1Gérard Collomb, maire PS de Lyon et président de la communauté urbaine de l’agglomération lyonnaise depuis le printemps 2001, déclare appuyer son programme politique sur une « vision pragmatique du développement économique1 ». L’une des initiatives qu’il a lancées avait ainsi pour objectif d’établir une « synergie des principaux acteurs de l’environnement économique, social et culturel » de manière à constituer un lieu de formulation de « projets concrets » pour « conférer à l’agglomération un rang de métropole notoirement reconnue au plan international2 ». Dès la fin de l’automne 2001, Gérard Collomb a chargé la communauté urbaine de Lyon de mettre en place une structure réunissant prioritairement des acteurs économiques mobilisés à titre individuel, sans passer par les instances patronales tout en obtenant leur soutien3. Il s’agit là d’une tentative d’importation d’une structure mise en place à Lille à l’instigation de Pierre Mauroy et Bruno Bonduelle. Le Comité Grand Lille (Matejko, 2000) réunit plusieurs centaines de personnes, dont une majorité de dirigeants d’entreprise. Il affirme être à l’origine de la candidature de Lille pour les jeux olympiques mais aussi pour devenir capitale européenne de la culture. La communauté urbaine de Lyon a recruté le lobbyiste ayant aidé Bruno Bonduelle à mettre en place le Comité Grand Lille. L’objectif est bien de constituer un équivalent lyonnais. Sous l’impulsion de Gérard Collomb, plus de quatre-vingts personnes ont ainsi été réunies pour formuler des projets d’action publique visant à améliorer l’image de Lyon. Malgré la relative diversité des fonctions exercées par ses membres et conformément à la commande institutionnelle, le « Groupe4 » lyonnais est élitiste et majoritairement constitué de chefs d’entreprises privées. Le pragmatisme affiché de Gérard Collomb suffirait-il à expliquer l’acceptation par ces acteurs, traditionnellement réputés hostiles à la gauche, de travailler en collaboration avec une institution dirigée par un élu PS5 ?

2Une première appréhension du Groupe permet de mieux comprendre cette collaboration qui pourrait paraître « idéologiquement incorrecte ». Les acteurs mobilisés se caractérisent avant tout par leur localisme. Pour la plupart Lyonnais d’origine, ils résident à Lyon, y exercent leur activité professionnelle et se disent très attachés à cette agglomération dont ils entendent vendre les mérites. Le nom du Groupe indique également, par une métaphore sportive, la volonté d’être assimilé à un concentré d’énergies diverses agissant avec force pour le développement de l’agglomération6. Les mises en scène discursives de ces acteurs montrent qu’ils sont mus par ce que nous appellerons un impératif métropolitain7. Ils ont accepté « d’agir pour le territoire8 » car ils considèrent ce dernier comme une manière d’éviter la politisation. Ils appréhendent le territoire métropolitain comme un outil9 qui doit permettre de dépasser les oppositions partisanes entre acteurs mobilisés, de produire des politiques libérées de tout carcan idéologique et de mettre en place une action publique portée directement par des acteurs sociaux. Un aveuglement sur soi volontaire et/ou involontaire conduit ainsi les membres du Groupe à nier les prises de position de celui-ci ainsi que ses positionnements sur la scène locale pour le présenter comme un « OSNI : Objet Social Non Identifié10 ». Derrière cet apolitisme de façade, quelles représentations et quels rapports de force peut-on identifier et analyser ?

3Pour mener cette enquête11, nous avons réalisé un travail de type ethnographique. Notre matériau est issu de l’observation des réunions du Groupe ainsi que d’entretiens semi-directifs réalisés avec certains de ses membres et des personnes extérieures (de la communauté urbaine, du Medef Lyon-Rhône, etc.). Ce choix méthodologique nous a semblé pertinent du fait des caractéristiques intrinsèques de notre objet et de la volonté de dépasser les discours des acteurs concernant ses raisons d’être et son rôle. La mise en place d’un groupe à l’origine totalement informel ne laisse que très peu (voire pas du tout) de traces. Connaître le fonctionnement d’une structure sociale ne produisant qu’un minimum de documents écrits et, par contre, très encline aux mises en scène discursives, impliquait de s’y intégrer pour l’observer de l’intérieur afin de saisir les tenants et les aboutissants d’une démarche encore peu connue à Lyon, car marginalisée, difficile à pénétrer et portée par un cercle restreint de personnes.

4À première vue, le Groupe12 pourrait apparaître comme une forme de participation à un processus de formulation de l’action publique, émanant d’acteurs sociaux dominants divers, partageant des objectifs communs qui brouilleraient les frontières idéologiques et partisanes. Mais sa délicate émergence souligne au contraire tout le poids de la politique (au sens de politics13). Le territoire comme facteur de mobilisation apolitique se révèle être ici un mythe14. L’impératif métropolitain se fonde sur une illusion métropolitaine qu’illustrent les difficultés rencontrées par cette tentative de neutralisation de la politique par le territoire. Les catégories de pensée véhiculées au sein du Groupe reflètent d’abord une volonté en partie implicite de réformer l’action publique locale. Mais les croyances discriminantes ainsi identifiées ne suffisent pas à rendre compte de la brève histoire du Groupe15. Nous proposons donc de prendre également en compte les luttes entre groupes sociaux (ou plus exactement au sein de certains groupes sociaux) et la compétition partisane de manière à mettre en lumière les liens potentiels entre ces différentes dimensions de la politisation (Lagroye, 2003). Pour l’heure, la configuration des rapports de force entre acteurs locaux dans laquelle il entend prendre place contraint effectivement le Groupe à un étiquetage partisan à droite ainsi qu’à un positionnement à la périphérie du système d’action local16.

Les principes d’action du Groupe : derrière l’impératif métropolitain, une volonté de réforme de l’action publique locale

5Lors de ses réunions, le Groupe travaille sa structuration interne. Il tente de persuader toujours plus de personnes de prendre part à la démarche, cherche à mettre ses membres d’accord sur les objectifs visés et les moyens mis en œuvre, et structure progressivement son mode de fonctionnement. Les discours mobilisateurs formulés ainsi que les choix faits en terme d’organisation révèlent des prises de position tranchées bien que largement implicites et parfois contradictoires. Au rôle de production d’idées concrètes et consensuelles pour améliorer l’image de Lyon, les membres du Groupe ont progressivement associé un rôle de réforme des modes d’intervention des institutions publiques au niveau local. Néanmoins, à première vue, les propositions de projets ne laissent pas transparaître de présupposés ni d’ambitions réformistes. Le Groupe semble ainsi se constituer en outil indirect de réforme de l’action publique locale.

« Lyon ville zen, ville de paix, ville éthique… : Allez Lyon ! »

6Le Groupe affirme favoriser le « décloisonnement institutionnel » et produire des « projets concrets de développement17 ». Ces projets ont commencé à se structurer en 2003. Le premier d’entre eux a été la mise en place d’une association18 à laquelle a été en quelque sorte délégué le rôle « de boîte à idées pour tout ce qui est de nature à faire grandir un territoire19 ». Cette Association est en cours de transposition à Lille et à Marseille depuis début 2004. Choisis par cooptation avec une visée élitiste, ses membres appelés « jeunes talents » travaillent sur des projets bigarrés, parrainés par les membres du Groupe. Les premiers formulés proposent de faire de Lyon une ville Zen pour contrecarrer sa réputation de ville grise, industrielle et besogneuse, d’en faire un lieu de référence pour les négociations de paix internationales pour concurrencer Genève, de transformer la ville en une grande fresque vivante rappelant les événements marquants de l’histoire de l’ancienne capitale des Gaules ou encore d’y établir une place boursière internationale permettant de classer les entreprises responsables selon une grille de valeurs éthiques. Certains membres du Groupe montent également leurs propres projets : développer à Lyon un pôle reconnu internationalement autour du thème « gastronomie et santé », y installer une Cour de justice internationale pour les crimes contre la Terre ou encore en faire une capitale des arts et techniques cinématographiques.

7Ces projets visent tous à vendre les mérites de Lyon un peu à la façon dont une bande de supporters vendrait les atouts de son équipe de football20. Ils semblent avant tout concrets et dépolitisés. Au sein du Groupe circule pourtant un ensemble de valeurs. Un noyau s’accorde autour d’un socle de principes identifiables que les autres membres acceptent tacitement21. Ces principes relèvent d’une conception très libérale du monde dans une version économique22, articulée autour de la référence systématique au fonctionnement de l’entreprise privée comme guide pour l’action, de la remise en cause des institutions existantes et de la volonté de réformer les politiques locales à l’aune d’un « modèle américain ».

La prégnance d’une rhétorique entrepreneuriale

8L’appartenance au Groupe passe avant tout par l’exercice d’un rôle de direction : d’une entreprise publique ou privée, d’un établissement public, d’un théâtre, etc. Peu importe le statut de l’organisation dont chaque membre a la responsabilité :

« Un chef d’entreprise… J’emploie ce mot au sens large, si bien qu’à mes yeux il englobe les organisations publiques qui ne sont autres que de grandes entreprises avec beaucoup de salariés23… »

9L’expérience et la connaissance acquises grâce à l’exercice de ces fonctions sont transmises aux jeunes de l’Association à l’occasion d’un week-end de trois jours organisé chaque année pour lancer la dynamique de formulation d’idées de projets. Il s’agit d’« une occasion d’acculturation pour des jeunes auxquels on donne les clefs du développement du territoire24 ». Pendant ces trois jours, le modèle de l’entreprise est au cœur des présentations au cours desquelles les dirigeants décrivent leur activité, les sources de leur réussite mais aussi les atouts et les handicaps de Lyon. Les jeunes sont fortement incités à prendre exemple sur des chefs d’entreprise renommés et présentés comme investis dans le développement de la métropole25. Le cadre cognitif général des projets à construire est progressivement transmis sur la base d’affirmations conduisant par exemple à une définition singulière de l’intérêt général liée à la priorité accordée à la liberté individuelle et au développement économique :

« Quelque part, vous allez travailler pour améliorer l’intérêt général qui n’est pas le pré-carré de l’administration. L’intérêt général, c’est la somme des intérêts individuels. […] Permettre le développement des entreprises, de nos entreprises, c’est aussi améliorer le sort de Lyon26. »

10L’ensemble des intervenants ne manquent pas de rappeler la nécessité de structurer le processus de construction des projets sur la base des « valeurs de l’entreprise », « créativité », « goût du risque » et « efficacité »27.

11Le Groupe tient clairement à être distingué des traditionnels clubs d’entrepreneurs existant à Lyon car « sa finalité n’est pas uniquement relationnelle28 ». Il n’en reste pas moins un lieu de sociabilité important où les temps de conversations dites « bugne à bugne » (en tête-à-tête), autour d’un verre ou d’un repas, de préférence dans un endroit à l’architecture séduisante, sont nombreux. Certaines rencontres ont ainsi lieu dans de grandes demeures bourgeoises ou dans des châteaux difficilement accessibles car situés à l’extérieur de l’agglomération. Cette dimension notabiliaire importante des réunions du Groupe n’est pas sans contradiction avec les références fréquentes au fonctionnement de l’entreprise qui donnent lieu à des discours normatifs sur la nécessaire recherche permanente de productivité et d’efficacité. Le Groupe est en quelque sorte pris en tenailles entre un discours qui se veut moderniste et un fonctionnement en partie au moins traditionnel.

Une insatisfaction face aux institutions existantes

12En écho à la rhétorique entrepreneuriale, la déploration de l’impuissance domine les discours recueillis sur l’action publique locale telle qu’elle est mise en œuvre. Un sentiment de gâchis accompagne la description du système politique lyonnais.

« Aujourd’hui, on a l’impression qu’il ne se passe pas grand-chose pour qu’on s’en sorte et c’est vraiment à l’initiative personnelle de certains chefs d’entreprise qui doivent se bouger pour essayer de secouer un peu les cocotiers que l’on évite de tomber dans un état de délabrement total29. »

13Ce jugement légitime l’intervention des milieux économiques pour assurer le développement de l’agglomération. L’incapacité à agir de la sphère publique est en effet imputée aux modes de fonctionnement des institutions locales et même à l’essence de l’administration en général. En réaction à cette incapacité dénoncée, le Groupe s’est structuré de manière à ne pas risquer de reproduire ce que ses organisateurs considèrent comme typique du fonctionnement de l’administration. Le format des réunions est en principe toujours le même : les membres se rencontrent chez l’un d’entre eux, généralement au siège de son entreprise (ce qui permet de le visiter), toutes les huit semaines, le dernier vendredi du mois, à 8 heures du matin et pour une durée maximum de 1 h 30. Différents intervenants enchaînent leurs présentations le plus rapidement possible. Sauf exception, personne d’autre n’intervient. Les propositions faites par ces intervenants, qui concernent l’organisation du Groupe ou les projets en cours, sont automatiquement acceptées. Aucun vote n’est prévu car ce mode de recueil des opinions serait une perte de temps. En cas de désaccord important, les membres sont autorisés à prendre la parole de manière brève en fin de séance. Cette série de « règles du jeu » rappelées à chaque début de réunion structure la vie d’un groupe qui peine néanmoins à se rencontrer régulièrement. Si elle est en contradiction avec la souplesse et l’informalité prisées dans les discours, cette ritualisation semble être une condition nécessaire pour parvenir à pérenniser le Groupe.

14Les principes justificatifs explicites de cette organisation sont naturellement le souci d’efficacité et de productivité. La représentativité et le respect du temps de parole de chacun sont présentés comme des « démocratures » freinant profondément l’action30. Entre critiques profondes de l’administration et remises en cause du modèle de la démocratie représentative, la frontière est ténue et vite franchie. Chaque séance est d’ailleurs introduite par une blague sur les hommes politiques, les institutions ou la démocratie, du type :

« Comme le dit notre grande amie Martine Aubry… Heu, non, attendez, je recommence ! Comme ne le dit pas notre grande amie Martine Aubry, mais c’est pas grave, on ne lui en tient pas rigueur ! Ou presque… [Rires] », « Puisque nous rêvons tous de parvenir à être aussi efficaces que nos institutions… [Silence] Nous allons procéder exactement à l’inverse d’elles ! [Rires] Je vous ai fait peur, hein ? Je voulais juste vérifier que vous étiez bien réveillés. [Rires] » ou encore « Nous sommes ici par la volonté du peuple… Heu, non, pardon ! [Rires] Nous sommes là par notre propre volonté et c’est bien suffisant ».

15Le Groupe a choisi de ne pas admettre d’hommes politiques dans ses rangs « de manière à rester indépendant31 ». Il affirme pourtant sa volonté d’être une force de proposition de projets qui seront portés par les institutions locales et par leurs élus. Selon la logique de ses membres, ce risque potentiel de contradiction est appelé à s’estomper. L’offre de politiques de rayonnement international, même au stade embryonnaire32, est en effet à leurs yeux un moyen de faire indirectement mais radicalement évoluer le mode de gouvernement des villes.

Une volonté de réforme de l’action publique locale

16Le Comité Grand Lille, dont le Groupe s’inspire, existe depuis une dizaine d’années, dispose aujourd’hui de bâtiments et de moyens financiers importants, et rassemble non seulement des dirigeants d’entreprise mais aussi des hommes politiques. Bien que finalement assez différentes du fait de leur localisation, de leur durée de vie mais aussi de leur taille, de leurs moyens et de leur composition, les deux structures partagent une même ambition explicitement revendiquée par leurs organisateurs.

17Dans les deux cas, le modèle d’excellence mobilisé est qualifié de « modèle américain ». Au début des années 1990, Bruno Bonduelle fait un séjour aux États-Unis et amène avec lui une délégation lilloise. Il s’agit de s’inspirer d’une expérience locale idéalisée : une fondation privée, créée pour monter le dossier de candidature de la ville d’Atlanta à l’occasion des jeux olympiques de 1996, aurait permis à cette ville d’être sélectionnée et de jouir des retombées économiques liées à ce type de manifestation33. Pendant les réunions du Groupe, il est souvent fait référence à ce voyage initiatique, origine mythique des tentatives de décloisonnement des institutions locales visant à laisser émerger des initiatives dites citoyennes principalement issues de la sphère économique. Plus largement, les membres du Groupe se réfèrent à un « modèle américain » mythifié dans lequel la remise en cause du rôle des structures politiques traditionnelles légitime l’intervention de la sphère privée dans des domaines historiquement pris en charge par la puissance publique.

« On [a] de nombreux exemples américains : Minneapolis, Denver, Seattle, non, Portland dont le centre-ville a été confié à des sans domiciles fixes. On trouve partout des partenariats public/privé, parce que le public n’est pas étouffant et le privé est très puissant ! Atlanta est sûrement le meilleur exemple. Grâce à un système de fondations, ils peuvent imposer n’importe quel projet puisqu’en cas de négociations, ils mettent chacun un million de dollars sur la table. Bon, nous [aujourd’hui] on met un euro selon notre bonne volonté [Rire]34. »

18Cet extrait d’entretien souligne en creux que le « modèle américain » cité en référence est loin d’être suivi à la lettre. Le Groupe se distingue des fondations états-uniennes explicitement mentionnées ci-dessus, notamment par sa moindre capacité financière. Il se différencie également des think tanks très influents aux États-Unis (auxquels les membres du Groupe font parfois référence), du fait d’une absence quasi totale de membres issus de la sphère universitaire et de l’absence de structure lui permettant d’organiser des rencontres ou de publier des études. Le Groupe revendique néanmoins une expertise lui permettant de définir des projets urbains. Il entend tirer cette expertise exclusivement de l’expérience de ses dirigeants d’organisations. L’ambition, à terme, reste de réformer profondément les modes d’intervention des institutions publiques dans le domaine du développement local, afin d’assurer à certains acteurs économiques une capacité d’influence directe sur les décisions publiques locales. Le Groupe se distingue enfin des réseaux d’action publique (cf. Le Galès, Thatcher, 1995) car ses membres sont essentiellement issus de la sphère privée, ont de nombreuses caractéristiques communes et se trouvent pour l’heure marginalisés. Les prises de position ou mots d’ordre que nous venons de mettre en lumière peuvent d’ailleurs être mis en relation avec les positions sociales, économiques et politiques du Groupe et de ses membres.

L’inscription du Groupe dans le système d’action locale : malgré l’impératif métropolitain, une tendance à la marginalisation

19Si le Groupe se caractérise indirectement et souvent implicitement par une doctrine économiquement très libérale, il se garde néanmoins le droit de travailler avec des personnes de toute instance ou institution locale et de toute étiquette partisane. La neutralité est-elle pour autant, ici comme en d’autres occurrences, une stratégie de dissimulation de la filiation partisane du Groupe ? Notre matériau ne nous apporte aucune donnée nous permettant de travailler cette hypothèse délicate à valider ou invalider. Il nous semble tout aussi intéressant de prendre le discours des acteurs au sérieux, c’est-à-dire de croire que leur initiative ne sert pas les intérêts d’un parti et de ses représentants en particulier. Cette posture permet de formuler plutôt l’hypothèse d’une orientation idéologique indépendante de tout ancrage partisan fort. Elle permet de mieux percevoir les différentes formes de relations existant entre le Groupe et les institutions économiques et politiques locales qui constituent son environnement. La composition et la position du Groupe s’avèrent en effet différentes de celles du Comité Grand Lille35.

Des liens complexes avec les « élites économiques » lyonnaises traditionnelles36

20Le Groupe entend tirer sa capacité d’influence sur la scène politique locale de la renommée et de la puissance financière de ses membres. Ceux-ci ont été originellement choisis essentiellement au sein des « élites économiques37 ». Mais le mode de sélection choisi, à savoir la cooptation, s’est progressivement avéré extrêmement harmonisant.

21Cette sélection a été effectuée par la personne recrutée par la communauté urbaine pour mettre en place le Groupe. Ce Lyonnais d’origine de 47 ans a effectué la majorité de sa carrière au Medef (anciennement CNPF) de Blois puis de Lille. Marié à une Lyonnaise issue de la bourgeoisie économique catholique dite traditionnelle38, il a quitté le Nord en 2000 pour revenir dans sa région d’origine. Fils d’un entrepreneur catholique, il est souvent présenté comme bénéficiant encore de relations locales nombreuses à Lyon. Pour mettre en place le Groupe, il a fait appel avant tout à ses réseaux familiaux.

« Le [Groupe], finalement, c’est presque une histoire de famille. Il y a des liens très forts entre nous. [… Lui], c’est un fidèle. Je le connais depuis 15 ans. [… Alors lui], il est très proche car son père était très proche de mon beau-père. [… Lui], il s’agit de l’oncle de […], qui est membre [de l’Association] et qui est aussi le fils de mon cousin germain […]39. »

22On observe en réalité une situation paradoxale de très grande proximité mais aussi de relative rupture par rapport aux « élites économiques » catholiques lyonnaises dites traditionnelles. Le Groupe a des liens forts avec le Rotary Club. Certains interviewés établissent également un lien direct entre le travail fait avec les jeunes de l’Association et l’encadrement des Scouts de France. Mais parallèlement, certains membres du Groupe sont partis de Lyon pendant très longtemps. D’autres sont présentés comme autodidactes et n’ont aucun lien de sang avec les grandes familles lyonnaises. D’autres encore sont membres de clubs créés par de jeunes générations d’entrepreneurs en réaction au traditionalisme des clubs les plus anciens.

23L’organisateur du Groupe lui-même se définit comme un homme de droite non conservateur, plus exactement comme un « anarchiste de droite40 ». La très forte personnalisation de la démarche explique, là encore, que les membres rencontrés se disent soit apolitiques41, soit de droite. S’il existe, le positionnement par rapport au clivage droite/gauche semble ainsi aller de soi, à de très rares exceptions près. Certains nous ont directement précisé leur proximité avec l’« anarchisme de droite », mais aussi leur refus de soutenir Charles Millon, leur appartenance à la « droite libérale » ou encore leur « naturel » désaccord avec les idées d’extrême droite. Par l’intermédiaire de ses membres, le Groupe est en partie indirectement ancré dans une droite qui se veut moderniste et active. Il semble pris dans des logiques complexes et contradictoires d’attraction/répulsion, de filiation/distinction face à son milieu social d’origine ou d’appartenance, logiques qui peuvent expliquer les contradictions qui traversent ses principes d’action américanistes, modernistes, mais aussi localistes, sinon traditionalistes. Ces tensions sont aussi dues aux caractéristiques professionnelles des chefs d’entreprise réunis dans le Groupe.

Une catégorie spécifique d’entrepreneurs

24Ont d’abord été rassemblés des entrepreneurs d’une même génération. Les chefs d’entreprise du Groupe sont relativement jeunes au vu de l’importance des fonctions exercées. Ils ont entre 40 et 60 ans et sont largement issus du secteur tertiaire. Leurs entreprises sont majoritairement des PME du domaine des services (événementiel sportif et culturel, services aux entreprises, etc.), très implantées localement. Ces entrepreneurs sont relativement peu intégrés dans les instances patronales traditionnelles telles que le Medef Lyon-Rhône, la Confédération Générale des Petites et Moyennes Entreprises, voire la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lyon :

« Pour le [Groupe], je dirais [qu’ont été] sollicité [s] à la fois des gens installés, mais [aussi] un peu marginaux par rapport au fonctionnement institutionnel de la CCI et du Gil-Medef. En disant : C’est eux les forces vives ! Ils ont réussi économiquement, professionnellement… Mais le fonctionnement ronronnant des institutions ne les intéresse pas. Par contre, si on arrivait à produire un projet intéressant ensemble, peut-être qu’on arriverait à les mobiliser42. »

25L’objectif visé in fine est le développement local et ses retombées positives pour les activités économiques, tout particulièrement dans les domaines d’activité de ses membres. Certes, ces derniers considèrent qu’en œuvrant pour le développement de leurs entreprises, ils œuvrent pour le développement de l’économie en général et donc pour la collectivité (et vice versa). Mais les actions du Groupe restent ciblées. Les enjeux du développement de l’agglomération lyonnaise présentés comme essentiels sont ainsi énumérés lors des réunions : notamment le développement de l’aéroport Saint-Exupéry, la mise en place d’une ligne de train Lyon/Turin, l’organisation de grands événements internationaux et la construction d’hôtels prestigieux. Les actions du Groupe ne visent pas directement le développement de toutes les activités de la métropole lyonnaise (la plupart des projets concernent d’ailleurs avant tout la ville de Lyon), ni l’amélioration du cadre de vie de l’ensemble de la population locale43.

Le refus du Medef Lyon-Rhône de reconnaître le Groupe

26Le principal syndicat patronal local ne soutient pas le Groupe. Ce dernier ne prétend pourtant pas concurrencer cette organisation patronale, même s’il rassemble les voix de branches professionnelles dont l’activité ne cesse de se développer et qui demeurent relativement peu influentes au sein des instances patronales locales traditionnelles. Les membres du Medef Lyon-Rhône rencontrés semblent malgré tout chercher soit à minimiser l’importance de cette dynamique en posant systématiquement la question de sa survie, soit à la stigmatiser comme un mouvement de jeunes ultra-libéraux peu contrôlables. L’émergence du Groupe menace certes la position du Medef local en tant que force de proposition pour les autorités locales44. Mais ce dernier montre aussi qu’il parvient pour l’instant à maintenir cette position puisque le Groupe peine à stabiliser son mode de fonctionnement et à devenir visible.

27Le Groupe est finalement à la fois proche et éloigné des instances patronales locales, en particulier du Medef Lyon-Rhône. Son organisateur a longtemps exercé un rôle de lobbyiste patronal dans d’autres régions mais n’a néanmoins jamais travaillé pour le Medef local. Le Groupe reste perçu comme un risque potentiel pour la structure actuelle de la représentation des intérêts économiques. Ces craintes internes au Medef Lyon-Rhône sont en partie liées au souci de maintenir l’état des forces entre branches professionnelles en son sein45. Cette organisation est dominée par les branches industrielles et par la métallurgie. Le maintien de cette domination peut être symboliquement illustré par l’élection de Jean-Paul Mauduy (gérant de la société SAS MG de tuyauterie et maintenance industrielle et membre du Cercle Condorcet qui rassemble des dirigeants d’entreprise de la métallurgie en une force de proposition patronale) à la présidence de la CCIL en novembre 2004. Ce n’est donc pas un hasard si des entrepreneurs appartenant au domaine des services se rencontrent en dehors du Medef Lyon-Rhône.

28Le patronat connaît ainsi des divisions internes dues à des luttes de pouvoir mais aussi d’opinions. Certaines ambitions du Groupe consistent à mettre en place une « Cité des Échanges » qui servirait de lieu d’accueil pour les initiatives patronales et vendrait ses services aux entreprises de manière à ne pas être tributaire des cotisations des adhérents et à acquérir une autonomie et une puissance financière. Ces ambitions sont contraires à l’orientation économiquement moins libérale que le Medef Lyon-Rhône revendique :

« Décloisonner et faire se rencontrer les décideurs locaux de manière à pallier les insuffisances de nos institutions locales et à faire avancer un peu les choses, c’est une chose, mais commencer à mettre en place une structure de services aux entreprises qui serait elle-même une structure cherchant à faire des profits, ça risque de jouer du tort à certaines de nos entreprises et ça risque de ressembler à de la concurrence déloyale. Non, là-dessus, je ne les suis pas et le Medef Rhône ne les suivra pas non plus d’ailleurs46. »

29L’histoire récente de la vie politique lyonnaise est enfin marquée par la coopération entre instances patronales et partis politiques de droite. Critiquer l’immobilisme des institutions locales revient, dans ce contexte, à critiquer indirectement les actions menées par les instances patronales. Cela ne facilite pas l’acceptation du Groupe qui ne concurrence pourtant pas directement le Medef Lyon-Rhône mais propose des modes d’action patronale différents. Les caractéristiques du capitalisme local semblent également compliquer le lancement d’une telle dynamique. Le capitalisme lyonnais s’appuie à la fois sur de grandes multinationales dont les centres de décision sont situés à Paris ou dans d’autres pays et sur un important tissu de PME de plus en plus nombreuses dans le domaine tertiaire des services, dont certaines ont une activité économique très développée mais dont l’existence reste incertaine et directement soumise aux aléas de la conjoncture économique mondiale47. La capacité de mobilisation des chefs d’entreprise dont le devenir est étroitement lié à celui de la métropole et qui pourraient être intéressés par les projets du Groupe apparaît ainsi limitée.

30Tous ces éléments incitent à veiller à ne pas succomber au mythe de Lyon, ville des secrets où de nombreux réseaux mèneraient des luttes fratricides48. Reste que l’absence de reconnaissance du Groupe par le Medef Lyon-Rhône l’a mis en porte-à-faux par rapport à la commande initiale formulée par Gérard Collomb. En l’absence de soutien du patronat local, le Groupe s’est trouvé en décalage par rapport à sa lettre de mission.

Une prise de distance soudaine avec la communauté urbaine

31L’initiative de Gérard Collomb, sa tentative d’alliance avec certains entrepreneurs locaux, s’est finalement soldée par un échec relatif. Depuis fin 2003, la communauté urbaine n’emploie plus le responsable du Groupe et n’apporte plus aucun soutien financier à sa dynamique. Cette étude porte en définitive sur une tentative pour l’heure ratée : celle de la mise en place d’un instrument d’action publique49 également instrument d’une stratégie électorale ou levier politique pour la réélection de Gérard Collomb50. Les origines de cette prise de distance sont nombreuses : le manque de contrôle du Groupe et de ses objectifs, les discours virulents de ses membres ponctuellement parus dans la presse qui remettaient en cause l’institution intercommunale ainsi que certains de ses partenaires telles que le Medef Lyon-Rhône et enfin la marginalisation du Groupe (à laquelle cette prise de distance participe d’ailleurs à son tour51).

32Un élément supplémentaire s’avère fondamental pour comprendre le changement de politique de la communauté urbaine et son caractère soudain : la modification des données de la compétition politique locale.

« La rupture avec la communauté urbaine ? Je n’ai pas compris ! Vraiment, je n’ai pas compris… Au bout du compte, il semble que ce soit la déclaration de candidature de Perben qui soit à l’origine de cette rupture. J’en ai parlé à Collomb : comme je ne comprenais pas, je lui ai téléphoné. Il m’a dit que [l’organisateur du Groupe] était un électron libre et qu’il faisait la campagne de son futur adversaire52. »

33Les tensions sont effectivement apparues à la fin du printemps 2003, quelques semaines après l’annonce par le Garde des Sceaux de l’époque de sa candidature aux élections de 2004 dans le 6^e canton de Lyon. La presse locale y a vu le premier geste concret de la campagne des élections municipales de 2007. Les élections cantonales ont ainsi joué un rôle d’accélérateur du processus d’étiquetage partisan du Groupe. Le Président de la communauté urbaine, qui se présente avant tout comme pragmatique, a été rattrapé par le poids des logiques partisanes. Cela n’implique pas pour autant qu’il ait pris des distances avec le Groupe à cause des principes d’action de ce dernier. De fait, il ne semble pas y avoir rupture entre une droite entrepreneuriale et une gauche hostile à l’idéologie de la première. D’après les entretiens réalisés, les services de la communauté urbaine ont avant tout cherché à maintenir de bonnes relations avec les instances patronales traditionnelles qui sont leurs partenaires dans de nombreuses politiques53.

34L’échec est relatif. Certes, Gérard Collomb ne peut s’afficher comme soutenu par les membres du Groupe et ce dernier ne reçoit plus d’aide financière publique, mais le groupe d’entrepreneurs n’a pas disparu et des liens ponctuels ont été maintenus entre les deux structures qui s’affichent satisfaites de leur indépendance (re) trouvée. L’organisateur du Groupe affirme qu’il est plus simple pour lui de recruter des membres maintenant que la dynamique est autonome. La communauté urbaine, quant à elle, est sollicitée et montre son intérêt pour les projets du Groupe au même titre que d’autres institutions locales. Cet instrument est présenté comme plus utilisable dans une position d’extériorité qui offre à la communauté urbaine la possibilité de critiquer et/ou de prendre à son compte les propositions formulées. Les bases d’un espace intermédiaire dominé par des acteurs économiques54, à mi-chemin entre le social et le politique, sont posées. En termes de positionnement du Groupe, cette prise de distance signifie malgré tout que ses relations avec la gauche locale sont pour l’heure, si ce n’est totalement rompues, en tout cas très mal engagées. Son étiquetage à droite comme positionnement politique en creux, est à la fois une cause et une conséquence de la prise de distance observée.

35Loin des ambitions affichées, ce retour sur la mise en place du Groupe met en lumière le poids de la politique au sens d’affrontements idéologiques, d’affrontements entre groupes sociaux et d’affrontements partisans. Ce retour éclaire également le poids du politique dont les figures locales n’apparaissent pas ici en position de retrait55. Il y a d’abord politisation en interne puisque des principes économiquement libéraux sont véhiculés. Cette production, ambiguë car souvent implicite, de catégories de pensée obligatoires et de représentations discriminantes a alors lieu en dehors des partis politiques locaux. Le Groupe semble être surdéterminé par les caractéristiques communes de la majorité de ses membres actifs. Agir pour la métropole devient aussi l’occasion de favoriser l’expansion des entreprises dont les dirigeants sont membres du Groupe et de réunir des acteurs peu intégrés dans les instances patronales traditionnelles. L’émergence même du Groupe tend à modifier l’état des rapports de force internes aux « élites économiques » locales. L’indépendance affichée du Groupe n’empêche finalement pas sa politisation sous un aspect purement partisan. L’horizon 2007 pèse déjà sur les décisions prises en 2003, deux ans seulement après le début du mandat de Gérard Collomb. Les élections ne sont donc pas toujours de simples parenthèses. Bien au contraire, l’influence du contexte dit pré-électoral peut se faire sentir de manière quasi permanente à Lyon. Si Gérard Collomb apparaît ici doté d’une moindre marge de manœuvre décisionnelle, tant l’appropriation de la politique par les acteurs visés a été grande, la variable « compétition politique » n’en reste pas moins déterminante pour comprendre le désengagement de la communauté urbaine face à cette dynamique. Il est naturellement impossible de savoir si cette dynamique lancée par le politique va survivre en l’absence de soutien du maire et de la communauté urbaine. La question n’est pas pour autant sans fondement. Le politique a été essentiel au lancement du Groupe qui s’est progressivement autonomisé mais en se marginalisant. Fin 2004, ce dernier n’a pas disparu mais aucun de ses projets n’a encore abouti. Pour se pérenniser, il cherche surtout à développer les activités de l’Association de « jeunes talents » qu’il a mise en place ainsi que les liens avec ses équivalents lillois et marseillais56. Malgré la mobilisation de ces acteurs autour d’un impératif métropolitain, différentes dimensions de la politisation se juxtaposent et s’entremêlent ici : idéologie, mais aussi luttes entre groupes sociaux, oppositions partisanes et liens avec les institutions locales.