1Le Décadaire du Cantal est lancé dans la première décade de ventôse an III ; son dernier numéro connu est daté de la deuxième décade de vendémiaire an IV1, au lendemain de l’échec du coup de force royaliste des 12 et 13 vendémiaire et à l’époque même ou commence devant le tribunal criminel de Riom (Puy-de-Dôme) le procès des « terroristes » cantaliens de l’an II – comme si la tâche du journaliste avait alors abouti. L’aventure de presse poursuit en province le travail de discrédit des autorités de l’an II, favorisé dans la capitale par le théâtre2, les journaux, les pamphlets, l’emphase dénonciatrice de Tallien et de Fréron3, à la poursuite de « la queue de Robespierre » et davantage encore, dans le Cantal, de celle de Carrier. Elle renvoie notamment à leur monstruosité affirmée, à leur animalité supposée les représentants du peuple, les relègue dans les profondeurs d’une caverne, loin des lumières de la raison, pénitence des cris, des pleurs, du sang qu’ils ont provoqués, ou qui sont du moins complaisamment rapportés4. Ces constructions-déconstructions de la Terreur et de ses stéréo-types ne vont pas sans des réflexions, volontiers conciliatrices et régulièrement réitérées, sur le vocabulaire politique, sur les formes de désignation des factions successives, des adversaires admis ou dénoncés dans cette démocratie balbutiante. Ces considérations sémantiques, qui désormais dénoncent l’abus et le détournement des épithètes et des locutions, servent l’argument de la raison, dont se targue le nouveau pouvoir, niant en retour le libre-arbitre populaire, renvoyant les militants à leurs seules, animales et violentes passions.

Un militant provincial au service de la Gironde5 ?

2Fondateur du Décadaire du Cantal, Jean-Baptiste Lakairie a-t-il des motivations particulières pour conduire ce combat ? Né en 1765, cet orphelin de père, longuement protégé au sein du chœur de l’église Saint-Géraud d’Aurillac, avant de vivre d’un bal à l’autre de la musique qu’il y avait apprise, et ailleurs de ses talents de plume acquis au sein de la maîtrise6, devient, la Révolution aidant, un citoyen d’importance, un grand témoin de son temps qui nous a légué des centaines de notes sur le quotidien aurillacois entre Révolution et Restauration. Il peut exciper de son appartenance au club des Jacobins ; elle date cependant du 22 mars 1791 alors que la société a été fondée le 20 juillet 1790. Il y discourera, longuement et soporifiquement selon les témoignages7, à plusieurs reprises – hommage à Mirabeau, attaques contre les prêtres réfractaires et les rois, la superstition et l’absolutisme, éloge des lumières8. Ses options politiques le rattachent alors aux patriotes avancés ; sa pensée, de son propre aveu, repose sur le diptyque « liberté et philosophie ». Il sépare les journalistes « vendus à l’aristocratie », ceux du Mercure de France, de l’Ami du Roi, des Actes des Apôtres, de la Gazette de Paris, des ardents patriotes, comme Camille Desmoulins, qu’il porte aux nues, et Loustalot. Comme le club auquel il appartient, il est aussi marqué par les lectures de ceux qui serviront la cause girondine (Brissot, Carra), de la Gazette nationale et du Moniteur universel9.

3Il se désolidarise tout autant, comme une majorité des Jacobins aurillacois, de ceux qu’il juge violents et exaltés : l’anticlérical Pagès de Vixouze, fondateur en décembre 1790 du journal Le Cantaliste ; Carrier. Au premier, dont l’entreprise eut du mal à trouver son public et qui agrège contre lui nobles et notables qu’il prend pour cibles après en avoir été, il reproche « verbiage, patriotisme exagéré, platitudes, personnalités, injures10 ». Dénoncé pour ses outrances par le président des Jacobins d’Aurillac, qu’il quittera en avril 1791, Pagès sera le héraut des militants d’Arpajon, leur « Tribun du peuple11 » qui contribuera le 1^er avril 1791 à la naissance et à l’administration de la Société des hommes de la nature ou Société patriotique et agricole des francs tenanciers des campagnes, sous la houlette du futur Conventionnel Jean-Baptiste Milhaud. Cette société est notamment à l’origine de la fédération de Griffeuilhes, le 14 juillet 1791, qui rassemble à l’initiative de ceux d’Arpajon 4 000 gardes nationaux des communes environnantes : des paysans politisés réclamant des facilités d’accès à la vente des biens nationaux12. Lakairie, à l’évidence, ne partage pas ces préoccupations sociales et civiques. Or, le 10 avril de cette année-là, deux sociétés jusqu’alors scissionnaires se rallient aux Amis de la constitution aurillacois et vont les infléchir durablement vers la gauche de l’échiquier politique : la Société de surveillance, et le Club parnassien des écoliers de rhétorique du collège d’Aurillac13. Le rapprochement de ce dernier, fondé le 8 février 1791, est logique : composé des étudiants et de trois de leurs régents, fort de ses serments civiques et de ses dons patriotiques, mais aussi de sa dénonciation des enseignants rejetant la Révolution dont il obtient le remplacement, il a toujours bénéficié de la protection et de l’intérêt des Jacobins. La Société de surveillance, quant à elle, initialement Club des jeunes Amis de la Constitution, a été créée le 4 février 1791. Elle se veut à l’origine un cercle de lecture des journaux, mais accueille aussi, et bientôt majoritairement, ceux que les Jacobins ont refusé d’intégrer, selon Lakairie « anti-patriotes ou mauvais sujets14 », contestant en réalité la mainmise du commandant de la garde nationale, de Conros, sur la société originelle. Elle est présidée par Carrier en mars : sa proximité avec les idées des Cordeliers explique l’un de ses buts, la surveillance des autorités constituées, sa pratique (adresses à l’Assemblée, pétitions à la municipalité aurillacoise, répudiation des toponymes anciens au profit de la Fédération et de l’Égalité) et finalement son changement d’appellation. Le rapprochement des clubs ne se fait pas sans compromis, au détriment des ci-devant Conros et Pagès de Vixouze, si différents idéologiquement soient-ils. Dès juillet 1791, Carrier est l’un des secrétaires des Jacobins d’Aurillac tandis que l’évêque constitutionnel Thibault, ex-Constituant, préside15.

4Ce qui reste des papiers Lakairie ne nous livre pas de témoignage direct sur sa réaction à la fuite du roi – mais il a dû brûler l’essentiel de ses premières réflexions en 1793, à l’heure de la suspicion. Rien dans ses écrits ultérieurs ou dans ses agissements ne laisse cependant supposer un quelconque regret du monarque. Il choisit en tout cas clairement de soutenir les représentants de la Gironde. Un discours du 13 mai 1792, devant les Jacobins, prouve sa virulence contre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, leur opposant la sagesse des législateurs et l’élan national d’une France éprise de liberté, de l’amour de la patrie, forte de l’exemple des Grecs, des Romains et des Gaulois, comme de l’unité entre gardes nationales et troupes de ligne16. Lakairie figurera en 1793 au n^o 78 de la liste des suspects « à faire arrêter » établie par Carrier, avec cette précision : « émissaire stipendié par Roland pour distribuer des diatribes hypocrites, le prônant partout jusque dans les campagnes17. » Le ministre de l’Intérieur Roland, conscient de l’intérêt d’un maillage régulier de clubs qui peuvent devenir autant de vecteurs de propagande, a chargé en octobre 1792 Aulagnier, président des Jacobins du Puy, de porter la bonne parole en Haute-Loire, en Ardèche et dans la Loire et d’y renforcer le nombre d’organisations affiliées un congrès de celles-ci a déjà eu lieu au Puy le 28 mars 1792. Lakairie participe de ce réseau d’influence alti-ligérien, auquel appartient également Lanthenas. Il reconnaît lui-même avoir écrit en septembre 1792 au ministre, après qu’il avait publié dans Le Moniteur une circulaire invitant les citoyens susceptibles de propager des ouvrages utiles à la formation de l’esprit public à se faire connaître. Il a reçu en retour un paquet d’imprimés, et en a fait circuler quelques-uns dans les campagnes, puis une lettre de Roland qui, lue aux Jacobins d’Aurillac, suscite remous et jalousies intriguées et intrigantes. Il dénonce aussi au ministre telle abbesse qui dilapide nuitamment les biens meubles de sa maison. Mais il fera remarquer postérieurement l’anachronisme, pour cette période, de l’accusation de « fédéralisme » : « Alors j’étais compté parmi les patriotes que l’aristocratie ou le feuillantisme appelle enragés18. » Toujours est-il que son militantisme lui permet d’entrer comme surnuméraire dans les bureaux de l’administration départementale, le 20 décembre 1792. Il y devient commis le 4 janvier suivant, en charge du bureau des émigrés, avec 800 livres d’appointements annuels.

5La crise qui suit l’éviction des députés girondins de la Convention lui est d’autant plus défavorable qu’il plaide pour le respect et l’intégrité de la députation et d’une administration départementale dont trois membres ont été arrêtés, se mettant en porte-à-faux y compris avec les autres commis, acquis à la Montagne. Les motifs de la suspicion qui va le frapper résument : « ennemi et calomniateur de la montagne ; grand partisan du Marais ; provocateur de la force départementale et du fédéralisme ; ayant qualifié publiquement de lettre de cachet le décret de la Convention qui traduisait à la barre trois administrateurs fédéralistes du Cantal » ; son hostilité à Marat lui sera également reprochée19. Il ne nie pas avoir cru à la nécessité de lever une force départementale pour aider à préserver les pouvoirs de la représentation nationale contestés par la sans-culotterie parisienne – motivation légaliste essentielle pour comprendre l’action des députés girondins après les journées des 31 mai – 2 juin 1793 – mais nous renvoie aussi à la réalité de la circulation de l’information depuis Paris jusqu’à la province :

« Le procès de Capet acheva d’irriter les passions et d’enflammer les partis. Le ci-devant duc d’Orléans était dénoncé comme aspirant au trône et ayant un parti dans la Convention, et ce parti ne pouvait être, ou ne paraître que dans le côté où il siégeait, et parmi ceux qui s’étaient opposés au bannissement de tous les Bourbons. Ces idées, ces chimères, comme l’on voudra, se propagèrent dans les départements. Les vrais républicains, ceux qui avaient applaudi à la chute du trône et du tyran, à la mémorable journée du 10 Août, ceux-là dis-je, craignirent qu’un nouveau tyran ne voulut s’asseoir sur les débris d’un trône. Quelques faits arrivés à Paris semblaient légitimer ces craintes ; plusieurs départements proposèrent une garde départementale pour être aux ordres de la Convention. Les feuilles publiques annonçaient que de funestes événemens se préparaient ; on parlait de nouveaux massacres ; etc. Dans une séance de la société de cette ville on fit lecture d’une lettre adressée à un citoyen par un député ; cette lettre était alarmante pour les vrais amis de la Liberté ; la Convention y était peinte comme dans un état de sujettion et d’asservissement trop humiliants pour la Représentation nationale. Après la lecture de cette lettre quelques citoyens proposèrent d’imiter les Départements qui avaient levé une force ; cette proposition fut appuyée, on porta ce vœu au Département, il fut accueilli, et je puis attester sur mon honneur et conscience qu’il n’entrait dans ces démarches aucun motif criminel. N’étant pas sur les lieux il nous était absolument impossible de juger de la vérité des faits avancés dans la plupart des journaux. Nous étions de si bonne foi que nous ne cessions de demander des éclaircissements sur la situation politique de la Convention, dont les débats, les querelles et les passions déchiraient l’âme du vrai patriote20. »

6Lakairie connaît la prison à partir du 1^er octobre 1793, dont Delthil, délégué du représentant Taillefer, le fait sortir dix jours plus tard, au grand dam de l’administration départementale qui refuse de le réintégrer dans ses bureaux car elle l’accuse de « rolandisme », redistribuant son poste le 17 décembre à deux sous-chefs d’administration. Entre temps, le 15 octobre, Lakairie a trouvé une place de commis au district d’Aurillac21. Il est à nouveau inquiété lors de la mission du représentant Bô, au début de 1794, ce qu’il résume à son avantage pour mieux marquer sa distance vis-à-vis des responsables montagnards :

« Comme je conservais toujours un caractère franc et indépendant, je ne fus pas au gré des meneurs de 1793. Je fus donc épuré, exclu de la société notamment par le représentant Bô ; je fus mis en réclusion22. »

7Il est cependant réintégré parmi les Jacobins le 27 prairial an II (15 juin 1794), après avoir été chargé huit jours auparavant d’organiser avec quelques autres citoyens le fête de l’Être suprême – ravies de leurs services, les autorités leur demandent alors d’installer une salle de spectacles pour y jouer les pièces révolutionnaires en vogue à Paris. Il prononce plusieurs discours devant la société populaire ou au temple de la Raison. Mais le 28 prairial le Comité de sûreté générale ordonne son arrestation, contestée par la société populaire d’Aurillac dans sa séance du 26 fructidor an II (12 septembre 1794), qui demande l’appui de la députation du Cantal : chargé d’une nombreuse famille, « le citoyen Lakairie est absolument dans la loi du 21 messidor et autres postérieures qui veut que tous les citoyens détenus pauvres et qui n’ont pour subsister que le travail de leurs mains soient mis en liberté ». Seule la Commission révolutionnaire établie à Aurillac continuait, le 22 thermidor (9 août 1794), de reprendre à son compte les accusations de Carrier, rajoutant même à la liste « mouchard salarié des aristocrates ; intrigant désorganisateur et très dangereux ». Un arrêté du Comité de sûreté générale du 2 des sans-culottides de la même année remet définitivement Lakairie en liberté, et c’est Carrier qui se charge de l’envoyer23... Le témoignage personnel de Lakairie prouve qu’il était, de toutes façons, consigné à son domicile et non emprisonné :

« La fête du 10 Août an II fut célébrée pendant que les maisons de réclusion étaient encore encombrées de victimes. C’était après le supplice de Saint-Just, de Robespierre, etc., et je me rappelle que de ma fenêtre (j’étais en réclusion chez moi à cause de maladie) je vis passer le cortège. On avait attaché au bout d’une caisse trois têtes représentant Robespierre, Couthon et Saint-Just, et c’étaient les mêmes hommes qui en fesaient des dieux quelques jours auparavant qui alors avaient l’air d’applaudir à leur supplice24. »

8L’homme qui fonde cinq mois plus tard Le Décadaire du Cantal a donc vécu presque une année entière de tracasseries politiques et judiciaires, victime de ses amitiés girondines. Il fait de sa feuille, qui signe son implication active dans la réaction thermidorienne, le fer de lance de la répression contre ses ennemis de la veille, au service des représentants en mission, Musset d’abord, pour lequel il compose des couplets, Chazal ensuite. Mais c’est un républicain qui s’exprime, lecteur désormais du Bonhomme Richard et de La Sentinelle de Louvet25, un croyant anticlérical, admirateur de Rousseau et fidèle lecteur de Voltaire dont il aime à reprendre la formule en exergue de ses cahiers : « Je reconnais un Dieu principe de tout être mais le Dieu que je sers n’est pas celui des prêtres26. »

La mort comme expédient politique

9S’exprimant dans le n^o 1 du Décadaire du Cantal sur le sens de cette entreprise – dont on ne sait si elle a mobilisé plusieurs plumes, comme le rédacteur le laisse entendre –, Lakairie renvoie ses adversaires de la veille à des topiques historiques et à un univers tératologique dont la caricature a longuement fait usage. Dans un temps où l’on débat, autour de Grégoire, du « vandalisme » révolutionnaire, la Convention est censée « cicatriser les plaies faites à la morale publique par les tyrans et les Vandales », « ces monstres dont la rage surnageoit encore dans des flots de sang », ces « cannibales aux doigts crochus », « ces reptiles venimeux dont les derniers sifflements annoncent encore la sacrilège existence ». Si les Français se hâtent de « faire succéder les vertus sociales à la terreur », il revient aux journalistes de dénoncer le « petit nombre d’individus » cantaliens impliqués dans cette dernière. « La révolution du 9 thermidor sera leur point de départ, les principes de la Convention leur boussole ; leur objet est d’arriver au port en évitant tous les écueils, et de jouir en paix de la constitution démocratique27. » Sous la rubrique « coquinisme », il sera clairement fait régulièrement allusion à la mise en accusation de Carrier (« l’infâme », « le monstre »), condamné et exécuté le 26 frimaire an III (16 décembre 1794). Les poursuites sont engagées contre ses affidés locaux, agents de la banalité de la Terreur comme l’avaient été ses seconds à Nantes28. Ses complices réels ou supposés sont pour la plupart des cousins et des amis d’enfance : entre autres, l’ancien Constituant Hébrard, les Conventionnels Lacoste, Monestier, Mirande, animateur de la société des Francs-Tenanciers d’Arpajon, et Milhaud, que Carrier avait convoqués pour sa défense29, Manhes, ex-procureur, administrateur du district (qui avait siégé dans des commissions temporaires)30, Delthil, qui présidait le comité de surveillance d’Aurillac, le capitaine et le brigadier de gendarmerie Milhaud, frères du Conventionnel, lequel prendra la défense des accusés). Si la comparaison de la situation cantalienne est tentée avec Tulle, Lyon, Besançon ou Nantes31, le journal, comme beaucoup d’autres, s’attache donc surtout à vulgariser les enseignements des séances de la Convention consacrées à la mise en accusation des responsables de l’an II. Il tend à en précipiter les répercussions contre les agents locaux, « ce nœud de la queue » selon Lakairie, dont les principaux complices sont alors mis en accusation devant le tribunal de Riom où Le Décadaire est envoyé.

10La virulence du ton vaut celle de la sanction fourbie contre l’ennemi intérieur. Nul repos pour les âmes mal nées, semble prôner l’ancien protégé des pères, oublieux des vertus du pardon, qui plante pour les « terroristes » un décor digne de l’Apocalypse, leur refusant l’exil et revendiquant leur errance éternelle ou la mort. Le jardin des supplices répond aux destructions qui leur sont imputées, la radicalité des procédés à cette huitième plaie d’Égypte qu’il faut éradiquer32, aux idoles qu’il faut abattre – la dépanthéonisation de Marat donnant le ton d’un combat dans lequel le symbolique a sa part, Lakairie en appelant par exemple à l’éradication de « tous les monumens et couleurs nationicides qui souillent » Aurillac, c’est-à dire, entre autres, des bonnets phrygiens33. L’attente messianique d’une renaissance républicaine paraît légitimer la grande épuration au sortir de l’Enfer, tribunaux d’exception et jugement divin se confondant, même si cette théologie exaltée de la reconstruction, qui ne cesse d’emprunter à la Bible et à la patristique, n’est guère éloignée des attendus qui seront ceux de Joseph de Maistre dans ses Considérations sur la France.

« Votre idole, l’idole des pillards et des assassins n’a plus d’autels ; Marat est à l’égoût... Si vous ne voulez l’y suivre, fuyez, prêtres et sacrificateurs dignes d’une telle divinité ; délivrez la France du poids de vos forfaits, déportez-vous vous-mêmes ; vivez, pour tout supplice : votre sang empoisonnerait le sol de la liberté !... Mais où trouverez-vous un asyle ? Le tigre, la panthère, l’hyenne en ont un : la nature toute en deuil vous le refuse. Il n’est pas dans la République une cité, un hameau où vous n’ayez détruit ou incendié une habitation, volé ou immolé un père de famille... Chacun de vos pas rappelle le souvenir de la destruction... La terre, libre enfin, se soulève pour vous repousser de sa surface ; les frontières s’ouvrent avec horreur pour vous laisser un passage, et se refermer sur vous pour jamais... Allez, que le bonheur de la patrie soit pour vous le lac de Tantale, la roue d’Ixion, le vautour de Prométhée... Allez sur les traces de nos armées triomphantes, disputer aux loups et aux corbeaux les cadavres des esclaves terrassés par nos guerriers ; et quand la paix, la paix que vous craignez tant, vous enlèvera cette horrible pâture, alors, pour en trouver une qui vous convienne, vous serez réduits à vous entre-dévorer, car les tyrans même, que vous avez si bien servis, ne voudront pas de vous34. »

11Cette violence verbale est exacerbée quand se réveille en germinal et en prairial an III le mouvement populaire. La description agressive et misogyne des foules, à l’aune des grands combats du printemps et de l’automne 1793, quand il s’agissait pour les Girondins puis pour les Montagnards d’exclure les militantes de la place et des organisations publiques, anticipe sur celle de Taine : Lakairie s’acharne contre « ces furies, [...] ces mégères, indignes d’appartenir à ce sexe fait pour le bonheur et l’ornement de la société ». La peur sociale conjugue alors la figure du militant avec celle du monstre, de l’animal, du pervers, et le renvoie aux bas-fonds ; portraits physique et psychologique s’entrecroisent pour jeter au ban de la France républicaine « l’opprobre de la société », « les cannibales qui ont bu son sang », les vengeurs aux « fronts livides » qui en en appellent à Robespierre, à la Montagne, aux Jacobins et à la Terreur contre « la faction thermidorienne » et une Convention aux « vues paternelles ». Façon de rappeler où est le lieu de la décision politique, mais aussi de renvoyer dans l’enfance un peuple ipso facto exclu de cette décision :

« Le Temple et l’antre des Jacobins allaient vomir le monstre de la guerre civile ; une minorité perfide et conspiratrice échauffait de ses applaudissemens un ramas de femmes, d’enfans, de gens sans aveu, des citoyens égarés, leur soufflait des réclamations insolentes et des demandes incendiaires, et au moment où la Convention nationale s’occupait de pourvoir aux besoins du Peuple, une portion de ce même Peuple vient dicter des lois aux Représentans de vingt-cinq millions de Français. Mais une majorité ferme, tranquille et majestueuse, a offert le tableau sublime de ces Romains qui, sur leurs chaises curules, attendaient la mort sans la craindre [...]. À la voix de la patrie menacée, ses vrais enfans ont accouru, et les conspirateurs, et leurs infâmes sicaires sont rentrés dans le néant35. »

12Selon un procédé partout éprouvé et longtemps réitéré, l’amoralité des sans-culottes, leurs instincts primaires, leur enrichissement individuel illicite, leurs irrépressibles beuveries, leurs dérives somptuaires, accusations dont le rédacteur emplit l’imaginaire de ses lecteurs, nourrissent leur rejet, construit à Aurillac sur celui du comité Delthil. Ils apparaissent alors comme une canaille ignare insensible au processus de civilisation :

« Vous remarquerez qu’à l’exemple des Moines, qui après avoir fait vœu de pauvreté, vivoient saintement, avec des sandales, dans des abbayes de 100 000 écus de rente, les privilégiés, les nobles en patriotisme du nouveau régime, avec des costumes sales, et des cheveux gras, s’accomodoient de préférence de tout ce qu’il y avoit de mieux, en biens, en maisons, en meubles, en bijoux ». Quiconque y a été marchander sa liberté, ou celle d’un parent, d’un ami, se souvient de cette inscription placée en gros caractères sur l’entrée de cet antre de Cacus : le Cantal change de face, les hommes de place, et les assignats de caisse. Quelle devise ! Jamais bande de voleurs s’avisa-t-elle de mettre sur sa caverne : ici l’on vole et l’on détrousse proprement36 ? »
« On dit aussi que le goût des visites de caveaux s’empara tellement de quelques honorables membres, et que l’empressement des suspects à porter leurs offrandes fut tel que le malaga, le pacaret, le bourgogne, le champagne, le rota, etc., furent entassés pêle-mêle et fatiguèrent la main occupée à classer les espèces et les qualités. On vit à des dîners, à des soupers qui se donnèrent entr’eux, tel qui, six mois auparavant se contentait de la piquette, ordonner gravement à son échanson de choisir du malaga, du champagne, et celui-ci de lui apporter du bourgogne, du muscat ; c’était vraiment la confusion des... bouteilles37. »

13Il s’agit, au final, d’exclure la sans-culotterie de l’espace public, la renvoyant à un extrémisme fatal à la Révolution, au profit d’une société pacifiée de propriétaires protégés par la loi, une idéologie dont on sait qu’elle sera du Directoire au Consulat l’alpha et l’oméga des thuriféraires du pouvoir, tels Fantin Desodoards ou Lacretelle38.

Qu’en termes châtiés ces choses-là sont dites...

« Plus de Jacobins, plus de Cordeliers, plus de tapedru, plus de comités horriblement révolutionnaires, plus de crapuleux et dégoutans montagnards, plus d’aristocrates d’aucune espèce, pas plus en galons qu’en guenilles, plus de couronnes, mais aussi plus de bonnets rouges, plus de visirs impudens, plus de dictateurs à sous pape, mais des LOIS, des LOIS39 ! »

14Contre toute attente en effet, et par antinomie avec l’acrimonie répandue ou les titres des rubriques du Décadaire – « derniers abois des fripons et des égorgeurs » (n^o 2), « preuves de la coalition des hommes de sang pour opérer la contre-révolution du 9 Thermidor » (n^o 7) –, la gravité des sentences proférées, la légalité, le sérieux du combat sont en effet revendiqués, au nom desquels satire et calomnie, méfaits du vocabulaire sont prétendument bannis par Lakairie. Si la perversion de la langue française est regrettée, elle se rapporte d’abord aux désignations politiques qui ont nourri la suspicion des tribunaux révolutionnaires et dont l’auteur a eu à souffrir. « L’abus des mots conduit à l’abus des choses : nous en avons fait la cruelle expérience40 », écrit-il dans le n^o 18 du Décadaire, s’insurgeant contre l’emploi renouvelé de « Brissotin », dont il trouve l’origine chez Robespierre et la vulgarisation chez Hébert. Comme dans la chanson de Piis, N’en demande pas davantage41, ces appellations sont renvoyées au néant, manière de nier les conflits idéologiques et politiques passés et présents, contraires à l’unité nationale, voire de tout confondre au nom d’un idéal de désengagement, sinon de dépolitisation.

15Les réalités de l’an III, la Terreur blanche surtout, amènent cependant à plus d’hésitation dans l’expression, de peur que la dénomination de « terroriste » ne soit trop englobante, comme l’avait été celle de « fédéraliste », qu’elle macule exagérément les révolutionnaires probes qui ont pu sincèrement servir la cause. Bien sûr, la propension du rédacteur à répéter en boucle la vulgate officielle ne lui évitera pas ce juste milieu qui condamne à la fois « les lâches qui veulent relever le trône de la tyrannie, et les brigands qui aspirent à redresser les échafauds de la terreur42 ». Mais il affirme dès le n^o 2 qu’il a pu y avoir parmi les adeptes de la Terreur de « vrais patriotes », depuis revenus sur leur « erreur », et invite à les distinguer des « fripons » et des « égorgeurs » désormais isolés et « incapables de se repentir », des Compagnies de Jésus qui assassinent :

« Nous sommes loin de vouloir frapper les hommes qui ont fait la révolution pour favoriser ceux qui n’osaient pas autrefois porter la cocarde nationale et qui aujourd’hui sont des patriotes par excellence43... »

16Cependant, le journaliste met surtout l’an II entre parenthèses lorsqu’il propose en vendémiaire an IV ses « Réflexions sur les patriotes de 1789 ». Elles sont concomitantes de la protection accordée à ces mêmes patriotes, exclus à Paris des assemblées primaires dans des sections gangrenées par les royalistes, par une Convention nationale inquiète de faire adopter le décret des deux tiers. Le sobriquet « patriotes de 1789 », peut-être inventé par Barras (qui parle aussi de « bataillon sacré »), ressort alors du langage codé permettant de regrouper des forces politiques sans trop s’encombrer des biographies individuelles, soustrayant plusieurs « terroristes » aux persécutions, les acceptant dans les tribunes de l’Assemblée, dans les parages du Comité de sûreté générale, aux Tuileries, avant de les armer et de les faire participer de manière décisive, sous Bonaparte, à la répression du soulèvement sectionnaire parisien du 13 vendémiaire44. Le légaliste Lakairie, pris à son tour au piège du vocabulaire, ne résiste cependant pas à la tentation de séparer le bon grain de l’ivraie parmi les militants qui se sont succédé aux avant-postes, déniant aux militants de 1793 le droit de s’aligner aux côtés des « patriotes de 1789 », et distinguant encore parmi ceux-ci ceux qui « ont embrassé la révolution plutôt par imitation que par cet enthousiasme et cet amour ardent de l’humanité, qui sont dans l’homme accoutumé à méditer le résultat nécessaire du progrès de ses lumières et du développement de sa raison ». Il replace donc la Révolution dans ses limites de « l’année sans pareille », au mieux de la Constitution de 1791, et réduit nombre d’engagements politiques à des revanches sociales ou personnelles pour mieux faire l’éloge de l’obéissance civile et civique, pour dénoncer l’arrivisme, les limites de l’art oratoire, devenu art des tribunes, et les « girouettes » politiques : « Tour à tour, on les a vus crier vive le roi, vive la ligue, vive la Convention, vive le 9 thermidor, vive le 31 mai, etc. Sectateurs forcenés de la constitution de 1791, on les a vus ensuite élever au troisième ciel l’œuvre anarchique et liberticide sortie, en 1793, du sein des orages et de la foudre de la sainte montagne ; apôtres zélés de l’évangile, confesseurs à tout braver pour la foi, bientôt se transformer en missionnaires fougueux des Omar [Amar, N. A.], des Chaumette et des Hébert. » Toute la politique du gouvernement de salut public est niée, les stéréotypes installés – jusqu’à celui de « la tyrannie sanglante de Robespierre » dont s’emparera majoritairement l’historiographie du XIX^e siècle, se dispensant de réfléchir sur un pouvoir collectif mensuellement confirmé par la Convention45.

17À travers le Décadaire du Cantal, celui qui fut un agent de propagande de Roland s’essaie à une propédeutique de sortie de crise. Or, il tente de convaincre alors que celle-ci est loin de se dénouer à Aurillac, où des assemblées populaires régulièrement réunies par la municipalité ne se contentent pas de lire les procès-verbaux de la Convention, des rapports (ainsi celui de Courtois contre le gouvernement révolutionnaire) évoquant les dangers réels ou supposés de la République, des pétitions et adresses aux représentants du peuple, mais se prononcent aussi sur les épurations et les promotions lors de séances ouvertes ou closes par le Réveil du Peuple46. D’où les contradictions permanentes entre les appels à la vengeance et les vœux de pacification politique, entre la peine de mort réclamée et la sérénité judiciaire revendiquée, en bref entre le ton prétendument raisonnable de la feuille et l’atmosphère délétère qu’elle entretient et qui lui est reprochée. Car les divisions politiques marquent fortement la province, loin de l’apathie ou du juste milieu désirés par les gouvernants et leurs zélateurs. Quelles que soient les attaques aurillacoises dont il est l’objet, et peut-être en proportion, et malgré son emprisonnement à Riom, les habitants d’Arpajon n’hésitent pas à nommer électeur le frère du Conventionnel Milhaud, cousin de Carrier, et à imprimer ses lettres de défense à 300 exemplaires47, prolongeant l’antinomie née en 1791 entre Jacobins de la ville capitale et Francs tenanciers du bourg voisin. La fête de la Fraternité, programmée à Aurillac le décadi suivant la journée parisienne du 12 germinal an III, est un échec48 ; celle en hommage au député Féraud, après la journée du 1^er prairial, pour laquelle Lakairie a composé un chant, est fort peu suivie, marquée par la platitude des discours officiels49. Le sens du 9 Thermidor est contesté par la rue, y voyant une entreprise royaliste mise en scène par les compagnons de Jésus : « Parce qu’il se trouvera, parmi les citoyens proscrits par Robespierre, quelques individus dont la conduite a pu mériter des reproches, faut-il leur appliquer à tous cette odieuse qualification ! [...], regrette Lakairie. Il n’y a que quelque compagnon-Marat qui puisse appeler compagnons-Jésus toutes les victimes que le 9 thermidor a rendues à la liberté » – un parallèle entre Marat et Jésus qui vient explicitement en écho à celui auquel s’étaient employées les cérémonies déchristianisatrices50. Le 10 août lui-même est un moment de contestation, loin de l’union rêvée : tandis que quelques administrateurs arborent l’habit des sans-culottes au lieu de leurs tenues officielles, la fête est occasion de ralliement et de chahut pour les « néo-jacobins », ces « patriotes exclusifs » confondant liberté et licence, République et « régime de Robespierre », selon les mots du rédacteur51. S’il faut souligner l’importante implantation du jacobinisme à Aurillac, il faut donc aussi prendre acte des répercussions du procès Carrier dans son département d’origine, même si Sergio Luzzatto les juge par ailleurs très limitées dans les affrontements provinciaux52.

18L’incapacité de Lakairie à pratiquer l’oubli et à faire taire l’opinion publique répond aux hésitations d’une députation girondine entre la vengeance et les appels de Louvet invitant à mettre celle-ci sous le boisseau, comme s’y étaient engagés les proscrits réintégrés dans la Convention. Très influencé par les débats nationaux, il reprend totalement à son compte le discours sur la barbarie populaire qui retentit alors sur tous les bancs de l’assemblée, et se déchaîne après le meurtre de Féraud. Or, on ne peut dans le cas de Lakairie, de toute petite extraction sociale, parler d’une vulgate bourgeoise, au mieux d’une acculturation à celle-ci. Au contraire, la revendication de la culture par laquelle il s’est élevé (celle de la maîtrise comme celle des Lumières), compte pour beaucoup dans son rejet, dans les calomnies, les soi-disant preuves de corruption qu’il distille, comme beaucoup des libellistes contemporains, pour délégitimer sans-culottes et Jacobins. Pacification, consensus, conciliation ne sont plaidés qu’à travers une étude lexicologique limitée aux appellations des comités de surveillance. La revanche, « une passion thermidorienne » selon Bronislaw Baczko53, est bien davantage à l’ordre du jour, et avec elle, un indubitable « extrémisme » thermidorien.