1Les études rassemblées dans cet ouvrage le montrent clairement : la production idéologique la plus efficace, celle qui conditionne étroitement l’action publique, n’est plus guère l’affaire des organisations politiques. On bute sur ces objets insaisissables que sont les idéologies dominantes, celles qui collent à l’air du temps sans donner prise ni à l’observation réflexive ni à l’objectivation. Elles diffèrent des idéologies partisanes sur un point central : ces dernières étaient explicitement affirmées, affichées, elles constituaient des machineries efficaces pouvant produire de la légitimité partisane au terme d’un affrontement visible (la politique) avec des idéologies partisanes adverses. Les idéologies partisanes pouvaient ainsi se conforter mutuellement et soutenir alternativement des dispositifs d’action publique typés. D’où aussi leur fragilité : une idéologie partisane demeure toujours suspecte, elle n’autorise qu’une montée en généralité partielle, à la différence par exemple d’une catégorie (ou d’une idéologie) comme l’intérêt général. Or, si idéologies il y a aujourd’hui, celles-ci s’analysent moins comme instruments que comme contraintes. Les décideurs sont pris dans des schèmes idéologiques qui s’imposent à eux (la proximité, le projet, le développement durable, le territoire, l’identité locale…), ils sont possédés par ces schèmes plus qu’ils ne les possèdent, au mieux font-ils preuve d’une réflexivité critique qui les aide à ne pas être dupes mais qui demeure sans conséquence sur l’action publique menée1.

2Entre les idéologies partisanes d’hier, explicitées par la conflictualité, et les idéologies d’aujourd’hui, hégémoniques et implicites, la différence de nature saute aux yeux. Faut-il alors user du même terme d’idéologie pour désigner des réalités si différentes2 ? On laissera au lecteur des contributions précédentes la responsabilité d’arbitrer ce débat. Il est en tout cas tentant de penser séparément ce que, pour simplifier, on peut appeler idéologies professionnelles et idéologies partisanes (cf. tableau 1).

Tableau 1 – Idéologie partisane et idéologie professionnelle

3On ne peut d’ailleurs pas totalement évacuer l’hypothèse selon laquelle l’idéologie professionnelle serait tout simplement une idéologie partisane ayant su s’imposer. Lorsque, pour abuser d’un exemple emprunté à Patrick Le Galès (2003), la pression fiscale devient un indicateur d’attractivité du territoire reconnu par tous les élus et tous les professionnels de l’action publique, lorsque la baisse des impôts est célébrée comme indicateur de performance et donne lieu à un classement des villes dans la presse (de droite comme de gauche), n’est-on pas dans ce cas de figure ? L’apparent consensus masque clairement la victoire d’une idéologie partisane sur une autre. L’idéologie professionnelle, disons-le franchement, peut aussi être pensée comme pièce d’une idéologie économiciste, ou plus généralement moderniste, tout à la fois triomphante et naturalisée, omniprésente et invisible3.

4Le statut des travaux de recherche en sciences sociales sur ces questions mérite au passage d’être interrogé. Il n’est guère besoin de démontrer que, ces vingt dernières années, les travaux sur les politiques publiques et le développement local ont contribué à façonner les regards et les pratiques des professionnels, tandis que des notions comme « gouvernance », « projet », « capital social » ou encore « référentiel » devenaient les mantra de toute une génération d’experts et de fonctionnaires territoriaux. Or, dans la mesure où les outils et les résultats des chercheurs en sciences sociales participent parfois directement de la vision du monde de ces professionnels (lorsqu’ils ne sont pas tout simplement élevés au rang de nouvelle doxa) on peut se demander si une analyse scientifique de l’idéologie est véritablement pertinente, ou tout simplement possible4 : ne suppose-t-elle pas déjà une certaine conception de l’idéologie que son traitement ne fera que redécouvrir au terme d’un illusoire détour paré du label scientifique ?

Idéologie… ou référentiel ?

5Comme le note Pierre Ansart, « le discours idéologique ne se livre pas comme un objet sociologique et encore moins comme un objet sociologiquement construit. Se donnant comme évidence et vérité, il repousse essentiellement l’objectivation que lui fait subir l’investigation sociologique » (Ansart, 1974, p. 13). L’objection n’est pas sans fondements. Elle implique, pour être recevable, que la définition postulée de l’idéologie soit plus clairement explicitée. Or, l’une des raisons pour lesquelles la discussion en cette matière apparaît le plus souvent confuse et parfois stérile tient à ce qu’elle reste cantonnée dans la généralité, sans que l’on prenne le soin de circonscrire le sens des notions ni leur sphère de référence. Ainsi, étudier le poids de l’idéologie dans la conduite des politiques territoriales fait nécessairement référence au domaine de l’analyse cognitive des politiques publiques, et plus précisément aux notions de « référentiel » (Jobert, Muller, 1987) ou de « paradigme » (Hall P., 1993). Pourtant, ces deux notions ont rarement été pensées avec clarté et cohérence dans leur rapport avec l’idéologie, bien que ce rapport fasse l’objet, de manière lancinante, d’une interrogation réitérée (Arnaud, 1999). Cette interrogation ne concerne pas seulement l’articulation entre ces différentes notions : elle porte en creux la question de leur valeur scientifique relative comme objets de recherches et instruments conceptuels. Nous distinguerons pour notre part deux domaines qui ont pu valablement statuer sur le rapport entre idéologie et référentiel.

6Le premier est celui de la psychologie de la connaissance auquel la notion de représentation sociale appartient en premier chef. Cette perspective, ouverte par Pierre Moscovici en 1961, analyse la représentation comme une forme de connaissance socialement marquée par sa genèse, sa circulation et ses fonctions. On a affaire à une forme de connaissance qui, bien que distincte du savoir savant ou « sérieux » (Foucault, 1969), doit être étudiée comme telle dans ses états et processus (Jodelet, 1988) et en tant que savoir pratique de sens commun, socialement partagé et tenu pour évidence consensuelle de la quotidienneté (Berger, Luckman, 1966). On n’exposera pas ici les positions multiples sur la nature des relations entre idéologie et représentations sociales qui ont été établies dans le domaine de la psychologie cognitive. On peut toutefois souligner que la notion de représentation sociale s’est en grande partie construite contre la notion d’idéologie, jugée compromise dans ses rapports avec le marxisme. Car si la notion d’idéologie n’a pas été inventée par Marx, elle a un usage contemporain qui est devenu étroitement associé à la tradition marxiste puisqu’elle tente de comprendre comment les relations de domination ou de subordination se reproduisent avec un recours faible à la coercition directe (Marx, Engels, 1972).

7Le problème le plus immédiatement posé par cette invocation marxiste des propriétés mystificatrices de l’idéologie est sans doute qu’elle fonctionne avec un ensemble de présupposés épistémologiques construits autour de la distinction vrai/faux (Aron, 1955). Dans sa forme la plus extrême cela donne la notion suspecte de fausse conscience qui constitue l’un des arguments clés de la critique marxiste. Karl Mannheim (1929) s’est efforcé de rompre avec le caractère polémique de ces débats en proposant de distinguer deux acceptions du terme : le sens total, qui n’écarte pas le soupçon de mensonge et ouvre à la polémique ; et le sens particulier, qui vise au contraire « l’univers intellectuel », la vision du monde propre à une période, une formation sociale ou une classe sociale, en présupposant l’existence d’une correspondance entre une certaine situation sociale et cette structure intellectuelle. C’est précisément pour tenter de dépasser la dichotomie entre connaissance et représentation et pour rendre compte du rôle de l’idéel dans les rapports de pouvoir que la notion de référentiel a été élaborée. Car si cette notion est marquée par l’héritage marxiste et plus particulièrement gramscien, puisqu’il s’agit de penser l’articulation entre le jeu des acteurs et les structures politiques qui encadrent ce jeu, ses objectifs analytiques sont moins critiques que pragmatiques puisqu’elle permet d’étudier « le processus par lequel un groupe social construit une vision du monde lui permettant (ainsi que d’autres groupes participant au même univers de sens) de trouver sa place dans le monde » (Muller, 1995, p. 157).

8Une ambition qui nous conduit à un deuxième domaine de réflexion : celui des formes et des espaces de socialisation des acteurs des politiques publiques. L’existence d’un « fonds commun » de croyances, d’attitudes, voire de sentiments, que partageraient tous les membres d’une société politique a été postulée et recherchée par des auteurs relevant de courants très distincts de la sociologie et de l’anthropologie5. Élaborée dans le contexte de l’accession à l’indépendance des pays colonisés, la notion de culture politique a permis de reconsidérer l’idée même du politique, qui n’a pas le même sens dans les différentes sociétés (Cuche, 1996). Au sein même de la société française, Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret notaient par exemple en 1977 que les nouvelles stratégies politiques « se heurtent à un ensemble de représentations traditionnelles du changement social ». Dans ce cas, écrivaient-ils, « le concept d’idéologie est insuffisant pour rendre compte du rapport qui s’établit entre la pratique et les représentations sociales ». Les auteurs lui préfèrent alors celui de « culture politique qui renvoie à un mixte d’éléments théoriques, pratiques, événementiels, mythiques, etc. organisé autour d’une représentation dominante du changement social ». Chercher à comprendre les significations des actions politiques dans une société ou une situation donnée, c’est donc inévitablement se référer à l’ensemble du système de signification qu’est la culture de la société étudiée (Geertz, 1973). Mais c’est aussi s’interroger, à la manière d’Antonio Gramsci (1975), de Max Weber (1971) et de Norbert Elias (1969) sur un mécanisme social d’imposition d’attitudes adaptées, de croyances et de valeurs conformes aux règles dominantes dans les rapports sociaux, de « normes et de modèles sociaux » permettant une « régulation continue et uniforme » des pratiques. Un mécanisme qui permet en quelque sorte de faire – au moins partiellement – l’économie de la contrainte physique pour obtenir l’ajustement des comportements individuels (Lagroye, 1997 ; Hall S., 1997).

9Au terme de ce détour conceptuel, il apparaît que la notion de représentation sociale et, avec elle, de référentiel, reste attachée à une conception principalement cognitive de l’action sociale et politique. La sociologie politique nous rappelle quant à elle que les idées et les valeurs sont des faits de culture, et que celle-ci suppose d’une part la maîtrise des savoirs et des règles de comportement social des individus, et d’autre part des croyances accordées à la position sociale et aux espérances objectives des individus (Bourdieu, 1979). De ce point de vue, « la “culture politique” d’une société est d’abord celle des acteurs sociaux qui la dirigent ; seuls ces acteurs accordent une valeur prédominante aux idées et aux croyances qui légitiment l’organisation politique ; le discours qu’ils produisent, ou dont ils sont les plus fermes tenants, invalide constamment d’autres conceptions, au point que l’on puisse être tenté de tenir ces dernières pour le signe d’une incapacité à avoir une représentation cohérente du politique » (Lagroye, 1997). La prise en compte des propriétés structurelles des représentations sociales, enracinées dans l’histoire, la pratique et la communication sociales ouvrent dès lors une voie pour penser sans réduction ni exclusion le rapport cognition-idées-pratique tel qu’il se développe dans la conduite des politiques publiques. Ce que le concept d’idéologie ajoute au concept de référentiel est que les idées exhibent une inégalité, puisque l’idéologie travaille toujours en faveur de certains et au désavantage d’autres.

Réintroduire la question des rapports sociaux dans l’analyse des politiques publiques

10Introduire la question de l’idéologie dans l’analyse des politiques publiques c’est donc non seulement poser la question du rôle des idées, mais également celle des rapports sociaux et de leur caractère discriminant6. Ainsi, les cultures professionnelles sont politiques en ce qu’objectivement elles encadrent l’action publique, mais aussi parce qu’elles intègrent un certain nombre de valeurs politiques (respect de la démocratie, écoute des citoyens, légalité républicaine, recherche du bien commun…). Mais elles sont tout autant apolitiques en ce qu’elles ignorent avec une belle ostentation les clivages partisans. Concurrence entre territoires, marketing territorial, développement durable, proximité…

11Les nouveaux impératifs catégoriques en matière d’action publique territorialisée méritent décidément attention. Se posent à leur propos un certain nombre de questions que l’entrée « idéologie » aide à formuler : d’où viennent ces mots d’ordre ? Comment se sont-ils imposés aux élus, aux fonctionnaires territoriaux, puis plus largement à tous les professionnels de la gouvernance territoriale ? Quels sont les lieux (revues, colloques, dispositifs de formation initiale ou continue, concours…) au sein desquels se diffusent ces idéologies ? Les puissants dispositifs de socialisation ainsi mis à nu connaissent-ils des « ratés » et des « isolats » (élu imprévisible, fonctionnaire incompétent, partenaire non fiable, notable continuant comme si de rien n’était…) ? Suffit-il de dire que la conversion des acteurs concernés par l’action publique à ces idéologies est facilitée par le fait que ce sont des professionnels (donc des gens fortement dépendants des institutions qui diffusent et valorisent ces idéologies) ? Ne sont-ils pas aussi générationnellement disposés à y adhérer ? etc. Et reste encore la principale question, la plus difficile aussi, celle évoquée plus haut des intérêts sociaux tout à la fois portés et masqués par ces idéologies professionnelles. On peut diagnostiquer sans risque que ces idéologies confortent la domination des élus : elles leur permettent de maintenir leur position, au prix de ce qui s’apparente souvent à la fois à une conversion (aux valeurs du management, de la compétitivité, de la communication…) et à une reconversion (l’élu devient animateur, chef de projet, entrepreneur…). Ces idéologies professionnelles légitiment plus généralement l’ensemble des acteurs de l’action publique, dont on sait qu’ils sont socialement typés. On entrevoit corrélativement le déclin des détenteurs de capitaux politiques, les militants par exemple, que ces nouvelles règles du jeu déclassent. Si nouvelles règles du jeu il y a autour de nouvelles idéologies, de nouveaux acteurs sont à même d’entrer en scène, que le jeu plus politisé d’avant n’attirait guère. Là encore, les travaux sur la gouvernance territoriale ouvrent des perspectives intéressantes, en décrivant les nouvelles configurations décisionnelles territorialisées. Mais on se gardera de généraliser en ce domaine : ce qui est vrai d’un territoire peut ne pas l’être d’un autre, et toute modélisation appelle des contre-exemples. Il faut donc systématiquement renvoyer aux études de terrain.