1Que restaure la Restauration ? À cette question initiale, nous répondons ici : l’extrémisme politique. Le temps des « purs », des « pointus », des « ultras », des « exagérés » est de retour, nécessaire à la définition de ce qui n’a pas encore le nom mais déjà l’apparence d’un « juste milieu » ou d’un « extrême centre1 ». Il n’est certes pas douteux que le Consulat et l’Empire aient agité, en leur temps, le spectre des Jacobins et des anarchistes pour justifier une répression politique sélective visant en priorité l’aile gauche de la politique. Mais avec la Restauration et la mise en place d’une vie politique à la fois parlementaire et extra-parlementaire, les étiquettes politiques retrouvent leur raison d’être, qu’elles soient revendiquées ou attribuées. Nommer l’autre, c’est l’enfermer dans une représentation qui puise ses racines dans un passé encore tiède. Des premiers temps de la monarchie restaurée, marquée par l’épuration et la répression politiques – avec l’acmé de la Terreur blanche –, jusqu’au printemps 1830 où les camps se radicalisent dans l’optique d’élections que l’on sait être décisives pour le régime, la question des identités politiques est en permanence au cœur de l’affrontement. Or, à un degré certes sans comparaison avec la Révolution française, ce dernier reste potentiellement mortel. Mort réelle pour ceux qui, considérés comme « Jacobins », risquent l’assassinat sous la Terreur blanche ; ou pour ceux qui, professant leur foi républicaine, risquent l’échafaud de ce fait. Mort réelle également pour ceux qui mènent un combat souterrain et insurrectionnel, comme les membres de la Charbonnerie (sergents de La Rochelle, 1822) ; mais aussi mort symbolique pour ceux qui transgressent les interdits relatifs à l’apologie de certaines séquences révolutionnaires (affaire Manuel, 1823).

Une extrême gauche parlementaire

2Sous la Restauration, la notion d’extrême est avant tout une construction rhétorique à usage politique, appliquée en particulier à la gauche, et moins révélatrice d’une réalité objectivée par des positions ou des actes extrêmes que d’une volonté de délégitimer l’adversaire, voire de le transformer en ennemi politique. Si nous inscrivons cette analyse dans le cadre parlementaire – réduit à la seule Chambre des députés –, nous n’oublions pas pour autant que la politique prend d’autres formes, clandestines ou souterraines, pas nécessairement plus extrémistes du point de vue des idées, mais relativisant la sacralité émergeante de la représentation nationale. La figure du citoyen en armes est d’autant plus présente comme recours que le corps électoral restreint l’exercice de la citoyenneté électorale à une infime partie de la société. La Restauration est donc aussi le temps des complots dont la Charbonnerie est l’une des formes les mieux connues2. Ces formes constituent ici un arrière-plan latent, d’autant que les liens entre les deux mondes – parlementaire et conspirateur – sont avérés. Mais si l’extrême gauche parlementaire demeure, comme l’étymologie du mot extrême le rappelle, le point le plus extérieur au centre de la sphère politique, elle n’est pas hors de cette dernière. Tel n’est pas le cas de l’activisme de l’ombre qui, confiné dans des pratiques violentes et secrètes, est considéré par le régime restauré en 1814 (et par tous ceux qui lui succéderont) comme étant hors du champ politique. Assez logiquement, l’extrême gauche se trouve donc cantonnée dans la Chambre des députés. Quant aux combats menés par cette marge parlementaire, ils apparaissent aux yeux de la majorité, mais aussi d’une partie de l’opposition, comme relevant d’un extrémisme politique qui n’est pas sans poser problème : car la fragilité du fonctionnement d’un parlementarisme apaisé se heurte à la peur de la résurgence de la guerre civile.

3Si la thématique des « purs » ou des « exagérés » est partagée par la droite et par la gauche parlementaires, il reste à déterminer où passe la frontière entre les extrêmes. Le Grand Dictionnaire universel du XIX^e siècle de Pierre Larousse offre une commode opposition : l’extrême droite est définie comme la « fraction d’une assemblée politique la plus dévouée aux intérêts du gouvernement », une définition particulièrement inopérante dans le cas de la Restauration ; et l’extrême gauche comme la « fraction la plus tranchée dans le sens de l’opposition, dans une assemblée politique3 ». Quant à la frontière entre la gauche et l’extrême gauche, en l’absence de divergences idéologiques formellement établies, elle apparaît malaisée à tracer. Plus que de porosité entre les deux « familles » politiques elles-mêmes assez largement composites, il convient de parler de fluctuations en fonction des circonstances. Le journal de Maximilien Sébastien Foy, l’un des meilleurs orateurs de la gauche libérale – classée à l’extrême gauche par ses adversaires –, montre que le présent politique se nourrit de références divergentes au passé révolutionnaire, qui n’a pas donné lieu aux mêmes expériences, mais aussi d’inimitiés personnelles. De la gauche modérée à l’extrême gauche, d’invisibles frontières internes existent qui amènent Foy à la constatation suivante : « Il est difficile de se former un parti à la gauche4. » En définitive, le général-député opte pour un critère autant moral que politique pour départager la gauche de l’extrême gauche : si les membres de la première, envisageant d’accéder à des positions ministérielles, sont prêts à la transaction, ceux de la seconde, définis comme « des hommes resplendissants [sic] de pureté et du plus haut caractère » sont décrits comme « des hommes élevés de cœur et de position, qui ne sont rien, et qui ne veulent jamais rien être5 ». Ailleurs Foy caractérise ainsi les députés d’extrême gauche : « presque tous sont hommes de passion, mais hommes de probité, de désintéressement et de cœur6 », affirmation qui apparaît comme un antiportrait de la gauche... Pour caractériser ce rapport moral à la politique, il cite le cas de Dupont de l’Eure qualifié d’« inramenable, parce que c’est la probité même7 ». En définitive, Foy distingue trois catégories dans le « côté gauche » : la gauche éclairée – à laquelle il se flatte d’appartenir, même s’il se revendique à l’occasion de l’extrême-gauche – aura « à lutter contre nos hommes de désordre et contre nos trembleurs ». Dans la catégorie des « hommes de désordre » sont implicitement inclus ceux qui, tels d’Argenson, Manuel ou Lafayette, s’impliquent dans la Charbonnerie, donc à l’extérieur de la sphère parlementaire de la politique ; dans la catégorie des « trembleurs », ceux qui, tel Sébastiani, mais peut-être aussi les doctrinaires, modèrent en permanence les positions prises par la gauche par crainte de la réaction du gouvernement ou par envie de participer à ce dernier.

L’extrême gauche au miroir de l’extrême droite

4Si la question de « l’extrême gauche » renvoie à l’éloignement maximal du centre, elle ne peut se comprendre sans référence à « l’extrême droite » avec des nuances qu’il convient de souligner. La première est relative au binôme majorité-opposition qui structure la vie parlementaire : si l’on réunit la gauche et l’extrême gauche, toutes nuances confondues, dans « l’opposition », où doit-on situer « la contre-opposition d’extrême droite » pour évoquer par exemple les adversaires de Villèle8 ? On pense bien sûr aux « ultras » – qui, précisément, ne sont pas désignés comme relevant de l’extrême-droite –, mais ces derniers, indirectement puis directement, participent aux affaires. La nuance apparaît brouillée et le plus souvent imperceptible entre « opposition de droite », « opposition royaliste », « contre opposition » et « extrême droite9 ». Minoritaire jusqu’en 1827, l’opposition de gauche semble moins sensible à ce type de division, quitte à surmonter ses clivages, qui ne sont pas minces, et à réfuter tout qualificatif visant à l’extrémiser – sauf si elle en est le producteur. Même face aux agissements souterrains de certains de ses membres (Lafayette, Voyer d’Argenson, Manuel), elle se montre discrète, réservant l’accusation d’extrémisme non à ceux qui agissent par le complot, mais à ceux qui développent publiquement les prémices d’une idéologie démocratique, surtout si celle-ci prend une tonalité sociale. La deuxième nuance renvoie au champ d’action de la politique : le répertoire de la société secrète, du complot ou de l’insurrection n’existe-t-il qu’à l’extrême gauche, ou l’extrême droite y recourt-elle également ? On pense aux Chevaliers de la Foi ou à la Congrégation, voire à quelques velléités d’attentats en 1821, visant à empêcher la fusion entre les ultras et le centre droit10. Mais la symétrie n’opère pas avec les sociétés secrètes qui émergent dans la mouvance « patriotique » dans la première décennie de la Restauration : on suivra donc Olivier Tort affirmant que la dissidence de la droite royaliste en reste à l’action légale et contribue de ce fait à renforcer la légitimité du système parlementaire11.

5Il reste enfin à déterminer le degré d’autonomie des extrêmes dans le cadre parlementaire. L’extrême droite bénéficie, certes au gré des circonstances, d’une assez forte autonomie, surtout lorsqu’une nette majorité ministérielle n’en fait pas un partenaire nécessaire pour le succès de la politique ministérielle. Force d’appoint dans les cas de vote sensible, elle se transforme à l’occasion en force d’opposition qui monnaye son adhésion aux projets de lois présentés par le gouvernement devant la Chambre. La marge de manœuvre de l’extrême gauche est plus réduite, surtout dans les cas de disette électorale : réduite à peu de chose, elle fait alors bloc avec la gauche. Lors de l’expulsion de la Chambre du député Manuel, situé à l’extrême gauche et accusé d’apologie du régicide par la majorité, les doctrinaires de Royer-Collard comme les libéraux modérés, à l’instar d’un Ternaux, font bloc avec les protestataires. Un bloc réduit, toutefois : seuls 62 députés signent la protestation contre cette expulsion, alors que, sur le vote de certains projets de loi, l’opposition avait réussi à mobiliser près du double de députés. Quant à l’alliance des extrêmes, elle n’est pas un mythe : par détestation de Polignac, des députés de la contre-opposition, donc de l’extrême droite, figurent en mars 1830 parmi les signataires de l’adresse des 221, initiée par les libéraux et très critique vis à vis de Charles X et de Polignac. De fait, la question des appendices que sont les extrêmes se dissout lorsque la tension politique entraine une division de la représentation nationale en deux camps opposés. Il y a naturellement un effet rhétorique attendu de la part d’un leader de l’extrême droite parlementaire comme La Bourdonnaye affirmant qu’il n’y a en France que deux opinions, libérale et royaliste : l’attaque ne vise pas tant la gauche que Villèle, accusé de modérantisme, voire de centrisme ou de girouettisme12. Ajoutons que le « brouillage des frontières » n’est pas qu’une figure de style visant à nier – faussement – les distinctions réelles entre droite et gauche ou entre leurs extrêmes. Mais on ne peut que constater les déplacements de voix et les changements de configuration dont le parlementarisme est le producteur dans une période comme la Restauration, où la notion de parti n’existe pas.

Une extrême gauche indéfinissable et insaisissable

6Qualifier la minorité parlementaire durant les années 1815-1827 de « parti libéral » relève d’une facilité de langage devenue d’un usage courant. Il est vrai que les « libéraux » eux-mêmes se sont satisfaits de cette étiquette, préférable à leurs yeux à celles de révolutionnaires, de Jacobins, de « Buonapartistes », voire d’anarchistes qui ne manquent pas de resurgir lors des débats les plus houleux de la Chambre des députés. De fait, face à la droite royaliste, au centre droit et au centre gauche – ce dernier occupé par le groupe des doctrinaires, modulant son vote selon l’objet et le contenu des projets de loi –, le groupe des libéraux se situe bien à l’extrémité topographique et politique de la gauche parlementaire, mais, paradoxalement, pas nécessairement à son extrémité idéologique.

7Définir l’extrême gauche parlementaire relève du défi. Personne ne semble revendiquer cette étiquette ou, selon une pratique observée en d’autres circonstances, vouloir se parer, en s’en emparant, d’un qualificatif jugé injurieux. Là encore la mémoire à peine attiédie de la Révolution française agit comme un frein. Car, extrême, cette gauche l’est moins sur le plan de la doctrine économique et sociale qu’elle entend promouvoir que sur sa lecture de la Révolution et de ses valeurs, en particulier la liberté. Non sans réserves : dans le camp libéral, on n’en finit pas – publiquement du moins : la lecture des journaux intimes et des correspondances relativise le propos – de rejeter les « exagérations » de la Révolution et de faire l’apologie de la modération. De même se tient-on en règle générale plutôt à distance de Napoléon I^er et de l’Empire, sauf à évoquer la défense patriotique de la France contre la ligue de ses ennemis à la fin du régime. Car le point de rencontre de cette extrême gauche est son patriotisme affirmé, que traduit la défense des intérêts nationaux dont les libéraux se veulent les dépositaires. Un Foy, par exemple, dans un discours qui eut du retentissement, n’hésite pas à faire l’apologie de la cocarde tricolore, à l’indignation bruyante de la majorité royaliste13. Sa carrière durant, le général-député apparaît comme le patriote intransigeant, un trait célébré à l’envi lors de ses funérailles14. D’autres dénominations, comme celle d’ultra-libéral, sont d’un usage plus rare. Foy l’utilise péjorativement à l’occasion de l’épisode Manuel pour désigner ceux qui en appellent à la politique de la chaise vide à la Chambre par solidarité avec le député expulsé15. Il évoque aussi la « gauche extrême » à laquelle il associe Georges Lafayette et Victor de Tracy. De fait, la fluctuation des dénominations tout comme celle des positionnements au regard du pouvoir (mais aussi de son propre camp) illustrent l’absence d’unité doctrinale, de parti organisé et de discipline de vote dans l’enceinte parlementaire. L’engagement politique autour de valeurs partagées n’a pas encore pris le pas sur l’autonomie quasi absolue de l’élu, même si le « député fonctionnaire » prend garde à « bien voter » pour conserver sa place : le jeu des circonstances et la stratégie individuelle demeurent des dimensions essentielles pour comprendre les positions de la majorité des députés.

8L’identification à l’extrême gauche témoigne souvent d’une forme d’instrumentalisation politique qui ne correspond pas nécessairement à des critères rationnels. C’est moins la réalité des positions adoptées en session – qui s’expriment par l’approbation ou l’improbation d’une loi – qui est alors prise en considération que l’appartenance à un groupe ou à une faction identifié à un leader. On sait, par exemple, l’influence d’un Jacques Laffitte, qui a son « parti », dans le camp libéral. Mais, complexification supplémentaire, le secret de l’écriture diariste ou le privé de l’écriture épistolaire permettent de saisir des distorsions entre l’identité publiquement revendiquée et celle acceptée ou repoussée en son for intérieur : si, face à l’adversaire, la solidarité parlementaire implique en règle générale de faire bloc et de se réunir au moins temporairement sous une identité partagée – ainsi du mot valise de « patriote » –, le journal intime permet d’exprimer une notable différence. Dans la dimension publique de sa vie politique, essentiellement parlementaire, Foy ne revendique pas de position extrémiste : la chose serait contre-productive et apporterait des munitions rhétoriques à ses adversaires. Toutefois, dans le secret de son journal, il en va autrement. À la date du 17 mai 1820, alors que la Chambre connaît une tension grandissante générée par la discussion de la loi dite du « double vote »16, Foy dit son admiration pour le théoricien des doctrinaires, Royer-Collard, orateur reconnu dont le discours sur la défense du système représentatif lui apparaît « profond, éloquent, sublime », tout en se situant ailleurs : « Ma position et ma vie passée me portent vers l’extrême-gauche17. » Relativement à cette dernière, il ajoute : « Il y a là de très estimables personnes, de très bons citoyens ; mais ceux-là ne savent pas assez ; à côté de cela des hommes de mauvaise foi » – qu’il ne nomme pas.

9Foy prend grand soin de se démarquer de tout ce qui pourrait rappeler le jacobinisme, mais aussi des idées économiques et sociales avancées, telles celles de Saint-Simon ou de Voyer d’Argenson. Les propos du second, qui est son collègue à la Chambre, sur la propriété privée et la nécessité de se rapprocher du peuple sont taxés d’absurdités par le général-député qui se rassure en affirmant : « Il n’y a peut-être pas en France une seconde personne dans les idées de d’Argenson18. » Quant au premier, c’est autant l’homme de « mauvaises mœurs » qui est rejeté – allusion à l’homosexualité supposée de Saint-Simon – que le promoteur d’un système industriel dont l’exposé a été fait chez Laffitte et qui est jugé lui aussi absurde19. À l’occasion Foy stigmatise « nos montagnards de la gauche20 » dont il semble dès lors s’extraire tout en traitant le modéré Camille Jordan d’« homme d’un autre siècle21 ». Peu à peu, il glisse de l’extrême gauche à la gauche modérée et, alors que la première tend à se radicaliser sur la question des lois qualifiées de liberticides, il prend ses distances tant sur le fond que sur la forme, blâmant la brutalisation de la rhétorique parlementaire à laquelle il assiste sans y prendre part. Personnalisant son propos, il affirme en 1822 : « Les ultras abominent La Fayette pour le passé, et moi pour l’avenir22. » L’année suivante, alors que l’influence des ultras se fait de plus en plus sentir, il théorise sa position de la manière suivante : « Malheur aux opinions intermédiaires lorsque les exagérés gouvernent. On ne peut répondre à une extrême que par une extrême23. »

10Ces désaccords – que Foy n’est pas le seul à exprimer – témoignent d’une contradiction récurrente ressentie par nombre d’hommes du « parti libéral » : soucieux de ne pas donner d’arguments à leurs adversaires en évitant une radicalisation tant au plan des idées qu’au plan des modes d’action, ils siègent à l’extrême gauche, forment un bloc – de taille variable – lors des votes sur des sujets sensibles (loi électorale, loi sur la liberté de la presse, intervention militaire en Espagne, expulsion de Manuel, loi d’indemnisation des émigrés, etc.), tout en ayant en permanence la crainte du passage d’une guerre civile de mots à une guerre civile de rue, d’autant plus si celle-ci prenait l’allure d’une guerre sociale. À cet égard, la disproportion est flagrante entre l’écho rencontré auprès des députés libéraux par la mort de l’étudiant Nicolas Lallemand tué lors d’une manifestation contre le projet de loi du double vote (3 juin 1820) et celui que reçut la mort d’un ouvrier participant aux obsèques de Lallemand (9 juin), où, parmi des cris politiques (« Vive Napoléon ! », « À bas les royalistes ! »), retentit aussi un cri social (« Vive nos frères de Manchester ! »)24. Conscients, surtout vers la fin du régime, de l’avènement d’une progressive démocratisation du système politique, les libéraux ne souhaitent pas prendre la tête du mouvement, se satisfaisant d’un suffrage censitaire qui leur permet à terme de devenir majoritaires : c’est-à-dire de quitter l’extrême gauche, de se recentrer et de repousser la nébuleuse ultra vers une droitisation extrême.

Nomenclature et classification : des étiquettes relatives

11Les résultats électoraux ne sont pas sans incidence sur la dénomination de la minorité parlementaire : plus celle-ci est réduite – ainsi la quinzaine de libéraux qui restent dans la « Chambre retrouvée » de 1824 –, plus ses adversaires ont tendance à l’extrémiser, ce qui, topographiquement parlant, est une réalité. Il est à noter, cependant, que la répartition spatiale des extrêmes rompt parfois avec la règle : si globalement, gauche et droite sont bien distribuées dans l’enceinte parlementaire selon la tradition née avec la Révolution, la primauté reconnue des chefs de « partis » aboutit à des voisinages inattendus dans les premières travées de l’assemblée, où le gratin parlementaire se doit de siéger, au grand plaisir des commentateurs. Relevant de l’extrême droite et grand pourfendeur de l’opposition libérale, Salaberry voisine ainsi avec Dupont de l’Eure et Méchin, deux ténors de l’extrême gauche25. De même un Frénilly ou un Castelbajac siègent-ils à l’extrême-gauche au côté d’un Casimir Perier ou d’un Foy26. Cette logique de clivage spatial parlementaire renvoie à celle des salons politiques. Toutefois, s’il existe bien des frontières idéologiques entre les salons du faubourg Saint-Germain et ceux de la Chaussée d’Antin, elles ne sont pas toujours imperméables et il arrive que les extrêmes se rencontrent, comme en témoignent Foy dans son journal ou la duchesse de Maillé dans ses souvenirs27.

12À la Chambre, un certain flou demeure dans le classement des députés par famille politique. La lecture des publicistes de la Restauration comme des historiens montre de fortes disparités d’appréciation. C’est ainsi que, selon les sources, le nombre de libéraux élus dans la Chambre de 1827 varie de 144 à 175, soit une marge de plus de 20 %28. Les biographies collectives de députés publiées sous la Restauration sont révélatrices des intentions de leurs auteurs qui procèdent à une classification idéologique en fonction de la cause qu’ils défendent. Pour l’un d’eux, se disant explicitement royaliste, la Chambre élue en 1820 selon la nouvelle règle du double vote ne se compose que de deux nuances29. Sur 420 députés, 118 sont classés du côté gauche et 302 du côté droit : la bipolarisation adoptée simplifie l’antagonisme politique en le réduisant à un affrontement entre partisans et adversaires du gouvernement, ces derniers étant également qualifiés de libéraux. Mais une analyse du contenu des notices infirme et même contredit cette bipolarisation, certains députés d’opposition étant classés à l’extrême gauche : c’est le cas, entre autres, de Le Carlier, fils de conventionnel régicide, député de Laon ; et surtout de Voyer d’Argenson dont la brève notice affirme : « Il siège à l’extrême gauche, et vote toujours en opposition avec le gouvernement30. » Plus largement, des députés comme Demarçay, Fradin, Savoye-Rollin sont stigmatisés pour voter avec Manuel, Bignon, Lafayette, ce qui les situe de facto à l’extrême gauche, tandis que d’autres, plus modérés, sont associés au groupe des doctrinaires, autour de Royer-Collard et de Camille Jordan, ou à celui des libéraux, autour de Laffitte et de Perier. Mais ni ces derniers, ni Constant, ni Lafayette, ni même Manuel ne sont explicitement associés à l’extrême gauche, comme si leur notoriété ou leur leadership les protégeait d’une qualification aux allures d’accusation. On note toutefois que, sous la plume de ce biographe royaliste, l’extrémisme est singulier et non pluriel : la droite en est exemptée.

13Le second exemple de biographie collective relève d’une sensibilité libérale revendiquée, évoquant l’assemblée issue des élections de 1827 comme une véritable Chambre démocratique31. Trois tiers équivalents sont identifiés au sein de celle-ci : les amis de la liberté, « le type d’une véritable représentation nationale32 » ayant surmonté ses divisions – entre doctrinaires et libéraux – pour former un groupe uni ; la contre-opposition, agrégat de sensibilités différentes relevant de la droite extrême, mais dont certains, présentés comme des ralliés au constitutionnalisme, sont considérés comme des alliés en puissance ; le parti du ministère, composé en grande partie de députés fonctionnaires. À la différence de la biographie royaliste de 1820, nulle allusion ici n’est faite à l’appartenance de députés à l’extrême gauche. Néanmoins, les étiquettes le plus fréquemment rencontrées, telle celle de constitutionnel attribuée à tous les « amis de la liberté », sont parfois précisées : une quinzaine de députés sont classés du « côté gauche » et environ soixante-cinq sont rattachés à l’« opposition libérale ». Si, à l’usage, les deux expressions apparaissent synonymes, elles révèlent aussi des captations partisanes plus ou moins crédibles. Quant aux plus connus (Constant, Dupont de l’Eure, Kératry, Labbey de Pompières, Laborde, Lafayette, Laffitte, Lameth, Perier, Saint-Aulaire, Ternaux), il n’est nul besoin de les cataloguer. Ou plutôt, il n’est nul besoin de prendre ce risque afin de ne pas exposer des divergences politiques qui se doublent parfois d’inimitiés personnelles. Car, si le report des voix entre candidats de la contre-opposition et de l’opposition libérale a fonctionné à plein lors des élections, dans certains cas, ce sont les deux gauches qui se sont opposées, comme à Strasbourg, ville massivement acquise au libéralisme : or, plus radical, Benjamin Constant a assez nettement battu Georges Humann, proche des doctrinaires33.

14Du côté droit, la contre-opposition qui, objectivement, incarne l’extrême droite, est l’objet d’une présentation bienveillante, comme on l’a vu, au nom d’une détestation partagée du ministère Villèle : elle échappe donc à la stigmatisation de l’extrémisme. En revanche, dans le camp ministériel, certains sont explicitement classés à l’extrême droite tel Amat ou qualifiés de « chef du parti dit ultra » comme Corbières ; de « royaliste exalté » tel Doria ; de membre de « la contre-révolution par ses doctrines monarchiques exagérées » comme Hyde de Neuville ; d’« ultra-monarchique, absolutiste dans toute la force de l’expression », comme Roux ; de « champion du pouvoir absolu » ou de « chef de la faction contre-révolutionnaire » comme Villèle, faction à laquelle sont rattachés plusieurs députés dont La Bourdonnaye, pourtant adversaire du chef du gouvernement. Pour résumer la situation, l’extrémisme a changé de camp : les « défenseurs des libertés publiques », « des intérêts nationaux » ou des « intérêts de la patrie » sont de facto recentrés au détriment de la droite ministérielle et d’une partie de la contre-opposition rejetées à l’extrémité idéologique, singulière là encore, de l’assemblée. Cela confirme la relativité de la notion d’extrême appliquée à la représentation nationale : mais, au vu de la sociologie de l’électorat censitaire, est-il envisageable qu’un extrémisme partisan soit représentable ?

15La comparaison des procédés rhétoriques et stylistiques usités par les deux extrêmes, inenvisageable dans les limites de cette analyse, révélerait à l’évidence d’autres rapprochements significatifs. Le partage d’une même culture du « beau discours » se traduit par l’emploi de formules de style semblables, y compris sur des sujets sensibles comme la Révolution française. Olivier Tort montre qu’un La Bourdonnaye s’empare si nécessaire de la rhétorique révolutionnaire la plus radicale – celle d’un Marat, en l’occurrence – pour la détourner au profit de ses positions politiques et prend l’apparence d’un « Jacobin blanc34 ». Loin d’être anecdotique, la pratique est assimilée à « un pastiche systématique virant quasiment au plagiat35 ». Paradoxalement, l’extrême gauche se plaît alors, en la personne de Manuel, à stigmatiser une telle rhétorique jugée indigne de l’enceinte parlementaire. Le débat se recentre de manière élargie sur les usages de l’histoire dans l’argumentaire propre à la joute parlementaire. La concomitance de l’avènement du siècle de la rhétorique parlementaire avec la naissance d’une discipline, l’histoire, fortement teintée de libéralisme produit d’inévitables interférences. Ce dernier point, dont il n’est pas nécessaire de souligner la contemporanéité, invite à la comparaison entre les époques.