1Civitas Redonensis, ce titre conviendrait fort bien à cette vue, la première connue de la ville de Rennes (cahier couleur, 7)1. Cette dernière y affirme son prestige assis sur son passé d’ancienne capitale des Riedones et de siège épiscopal sur lequel s’illustra, entre autres, Yves Mayheuc, quasi contemporain de cette peinture2. Il y a quelques années y a été redécouvert un manuscrit de 1543 décrivant en 22 planches le cours de la Vilaine entre Redon et Rennes. La dernière offre ce panorama général de la ville, nous livrant par là même un document d’un grand intérêt qui vient apporter un complément particulièrement bien venu aux nombreuses ressources archivistiques dont nous disposons3.

2Cette vue, qui s’apparente aux premiers essais du « portrait de ville », est porteuse de multiples richesses qui comblent l’historien plus qu’il ne l’espère mais, malgré son réalisme apparent, elle traduit à sa façon une réalité qu’il faut déchiffrer. Toute image de ce type est composée suivant des codes, dans un cadre de contraintes, économiques aussi bien qu’artistiques ou techniques. Le genre du « portrait » véhicule d’abord une conception de la ville et du monde urbain avant de se soucier de montrer le réel. Ne nous leurrons pas, sous son aspect soigneux et soucieux du détail, se cache une vision de Rennes, qui ne manque d’ailleurs pas d’intérêt. Ce discours une fois identifié, les réalités urbaines se font jour – du moins en partie – mais avec une précision que les textes n’apportent pas, tant sur la ville que sur son ouverture sur l’espace régional4. Il devient ainsi possible de saisir la cité d’Yves Mayheuc seulement deux ans après sa mort. Sans doute cette image n’a-t-elle pas de but spécifiquement religieux mais elle rend encore plus signifiants les nombreux éléments ecclésiastiques dont elle est chargée et les traits que la fonction épiscopale lui a délivrés.

« Portrait »

3La planche XXII du recueil évoqué étale une ville orgueilleuse dans un large cadre géographique et un cartouche informatif commence par les mots significatifs « Cy dessoubz est le pourtraict de la ville de Rennes… ». C’est bien la définition d’un type d’image qui va se développer à l’âge moderne5. Le « portrait », se définit comme une vue générale mais dont les finalités dépassent la simple information. « Toute description, toute représentation par la plume, le crayon ou le pinceau, le burin […] est mise en scène, c’est-à-dire une sélection parmi les objets donnés à voir, l’orientation du regard du lecteur et/ou spectateur6. » Il est donc indispensable de préciser d’abord le sens général du projet dont nous n’avons sous les yeux qu’une partie de la réalisation et d’en extraire le discours qui très explicitement est tenu sur le concept particulièrement fuyant de la ville en général, et sur Rennes en particulier.

Les fins et les moyens

4Le manuscrit conservé ne comprend que des planches sans aucun texte, hormis les légendes soigneusement déposées. Tout laisse à penser qu’il nous manque la teneur d’un écrit. Ni l’auteur, ni les bénéficiaires n’étant précisés, il nous reste à interroger les images. Sur la planche I consacrée à Redon, le cartouche porte « En ce costé de feillet voirrez la situation de Redon pourtaict en perspective sur le lieu au jugement de l’œil et ce que la veue en peult comprendre… 15437 ». La date situe le document au lendemain de la première tranche des travaux d’aménagement de la Vilaine. Comme l’ensemble du recueil décrit le cours entier de la rivière entre Redon et Rennes avec une très grande précision en ce qui concerne ports et écluses, nous sommes clairement en présence d’un document à caractère technique qui fait le bilan des réalisations. En effet, les projets pour favoriser la navigation et faciliter l’accès à Rennes s’étaient développés depuis 1538 et avaient abouti à une mise en œuvre en 1542. Le cartouche prend d’ailleurs soin de notifier que le dessin offre des garanties en fait d’exactitude, stipulant qu’il est réalisé en perspective « sur le lieu au jugement de l’œil ».

5Un tel constat rend possible l’attribution de l’œuvre à Olivier Aulion, peintre et miniaturiste installé à Rennes et qui travailla pour la municipalité mais qui, surtout, réalisa à plusieurs reprises des dessins et rapports sur l’approvisionnement de la ville en eau et sur la Vilaine8. La planche de Redon soulève, enfin, un autre problème. En bas, à droite, sur une éminence, se distingue un groupe. Un ingénieur ( ?) expose les travaux à trois personnages qui vraisemblablement représentent l’autorité commanditaire. Aucun indice ne permet de la préciser : États de Bretagne ou plus vraisemblablement municipalité de Rennes, encore plus intéressée à la réalisation du chantier ? On ne saurait le dire, mais si la deuxième hypothèse était la bonne, la représentation de la ville de Rennes prendrait une signification accrue.

6La mise en œuvre obéit logiquement à un certain nombre de choix techniques dont nous ne sommes pourtant pas toujours conscients et qu’il convient de mettre en lumière. La première question, et non des moindres, réside dans l’identification du domaine où nous transporte le peintre : paysage ou cartographie ? A priori, un vaste panorama se déploie devant nos yeux et nous serions dans le premier cas. Le paysage s’affirme depuis peu dans la peinture, traduisant un nouvel intérêt pour l’espace environnant mais celui-ci s’avère largement reconstruit et symbolique, la perspective qui le rend possible est aussi fondamentalement porteuse d’illusion. Cependant, la référence technique nécessaire exige une reproduction plus fidèle à la nature comme c’est alors le souci des ingénieurs ou des militaires9. L’utilisation de l’aquarelle et de la gouache va dans ce sens, sans suffire évidemment. Finalement, la représentation s’inscrit dans un registre qui participe à la fois de la représentation d’un paysage réel (dont témoignent nombre d’éléments), du champ artistique des vues de villes (par son thème général) et de la cartographie (comme semblent l’indiquer les légendes et le recours à certaines conventions).

7En fait, l’auteur a opté pour une technique fort en honneur à l’époque et qui répond bien aux exigences de la commande : la chorographie. Ptolémée, alors redécouvert, oppose la géographie, étude générale du monde et donc d’un vaste espace, à la chorographie, étude particulière d’objets réduits10. Deux outils dont l’élaboration se poursuit répondent à cette distinction : la carte, abstraite, et le paysage, plus proche du réel, qui relève du travail du peintre11. La représentation chorographique se présente comme une tentative de synthèse qui doit aboutir à un effet de réel ; tout en intégrant un certain nombre de conventions, elle tend à offrir une vision réaliste. Dans la planche de Rennes, nous n’avons donc pas un espace vu en plan comme le ferait la carte mais une vue aérienne, en vision oblique, ce qui est à l’époque une totale construction intellectuelle dont les bases pratiques demeurent des plus fragiles. Les monts bleutés qui ferment l’horizon ne se réfèrent à aucune réalité mais appartiennent aux conventions du genre. Ce détail ne nous gêne guère et nous pouvons sans difficulté l’ignorer mais parce que nous connaissons la région. Pour qui ne la connaît pas, ce fond montagneux paraît parfaitement crédible, ce qui doit nous induire à la prudence : d’autres détails peuvent bien nous tromper en l’absence de vérification possible. Cette précaution ne doit pourtant pas porter à l’hypercritique. La chorographie ne repose pas sur des relevés précis ; on le voit bien, la ville posée comme un bloc dans son espace environnant semble surimposée et en rupture d’échelle, tout comme la rivière d’ailleurs avec ses bateaux beaucoup trop grands mais la finalité prime. Le peintre donne à voir l’espace qu’il représente, en offre une idée. Pour cela, il n’est pas tenu de faire une peinture exacte en traduisant toute la complexité du réel mais il doit en donner la teneur même par ses choix. Il ne se soucie pas de livrer toute la réalité mais il en transmet avec fidélité la quintessence12. Cela finalement nous rassure, la ville représentée ne peut être une cité idéale dérivée de la Jérusalem céleste comme le faisait le Moyen Âge mais bien Rennes, la civitas Redonensis, avec ses spécificités.

L’apologie d’une capitale

8Pourtant, en réalisant cette planche, le peintre s’inscrit dans un genre en passe de rencontrer un grand succès à l’âge moderne. Les vues cavalières vont se multiplier mais pour faire l’éloge d’une ville, le portrait se doit d’être flatteur13. Il en découle des choix qui présentent deux versants : retenir ce qui paraît digne de représenter le sujet – et donc oublier beaucoup – mais, ce faisant, nous est livré un regard contemporain sur la ville. Comme le dit avec justesse la récente Histoire de l’Europe urbaine : « La compréhension du fait urbain au Moyen Âge passe nécessairement par l’analyse des perceptions empiriques qu’en avaient les contemporains14. » La réalité rennaise est livrée au filtre d’un certain nombre d’a priori et de véritables clichés.

9La vue est prise selon un axe ouest-est, parti rare dans les images postérieures qui préférent la vue du sud mettant mieux en lumière l’étagement de l’espace rennais15. La raison d’être de l’œuvre détermine cette orientation car elle permet de placer au premier plan le port et le confluent mais le peintre en profite pour faire se lever au-dessus de Rennes un soleil radieux, gage d’un bel avenir, pour une cité qui semble détenir tous les attributs d’une capitale.

10Conformément au concept médiéval, elle est d’abord et avant tout une ville close16. L’enceinte, fruit des grands travaux du XV^e siècle n’assure pas seulement la sécurité, elle fait vraiment la ville. Les murs ont unifié noyaux isolés et faubourgs divers. Selon les penseurs médiévaux comme Thomas d’Aquin la ville doit être un tout dont les citoyens (cives) vivent dans l’harmonie17. La muraille le symbolise en fondant aussi largement l’identité de la ville et nourrit une légitime fierté chez les habitants. Sa puissante barre horizontale isole la cité du plat pays, autre monde qu’elle domine indubitablement. La réalité se révèle bien différente. Si les nouvelles murailles ont enserré une grande partie des anciens faubourgs, il en subsiste beaucoup en dehors des remparts18. La vue de l’ouest peut expliquer en partie leur absence car les plus importants se situent au nord, autour de Saint-Melaine et devant la porte Saint-Michel mais rien n’empêchait de faire figurer le Bourg-l’Evêque. L’image s’arrête juste à ses abords, ne faisant que suggérer son existence. Il ne s’agit pas d’une question technique mais bien idéologique : la vraie ville est intra muros aux yeux de l’époque, elle seule est donc représentée19.

11Cette cité, comme il se doit, est aussi riche en hommes. En effet, l’image présente un fouillis de clochers et de toits d’ardoise suggérant un entassement d’habitants. Certes, la ville est peuplée, elle a profité de son rôle de capitale et de l’apport de nombreux réfugiés au siècle précédent pour dépasser, peut-être, les 25 000 habitants mais la continuité et la densité du bâti suggérées par le peintre tiennent plus de l’imaginaire urbain que de la réalité20. Il suffit de mettre en regard cette vue avec le premier plan de la ville publié en 1618 dans la troisième édition de l’Histoire de Bretagne de Bertrand d’Argentré21. La technique diffère sensiblement car la perspective relevée s’inscrit dans une démarche vers les véritables plans. Au sud de la Vilaine, l’occupation apparaît fortement clairsemée et la muraille inclut de vastes espaces non construits dédiés à des usages agricoles. Seules les rues principales sont bordées d’habitations et la densité se montre notoirement inférieure à celle de la ville haute. Pour renforcer l’impression, la pierre domine totalement dans les constructions, situation parfaitement impossible. Si cela se justifie pour les murailles et les édifices publics, églises et autres, rien n’indique les structures à pan de bois qui règnent sur l’essentiel des maisons d’habitation, sinon quelques pignons noyés dans le désordre des toits22.

12La puissance, enfin, éclate dans la forêt de clochers effilés et de tours à dominante largement ecclésiastique. Leur élan tranche avec l’horizontalité des murailles et inscrit la ville dans une dimension ascensionnelle, vers le ciel. La prégnance du sacré s’en trouve ainsi soulignée fortement dans cette ville épiscopale au point que l’on peut se demander si certaines flèches n’ont pas été rajoutées gratuitement23. Les édifices religieux portent en eux une forte valeur symbolique que leur nombre accentue, ils quadrillent et écrasent même l’espace urbain24. Leur dimension en rajoute encore, la volonté de donner des repères au spectateur est épaulée et dépassée par celle de grandir la cité en accordant à cette floraison de clochers des dimensions largement amplifiées25.

13Le discours apologétique culmine avec l’exaltation des pouvoirs dominants. Dans cette image, deux éléments, la cathédrale et le beffroi des bourgeois, bénéficient d’une taille démesurée : c’est l’exagération classique de la perspective hiérarchique, destinée à les mettre particulièrement en valeur. En ces années proches encore de l’Acte d’Union, aucune référence à un pouvoir ducal évanoui ou à un pouvoir royal encore discret, cette capitale de duché, place forte par définition, n’a plus de château depuis fort longtemps26. La ville apparaît d’abord dominée par l’évêque qui siège à la cathédrale Saint-Pierre. Imposante, surdimensionnée, elle écrase littéralement la vieille ville dont elle semble occuper la presque totalité et sa flèche atteint la plus grande hauteur au milieu de toutes ses concurrentes. La puissance épiscopale a sans doute largement permis la survie de la cité et elle synthétise le pouvoir de l’Église sur la ville, encore que le domaine propre de l’évêque ne soit qu’assez faiblement étendu27.

14Au milieu exact de l’image se dresse la tour de l’horloge ; elle constitue, certes, un point fort du paysage urbain mais ici très sollicité. La réalité est faussée, d’abord, en grandissant cette construction mais aussi en tordant un peu la perspective. Selon l’angle de vision du peintre, l’objet devrait se décaler un peu vers la gauche et donc ne pas occuper sa position centrale valorisante. C’est faire ici un honneur bien compris aux bourgeois qui ont peut-être commandité l’œuvre mais c’est aussi leur accorder un pouvoir symbolique qu’ils ne possèdent pas. Leur force incontestable doit en effet se contenter d’un pouvoir municipal des plus limités.

15Derrière le réalisme apparent de la peinture se cache donc la personnalité du peintre mais aussi des commanditaires présumés, sans parler de l’imaginaire social dans lequel baigne tout ce monde. Un tel constat ne doit pas susciter des conclusions négatives. Ces déformations parlent bien de la ville, de ce qu’elle représente pour ses habitants, tout du moins les élites concernées ici. Pour autant, les circonstances de la commande et l’évolution de la démarche géographique n’éliminent absolument pas toute évocation du réel ; et ce qui nous a permis de comprendre cette analyse des représentations nous offre la possibilité d’approcher plus clairement ce que la peinture nous livre de la réalité.

Réalité urbaine

16On ne peut dénier à cette image son caractère exceptionnel, elle témoigne avec précision de l’état de la ville un peu avant le milieu du XVI^e siècle et fait connaître beaucoup de choses aujourd’hui disparues. En dépit de ses limites, sa fiabilité demeure suffisante pour retrouver monuments, activités et même organisation de l’espace, si bien qu’elle vient largement compléter les travaux antérieurs d’historiens, basés, uniquement ou presque, sur les textes28.

Murailles et espace urbain

17L’image se soucie de restituer les composantes de l’espace urbain et met en évidence au premier chef l’importance de l’eau, d’ailleurs soulignée dans le cartouche. Le site de Condate et l’importance de la rivière apparaissent parfaitement. Le confluent avec l’Ille est repoussé beaucoup plus à l’ouest qu’aujourd’hui mais la Vilaine traverse de part en part la ville et débouche par les arches de Saint-Yves défendues par des grilles. Un autre bras, au sud, assume le rôle de douve pour toute la ligne méridionale de défense.

18En remontant le cours du fleuve, le regard tombe sur la muraille privilégiée par le dessin. L’enceinte remontant au Bas-Empire n’englobait qu’un périmètre de 9 hectares. Le duc Jean V, dès 1421 autorise une première extension terminée en 1448. Celle-ci conserve la partie des murailles que nous voyons à gauche en la renforçant, la tour Duchesne bien visible est réédifiée ainsi que la porte Mordelaise protégée par une barbacane. Sous le nom de Ville Neuve, la partie orientale de l’agglomération intègre en particulier le quartier de l’abbaye Saint-Georges. Une seconde étape, de 1449 à 1476, englobe une grande partie des quartiers au sud de la Vilaine jusqu’à l’actuel boulevard de la Liberté. Avec cette Nouvelle Ville, la surface enclose atteint 64 hectares29.

19Le front occidental des murs apparaît particulièrement détaillé. Par précaution mais aussi en raison de l’humidité, ses abords demeurent découverts, c’est le Pré Raoul30. Près de la Vilaine, se succèdent la poterne Saint-Denis, les arches de Saint-Yves surmontées de maisons puis les tours qui flanquent régulièrement la nouvelle enceinte. On note leur adaptation aux nouvelles techniques de guerre, en particulier l’artillerie. L’une d’elles est dotée de canonnières basses pour battre les fossés et surtout s’installe une redoute, au pied des murailles, le Moinel, qui protège par ses tirs la porte du Champ-Dolent précédée d’un pont de bois31. À droite, en trichant passablement avec la perspective, le peintre tente de donner une vision de la façade méridionale difficile à analyser.

20Derrière les murs, la silhouette de l’agglomération permet de distinguer les composantes qui, malgré l’unité réelle de l’ensemble, vont perdurer pendant des siècles avec des caractères individualisés. Au nord, sur la pente de la vallée, s’identifie la vieille cité. Le peintre accorde une place considérable à cette partie, la plus noble de la ville. Elle dépasse largement le milieu de l’image puisqu’elle intègre l’hôpital Saint-Yves. Dans le lointain, se profile la Ville Nouvelle qui la prolonge. La rive nord plus fournie en clochers qui traduisent sa puissance occupe ici une place démesurée mais conforme à son influence dominante.

21La ville basse ou Ville Nouvelle, sur la rive sud, semble cantonnée dans un espace réduit alors que le plan d’Argentré lui accorde une superficie non négligeable. Cette zone demeure largement ouverte, d’abord en raison de sa situation dans le fond de vallée inondable, à la merci des bras divagants de la rivière. C’est la ville des artisans et des bouchers qui font paître leurs bestiaux au Champ-Dolent et des quartiers pauvres et insalubres. Les clochers bien moins abondants traduisent le net déficit de statut.

22Enfin, les faubourgs, plus suggérés que vraiment dépeints font quand même une discrète apparition. On les distingue un peu au nord-ouest et même au nord de la ville32. Le Bourg-l’Évêque, ainsi appelé en raison de son seigneur, s’étend longuement sur la route vers l’ouest, à partir du carrefour Jouault. Devant, un pré inondable, les Polieux, constitue à la fois un vaste espace où les toiles sont mises à sécher et le champ de la foire des Polieux, tenue en juin33. Quelques bâtisses figurent sans doute le faubourg Saint-Étienne groupé autour de son église et il est plus difficile de discerner ce qui est représenté au-delà des portes Mordelaises34. Deux clochers pourraient indiquer le quartier Sainte-Anne, avec son église et le couvent des Jacobins, devant la porte Saint-Michel. Se trouve seul vraiment mis en valeur le faubourg Saint-Hélier, très éloigné en raison des terrains marécageux, dont les habitations s’étirent le long du chemin. Malgré tout, le peintre tente moins de nous donner une vision objective et complète qu’une impression et surtout des références par le biais de monuments significatifs ou emblématiques.

Monuments et fonctions

23Dans le bâti dense pointe une série de bâtiments qui disent autant la richesse de la ville que certaines de ses activités. Les édifices religieux dominent. La cathédrale Saint-Pierre occupe la première place et le peintre s’est attaché particulièrement à sa description. C’est la seule représentation de cet édifice dans son âge gothique. Bâtie sur l’ancien groupe cathédral du haut Moyen Âge, elle s’éleva à partir du XII^e siècle pour n’être achevée qu’en 1359 : vaste sanctuaire au plan en croix latine, dont on distingue bien les contreforts et le grand pignon du transept ainsi que la flèche qui surmonte la croisée. Par contre, la nef se trouve dans une situation particulière. Malgré la cérémonie prestigieuse du couronnement ducal qui s’y déroula jusqu’en 1532, la cathédrale, mal entretenue, menace ruine malgré quelques travaux de consolidation. L’effondrement partiel de l’une des tours de la façade en 1539 entraîne leur destruction par précaution. Une cloison de bois bien visible obstrue alors la nef et une très longue reconstruction est alors entreprise à partir de 154135.

24Une certaine place est accordée aux églises paroissiales et autres chapelles disséminées dans la ville. Tout près de la cathédrale, Saint-Sauveur élance une puissante flèche d’ardoise toute neuve. De nombreux travaux lui ont donné son aspect au cours du XV^e siècle36. Saint-Germain domine fortement dans le lointain. C’est l’un des grands et longs chantiers de la ville37.

25Entrepris dès 1434, il se prolonge sur plus d’un siècle. Ici, la nef est achevée et couverte et l’on distingue bien la grande verrière de la façade ouest. Toussaints se présente comme une grande église récemment réédifiée et, là aussi, le XVI^e siècle verra son achèvement. Son clocher domine toute la zone sud de la ville mais, à l’époque, l’emplacement de cette église aujourd’hui disparue est à peu près celui des halles actuelles, boulevard de la Liberté38. Enfin, la dernière église paroissiale apparente est Saint-Hélier qui se cache dans les frondaisons surplombant la plaine de Baud. Le sanctuaire a lui aussi été repris au XV^e siècle et terminé au XVI^e siècle39. Toutes ces églises présentent un air de famille. Faut-il y voir une certaine indifférence du peintre à la réalité ou plutôt l’effet de travaux concomitants qui, avec des moyens certainement inégaux, introduisent en force le gothique flamboyant ? Il n’y a guère de reconstruction totale mais plutôt embellissement et agrandissements qui témoignent du dynamisme urbain. S’ajoutent à ces édifices marquants nombre de petits sanctuaires et chapelles, le plus souvent difficiles à identifier, mais figure peut-être l’une des plus vénérables : Notre-Dame de la Cité, proche des remparts, devant la cathédrale, souvenir sans doute d’un élément du groupe cathédral initial et maintes fois reconstruite.

26Comme dans toute ville médiévale d’une certaine importance, une forte implantation des religieux domine le paysage. Significativement, les deux plus anciennes et plus puissantes fondations enserrent le beffroi. Saint-Melaine, sanctuaire du prestigieux évêque dont elle porte le nom, a établi sa grande abbatiale à l’extérieur des murs. Héritage des temps difficiles mais aussi des aléas de la commende établie dès 1532, l’abbaye étale ses déboires à travers sa tour clocher effondrée40. Beaucoup plus présente à l’image, et en bien meilleur état, se présente Saint-Georges. Cette abbaye de bénédictines, fondée par le duc au XI^e siècle et de recrutement très aristocratique, dresse une tour imposante bien connue par des dessins postérieurs. Les deux vieilles institutions contrôlent en grande partie la ville, à la fois par leur domaine foncier et seigneurial et la possession de la majorité des églises paroissiales41.

27Les ordres mendiants, nouveaux arrivés, demeurent pratiquement invisibles. Leur installation dans les faubourgs l’explique en grande partie. On distingue peut-être très vaguement le clocher du couvent des Carmes dans la basse ville et le couvent des Jacobins ou Bonne Nouvelle où a vécu Yves Mayheuc, malgré l’importance de son église et de son pèlerinage local à Notre-Dame est à peine discernable42. Si l’implantation mendiante indique, comme le pense J. Le Goff, un niveau de développement urbain, aux yeux des contemporains, ce sont encore les vieilles maisons bénédictines qui marquent la ville de leur empreinte. De même, une grande importance est accordée à une institution d’assistance, l’hôpital Saint-Yves qui se voit accorder une place quasi démesurée au tout premier plan. Fondé en 1358 par un chanoine originaire de Tréguier, Eudon Le Bouteiller, il se déploie largement près du quai qui porte son nom. On remarque surtout le vaste bâtiment, renforcé de contreforts, aux pignons agrémentés de lucarnes sculptées qui accueille les hommes43.

28À côté de cela, les monuments vraiment civils sont réduits à la portion congrue. Jean-Pierre Leguay souligne, à juste titre, que la construction des murailles a condamné tout autre projet, mais le peintre n’a pas même jugé utile de figurer les halles existantes44. Peut-être la maison de ville, bien modeste lieu de réunion des bourgeois, figure-t-elle devant la cathédrale mais elle en impose peu, la communauté de ville n’exerce encore qu’un pouvoir très limité45. Le seul monument civil vraiment mis en valeur, au centre géométrique de l’image, est le beffroi, la curiosité la plus célèbre de Rennes mais aussi le symbole d’une puissance bourgeoise ascendante qui voudrait s’affirmer, érigé vers 1467-1471. Sur la tour Saint-James de l’ancienne enceinte, s’élève un édifice complexe de maçonnerie et de galeries de bois et d’ardoise, culminant à une cinquantaine de mètres dans lequel s’échelonnent l’horloge, un automate représentant saint Michel terrassant le dragon et la grosse cloche, Madame Françoise. Le dessin un peu simplifié ne contredit pas celui beaucoup plus précis dressé au début du XVIII^e siècle46.

29Quand on embrasse ce panorama urbain, il ressort l’image forte d’une ville très médiévale dans son aspect, ce qui ne surprend guère : c’est le lot normal de toutes les cités du royaume. Elle a pourtant sa personnalité que le peintre a su saisir. Dans le calme serein de la cité épiscopale, le dynamisme des chantiers au premier plan suggère une activité et une richesse que vient éclairer l’activité du port.

Les espaces rennais

30Originalité profonde de cette image et supériorité sur beaucoup qui la suivront, elle inscrit la ville dans son cadre et suggère même ses ouvertures sur des espaces plus ou moins lointains. Tout tourne autour de la Vilaine, objet privilégié de l’œuvre. La ville trône au milieu d’un vaste territoire qu’elle contrôle et organise. Les versants faiblement escarpés laissent place aux bois ou aux cultures dans un bocage naissant mais le lit majeur du fleuve se présente comme un vaste terrain inondable où divaguent de multiples bras. Les troupeaux en marquent bien le rôle de pâturage commun. Plus généralement, la ville se place au cœur d’une vaste campagne et entretient des liens étroits avec ce plat pays nourricier. Les trois moulins, près de Saint-Hélier ne sont pas les seuls à le confirmer.

31La relation étroite avec l’espace rural se traduit en particulier par une forte implantation des élites rennaises. Elles y multiplient les manoirs – on en compte plus de 400 – établissant une véritable périphérie périurbaine bien au-delà des murs et des faubourgs47. Si la vue de Rennes présente, près du port, le modeste manoir de la Salle Verte qui se maintiendra fort longtemps, plus au sud, une véritable floraison garnit les rives : pas moins de cinq manoirs, souvent luxueux, apparaissent sur la seule planche XX du recueil48 (cahier couleur, ill. 8). Ils s’installent dans un vaste enclos fossoyé, délimité par des talus plantés de hauts arbres et s’accompagnent d’un bois, la touche, élément indispensable de prestige social. Le peintre s’est particulièrement attaché à la Motte-au-Chancelier, possession d’une grande famille de la vieille aristocratie seigneuriale, les Bothorel de la maison d’Apigné. La perspective aplatie développe les différentes façades de cette prestigieuse construction élevée au milieu d’un vaste jardin49. Le manoir, érigé à la fin du XV^e siècle, comprend salles et chambres, s’ouvre par de larges baies et se hérisse de quelques tours qui renforcent son image de château. Il n’en demeure pas moins une demeure de plaisance et l’on distingue bien, sous les toits, une galerie donnant sur la Vilaine. La Prévalaye et le Gué-Piteux, beaucoup moins détaillés, appartiennent aux Thierry, représentants majeurs de la très haute bourgeoisie rennaise qui a fait fortune récemment dans les affaires et le service financier du duc50.

32Loin de cette paisible campagne, l’évocation d’un port particulièrement actif introduit avec vigueur le thème du dynamisme et de l’ouverture de la ville vers des horizons lointains. L’activité des chantiers de construction porte la marque de la prospérité d’une communauté de marchands : les Merciers. Si beaucoup d’entre eux ne présentent qu’une envergure limitée, quelques-uns affichent des entreprises beaucoup plus ambitieuses qui les poussent vers le grand commerce international et le service ducal. Faisant affaires de produits fort divers, ils sont en relation aussi bien avec les grandes villes drapantes de Flandre qu’avec les ports d’Angleterre ou d’Espagne.

33L’aménagement de la Vilaine devient alors une nécessité et sa canalisation s’inscrit dans une série de projets qui s’épanouissent en ce début du XVI^e siècle. Dès 1539, le roi autorise un alourdissement du fouage en Bretagne et un impôt spécial levé à Rennes pour financer des travaux51. La première tranche crée ou améliore des biefs grâce à un système de digues sur lesquelles sont installés des moulins et l’écluse d’Apigné représentée deux fois, d’amont et d’aval, nous en offre une excellente illustration (cahier couleur, 8). Une digue essentiellement en bois, faîte de grosses poutres crée une chute d’eau dont profitent deux moulins. Ces solides bâtisses de pierre renforcées de contreforts pour résister au courant sont équipées de roues qui travaillent au fil de l’eau. Une écluse permet le passage des bateaux mais la technique demeure rudimentaire, on ignore encore le modèle avec sas et doubles portes. Une seule porte que l’on peut ouvrir en pesant sur une grosse poutre faisant contrepoids détermine une manœuvre pénible qui ne va pas sans péril, car l’ouverture crée un fort courant et il faut veiller à retenir le bateau. Malgré tout, les effets de tels travaux sont bénéfiques, ce que traduit l’image du port.

34Une flottille de grosses barques plates se profile devant la ville. De tailles diverses, éventuellement dotées d’un mat amovible, elles peuvent remonter la Vilaine depuis Messac, port de rupture de charge. La liaison avec la mer, par Redon, est désormais bien établie. Les produits les plus divers arrivent plus facilement. Les deux barques chargées semblent transporter du sel et des tonneaux de vin, le sel et les grains occupent sans doute une place majeure mais il faut compter aussi avec les cuirs, le fer et bien d’autres produits, comme les épices ou les textiles, produits de luxe qui dégagent de substantiels bénéfices. Le port se situe à l’intérieur des murs, près de Saint-Yves mais les activités débordent à l’extérieur tandis qu’un indispensable chantier de construction navale occupe la grève. Plus qu’un simple désenclavement, ce que dit le dessin c’est l’ouverture de la ville et sa prospérité sous l’impulsion d’une poignée de familles patriciennes puissantes, même si leur pouvoir politique demeure embryonnaire. Ainsi se précise l’autre volet de la puissance urbaine : l’activité artisanale et marchande favorisée par l’âge d’or qu’a connu la Bretagne sous le gouvernement des Montfort mais qui en 1543 amorce un certain déclin.

*

35De ce « portrait » de Rennes émane une image complexe et riche. Derrière l’œuvre de commande émerge un discours pas totalement convenu sur le prestige nouveau que la vieille cité marquée par la présence épiscopale a acquis récemment. Malgré les conventions, la ville d’Yves Mayheuc apparaît nettement et si les études des historiens sont confirmées, le peintre apporte un utile complément d’information. En 1543, Rennes demeure une ville profondément médiévale dans l’image qu’elle donne d’elle-même, même si des manifestations des temps nouveaux peuvent se repérer à l’intérieur. Ses murailles récentes et ses multiples clochers manifestent clairement la vieille idée que l’on se fait d’elle et de la ville en général même si, pour le dire, l’artiste met en œuvre une forme nouvelle. Pourtant, la puissance de la bourgeoisie marchande est déjà bien affirmée et complexifie le portrait, apportant une note de modernité. Finalement, l’artiste nous aide à voir une ville où la Renaissance peine à s’affirmer ou plutôt où les temps nouveaux ne sont pas marqués par une rupture brutale. Yves Mayheuc, comme bien d’autres, a été l’homme de ce passage.

36Par contre, cette vision, pour réelle qu’elle soit, ne préfigure guère l’avenir. Si les clochers demeureront emblématiques de la cité, les marchands vont quelque peu s’effacer au profit des nouveaux dominants de la ville, porteurs d’un tout autre caractère, les gens de loi. Dans une dizaine d’années, la création du Parlement va orienter l’avenir dans une autre direction et faire de Rennes une autre ville. Entre rêve et réalité, entre Moyen Âge et Modernité, Rennes prend ici son véritable essor de grande ville.