1Pendant la majeure partie du XIX^e siècle, deux tendances se partagent le pouvoir en Belgique. Le Parti libéral, défenseur des intérêts de la bourgeoisie industrielle et financière ainsi que des professions libérales, revendique la séparation de l’État et de l’Église dans la conduite des affaires publiques. Il est alors considéré comme formant la gauche, par opposition à la droite catholique. À la fin du siècle, certains libéraux militent en faveur du remplacement du vote censitaire par le suffrage universel (masculin). S’ils sont aujourd’hui qualifiés de libéraux progressistes par les livres d’histoire, ils ont également été considérés à l’époque par leurs adversaires politiques comme formant l’extrême gauche.

2Dans leur revendication en faveur du suffrage universel, les libéraux progressistes ont collaboré avec le principal fer de lance de ce combat, le Parti ouvrier belge, ancêtre du Parti socialiste actuel, né en 1885. S’il s’oppose au capitalisme, le POB ne peut pas être considéré comme un parti révolutionnaire. Il devra néanmoins attendre trente ans et le contexte spécifique de l’union sacrée face à l’occupation allemande pour entrer au gouvernement. Son anticléricalisme et sa défense de la classe ouvrière exploitée le positionnent à gauche dans les catégories politiques de l’époque. Le qualificatif d’extrémiste lui est régulièrement attribué par ses détracteurs bourgeois. Au sein même du parti, certaines tendances sont elles-mêmes considérées comme telles.

3Certaines d’entre elles quitteront le POB après la révolution bolchevique et seront à la base de la création du Parti communiste de Belgique. Avec la fondation du PCB, ce que recouvre l’expression « extrême gauche » prend une fois encore un sens nouveau. Les scissions internes au PCB, ainsi que les différents partis trotskystes et maoïstes nés après la Seconde Guerre mondiale viendront progressivement compléter ce qui est aujourd’hui généralement désigné comme l’extrême gauche belge.

4L’objet de ce chapitre est d’examiner ces mutations successives du qualificatif d’« extrême gauche » dans le paysage politique belge. Pour chaque tendance politique examinée, nous nous attacherons à répondre à deux questions :

1. Dans quel contexte et selon quelle temporalité le qualificatif « extrême » est-il employé et quelles mutations subit cette utilisation ?
2. Qui qualifie qui d’« extrême gauche » et sur la base de quels éléments ? L’emploi de ce qualificatif vise-t-il à stigmatiser des personnes ou des groupes politiques particuliers ?

5Nous mettrons également en parallèle les qualifications employées dans le champ politique avec l’analyse politologique du positionnement réel des formations ainsi qualifiées. Au-delà de l’utilisation d’une seule et même locution, nous soulignerons ainsi la diversité des tendances politiques examinées. Cela nous amènera en conclusion à réfléchir au sens à accorder dans certaines circonstances à l’expression « extrême gauche ».

La première « extrême gauche » : les libéraux progressistes

6La Belgique est devenue un État indépendant en 1830, suite à la révolution qui a entraîné la sécession d’avec les Pays-Bas. Malgré l’implication des classes populaires dans cette révolution1, les représentants politiques de la noblesse et de la bourgeoisie ont accaparé le pouvoir politique. Le suffrage censitaire prévu par la constitution adoptée en 1831 réserve en effet le droit de vote aux citoyens payant l’impôt calculé sur les signes extérieurs de richesse. En outre, les conditions d’éligibilité au Sénat sont telles que, en 1842, 412 personnes seulement sont habilitées à se présenter à l’élection de la haute assemblée2. Dans ce contexte, la vie politique sera dominée pendant soixante ans par deux tendances politiques. Les libéraux fondent leur parti en 1846, tandis que les catholiques se structurent plus lentement et occupent le pouvoir sans discontinuer de 1884 à 1914.

7Catholiques et libéraux s’affrontent sur les rapports entre l’Église et l’État. Ils ne défendent pas non plus exactement les intérêts des mêmes fractions des classes possédantes3. Mais ils s’entendent pleinement pour maintenir le système politique en place et la domination sur la paysannerie et sur la classe ouvrière naissante.

8À la Chambre des représentants, les uns et les autres choisissent de siéger par affinités politiques. Les libéraux se rassemblent plutôt sur les bancs situés à gauche du président tandis que les catholiques prennent l’habitude de se regrouper à sa droite4. Progressivement, les termes « gauche » et « droite » sont utilisés pour désigner les deux fractions parlementaires, mais il faudra attendre le début du XX^e siècle pour que cet usage sorte de l’enceinte parlementaire et soit employé à propos de la vie politique et sociale en général5.

9Parmi les libéraux, quelques élus commencent à s’élever pour une démocratisation du système politique. Ils représentent en particulier les professions libérales et la petite bourgeoisie dont l’accès à la décision est très limité. Leurs revendications politiques, économiques (promouvant le libre-échange) et sociales (centrées sur la revendication d’un enseignement obligatoire)6 se distancient du programme des autres libéraux, qu’on qualifie désormais de « doctrinaires », et de celui des catholiques. Cette tendance au sein du parti libéral reste connue sous la dénomination de libéraux progressistes. Mais dès 1865, et plus encore à partir de 1878, le groupe formé par P. Janson et les autres députés de cette orientation est qualifié au Parlement d’« extrême gauche ». J. Stengers note cependant que ce terme du vocabulaire parlementaire « correspond à l’attitude prise par ces députés, mais nullement, il faut le noter, à leur place dans l’hémicycle : ils ne sont pas groupés à l’extrême gauche7 ». On constate donc que les mots prennent une signification nouvelle dans le vocabulaire parlementaire, différente de la désignation initiale de la « gauche », à caractère essentiellement topographique. L’emploi de l’épithète « extrême » donne un caractère plus politique à l’expression, synonyme de radicalité.

10Soulignons que les revendications des libéraux progressistes ne remettent pas en cause les fondements du système capitaliste. Leur radicalité tient exclusivement à la conception sous-jacente du système politique et de la démocratie, qu’ils veulent plus ouverts que les libéraux doctrinaires ou que les conservateurs catholiques. L’utilisation de la locution « extrême gauche » par ces autres tendances et par certains organes de presse proches d’elles est dès lors connotée péjorativement et leur sert d’arme politique ou de raillerie. Les libéraux progressistes ne semblent cependant guère s’en formaliser et utilisent parfois eux-mêmes l’appellation « extrême gauche » pour se désigner8.

11Du point de vue de l’analyse politologique et du sens qu’ont pris les termes « gauche » et « extrême » de manière contemporaine, cette appellation est-elle justifiée ? Dans sa tentative de synthèse, N. Bobbio identifie « l’aspiration à l’égalité comme la raison d’être fondamentale des mouvements de gauche9 ». Et de préciser :

« Il ne faut pas entendre par égalitarisme [...] l’utopie d’une société où tous seraient égaux en tout, mais comme une tendance, d’une part à exalter davantage ce qui rend les hommes égaux que ce qui les rend inégaux, et, d’autre part, dans la pratique, à favoriser les politiques qui visent à réduire les inégalités10. »

12Dans le contexte de leur époque, les libéraux progressistes semblent répondre à cette définition en ce qui concerne leurs revendications politiques et en matière d’enseignement. Ils vont d’ailleurs mener le combat pour l’obtention du suffrage universel en alliance avec les socialistes qui créent le POB en 1885. Les divergences avec les libéraux doctrinaires amènent en outre les libéraux progressistes à faire scission en 1887 et à créer le Parti libéral progressiste, avant d’opérer une réunification en 1900. Leur défense du libre-échange les distingue des conservateurs libéraux et catholiques, davantage adeptes du protectionnisme. Ils ne préconisent toutefois nullement une quelconque socialisation des moyens de production. Quant au caractère « extrême » des thèses des libéraux progressistes, il paraît devoir être nettement relativisé au vu de la typologie de N. Bobbio, pour qui « à l’extrême gauche se trouvent des mouvements à la fois égalitaires et autoritaires » et « au centre gauche, des doctrines et des mouvements à la fois égalitaires et libertaires11 ».

Anarchistes, socialistes et extrême gauche

13Alors que c’est en Belgique que la révolution industrielle s’est le plus tôt développée sur le continent, l’organisation de la classe ouvrière est longtemps restée arriérée par rapport aux pays voisins. La faiblesse des salaires et les conditions de travail misérables, ainsi que l’absence de droits politiques et syndicaux et la répression sévère par l’appareil d’État des tentatives d’organisation ouvrière expliquent ce décalage. Certains mouvements politiques commencent à se développer dans le sillage de la création de l’Association internationale des travailleurs, fondée en 1864. La section belge de la I^re Internationale se situe plutôt du côté de Bakounine et est assez influencée par l’anarchisme. Aspirant à la révolution, elle n’envisage pas de participer au système parlementaire, quand bien même les conditions institutionnelles le permettraient12. S’il est possible, en termes d’analyse politologique, de parler à l’endroit de ce courant d’« extrême gauche », la question ne se pose par contre pas au sein de l’enceinte parlementaire, à la différence de ce qu’on a pu noter à propos des libéraux progressistes. S’il ne va jamais connaître d’expression politique très structurée ni massive, le courant anarchiste va néanmoins subsister et marquer à certaines occasions des composantes du mouvement ouvrier belge politiquement organisé13. Sur le plan social, les anarchistes ont joué un rôle déclencheur dans les révoltes populaires de 1886, épisode crucial de l’histoire belge. Dès cette époque, ce courant est critiqué, dénoncé et stigmatisé, non seulement par les catholiques et par les libéraux qui se succèdent au pouvoir (la justice poursuit et condamne vigoureusement les militants anarchistes), mais également par les socialistes, qui développent leur organisation et cherchent à encadrer la classe ouvrière de manière disciplinée14. Le qualificatif « anarchiste » est en lui-même stigmatisant, ce qui explique pourquoi celui d’« extrême gauche », dont l’usage est en outre alors encore limité à la sphère parlementaire, ne semble guère usité à l’égard de ce courant et de ses militants.

14L’apparition du POB en 1885 change la donne politique. L’arrivée sur la scène électorale de ce parti incarnant une tendance rompant avec le schéma essentiellement binaire en vigueur jusque-là modifie la perception des libéraux doctrinaires et des catholiques. À leurs yeux, les socialistes apparaissent comme un véritable danger, bien plus que les libéraux progressistes et au même titre que les anarchistes. Sous la pression d’une grève générale conduite par le POB en 1893, le suffrage est élargi à tous les hommes de 25 ans et plus mais sur une base inégalitaire, conditions de fortune, de diplôme ou de composition de famille permettant de disposer d’une ou de deux voix supplémentaires (le « vote plural »). Ce système permet néanmoins l’entrée au Parlement, en 1894, de députés du POB, qui s’installent quasiment tous à l’extrême gauche de l’hémicycle. Désormais, c’est cette fraction parlementaire qui est qualifiée d’« extrême gauche15 ».

15Le POB est un amalgame d’organisations politiques, coopératives, mutualistes et syndicales. Anticapitaliste et promoteur d’égalité (politique mais aussi sociale) entre les citoyens, il ne peut cependant pas à proprement parler être qualifié de parti d’« extrême » gauche selon les critères de N. Bobbio. Ainsi, le POB est très soucieux du respect de la légalité et des institutions16. Il n’est pas partisan d’une révolution et fait de l’obtention du suffrage universel pur et simple sa revendication majeure, la réalisation de celle-ci devant permettre aux exploités (paysans et ouvriers) d’élire les représentants susceptibles de transformer profondément la société capitaliste. En son sein, le poids des coopératives et la dimension de service social que le POB met en œuvre amènent celui-ci à développer un pragmatisme de plus en plus prononcé.

16L’intrusion des élus socialistes sur la scène parlementaire modifie significativement les pratiques en vigueur à la Chambre, et le ton des discours qui y sont prononcés17. L’origine ouvrière de certains députés du POB (dont des mineurs de fond) est raillée par les élus conservateurs, catholiques ou libéraux. Toute une imagerie est construite, notamment lors des campagnes électorales des catholiques, décrivant les menaces multiples que le POB ferait planer sur la famille, sur la moralité ou sur le patrimoine des bons chefs de famille modérés18.

17Dans leur lutte en faveur du suffrage universel pur et simple, les socialistes font alliance (y compris parfois sous la forme de cartels électoraux) avec les libéraux progressistes. Leur proximité idéologique (contre le cléricalisme, pour l’instruction publique et obligatoire, pour l’égalité politique) et philosophique (les loges maçonniques servent de lieu de rencontre entre les libéraux et certains ténors du POB) les rapproche et les oppose aux catholiques, qui détiennent la majorité absolue jusqu’en 191419. Cette alliance pousse le POB à accentuer progressivement le réformisme qui va devenir l’une de ses caractéristiques les plus marquées20. Les socialistes montrent aussi de plus en plus qu’ils maîtrisent l’organisation de la classe ouvrière et canalisent ses mouvements de révolte. S’ils déclenchent, sous la pression de leur base, trois grèves générales de grande ampleur (en 1893, 1902 et 1913), ils parviennent également à faire reprendre le travail malgré la faiblesse des résultats obtenus, en particulier lors des deux dernières grèves.

18La première décennie du XX^e siècle consacre l’évolution réformiste du POB. Impuissants à briser le pouvoir catholique par les urnes, les socialistes renforcent néanmoins leur quête du pouvoir, ce qui implique un certain nombre de concessions à l’égard du partenaire libéral. Le discours patriotique de plus en plus développé par la direction du parti à l’approche de la guerre renforce le réformisme des socialistes et « leur volonté de s’intégrer dans la société qu’ils étaient censés combattre21 ».

19Face à cette évolution, des voix dissonantes s’élèvent au sein du POB, préconisant une plus grande combativité et critiquant la tentation du « ministérialisme », soit la volonté d’entrer au gouvernement, fût-ce au prix de concessions importantes. Ces critiques proviennent de figures occupant ou amenées ultérieurement à occuper des fonctions importantes au sein du parti (L. de Brouckère, directeur de l’organe de presse du parti, Le Peuple, ou H. De Man, futur président du parti). Toutefois, cette « gauche marxiste, après la proclamation rituelle du point de vue théorique, s’effa[ce] devant la majorité22 ». En revanche, des critiques plus radicales émanent de certains groupes syndicaux (en particulier du syndicat des employés socialistes de Bruxelles, et de son leader J. Jacquemotte) ou politiques, notamment anarchistes, qui vont incarner l’extrême gauche au sein même du POB23. Ces groupes tentent, avec un succès mitigé, de peser sur le parti pour que l’action directe, telle la grève générale, prime le parlementarisme dans la quête du suffrage universel. De manière certes assez inégale, réformisme et aspiration révolutionnaire coexistent donc dans les rangs du POB à la veille de la Première Guerre mondiale.

20C’est à la faveur de celle-ci que les socialistes intègrent le gouvernement belge. À l’issue du conflit, le POB participe au pouvoir en coalition avec les catholiques et les libéraux. Aidé par le contexte révolutionnaire qui touche la Russie et l’Europe et par les très nombreuses grèves qui éclatent dans le pays, il parvient à obtenir une série d’avancées importantes, telles que le suffrage universel masculin pur et simple, la levée des entraves à la liberté syndicale, la journée des huit heures, l’établissement de relations collectives de travail institutionnalisées entre patrons et syndicats, une profonde réforme de la fiscalité ou les bases d’une assurance-chômage nationale. Cependant, le réformisme du POB s’accentue, l’esprit anticapitaliste des débuts s’éloigne et l’intégration dans le système politique « bourgeois » se renforce. Ce parti continue à susciter la méfiance des catholiques et des libéraux. Ainsi, aux élections législatives de 1925 et de 1929, les catholiques diffusent des affiches assimilant socialisme et bolchevisme24. Néanmoins, le POB devient moins effrayant aux yeux des catholiques et des libéraux. L’appellation « extrême gauche » semble de moins en moins utilisée pour désigner le POB et ses élus après la Première Guerre mondiale25, même s’ils continuent à siéger à cette place à la Chambre (tel est d’ailleurs toujours le cas dans l’hémicycle actuel). Ce nouveau changement sémantique est renforcé par le fait que désormais, ce sont les communistes qui incarnent cette tendance : « La présence communiste permit aux socialistes d’apparaître a contrario comme des représentants fréquentables et responsables du mouvement ouvrier26. »

À l’extrême gauche : les communistes

21Le Parti communiste de Belgique naît en 1921 de la fusion, exigée par l’Internationale communiste (Komintern), de deux groupes aux positions différentes. W. Van Overstraeten est la principale figure d’un noyau de deux cents personnes caractérisé par l’antimilitarisme et par l’antiparlementarisme. J. Jacquemotte, principal leader de l’extrême gauche au sein du POB et dans les rangs syndicaux, quitte le parti après avoir tenté d’en infléchir l’orientation réformiste et ministérialiste27. Il emmène avec lui quelque sept cents militants28. Le nouveau parti est de taille très réduite, tandis que les socialistes, auréolés de leurs succès législatifs et soutenus par une composante syndicale dont les effectifs sont en plein essor29, demeurent incontestablement la principale force politique de la classe ouvrière. Malgré sa faiblesse, le PCB obtient deux sièges aux élections de 1925, envoyant à la Chambre ses deux principales figures. Tous deux siègent à proximité des élus socialistes et c’est désormais au PCB qu’est davantage accolée l’étiquette d’extrême gauche, de plus en plus utilisée de manière stigmatisante.

22L’apparition du PCB provoque de vives craintes au sein de l’appareil d’État. En 1923, un procès, monté de toutes pièces, renvoie en cour d’assises une quinzaine de militants communistes pour complot contre la sécurité de l’État. Des avocats renommés, y compris des libéraux et des socialistes, défendent les accusés qui sont tous acquittés30. La tentative de stigmatisation par la voie judiciaire tourne au fiasco.

23L’activité des communistes préoccupe aussi les socialistes. Ceux-ci ne sont plus seulement critiqués pour leur radicalité par les catholiques et par les libéraux, mais aussi, sur leur gauche, par le PCB « pour leur modération, leur abandon idéologique et leurs accommodements avec l’ennemi de classe31 ». Ce n’est pas seulement leur concurrence sur le terrain politique qui est jugée menaçante, mais plus encore leur activisme dans les luttes sociales et au sein de la confédération syndicale socialiste. La popularité de J. Jacquemotte dans le syndicat des employés et celle de J. Lahaut, leader d’une longue grève dans la métallurgie de la région liégeoise en 1921, alors qu’il n’était même pas encore membre du PCB, est telle que la Commission syndicale du POB et des syndicats indépendants adopte en 1924 la motion présentée par son secrétaire, C. Mertens, qui rend incompatible l’appartenance au PCB et l’exercice de toute fonction dirigeante dans le syndicat32. La stigmatisation se double de l’exclusion.

24La particularité du PCB dans le panorama des partis communistes ouest-européens est d’être dirigé, au milieu des années 1920, par une majorité soutenant l’opposition trotskyste dans la lutte qui oppose en URSS Trotsky à Staline. Par différentes manœuvres, le Komintern va renverser ce rapport de force33. Quiconque s’écarte de la ligne imposée par Moscou est bientôt accusé de déviation trotskyste, y compris un leader de premier plan comme J. Lahaut. L’autoritarisme, caractéristique de l’extrême gauche selon N. Bobbio, se manifeste ici clairement, y compris à l’intérieur du PCB, et à la différence de ce qu’on a pu relever dans le cas des libéraux progressistes ou du POB. L’égalité entre les citoyens doit être atteinte par la révolution et les pratiques qui dominent relèvent de ce qu’on appellera le stalinisme.

25Mis en minorité, les partisans de Trotsky, emmenés par W. Van Overstraten, qui fut le premier secrétaire du parti en 1921, quittent le PCB en 192834. Quelques listes sont déposées aux élections tenues l’année suivante ; au milieu des années 1930, une partie des militants décide de pratiquer l’entrisme au sein du POB et de son organisation de jeunesse35.

26Affaibli, le PCB décolle essentiellement grâce à la crise des années 1930. Ainsi, il est actif dans la grève déclenchée par les mineurs du Borinage en désaccord avec les instances syndicales. Le nombre d’adhérents augmente et il progresse lors des élections de 1932, mais en deçà de ses attentes. Il tente également d’organiser des marches de chômeurs, sans grand succès. Au milieu des années 1930, le PCB est « un parti de chômeurs, socialement confiné et groupusculaire, [...] à la nuance près, elle est de taille, qu’il dispose de trois députés, donc d’une base d’agitation que les circonstances peuvent rendre ponctuellement efficace36 ». C’est surtout dans la critique de l’action gouvernementale du POB et dans le contexte de montée du fascisme et de crise du parlementarisme que le PCB triple le nombre de ses élus en 1936. Le vote communiste exprime désormais la déception vis-à-vis des socialistes. Dans les rangs même du POB, des tensions engendrent le départ d’un député pour le PCB, soulevant l’espoir au sein du Komintern qu’« il ne serait pas seul et que sa fronde pourrait amener la création d’un parti de la gauche socialiste. Une fois encore se vérifie cette règle permanente : depuis 1921, aucune scission ne réussira à écorner la social-démocratie belge : si le bénéfice électoral paraît certain, [le député] Marteaux n’est suivi d’aucun militant en vue37 ». À ce jour, cette règle n’est pas démentie.

27Comme ailleurs en Europe occidentale, c’est surtout à la faveur de la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale que le PCB a accru son aura38. Il entre au gouvernement fin 1944, revendique cent mille membres en 1945 et remporte 23 sièges en 1946, lors des premières élections législatives organisées après la Libération. Ce scrutin a clairement été postposé pour limiter, avec succès, le score communiste. Sur les listes communistes municipales déposées quelques mois plus tard figurent bon nombre de résistants de diverses sensibilités, y compris des libéraux. Outre qu’ils mettent à mal la cohérence idéologique du PCB, ils en quitteront rapidement les rangs. Pendant la guerre et dans la foulée, le PCB ne poursuit pas une stratégie de révolution mais cherche à s’intégrer à la société belge et à ses structures. Malgré certains conflits sociaux importants, l’explosion révolutionnaire n’est pas à l’ordre du jour à la Libération et le pacte social conclu entre patronat et syndicats jette les bases d’une paix sociale durable. Au gouvernement, les ministres communistes sont notamment amenés à avaliser l’interdiction de certaines grèves. Le PCB apparaît de moins en moins comme une menace pour l’ordre établi. Cette respectabilité durement et fraîchement acquise sera cependant de courte durée. Dès 1947, les ministres communistes quittent le gouvernement et, contexte de Guerre froide aidant, n’y reviendront jamais. Au sein de la nouvelle confédération syndicale créée par les socialistes, les communistes et les syndicalistes d’action directe (renardistes) – la FGTB – les dirigeants communistes perdent également bientôt les postes à responsabilité.

28Lors des congrès de 1954 et de 1960, le PCB marque très nettement un tournant pragmatique et réformiste au sens premier du terme. Il ne cherche pas « à rejoindre la social-démocratie [...]. Il rest[e] radical par son envie de changements profonds. Radical mais pas extrême39 ».

29Depuis la sortie de la guerre, et malgré ces évolutions, le PCB a subi un déclin quasi linéaire jusqu’à la perte de son dernier parlementaire en 1985 et sa scission en deux formations linguistiquement distinctes en 198940. Actuellement, le PC est fragmenté en plusieurs fédérations à Bruxelles et en Wallonie, tandis qu’il s’est dissous en Flandre. Il ne dispose plus que de quelques conseillers municipaux, élus sur des listes de cartel41. Davantage que stigmatisé, le PC est surtout tombé dans l’oubli quasi général.

Une extrême gauche plurielle

30Depuis 1985, plus aucun parlementaire n’est issu d’une formation qualifiée de parti d’extrême gauche. Néanmoins, plusieurs petits partis ne disposant pas de représentation parlementaire sont considérés comme tels. Relevant de différentes mouvances (communiste, trotskyste, maoïste...), de nombreuses formations ont vu le jour depuis la Libération. Comme les trotskystes à la fin des années 1920, les partis se réclamant du maoïsme sont nés d’une scission d’avec le PCB. Les multiples scissions au sein de ce courant ainsi que parmi les formations trotskystes ont porté la division des partis et groupuscules d’extrême gauche en Belgique à son apogée dans les années 1960 et 197042. À cette époque, le qualificatif d’« extrême gauche » est employé non seulement par les partis de droite (catholiques ou libéraux ; ces derniers sont désignés à partir des années 1960 dans le vocabulaire politique belge comme étant de droite), mais aussi par les socialistes ou par le PCB, qui utilise également les termes « gauchisme » et « gauchistes43 » comme invectives, reproduisant en quelque sorte ce qu’il a subi quelques décennies auparavant de la part des socialistes.

31La multiplication des partis maoïstes et trotskystes a probablement contribué à l’affaiblissement du PCB44, même si on ne peut nier que ces formations ont également attiré, à titre militant ou lors des échéances électorales, des publics que les communistes ne parvenaient guère ou plus à mobiliser (étudiants, certaines catégories d’intellectuels ou d’ouvriers...). À l’instar du PCB par rapport aux socialistes, les partis maoïstes et trotskystes ont, en critiquant le réformisme du PCB et en incarnant l’extrême gauche, contribué à faire perdre l’étiquette « extrême » au PCB45. Quelle que soit la stratégie adoptée à l’égard de la social-démocratie (entrisme ou existence autonome, tentative de rapprochement ou opposition frontale...), aucun n’a cependant réussi à prendre la place qu’a pu occuper un temps le PCB. Et tous, comme lui auparavant, se sont heurtés au poids et à l’enracinement du parti socialiste en Belgique, et en particulier en Wallonie, où la gauche et l’extrême gauche ont toujours mieux réussi qu’en Flandre. La présence d’un discours assez marqué à gauche au sein du PS, la force du mouvement syndical socialiste et la montée en puissance des partis écologistes expliquent également la marginalité de l’extrême gauche46.

32La fragmentation reste aujourd’hui encore l’une des principales caractéristiques de l’extrême gauche en Belgique47 puisqu’une demi-douzaine de partis environ sont considérés comme relevant de cette tendance. Marginalisé, le PC a en quelque sorte fait son retour dans cette sphère, qu’il ne domine cependant plus. Le Parti du travail de Belgique (PTB), d’origine maoïste, a en effet connu ces dernières années une progression importante en nombre d’adhérents et sur le plan électoral. Son changement de discours, marqué désormais par l’abandon d’une rhétorique assez doctrinaire au profit de la mise en avant de revendications beaucoup plus pragmatiques, est assurément l’un des facteurs de ce changement. À côté d’eux figurent plusieurs partis d’obédience trotskyste, parfois de taille très réduite mais pas inactifs pour autant.

33Globalement, on constate que « les courants historiques marxistes-révolutionnaires et communistes ont donc assoupli leurs positions dans les faits, mais sans avoir réellement débattu et reconnu cette évolution48 ». Néanmoins, la dénomination de ces partis et leur qualification ou non d’« extrême gauche » demeure un enjeu de lutte politique et symbolique. Plusieurs dirigeants libéraux désignent en ces termes le PTB, et notamment son rôle dans les luttes sociales, pour mieux le stigmatiser49. Celui-ci tente visiblement de rompre avec ce type d’appellation, se présentant plutôt comme la « vraie » gauche par rapport aux renoncements du PS qu’il dénonce. Plus largement, les partis de cette tendance s’autodésignent surtout en utilisant les termes « gauche radicale », « gauche anticapitaliste » ou « gauche de gauche » dans un souci manifeste de sortir de leur exclusion.

34Dans le champ partisan belge, l’expression « extrême gauche » a été utilisée par les acteurs politiques pour désigner des réalités très différentes, allant successivement des libéraux progressistes aux socialistes, puis aux communistes et enfin aux trotskystes et aux maoïstes. L’analyse montre que ce vocable a certes été utilisé pour localiser géographiquement certaines composantes au sein de la Chambre des représentants. Mais il a surtout été employé pour stigmatiser des adversaires politiques, soit par des groupes politiques éloignés (les catholiques en particulier), soit par des tendances idéologiquement plus proches mais soucieuses de se démarquer elles-mêmes de leurs adversaires (les socialistes par rapport aux communistes ou ces derniers par rapport aux trotskystes et aux maoïstes).

35Cette utilisation politique et polémique des termes « extrême gauche » ne recoupe pas toujours la réalité analysée d’un point de vue scientifique. L’emploi de la catégorisation de N. Bobbio fait apparaître un contraste important entre la qualification des libéraux progressistes ou des socialistes et leur positionnement idéologique réel : l’attachement des premiers à l’égalité ne concerne que la sphère des droits civils et politiques et, pas plus que les seconds, ils n’entendent réaliser leurs objectifs par des voies autoritaires. Parler à leur égard d’« extrême gauche » relève donc davantage de la polémique que de l’analyse.

36On peut cependant s’interroger sur la pertinence de la classification de N. Bobbio, en particulier par rapport à l’adjectif « extrême ». Dans le contexte contemporain où la démocratie représentative et ses règles semblent acceptées par l’ensemble des partis décrits dans ce chapitre, employer le critère d’autoritarisme pour définir les partis qualifiés d’« extrême » ne condamne-t-il pas fatalement l’analyse à ne plus pouvoir désigner aucun mouvement par ce qualificatif ? Naît alors une autre interrogation : que faut-il entendre aujourd’hui par « extrême gauche » ? L’anticapitalisme est-il le principal élément, voire le seul d’une éventuelle nouvelle définition ? Mais en proposant cette réflexion, ne risque-t-on pas précisément de retomber dans la confusion entre polémique et analyse...