Vers un homme nouveau ?
|Introduction
Texte intégral
« Ce n’est pas en manœuvrant des enfants qu’on détermine le destin. »
Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, I, 9
Entrer à « l’intérieur de l’école »
- 1 Willi Bredel (1901-1964) est un ouvrier tourneur membre du KPD qui devient célèbre dans les années (...)
- 2 En 1967, le photographe français Willy Ronis effectue un photoreportage en RDA. Voir Neumann N., « (...)
1En avril 1971, le photographe de presse ouest-allemand Klaus Lehnartz est en reportage à Berlin-Est et prend un cliché de la 14e école polytechnique Willi Bredel dans l’arrondissement de Mitte1. Depuis le début des années 1970, dans le cadre de l’Ostpolitik de Willy Brandt, des journalistes de la RFA sont autorisés à faire des photoreportages sur la RDA2.
2Au premier plan, un parking peu rempli accueille des voitures et des mobylettes appartenant certainement au personnel enseignant. Devant le bâtiment, trois drapeaux ont été hissés mais le vent quasi inexistant rend difficile leur identification. Il doit s’agir des drapeaux des organisations de jeunesse – l’organisation des Pionniers et la Jeunesse Libre Allemande – et peut-être de la RDA. À l’arrière-plan, le bâtiment de l’établissement scolaire témoigne par son architecture et ses matériaux de sa construction récente, certainement à la fin des années 1960. Mais le cadrage choisi par le photographe conduit le regard du lecteur à être attiré par un slogan en lettres majuscules inscrit sur les fenêtres des trois étages de la façade principale de l’école : « Le marxisme-léninisme est la conception du monde scientifique de la classe ouvrière victorieuse ! »
3À la vue des lettres légèrement bancales, ce slogan caractéristique de l’agitation politique communiste semble avoir été réalisé par des élèves de l’établissement. Il résume en quelques mots l’image officielle que diffuse le régime communiste est-allemand depuis sa fondation en 1949.
4L’intention de Klaus Lehnartz est de montrer que l’École en RDA est clairement une entreprise d’État qui sur la base de l’idéologie marxiste-léniniste endoctrine les élèves. Au-delà de la rhétorique officielle, qu’en est-il vraiment au quotidien ? Comment fonctionne le système scolaire d’un régime communiste ?
- 3 Christian M., Droit E., « Écrire l’histoire du communisme : l’histoire sociale de la RDA et de la P (...)
5Depuis la création de la RDA en octobre 1949, la majorité des spécialistes en sciences de l’éducation et des historiens ouest-allemands explique le fonctionnement de l’institution scolaire est-allemande à travers une grille de lecture totalitariste dans laquelle un « parti-État », le parti socialiste unifié (SED), distinct de la société, en viendrait à l’englober et à en déterminer le développement interne3. Ces chercheurs réduisent l’histoire de l’école à la volonté des dirigeants est-allemands exprimés dans leur discours, les programmes et les manuels scolaires ou symbolisés par des manifestations publiques d’agitation politique. Sans volonté d’occulter le caractère dictatorial de la RDA, nous pensons qu’il ne faut pas être victime de l’illusion idéologique produite par ce régime de dictature moderne qui se donne à voir comme une réalité cohérente et fermée sur elle-même. Ainsi, la mise en scène dans l’espace public d’une idéologie sous la forme de slogans officiels définis comme le code de l’ordre politique, socio-économique et culturel par les plus hauts représentants de l’État n’indique nullement ce qu’elle représente pour ceux qui en font l’expérience au quotidien, enseignants comme élèves. Plus que la recherche de l’écart entre les intentions éducatives de la RDA et la réalité au quotidien, plus que l’étude traditionnelle de l’institution scolaire en tant que lieu d’acquisition de connaissances et de savoir-faire, l’objectif de ce livre est d’inviter le lecteur à « rentrer à l’intérieur » de cette école est-allemande, c’est-à-dire à dépasser le niveau discursif et structurel pour partir sur les traces des expériences vécues et tenter de comprendre comment ce système scolaire socialiste a fonctionné au quotidien entre 1949 et 1989.
Le choix de l’École comme observatoire
- 4 Kott S., « Pour une histoire sociale du pouvoir en Europe communiste : introduction thématique », R (...)
6Comme le rappelle l’historienne Sandrine Kott dans l’introduction au numéro spécial de la Revue d’histoire moderne et contemporaine consacré en 2002 à une histoire sociale du pouvoir en Europe communiste, le choix d’un observatoire est justifié par sa valeur heuristique c’est-à-dire l’apport en terme de connaissances et de compréhension du champ d’étude4. Dans le cadre de cette recherche, il découle d’une mobilisation d’outils et de concepts empruntés à la sociologie.
- 5 L’institution scolaire occupe dans la sociologie de Bourdieu le rôle que joue l’Église dans celle (...)
7L’École permet d’analyser par le bas la façon dont les logiques politiques, sociales et culturelles d’un État s’expriment. Quelle que soit la nature du régime politique en place, l’institution scolaire représente en effet l’instance qui permet dans une société moderne d’imposer à tous les citoyens les normes politiques et culturelles dominantes. Nous empruntons à Pierre Bourdieu la thèse selon laquelle l’École joue un rôle important dans l’établissement du monopole de la violence symbolique de l’État5.
8Dans le cadre de la zone d’occupation soviétique puis de la RDA, l’École se situe au cœur du projet prométhéen de transformations radicales de la société. Plus qu’une machine à instruire les enfants, l’École en RDA est pensée comme une matrice de culture et d’identité politique destinée à construire une société nouvelle et à assurer sa pérennité.
- 6 Pour les régimes fascistes, voir Matard-Bonucci M-A., Milza P. (dir.), L’Homme nouveau dans l’Euro (...)
9La configuration du champ scolaire est telle que cette entreprise d’État ne souffre d’aucune concurrence : depuis une directive de l’administration militaire soviétique en Allemagne (SMAD) en date du 25 août 1945, les écoles privées ont été fermées. Par conséquent, les Eglises ne peuvent pas réellement se poser en institution concurrente de l’État dans le champ scolaire. Au moment de la création de la RDA le 7 octobre 1949, l’École représente pour les dirigeants du SED un double enjeu, à la fois de reproduction du système politique et d’enracinement d’une identité culturelle socialiste chez les jeunes générations. Elle doit constituer le creuset de l’homme socialiste nouveau6 dont les contours sont dessinés par les pédagogues est-allemands dans une triple tradition allemande, marxiste et soviétique. Elle concentre tous les espoirs de voir s’établir et se perpétuer une société socialiste, renvoyant à cette croyance selon laquelle la transformation de la société passe par l’éducation.
- 7 Le self fait l’objet de maintes réflexions de la sociologie américaine depuis les pragmatistes, et (...)
- 8 Rodden J., Repainting the little Red Schoolhouse. A History of Eastern German Éducation 1945-1995, (...)
10Porté au départ par un incroyable optimisme pédagogique, le SED tente d’imposer avec plus ou moins de succès selon les classes d’âge tout un ensemble de normes et de valeurs relevant de la « civilisation socialiste ». Cette référence à Norbert Elias nous permet déjà de poser une première question relative à la construction d’un sujet socialiste7 : Comment les individus intériorisent les normes socialistes véhiculées par l’École ? Est-ce que ces dernières en viennent in fine à devenir une des composantes de leur identité ? Derrière ces interrogations émerge l’hypothèse selon laquelle l’éducation socialiste repose sur l’intériorisation de contraintes exercées sur l’individu par lui-même et ceux qui l’encadrent (famille, éducateurs) et qui se transforment par la suite en autocontraintes. Comme l’École en RDA est un lieu extrêmement idéologisé, où le politique a forcément influencé la construction des identités des élèves, une attention toute particulière doit être portée à la construction du sujet socialiste et au processus de socialisation dans le cadre de cette « dictature éducative. » Nous prenons ainsi nos distances avec le modèle « presse-bouton » de l’école totalitariste qui considère uniquement l’École comme une « usine » à produire les futurs citoyens socialistes8.
11Vouloir rentrer à l’intérieur de l’école, c’est retrouver derrière l’institution les acteurs en chair et en os en interaction avec les structures du pouvoir communiste. L’objectif est de conduire une « étude raffinée » des faits sociaux à l’École c’est-à-dire cerner les relations, les comportements, les représentations, les actions des acteurs de l’univers scolaire. Pour des questions de sources et de définition du sujet, les élèves des écoles professionnelles (Berufschule) et les élèves handicapés (Sonderschule) ne sont pas pris en compte dans cette recherche.
Le terrain de l’enquête : Berlin-Est
- 9 Le Bezirk est le résultat d’un nouveau découpage administratif de la RDA en 1952 qui remplace les (...)
12Ce livre s’appuie essentiellement sur les résultats d’une enquête de terrain réalisée à l’échelle de Berlin-Est. Cette région administrative (Bezirk)9 se trouve être également la capitale de la RDA.
13C’est l’échelle micro-historique qui a été privilégiée pour cette étude. Le choix de cette « ville-front », de cette zone frontière où la dictature communiste est confrontée à la concurrence réellement existante (et directe jusqu’en 1961) du modèle capitaliste implique l’abandon de toute prétention à la généralisation. Mais cette question de la généralisation est moins à poser en termes de représentativité que de champ de validité Le processus de généralisation ne consiste pas à atteindre la totalité par addition ou multiplication. Nous pensons qu’il existe des échelles plus pertinentes que d’autres pour développer certaines problématiques et tester certaines hypothèses. Un phénomène aussi massif que l’École se lit en termes tout à fait différents si on l’appréhende à travers l’échelle micro, régionale ou nationale. Travailler à l’échelle micro, c’est restituer dans sa plus grande complexité une expérience sociale spécifique. Nous ne cherchons pas à opposer un haut et un bas, un niveau macro et un niveau micro, mais nous sommes convaincus que l’échelle micro est plus adaptée à la réalité sociale que nous voulons saisir.
14Berlin-Est constitue un terrain d’enquête exceptionnel dans le sens où elle est à la fois un terrain idéal et singulier. Idéal en raison de son statut de capitale de la RDA car la ville concentre un nombre important d’élites politiques et culturelles (dont les enfants fréquentent les écoles) et le régime communiste y déploie, prestige oblige, des moyens importants en matière d’éducation, pour faire face à la concurrence de Berlin-Ouest. Singulier car Berlin-Est permet d’observer au plus près les influences culturelles occidentales et la réception de déchirures événementielles comme le soulèvement populaire du 17 juin 1953, la construction du Mur le 13 août 1961 et sa chute le 9 novembre 1989.
15Si Berlin-Est est le principal terrain d’enquête, nous avons tenu à développer des points de comparaison dans l’espace en travaillant sur des zones rurales (le Mecklembourg) et d’autres régions urbaines (Leipzig, Karl-Marx-Stadt, Potsdam, Francfort/Oder).
Une démarche novatrice sur le plan historiographique
16Ce projet de recherche s’inscrit dans le cadre d’un mouvement de production historiographique qui existe depuis le début des années 1950 et qui a connu une croissance exponentielle depuis 1990 et l’ouverture des archives officielles du défunt régime. Or, dans le champ historiographique sur l’institution scolaire, la démarche socio-historique est rarement mobilisée en Allemagne.
- 10 Günther K-H., Uhlig G., Geschichte der Schule in der DDR 1945-1971, Berlin-Est, Volk und Wissen, 19 (...)
- 11 Baske S., Engelbert M. (dir.), Zwei Jahrzehnte Bildungspolitik in der SBZ, deux volumes, Berlin-Oue (...)
- 12 Lange M. G., Totalitäre Erziehung. Das Erziehungssystem der Sowjetzone Deutschlands, Francfort/M, V (...)
- 13 Froese L., Sowjetisierung der deutschen Schule, Freiburg, Herder, 1962. ; Möbus G., Psychologie und (...)
- 14 Anweiler O., Schulpolitik und Schulsystem in der DDR, Opladen, Leske und Budrich, 1988.
17Outre-Rhin, l’École est avant tout un objet d’étude des spécialistes en sciences de l’éducation. À la différence de la France, aucun historien n’a réellement investi ce terrain d’enquête. Le début des recherches sur le système scolaire est-allemand remonte en RDA comme en RFA aux milieux des années 1950 et il est naturellement marqué par le climat idéologique de guerre froide. En RDA, les chercheurs décrivent dans les différents volumes de la collection Monumenta Paedagogica de façon hagiographique les étapes qui ont conduit à la construction de l’École socialiste10. En RFA, les recherches se trouvent limitées par l’impossibilité d’accéder aux archives. Mais les chercheurs disposent des textes normatifs comme les lois, les décrets, si bien qu’ils se concentrent sur l’étude de la politique éducative et des structures du système scolaire est-allemand11. Ils conduisent leurs travaux dans une perspective comparative implicite avec le système scolaire ouest-allemand. Le but in fine est de délégitimer le système scolaire de l’autre. Les travaux ouest-allemands ont en effet toujours été l’occasion de dénoncer « l’éducation totalitaire12 », une « école soviétisée », coupée de ses racines allemandes13, ce qui est une façon de nier à la RDA un héritage éducatif allemand. L’approche totalitariste a dominé le champ d’étude du système scolaire jusqu’en 198914 même à l’époque de l’« immanence critique » dans les années 1970 où des politistes comme Glaessner et Ludz cherchaient à comprendre la RDA dans son contexte propre en postulant l’autonomie de la société par rapport à l’« État-SED ».
- 15 Fuhr C., Furck C.-L. (dir.), Handbuch der deutschen Bildungsgeschichte, t. VI, vol. II : DDR, Munic (...)
18Depuis le début des années 1990 et l’ouverture des archives, les analyses dans le domaine de l’histoire de l’école est-allemande continuent en Allemagne d’être prises en charge par les spécialistes qui s’inscrivent le plus souvent dans la tradition totalitariste15.
- 16 Geissler G., Wiegmann U., Schule und Erziehung in der DDR., Berlin, Luchterhand, 1995 ; Id., Pädago (...)
- 17 Benner D., Sladek H., Vergessene Theorienkontroversen in der Pädagogik der SBZ und DDR 1946-1961, W (...)
- 18 Grammes T., « Staatsbürgerkunde zwischen Katechetik und Dialektik : Interpretationsrahmen zu einer (...)
- 19 Hohlfeld B., Die Neulehrer in der SBZ/DDR 1945-1953. Ihre Rolle bei der Umgestaltung von Staat und (...)
- 20 Pour une réflexion sur les possibilités d’une comparaison de la RDA avec des pays d’Europe occiden (...)
19Ces recherches se concentrent essentiellement sur trois points : l’étude de l’évolution du système scolaire16, la théorie pédagogique17 et les disciplines enseignées18. En plus de ces études structurelles ou didactiques, une catégorie d’acteurs du monde scolaire a retenu tout particulièrement l’attention des chercheurs : la figure de l’enseignant et plus particulièrement des Neulehrer, ces nouveaux enseignants recrutés pour remplacer les instituteurs nazis et censés être les « hussards du socialisme19 ». Ces recherches sont dans l’ensemble très autoréférentielles dans la mesure où elles sont très souvent dominées par un souci de comparaison avec le IIIe Reich alors que la comparaison avec les autres pays d’Europe de l’Est ou de l’Ouest n’a par contre pas encore été développée20.
- 21 Häder S., Tenorth H.-E. (dir.), Bildungsgeschichte einer Diktatur : Bildung und Erziehung in SBZ un (...)
- 22 Häder S., Schülerkindheit in Ost-Berlin : Sozialisation unter den Bedingungen der Diktatur (1945-19 (...)
- 23 Wierling D., op. cit.
20Le plus souvent, la recherche allemande identifie et étudie des structures et des relations de pouvoir qui commandent les mécanismes sociaux21 mais il n’est jamais rien dit ou presque des expériences, des perceptions et des intentions des individus. En 1998, la sociologue d’origine est-allemande Sonja Häder a publié les résultats d’une recherche sur les transformations du quotidien scolaire des enfants entre 1945 et 1958 à l’exemple d’une école de Berlin-Est22. En s’appuyant essentiellement sur l’histoire orale, elle a cherché à savoir quelles expériences ont pu connaître les enfants qui ont grandi sous la dictature communiste en tentant de défendre la thèse de la « normalité du quotidien » déjà formulée pour le national-socialisme. La dimension subjective et la volonté de saisir les expériences vécues par une génération sont également au cœur de l’ouvrage de Dorothee Wierling sur la génération 194923. En croisant des archives officielles avec toute une série d’entretiens, l’historienne allemande reconstruit dans les premiers chapitres de son livre non seulement les processus de socialisation de représentants de cette classe d’âge mais également la façon dont ils ont vécu leur enfance et leur adolescence.
La constitution d’un corpus de sources riche et varié
Entre archives officielles et archives de terrain
- 24 François E., « Révolution archivistique et réécritures de l’histoire : l’Allemagne de l’Est », Rous (...)
- 25 François E., « Les trésors de la Stasi ou le mirage des archives », Boutier J., Julia D. (dir.), Pa (...)
21L’ouverture des archives de l’ex-RDA au début des années 1990 liée à une politique volontariste du gouvernement ouest-allemand a été qualifiée par l’historien Étienne François de « révolution archivistique24 ». Elle offre une chance unique et extraordinaire aux historiens du communisme. L’historien est au sens propre du terme submergé par les sources institutionnelles. Mais il faut être conscient de deux dimensions liées aux archives officielles : d’une part, il faut prendre en considération les intentions de ceux qui rédigent les rapports et les transmettent à la hiérarchie25 ; d’autre part, comme l’historien est au « bout de la chaîne » pour reprendre l’expression de Marc Bloch, il faut lutter contre l’accumulation de filtres et d’obstacles entre l’historien et le document. Les archives officielles de la RDA présentent pour les années 1950 un réel intérêt qualitatif pour saisir les bouleversements de l’institution scolaire. À partir des années 1960, les rapports officiels, quel que soit le niveau de production, sont recouverts par la langue de bois, si bien que l’archive officielle de la RDA se situe souvent au-delà de la réalité : elle ne la reflète pas, elle la rêve. L’historien se trouve devant un écran de fumée qui empêche toute reconstruction du réel.
- 26 Cet institut dirigé par Walter Friedrich dépend du Bureau pour les questions sur la jeunesse du Co (...)
- 27 L’institut central allemand de pédagogie (Deutsches Pädagogisches Zentralinstitut, DPZI) est crée (...)
22Pour contourner les effets problématiques des archives officielles, nous nous appuyons également sur des enquêtes d’opinion. La RDA a longtemps méprisé les enquêtes d’opinion et la sociologie considérée comme une « science bourgeoise ». L’Institut central de la Jeunesse de Leipzig (ZIJ) n’est créé qu’en 196626. Mais en fait les enquêtes d’opinion auprès de la jeunesse sont déjà pratiquées par l’institut central allemand de pédagogie27 (DPZI) dans les années 1950 et par les directions régionales de la Jeunesse Libre Allemande au début des années 1960.
- 28 Droit E., « L’éducation en RDA ou la quête de l’homme socialiste nouveau (1949-1990) », Histoire de (...)
23À côté des enquêtes d’opinion, nous avons eu l’ambition de récolter des « archives de terrain ». Cette enquête a constitué une inlassable traque aux indices empiriques souvent délaissés par la recherche allemande. Cela n’a pas été pas sans difficultés. Une large partie de l’enquête de terrain effectué à Berlin entre 2001 et 2005 a été consacrée à la recherche de ces sources dites de terrain28. Par cette expression, nous entendons les documents produits dans le cadre du quotidien scolaire par des acteurs locaux comme le directeur d’un établissement ou les enseignants : procès-verbaux de l’équipe pédagogique, chroniques scolaires, journaux de bords… Cette documentation donne accès à des informations souvent cachées par les sources officielles : les difficultés matérielles, les tensions à l’intérieur de l’équipe pédagogique, la concurrence entre enseignants et fonctionnaires politiques, l’impact des réformes scolaires, les pratiques éducatives
24Mais l’énorme défi méthodologique est de travailler en partie sur un groupe d’acteurs souvent présentés comme « les grands muets de l’histoire », à savoir les élèves. En dehors des romans ou des autobiographies, leurs témoignages sur la vie à l’école sont très rares. Les enfants et les adolescents s’expriment peu par le biais de l’écrit, à moins de considérer leurs travaux scolaires comme des sources, ce qui n’est pas sans poser des problèmes méthodologiques. Ces derniers renseignent en effet davantage sur le mode de fonctionnement de l’école c’est-à-dire la façon dont l’idéologie marxiste-léniniste est plus ou moins bien intériorisée ou la façon dont certains élèves la détournent pour transgresser les normes de comportements. Les sources disponibles sont donc sauf exception souvent indirectes, rédigées par des adultes : le directeur d’école, l’enseignant, le fonctionnaire de la FDJ ou l’inspecteur scolaire sont les individus qui s’expriment sur les élèves. Pour cerner les comportements d’une catégorie d’acteurs « muets », l’historien doit faire preuve d’imagination et mobiliser un large éventail de documents.
L’apport de la photographie et de l’histoire orale
- 29 Les photographies officielles étaient toutes l’œuvre de professionnels travaillant pour l’Allgemei (...)
25Confronté à la langue de bois et aux « silences » de certaines archives écrites, nous avons complété notre corpus de sources par la photographie dont l’emploi apporte une valeur ajoutée à ce projet de recherche. En mobilisant la photographie, l’idée était de ne pas cantonner son emploi à un simple rôle illustratif mais de l’analyser afin de pouvoir poser un regard riche en détails sur la réalité de l’École, sur la dimension symbolique de l’aménagement des classes, sur le vécu des acteurs de l’institution (activités, fêtes, rituels). Nous avons rassemblé un corpus qui se répartit en un fond de photographies officielles29 destinées à illustrer les livres et les brochures de la maison d’édition Volk und Wissen et en un fond de clichés d’amateurs, trouvés dans les archives de terrain. L’analyse des photographies officielles permettent de déconstruire la politique visuelle du ministère de l’Éducation c’est-à-dire la façon dont il entendait donner à voir l’École en RDA. Cependant la dichotomie entre photographie officielle et photographie « privée » mérite d’être interrogée car elle est à bien des égards trop simpliste. Ces deux sphères sont en fait en contact permanent et s’influencent mutuellement. Les personnes qui prennent des photographies à titre privé vivent dans un monde d’images dont les motifs sont fixés par des photographes de presse professionnels c’est-à-dire en dernier lieu par l’État. Le rapport entre Bild et Bildung, entre image et culture de l’image, ne doit pas être négligé car les individus qui vivent dans un monde d’images peuvent avoir consciemment ou non l’envie de reproduire ces motifs diffusés par les autorités.
26Le recours aux entretiens vient compléter le corpus de sources mobilisé pour cette enquête. Nul besoin de rappeler combien la sociologie et l’ethnologie font usage de cette technique depuis longtemps.
27Cette « archive provoquée » par l’historien soulève la question de son emploi dans le récit historique. Nous travaillons avec la mémoire sélective d’individus qui par l’évocation de souvenirs personnels cherchent parfois à justifier leur action ou leur politique. Au-delà de ces difficultés méthodologiques, l’entretien permet de travailler sur l’expérience concrète d’anciens élèves et enseignants relative à l’éducation militaire, à la stigmatisation politique dans les années 1950.
28Pour cette recherche, nous avons conduit trente entretiens semi-dirigés. Nous avons varié les conditions d’âge, de sexe, de degré d’adhésion au régime. Les personnes interviewées appartiennent à différentes classes d’âge scolarisées ou actives au sein de l’institution scolaire entre 1949 et 1989. Nous avons parfois travaillé avec les membres d’une même famille pour mettre en relief sur plusieurs générations un maillage social de la mémoire, la transmission de valeurs, les évolutions de comportements (en terme de goûts culturels par exemple) et de modes de pensée. Ces entretiens n’ont pas une prétention à la représentativité, mais ils permettent de travailler sur l’expérience du monde scolaire reconstruite en fonction d’un contexte présent.
29L’architecture générale du livre repose sur une logique diachronique articulée autour de deux grandes périodes : 1949-1959/1961, 1961-1989. Elle repose sur cette hypothèse de recherche qui constitue la problématique de l’ouvrage : l’École en RDA s’est stabilisée à partir des années 1960 en renforçant sa dimension de contrôle, de discipline et de surveillance au prix de la dimension éducative politique et du projet utopique de l’homme socialiste nouveau. Ce changement de paradigme s’est accompagné d’un apprentissage des normes de comportements et d’une diffusion de la domination jusqu’aux élèves sous la forme de fonctions d’encadrement et de surveillance au sein des organisations de jeunesse voire pour la police politique.
30Nous avons choisi 1949 comme terminus post quem car cette date marque le début de la construction de l’école socialiste. Nous serons naturellement amenés à revenir sur la période de l’immédiat après-guerre (1945-1949) marqué par des bouleversements importants au niveau des structures et du personnel. Entre 1949 et 1959-1961, la socialisation des élèves est marquée par les conséquences humaines et matérielles de la guerre, les ambitions socialistes de transformation en profondeur de l’école (structure, cadre spatial et temporel) et la pression directe de la concurrence du modèle occidental. Tout cela ne se produit pas sans heurts et sans transgression par les élèves de l’ordre socialiste.
31La période qui s’ouvre avec la fin des réformes structurelles et la construction du Mur (1959/61-1989) marque un changement de générations tant au niveau des enseignants que des élèves. Elle correspond à une phase de stabilisation structurelle de l’institution scolaire qualifiée désormais d’école polytechnique où des acteurs éducatifs comme l’entreprise et l’armée se voient confier d’importances fonctions. Les normes de comportements sont acceptées par une large majorité des parents d’élèves. S’il y a des « actes de provocation » dans les écoles, ils sont essentiellement d’ordre culturel (jeans, cheveux longs) et non plus politique, même s’ils continuent à être perçus comme politiques !
32La stabilité relative du champ scolaire permet aux autorités éducatives de diffuser certaines valeurs comme la paix, la patrie ou le socialisme que les élèves se réapproprient. En dépit de la construction de sujets plus ou moins socialistes, la majorité des élèves est tournée vers l’Ouest par le biais des médias et de la famille. Cette stabilisation va de pair avec un renforcement de la dimension disciplinaire de l’école à partir du début des années 1970. L’école devient un lieu très bien encadré qui a tendance à se transformer en un instrument de contrôle et de surveillance par l’intermédiaire de la militarisation croissante de l’éducation et la politique de recrutement de collaborateurs officieux par la police politique. Le projet prométhéen de départ – former l’homme socialiste nouveau – se réduit à assurer la formation d’une petite élite de socialistes convaincus. C’est dans ce contexte de rigidité idéologique que s’effondre le système éducatif à l’automne 1989. Cette déchirure provoque un effondrement quasi immédiat des structures d’encadrement éducatives qui sont jetées aux oubliettes de l’histoire.
Notes
1 Willi Bredel (1901-1964) est un ouvrier tourneur membre du KPD qui devient célèbre dans les années 1930 avec la publication de son roman Le test (Die Prüfung) dans lequel il raconte son expérience concentrationnaire en 1933-1934. Après un exil en URSS, il s’installe en RDA où il continue ses activités d’écrivain tout en s’engageant activement au sein du SED et des organisations de masse. Il est notamment entré en 1954 au Comité central du SED.
2 En 1967, le photographe français Willy Ronis effectue un photoreportage en RDA. Voir Neumann N., « Wie erscheint sie so schön… », Bilder von der DDR für ein franzosisches Publikum. Eine Photoreportage von Willy Ronis, Zeitschrift für Sozialwissenschaften, avril 2004, p. 13-20.
3 Christian M., Droit E., « Écrire l’histoire du communisme : l’histoire sociale de la RDA et de la Pologne communiste en Allemagne, en Pologne et en France », Genèses, no 61, 2005, p. 118-133.
4 Kott S., « Pour une histoire sociale du pouvoir en Europe communiste : introduction thématique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 2, avril-juin 2002, p. 13.
5 L’institution scolaire occupe dans la sociologie de Bourdieu le rôle que joue l’Église dans celle du sociologue allemand Max Weber.
6 Pour les régimes fascistes, voir Matard-Bonucci M-A., Milza P. (dir.), L’Homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945). Entre dictature et totalitarisme, Paris, Fayard, « Nouvelles études contemporaines », 2004.
7 Le self fait l’objet de maintes réflexions de la sociologie américaine depuis les pragmatistes, et notamment les analyses de Mead. Les travaux d’E. Goffman ont montré que le soi est socialement fragmenté, l’individu étant une sorte de nomade glissant d’un rôle à l’autre selon les circonstances. Le soi n’existerait que sous la forme des rôles tenus par les acteurs selon le contexte Goffman E., Asiles : Études sur la condition sociale des malades mentaux, tr. fr., Paris, Éd. de Minuit, 1968, Id., Les rites d’interaction, tr. fr., Paris, Ed. de minuit, 1974., le lieu et le public. Voir Mead G. H., L’esprit, le soi et la société, Paris, Puf, 1963.
8 Rodden J., Repainting the little Red Schoolhouse. A History of Eastern German Éducation 1945-1995, New York, Oxford University Press, 2002.
9 Le Bezirk est le résultat d’un nouveau découpage administratif de la RDA en 1952 qui remplace les Länder et qui tourne donc le dos à la tradition fédérale.
10 Günther K-H., Uhlig G., Geschichte der Schule in der DDR 1945-1971, Berlin-Est, Volk und Wissen, 1974.
11 Baske S., Engelbert M. (dir.), Zwei Jahrzehnte Bildungspolitik in der SBZ, deux volumes, Berlin-Ouest, Quelle & Meyer, 1966.
12 Lange M. G., Totalitäre Erziehung. Das Erziehungssystem der Sowjetzone Deutschlands, Francfort/M, Verlag der Frankfurter Hefte, 1954.
13 Froese L., Sowjetisierung der deutschen Schule, Freiburg, Herder, 1962. ; Möbus G., Psychologie und Pädagogik des Kommunismus, Opladen, Wesdt. Verlag, 1957.
14 Anweiler O., Schulpolitik und Schulsystem in der DDR, Opladen, Leske und Budrich, 1988.
15 Fuhr C., Furck C.-L. (dir.), Handbuch der deutschen Bildungsgeschichte, t. VI, vol. II : DDR, Munich, Beck, 1998.
16 Geissler G., Wiegmann U., Schule und Erziehung in der DDR., Berlin, Luchterhand, 1995 ; Id., Pädagogik und Herrschaft in der DDR. Die parteilichen, geheimdienstlichen und vormilitärischen Erziehungsverhältnisse, Berlin, Luchterhand, 1996.
17 Benner D., Sladek H., Vergessene Theorienkontroversen in der Pädagogik der SBZ und DDR 1946-1961, Weinheim, Dt. Studien-Verlag, 1998. Voir aussi Cloer E., Wernstedt R. (dir.), Pädagogik in der DDR. Eröfnnung einer notwendigen Bilanzierung, Weinheim, Deutscher Studien Verlag, 1994.
18 Grammes T., « Staatsbürgerkunde zwischen Katechetik und Dialektik : Interpretationsrahmen zu einer Problemgeschichte von Fachunterricht in der DDR », Häder S., Tenorth H.-E. (dir.), op. cit., p. 155-182 ; Mätzing C., Geschichte im Zeichen des historischen Materialismus. Untersuchungen zu Geschichtswissenschaft und Geschichtsunterricht in der DDR, Hanovre, Verlag Hahnsche Buchhandlung, 1999.
19 Hohlfeld B., Die Neulehrer in der SBZ/DDR 1945-1953. Ihre Rolle bei der Umgestaltung von Staat und Gesellschaft, Weinheim, Dt. Studien-Verlag, 1992 ; Mietzner U., Enteignung der Subjekte-Lehrer und Schule in der DDR. Eine Schule in Mecklenburg von 1945 bis zum Mauerbau, Opladen, Leske & Budrich, 1998, Gruner P., Die Neulehrer – Ein Schlüsselsymbol der DDR-Gesellschaft. Biographische Konstruktionen von Lehrern zwischen Erfahrungen und gesellschaftlichen Erwartungen, Weinheim, Dt. Studien-Verlag, 2000.
20 Pour une réflexion sur les possibilités d’une comparaison de la RDA avec des pays d’Europe occidentale, voir Kaelble H., « Die Gesellschaft der DDR im internationalen Vergleich », Kaelble H., Kocka J., Zwahr H. (dir.), Sozialgeschichte der DDR, Stuttgart, Klett-Cotta, 1994, p. 559-580.
21 Häder S., Tenorth H.-E. (dir.), Bildungsgeschichte einer Diktatur : Bildung und Erziehung in SBZ und DDR im historisch-gesellschaftlichen Kontext, Weinheim, Dt. Studien-Verlag, 1997.
22 Häder S., Schülerkindheit in Ost-Berlin : Sozialisation unter den Bedingungen der Diktatur (1945-1958), Cologne, Böhlau, 1998.
23 Wierling D., op. cit.
24 François E., « Révolution archivistique et réécritures de l’histoire : l’Allemagne de l’Est », Rousso H., Werth N. (dir.), Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparées, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 331-354.
25 François E., « Les trésors de la Stasi ou le mirage des archives », Boutier J., Julia D. (dir.), Passés recomposés. Champs et chantiers de l’histoire, Paris, Autrement, 1995, p. 145-151.
26 Cet institut dirigé par Walter Friedrich dépend du Bureau pour les questions sur la jeunesse du Conseil des Ministres. Il reflète l’acceptation progressive de la sociologie en RDA après une période d’interdiction dans les années 1950 à cause de son caractère « bourgeois ». Voir Friedrich W. (dir.), Das Zentralinstitut für Jugendforschung 1966-1990. Geschichte, Methoden, Erkenntnisse, Berlin, Éd. Ost, 1999 ; Brislinger E., Hausstein B., Riedel E., Jugend im Osten. Sozialwissenschaftliche Daten und Kontextwissen aus der DDR sowie den neuen Bundesländern (1969-1995), Berlin, Trafo Verlag, 1997. Voir aussi Henderson K., « The Search for Ideological Conformity : Sociological Research on Youth in the GDR under Honecker », German History, vol. 10, no 3, 1992, p. 318-334.
27 L’institut central allemand de pédagogie (Deutsches Pädagogisches Zentralinstitut, DPZI) est crée en 1949 et a pour mission de servir de relais entre le ministère de l’Éducation et les enseignants. Il est chargé de faire des inspections, des recherches et de diffuser la pédagogie officielle. Son premier directeur est Hans Siebert. Voir ses papiers personnels conservés à la BBF (Nachlass Hans Siebert). En 1970, la DPZI se transforme en l’Académie des Sciences Pédagogiques (Akademie der Pädagogischen Wissenschaften, APW) présidée par Gerhart Neuner jusqu’en 1989.
28 Droit E., « L’éducation en RDA ou la quête de l’homme socialiste nouveau (1949-1990) », Histoire de l’Éducation, Paris, SHE, no 101, janvier 2004, p. 3-33.
29 Les photographies officielles étaient toutes l’œuvre de professionnels travaillant pour l’Allgemeiner Deutscher Nachrichtendienst (ADN). Fondée en 1946, cette agence de presse passe complètement sous le contrôle du parti communiste, puis de l’État est-allemand au début des années 1950. L’ADN était la seule agence d’images officielles en RDA. Les photographes travaillant pour son compte voyaient leur travail sévèrement contrôlé et souvent censuré. Voir Minholz M., Stirnberg U., Der Allgemeine Nachrichtendienst (ADN). Gute Nachrichten für die SED, Munich, Saur, 1995.
Table des illustrations
Légende | Figure 1. – 14e école polytechnique Willi Bredel, Berlin-Mitte, avril 1971. |
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URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/126648/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 182k |
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