrôler aujourd’hui pour décider demain », officialisation d’une nouvelle approche
31Les mouvements sociaux de 1972 en Bretagne ont marqué toute la gauche française et notamment le PSU, comme en témoignent les nombreux articles de Tribune socialiste48, et surtout la publication en janvier-février 1973 d’un numéro de Critique socialiste, la revue théorique du PSU, entièrement consacré à la question bretonne.
32Dès lors, la question des minorités nationales est à l’ordre du jour du 8e Congrès national du PSU, à Toulouse, les 9-11 décembre 1972, grâce au lobbying de la gauche du parti, et plus particulièrement de la GOP. Cette question se voit octroyer une place importante dans le manifeste qui y est adopté : « Contrôler aujourd’hui pour décider demain49. » Celui-ci affirme notamment :
« En abordant de front à son 8e congrès les problèmes des minorités nationales en France, le PSU innove : à peu près seul de tout le mouvement ouvrier du monde, le mouvement ouvrier français – quelles que soient ses composantes – n’a jamais entamé une analyse sérieuse, du point de vue marxiste, de la question nationale en France. Il a, sans réserve, fait sienne la mythologie de la bourgeoisie jacobine, reprenant elle-même la tradition du centralisme capétien, de la “nation française” éternelle50. »
33Nous percevons clairement ici à quel point le PSU voit dans son tournant une manière de renforcer son identité au sein de la gauche française, de se distinguer. Il assume aussi clairement son tournant, en reconnaissant les apports de son approche précédente mais aussi ses limites51. Puis le Manifeste affirme :
« Les minorités nationales (…) ont un rôle important à jouer dans le mouvement révolutionnaire. En effet elles posent avec acuité la question du développement inégal, conséquence de la loi du profit. Où le capitalisme règne, il y a inévitablement colonisation et création de régions sous-développées. Ces mouvements attaquent donc le capitalisme au plus profond de ses contradictions. En ce sens, ils sont un facteur important de radicalisation (comme au Joint français). Ils sont à même de joindre dans des luttes communes ouvriers et paysans, employés et petits commerçants, hommes et femmes, jeunes et vieux. Ils contribuent donc à l’unité populaire qui pourra seule dépasser les contradictions secondaires qui la traversent52. »
34À la fin 1972-début 1973 le PSU a donc clairement posé son approche nationalitaire, reconnaissant le droit à l’autonomie pour les « minorités nationales », assumant la légitimité, et même la dimension révolutionnaire, de la « recherche d’une identité collective ». Elle est encore loin de faire l’unanimité en Bretagne pourtant. Les appareils y restent assez hostiles, notamment dans les Côtes-du-Nord.
Les lenteurs de la structuration régionale du PSU
35Si la réflexion du PSU connaît une évolution rapide sur la question bretonne, la structure du parti en Bretagne semble elle en retard, n’étant encore que départementale en 1972. Dès les origines du PSU pourtant existent des projets de structuration régionale du parti. Ainsi, en mai 1960, une réunion interfédérale au siège de la fédération PSU de Brest décide la création d’un comité de coordination des fédérations socialistes unifiées du Finistère, des Côtes-du-Nord, du Morbihan et d’Ille-et-Vilaine.
36Quasi tous les ans par la suite ont lieu de telles réunions interfédérales, débouchant sur des déclarations d’intention similaires, sans mise en application. Régulièrement aussi des réunions de travail réunissent les responsables des quatre, puis cinq à partir de 1964 (c’est-à-dire en incluant la Loire-Atlantique), fédérations PSU de Bretagne, notamment au moment des grands mouvements sociaux. Ce qui permet malgré tout des relations privilégiées entre les fédérations bretonnes, une interconnaissance plus forte qu’avec les fédérations voisines. De même, les responsables de Combat socialiste tenteront à plusieurs reprises d’en faire le journal du PSU en Bretagne : en ouvrant ses colonnes aux autres fédérations bretonnes au moment du PSA (1959), en faisant des éditions régionales mensuelles (quatre éditions régionales mensuelles paraissent ainsi en 1969), mais sans succès à long terme.
37Il faut en fait attendre le tournant de 1972 pour que commence sérieusement en 1973 et surtout en 1974 un processus de construction d’une structure régionale bretonne. Il était temps : le PCF et le PS ont déjà mis en place leurs propres échelons régionaux en Bretagne, respectivement le CRAC (Comité régional d’action et de concertation) et le BREIS (Bureau régional d’études et d’informations socialistes). La régionalisation des structures du PSU commence par une régularité plus grande des réunions régionales, la mise en place de commissions régionales (commission entreprise, coordination des groupes femmes, commission cadre de vie, agriculture, etc.) et l’activisme d’assemblées ouvrières et paysannes (AOP) bretonnes. Mais le changement est le lancement le 23 février 1974 du mensuel Combat socialiste/PSU-Bretagne. Combat Socialiste devient dès lors la vitrine et l’espace de débat des fédérations du PSU en Bretagne, renforçant la dimension régionale de ce parti53. Mais surtout, le mensuel régional voit la mise en place d’un comité de rédaction régional qui se réunit mensuellement. Constitué des principaux responsables des cinq fédérations ce comité de rédaction régional devient par la même occasion une coordination politique régionale54.
38Le 17 novembre 1974 enfin, la réunion des secrétaires de section des cinq départements décide le principe de la création d’une fédération bretonne du PSU, en décidant tout d’abord d’étoffer et d’officialiser les réunions mensuelles autour de la rédaction de PSU-Bretagne, et en rédigeant l’esquisse d’une fédération bretonne du PSU, envoyée aux fédérations et au national pour demander leur approbation lors des congrès de décembre55. Le 16 février 1975 finalement est créée la fédération bretonne du PSU, avec une direction politique régionale56, où se fondent peu à peu les fédérations départementales sauf celle de Loire-Atlantique qui décide de ne pas intégrer le PSU-Bretagne57. Le dernier acte voit l’adoption par le PSU-Bretagne du statut de « fédération de minorité nationale » en décembre 197858. Le PSU exprime donc dans son organisation sa réflexion nationalitaire, qui du même coup renforce son ancrage nationalitaire. Il convient néanmoins de remarquer que le PSU ne se structure régionalement que quand elle ne peut plus faire autrement, c’est-à-dire quand les fédérations départementales perdent peu à peu leurs adhérents : le processus n’aboutit finalement qu’après les Assises du socialisme qui ont vu le départ d’une bonne partie des militants au PS59.
La Bretagne, au centre de l’identité du PSU : analyse d’un parti nationalitaire
39Pour finir, nous essaierons d’appréhender le contenu d’une idéologie nationalitaire dans un parti de gauche. Nous verrons que nous sommes face à un bricolage idéologique qui repose sur plusieurs piliers : la reconnaissance d’un peuple breton et d’un territoire breton différencié, l’adéquation entre autogestion (niveau micro) et autonomie régionale (niveau macro), la valorisation du slogan « Vivre et travailler au pays ».
Le « peuple breton » comme outil cognitif
40Un premier point important pour voir dans l’approche nationalitaire du PSU une dimension cognitive est de comprendre qu’elle procède tout d’abord par une altérisation de la Bretagne pour expliciter les différences de l’espace breton et leur donner sens politiquement. Altériser un territoire c’est mettre en exergue ce qui le distingue, ce qui le caractérise.
41Altériser la Bretagne en premier lieu c’est « définir » une composition sociale particulière traduisant la spécificité sociale de la Bretagne. C’est aussi mettre en avant les problèmes économiques, sociaux, politiques et culturels de la Bretagne par rapport à la norme, et donc poser et définir des injustices. Victime du développement inégal du capitalisme selon le PSU, la Bretagne souffrirait de problèmes économiques particuliers et particulièrement aigus. La Bretagne serait aussi victime des institutions d’un État, instrument du capitalisme, qui lui définirait des « vocations » (« vocation touristique », « vocation militaire », « vocation nucléaire », etc.) renforçant son aliénation. Enfin, la Bretagne serait soumise à une oppression culturelle du fait d’un jacobinisme niveleur et d’un tourisme folklorisant.
42Mais l’approche nationalitaire, pas plus que l’altérisation d’une région, ne se limitent à une addition de problèmes. Au contraire, l’élément central de ce discours est la mise en avant des liens forts entre les problèmes, la notion d’unité des questions, construite par la suggestion de l’existence d’un « peuple breton ». Toutefois, l’approche nationalitaire du PSU ne se veut pas au-dessus de la lutte des classes, mais au contraire au centre de celle-ci. De fait, il assimile le peuple breton à un peuple prolétaire. Ainsi, pour le PSU, en 1975 :
« Ce peuple breton qui prend conscience de lui-même nous le comprenons comme l’ensemble des couches sociales qui peuvent s’unir contre l’exploitation bourgeoise et l’oppression de l’État centralisateur français.
Ses ennemis de classe sont donc :
- non seulement les sociétés multinationales et le grand capital,
- non seulement la bourgeoisie “hexagonale” et son État,
- mais aussi les capitalistes et bourgeois locaux60. »
43Ce qui est l’amorce d’un transfert de la lutte des classes du niveau vertical (entre la classe ouvrière et la classe bourgeoise au pouvoir) à un niveau horizontal (entre un territoire prolétaire dominé et un centre bourgeois dominant, entre un peuple breton dominé parce que prolétaire et un pouvoir français dominant parce qu’au service du capital). Construit social, la notion de « peuple breton » est donc pour le PSU un outil de lutte, reliant tous les opprimés sur un même territoire.
44Le deuxième élément de cette quête de sens et de cette altérisation d’un territoire est la globalisation des problèmes au travers d’une concrétisation et d’une territorialisation de ceux-ci. Glauda Millour, un des entrepreneurs politiques du PSU sur la question nationalitaire, déclare ainsi lors de la réunion de Mûr-de-Bretagne en 1975 :
« Nous, militants révolutionnaires bretons, nous luttons pour la libération de l’homme, mais pas d’un homme philosophique et théorique, nous luttons pour la libération de l’homme breton actuel, deux fois prolétaires61. »
45Il rejoint Jean Bars qui, dès 1971, estimait que le régionalisme était :
« la forme concrète de la lutte des classes pour les Bretons, et le moyen de rassembler tous les travailleurs exploités de notre région dans le même combat pour la transformation profonde, le caractère révolutionnaire, de leurs revenus, de leur mode de vie sur le plan politique et économique. (…) Si nous proposons une véritable régionalisation, c’est parce que nous sommes des socialistes. Le régionalisme pour nous c’est la forme concrète de la démocratie socialiste à la base62. »
46Mais concrétiser équivaut aussi à territorialiser, c’est-à-dire à inclure le combat dans un cadre précis, l’enraciner, percevoir la réalité à travers le cadre d’un espace socialement différencié, pour donner son efficacité au combat pour le socialisme. La territorialisation des problèmes est l’élément central de l’approche nationalitaire. Elle favorise à leurs yeux la solidarité entre les diverses luttes sur un territoire donné, en donnant une conscience de ce territoire, dans le but de s’opposer à l’éparpillement des luttes.
47Le troisième élément qui caractérise l’approche nationalitaire, qui lie les différentes oppressions dénoncées, les différents problèmes soulevés, c’est la globalisation de ceux-ci, donnant un sens à la « double oppression de la Bretagne ».
« L’essentiel est d’avoir toujours à l’esprit qu’on ne libère pas l’homme par tranches successives mais en luttant d’emblée sur tous les plans. Tout homme se définissant autant, mais non plus, par une nationalité que par une classe, si on refuse de combattre également sur les deux plans, c’est qu’on renonce à construire une société libre63. »
48Il apparaît clairement que l’approche nationalitaire vise à appréhender les problèmes d’un territoire dans leur globalité, c’est-à-dire dans toute leur densité, d’imaginer les problèmes comme étant tous liés. L’approche nationalitaire rejette en outre explicitement la distinction entre révolution sociale et libération nationale. Les deux libérations doivent être conjointes, selon cette approche, pour éviter l’oppression, dans un système socialiste, de la périphérie par le centre, ne pas remplacer une oppression par une autre mais au contraire abolir toutes les oppressions.
Autonomie et autogestion : nouvelle réflexion sur le pouvoir et la démocratie
49En effet, l’approche nationalitaire est profondément une réflexion sur le pouvoir, sur sa légitimité, sur son organisation. Deux termes reviennent régulièrement, surtout dans la seconde moitié de la décennie, pour caractériser le cadre politique souhaité par les tenants d’une approche nationalitaire : ceux d’autonomie et d’autogestion. Ceux-ci s’opposent aux deux conceptions du pouvoir, favorisées par la gauche traditionnelle française, qu’ils rejettent : l’État-nation et la centralisation (y compris donc la « nationalisation » des moyens de production). L’autonomie régionale est traduite comme une autogestion au niveau régional. C’est donc un bricolage idéologique qui vise à créer une cohérence globale du PSU sur les questions de démocratie et de pouvoir politique.
50Selon Yves Dollo, « l’autogestion, qui allie socialisme et liberté, ouvre aux Bretons des perspectives nouvelles. Celle de disposer de leur terre, des entreprises, des ressources naturelles, de leur langue et de leur culture. Celle de pouvoir vivre dans leur région. Celle de la suppression des disparités régionales par une planification démocratique. Celle de “contrôler aujourd’hui pour décider demain”64 ». Jean Bars abonde dans le même sens en décrivant la pyramide ascendante des pouvoirs à laquelle il aspire, et qu’il appelle « les instruments de l’autogestion65 » : « À la base, les conseils de producteurs », fondement même de l’autogestion ; puis des conseils de quartier ou de village où « tout le monde se connaît » ; puis au dessus, les conseils communaux et régionaux qui ont un but de coordination (de l’information, des ressources, etc.). « Les régions doivent bénéficier d’une autonomie de décision importante non seulement sur le plan économique (plans et budgets régionaux), mais aussi sur le plan politique (assemblées régionales élues au suffrage direct et proportionnel) et culturel. »
51Mais l’autonomie revendiquée n’est pas que d’ordre politique et culturel. Au contraire, elle se veut la plus large possible, et notamment économique. Ainsi, le PSU développe l’idée d’« économie régionale autocentrée ». Pour Huguette Bouchardeau et Paul Tréguer :
« L’idée de base c’est que chaque région doit disposer de structures économiques autocentrées, c’est-à-dire ayant leur raison d’être dans la région elle-même. (…) Il s’agit d’en finir avec des économies régionales qui sont, en fait, des “systèmes asservis”, dépendants de centres de décision et de pouvoirs lointains et inaccessibles. Il s’agit de ramener le centre de gravité des économies régionales à l’intérieur des régions pour qu’on puisse au niveau de la région poser les questions, que produire ?, comment ?, y répondre et disposer des moyens de mettre en œuvre ces réponses66. »
52Appliquée à la Bretagne le PSU souhaite donc une maîtrise des productions par les habitants, tout en ayant pour horizon de produire le plus possible dans la perspective de répondre aux besoins de la région, avec les circuits de production, de transformation, et de distribution sur place et le plus court possible.
53C’est donc une réflexion politique sur le « pouvoir » très originale par rapport à la gauche française qui est développée au PSU, même si on peut lui trouver des racines très anciennes, notamment dans la gauche non-marxiste et libertaire mais aussi dans certaines formes du socialisme municipal ou du communisme local. Cette réflexion se caractérise par un rejet du « centre », de la « hiérarchie », du « pouvoir descendant », du « dirigisme », et se distingue au contraire par un attachement à une démocratie réelle, ascendante et égalitaire. Il semble donc que de l’approche nationalitaire procède – ou qu’en tout cas cette approche témoigne d’– un paradigme naissant à gauche, bouleversant son système de valeurs.
Vivre et travailler au pays : une nouvelle gauche en gestation
54Une évolution de la prise en compte de la question bretonne semble d’ailleurs se dessiner à la fin des années 1970, que nous allons tenter d’appréhender autour du slogan emblématique de cette période, « Vivre et travailler au pays ». Popularisé par les militants occitans au début de la décennie, ce slogan est ensuite repris et diffusé en Bretagne, notamment par le PSU (avant d’intégrer tous les discours de gauche, PCF inclus). Le PSU s’identifie de plus en plus à ce mot d’ordre, à tel point que son journal Combat Socialiste prend le nom de Vivre au pays en janvier 1979.
55Réinterprété par le PSU, ce slogan a une dimension révolutionnaire qui remet en cause radicalement le jacobinisme et le capitalisme. Selon la rhétorique du PSU, refuser de s’exiler pour chercher du travail, c’est chercher du travail sur place ; c’est aussi lutter sur place pour des conditions de vie et des salaires décents. Pour le PSU :
« Vivre au pays implique :
– Un emploi pour tous et toutes au pays
– Des énergies alternatives au pays
– Un développement économique plus autonome au pays
– Un réel pouvoir de décision au pays
Pour vivre et travailler au pays
il faut décider au pays67. »
56Mais ce slogan exprime aussi l’attachement à une région, à un certain cadre de vie, pour des raisons sentimentales, pour des raisons personnelles de choix de vie. Ainsi, pour Jacques Galaup :
« Vouloir vivre et travailler au pays, c’est (…) modifier un ordre de priorités que la société capitaliste et l’idéologie individualiste avaient imposé. La littérature du XIXe siècle avait consacré l’aspiration à la réussite personnelle et métropolitaine (…) Mais les jeunes commencent à réagir autrement. Le déracinement ? La vie de dingue ? Les bousculades du métro ? Non, merci ! J’aime mieux gagner moins mais rester chez moi, retrouver la mer, la montagne ou la rivière le dimanche sans le payer de trois heures de surplace avec inhalation d’oxyde de carbone et de je ne sais quels dérivés du plomb68… »
57Au final, le slogan est explicitement rattaché à des valeurs post-matérialistes, traduisant l’évolution post-marxiste du PSU vers l’écologie politique. De fait, « vivre et travailler au pays » est particulièrement développé au moment de l’investissement massif du PSU dans la lutte antinucléaire de Plogoff, qui est l’occasion aussi pour le PSU d’élaborer un Projet Alter Breton. Ce plan, scientifiquement étayé69, imagine une Bretagne autonome économiquement et plus particulièrement énergétiquement, tout en n’utilisant que les énergies renouvelables. Il se place « dans la perspective d’une société beaucoup plus décentralisée, où la croissance des grosses agglomérations urbaines (Nantes, Rennes, Brest) est stoppée, et où les communes rurales sont revitalisées, en particulier autour des complexes agro-énergétiques70 ». Contre les centrales nucléaires, leur gigantisme et la société centralisée et hiérarchisée qui en est le corollaire, ils prônent une production énergétique décentralisée, égalitaire et basée sur de petites unités.
Conclusion
58Par deux fois le PSU a été un laboratoire d’idées de la gauche sur la région : une première fois en 1966, en inscrivant la question régionale à l’agenda de la gauche, une deuxième fois à partir de 1971 en retraduisant cette question régionale en question des minorités nationales (remettant en cause cette fois-ci l’idée d’État-nation). Ces approches successives ont fortement participé à définir l’identité politique du PSU, sa place sur l’échiquier politique. Elles ont aussi eu une influence sur la gauche en général, réhabilitant le concept de région. Des réseaux régionalistes existaient déjà au Parti socialiste, mais l’arrivée des rocardiens après les Assises du socialisme a fortement contribué à mettre les questions de la décentralisation et des cultures régionales en bonne place dans le programme socialiste, annonçant notamment la réforme régionale de 1982. Si l’approche du PS a plus été influencée par le régionalisme technocratique défini par Michel Rocard en 1966, ce sont les Verts qui semblent avoir pris le relais de la deuxième approche de la question régionale, en reprenant à leur compte l’approche démocratique de la région (y compris donc la revendication d’autonomie régionale) et la valorisation des identités régionales.
Annexe
Annexe I
Annexe II
Notes de bas de page
1 Jusqu’en 1962 le parti était soudé par la priorité de mettre fin à la guerre en Algérie.
2 Cf. notamment CURAPP-CRISPA, L’identité politique, Paris, PUF, 1994, 496 p. ; Martin Denis-Constant (dir.), Cartes d’identités : comment dit-on « nous » en politique ?, Paris, Presse de la FNSP, 1994, 304 p.
3 Comme le suggère Derek Robbins, « les concepts sont des outils qui nous servent à définir et classifier les phénomènes. Ils n’ont pas une signification intrinsèque. Ils ne représentent pas des choses réelles, mais acquièrent eux-mêmes une réalité objective dès lors qu’ils fonctionnent en nous aidant à faire sens des choses et des objets » (Robbins Derek, Bourdieu and culture, London, Sage, 2000, p. 25) [notre traduction].
4 Il faut néanmoins souligner l’hétérogénéité apportée par l’UGS, principalement issue du christianisme de gauche en Bretagne (MLP).
5 La minorité au sein de la SFIO qui allait créer le PSA s’était constituée avant tout sur une position de rejet de la politique algérienne de Guy Mollet. Les deux premières années d’existence du PSU sont d’ailleurs dominées par cette question.
6 La scission de la SFIO qui aboutit à la création du PSA se fait en effet sur le refus de soutenir le général de Gaulle en 1958, et plus généralement sur le refus de la Ve République et du pouvoir personnel. Le PSA dénonce une « constitution monarchique » qui menacerait la démocratie. Le PSA et l’UGS appellent à voter non lors du référendum du 28 septembre 1958 sur la Ve République, de même que le PSU lors du référendum du 28 octobre 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel direct.
7 André Philip, un des animateurs de la gauche de la SFIO et futur fondateur du PSA puis du PSU, dénonçait dès 1957 l’orientation « nationaliste, cocardière, petite bourgeoise de la Social-démocratie » dans son livre Le socialisme trahi. Cf. Collectif, Archives d’espoir. 20 ans de PSU (1960-1980), Paris, Syros, 1980 p. 3.
8 Combat socialiste (CS), no 238. Association laïque et progressiste visant à développer la présence de la langue bretonne dans l’école publique.
9 Confédération d’associations progressistes et régionalistes travaillant à la promotion de la langue bretonne. Ar Falz en était alors un des piliers.
10 Cf. ci-dessus la contribution de Fabrice Marzin.
11 CS, no 132, 17 juin 1961.
12 CS no 133, 24 juin 1961.
13 CS no 193, 29 septembre 1962.
14 CS no 244, 26 octobre 1963.
15 La première occurrence trouvée sur une revendication d’institutions régionales date de 1964 (CS no 270, 25 avril 1964) lorsqu’à l’issue d’un débat entre les cinq fédérations bretonnes du PSU pour dénoncer les CODER est adopté un texte : « Ce qu’il faut, ce sont des assemblées où s’expriment les travailleurs de la région, et non de simples chambres d’enregistrement, encore plus dépourvues de pouvoir réel que les conseils généraux. » La thématique semble se développer très rapidement par la suite : dès octobre 1964, le conseil fédéral du PSU des Côtes-du-Nord considère déjà la région comme un objectif prioritaire du parti et réclame des institutions régionales élues démocratiquement et non dominées et nommées par le gouvernement (CS no 292, 31 octobre 1964).
16 À la rencontre de Saint-Brieuc participent aussi : Ar Falz, l’UDB, de même que de nombreux clubs socialistes et chrétiens de gauche. À noter l’absence du PCF.
17 « Il y a dans ces textes un grand vide en ce qui concerne la vie régionale » (Le Monde, 2 mai 1966).
18 Son rapport s’intitule déjà « La gauche et les régions ».
19 Dibout Patrick, Le PSU et l’État jacobin, mémoire de DEA, université de Rennes 1, 1976, p. 42-49.
20 Issu de l’UGS, Jean Bars a été l’intellectuel du PSU des Côtes-du-Nord et de Combat socialiste et un des principaux propagateurs (entrepreneurs politiques) du régionalisme au sein du PSU.
21 Son approche a été à l’origine vigoureusement combattue par une partie du PSU en Bretagne, comme en témoigne d’ailleurs lui-même Jean Bars dans certains de ses articles.
22 CS no 375, 10 septembre 1966.
23 Éditorial d’Yves Le Foll, CS no 454, 11 mai 1968.
24 Cité dans CS no 470, 12 octobre 1968. Souligné par nous.
25 Cf. par exemple CS no 380 (15 octobre 1966) avec un article d’Yves Le Foll intitulé « refusons le désert breton » et un autre de Jean Bars déplorant l’« émigration constante et massive ».
26 Ce discours émerge dès 1965. Ainsi, un article de Jean Bars dénonce : « Les salaires dans notre département sont inférieurs de 40 % à ceux de la région parisienne. À Paris le salaire moyen annuel est de 12 241 F., il est de 6 984 F. en Bretagne. » CS no 315, 10 avril 1965.
27 Utilisée pour la première fois (à notre connaissance) par Roger Prat (député PSU de Morlaix en 1967) à la Rencontre socialiste de Saint-Brieuc, qui ajoute que l’injustice en Bretagne est à la fois sociale et régionale (CS no 393, 14 janvier 1967).
28 Voir notamment CS no 384, 12 novembre 1966.
29 Cf. CS no 383, 5 novembre 1966. À noter que pour ce paragraphe nous avons « sourcé » seulement la première occurrence trouvée de chaque thème, mais que ceux-ci apparaissent ensuite de façon très régulière dans tout discours du PSU sur la région.
30 Discours reproduit in CS no 425, 14 octobre 1967.
31 Même s’il conviendrait de nuancer en soulignant que le PCF en Bretagne avait mis en place un comité régional d’action communiste dès les années 1960, lieu de débat régionalisé, et avait pour publication Bretagne Nouvelle.
32 À remarquer qu’il n’y a pour ainsi dire aucune évocation de la thématique régionale pendant ces années-là dans Combat socialiste, qui opère un tournant très ouvriériste en 1970-1971. De même, la thématique régionale n’occupe qu’une place marginale dans les 17 thèses du PSU adoptées au congrès de Dijon en mars 1969, alors que l’autogestion fait son entrée officielle dans la doctrine du PSU.
33 Contrairement au Pays Basque nord, à la Catalogne nord, voire à l’Occitanie, où ces problématiques semblent se propager bien plus rapidement et majoritairement dans les fédérations du PSU. De fait, c’est en Bretagne que le paradigme régionaliste des années 1960 a eu le plus d’impact, provoquant plus de difficultés pour s’en défaire. La propagation du nouveau paradigme sera principalement le fait de nouveaux militants.
34 Mais des textes similaires sont proposés par la fédération du Pays Basque, des fédérations occitanes et la fédération Rhône-Alpes (dont la contribution est intitulée « Pour la lutte des peuples opprimées »).
35 Extrait de « La Bretagne dans la lutte révolutionnaire pour le socialisme », octobre 1971.
36 Il faut savoir que ce congrès a été celui du choc entre l’extrême gauche et le reste du parti. Si cette motion est ainsi passée à l’unanimité c’est qu’elle n’était pas au centre du débat, ne menaçait personne. Elle n’en aura pas moins des conséquences profondes sur le PSU.
37 Cité dans Bretagne révolutionnaire no 11, « Le PSU et la question nationale ».
38 Qui prendra le nom de « minorités nationales » par la suite.
39 Celle de Bretagne a lieu les 15 et 16 janvier 1972 à Mûr-de-Bretagne, et réunit une soixantaine de militants dont une moitié extérieure au PSU.
40 Cf. CS no 620, 29 janvier 1972.
41 Tribune socialiste no 524, 3 février 1972.
42 Cf. Le Dantec Jean-Pierre, Bretagne : Re-naissance d’un peuple, Paris, Gallimard, 1974, 330 p.
43 Cf. CS no 628, 25 mars 1972.
44 Cf. CS no 635, 13 mai 1972.
45 Cf. CS, 10 juin 1972.
46 Cf. CS 650, 14 octobre 1972.
47 CS no 650, 14 octobre 1972.
48 Généralement bien plus radicaux que ceux de Combat socialiste.
49 Après les luttes qui ont déchiré le parti depuis 1968 du fait des courants gauchistes, ce congrès voit la reprise en main du PSU par les rocardiens et la clarification du projet politique du PSU sur une base cohérente : le projet autogestionnaire, qui définit désormais la nouvelle identité du PSU dans le champ politique.
50 Contrôler aujourd’hui pour décider demain, p. 213.
51 Ibid., p. 214.
52 Ibid., p. 72.
53 Le journal est en effet conçu comme « l’organe commun de tous les militants bretons » du parti, mais aussi « l’expression des luttes et des espérances de tous les travailleurs de notre région » (CS no 715-1, 23 février 1974).
54 CS no 746-8, novembre 1974.
55 CS, no 746-8, novembre 1974.
56 CS no 759-10, février 1975.
57 Ce qui est l’occasion d’un long conflit entre le PSU Bretagne et la fédération PSU de Loire-Atlantique dès lors qu’existe une section de Loire-Atlantique du PSU-Bretagne, non reconnue par la fédération de Loire-Atlantique, et ne réunissant qu’environ 10 % des militants PSU du département.
58 Vivre au pays no 887, 15 mars – 15 avril 1980, p. 9.
59 Entre 1973 et 1975, le PSU en Bretagne passe de 709 à 430 adhérents, les départements les plus touchés étant les Côtes-du-Nord (168 à 80 adhérents), la Loire-Atlantique (241 à 140) et le Finistère (189 à 130), l’Ille-et-Vilaine (79 à 50) et le Morbihan (32 à 30) étant moins touchés parce que déjà bien moins importants.
60 CS no 790-19, novembre 1975.
61 Ibid.
62 CS no 601, 19 au 19 septembre 1971.
63 Critique Socialiste no 11, 1973, p. 55.
64 CS no 665, 27 janvier 1973.
65 CS no 667, 10 février 1973.
66 Bouchardeau Huguette, Tréguer Paul, Pour que vivent les régions !, Paris, Syros, 1980.
67 Ibid.
68 Vivre au pays no 874, janvier 1979.
69 Ses auteurs sont des chercheurs de l’INRA, du CNRS, de l’IEM et du CNEXO.
70 Plan Alter Breton, p. 14.
Auteur
tudi.kernalegenn@gmail.com
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