1Pour le médiéviste, il est peu de sujets aussi épineux, aussi agaçants que le servage. Les hommes des Lumières, puis les historiens du XIX^e siècle en ont fait l’essence même de cet âge de fer et d’oppression qu’est, pour eux, le Moyen Âge ; mais il se dérobe dès lors qu’on tente d’en analyser les formes et la raison d’être dans le fonctionnement social. L’un des symptômes de ce malaise est la navigation assez floue entre des termes divers, parmi lesquels émerge seul avec une netteté certaine, l’esclavage ; pour les autres, chacun règle individuellement l’emploi de servitude, servage ou dépendance, dans un usage qui semble établir des distinguos tout en admettant un fort recouvrement des notions. Grosso modo, « servitude » a sans doute l’acception la plus large, « servage » signale la volonté de mettre l’accent sur l’adoucissement de la condition et « dépendance » insiste sur le lien personnel qui unit celui qu’on appelle maître ou seigneur selon les cas et le dépendant. Affaire de nuance souvent, plus ou moins rigoureuse. Serfdom, servitude, servaggio et autres ne sont pas plus limpides. Le vocabulaire de l’historien introduit au fond plus de complexité et de flou que le latin médiéval de la période centrale : le jugum servitutis, qui émaille la documentation du XIII^e siècle révèle moins d’hésitation chez les notaires que n’en manifestent les incertitudes de l’historien.

2Ces incertitudes s’imposent dès lors que l’étude sémantique quitte l’abstrait et le général pour s’intéresser aux termes par lesquels le statut des hommes est désigné. Du mancipium carolingien, en passant par le famulus et l’ancilla, le servus et la serva, toute la gamme des homines, proprii, de capite, de mansata, sans compter les manentes et les villani, comment voir clair ?

3Vincent Corriol a courageusement accepté de traverser ce bourbier, suivant, avec hardiesse et modestie à la fois, ses devanciers, souvent parmi les plus grands médiévistes. Lors de la soutenance de la thèse universitaire qui est à l’origine de ce livre, il a été, à plusieurs reprises, mentionné la filiation des réflexions : après Marc Bloch, Duby, Bonnassie et Barthélémy venait Corriol ! Il est juste de mentionner plus récemment, notamment parce que leurs études sont proches des thèmes qui ont intéressé Vincent Corriol, Lluis To Figueras et Paul Freedman. La méditerranéenne Catalogne, où naît et se développe la remensa, est certes bien éloignée de la Franche-Comté jurassienne, mais la chronologie des processus est plus proche : il ne s’agit pas de la condition paysanne contemporaine de la mise en place, plus ou moins violente, de la seigneurie, mais d’une phase ultérieure. Certes, les différences sont considérables entre la remensa qui s’achève par une rébellion et l’atmosphère apparemment assez pacifique des relations entre l’abbé de Saint-Claude et ses paysans. Mais les études catalanes montraient la voie en ce qu’elles avaient mis à jour un processus progressif de construction du statut servile. Il n’était pas né chargé d’emblée de toutes ses incapacités et de son poids fiscal, mais par agglomérations successive de redevances, de services et d’interdits. Vincent Corriol partait à l’assaut du servage haut-jurassien, armé de ces récentes découvertes catalanes.

4Pour autant, c’est bien son patriotisme sanclaudien qui a l’a jeté sur ce chemin difficile. Les archives de l’abbaye de Saint-Claude, longtemps inaccessibles, venaient d’être classées par Henri Hours. On les savait très riches, attendues depuis des années, signalées par l’Histoire de la Terre et de l’abbaye de Saint-Claude, écrite à la fin du XIX^e siècle par Dom Benoît, ouvrage majeur, mais ô combien orienté par la défense et illustration des abbés de Saint-Claude. Un siècle auparavant, les serfs de l’abbaye avaient eu un ardent avocat en la personne de Christin, et l’appui qu’alors lui a donné Voltaire a rendu célèbres les communautés jurassiennes dont il décrivit le statut indigne et humiliant. L’ouverture de ce fonds documentaire donna soudain accès à un dossier célèbre. Et intriguant : les monumentales fermes des environs de Saint-Claude, dont l’opulence remonte souvent au moins au XVIII^e siècle, cadrent mal avec l’image de pauvres serfs opprimés.

5La Franche-Comté était terre d’Empire. Vincent Corriol a découvert une réalité mal connue des jeunes médiévistes français, celle de ces grandes principautés ecclésiastiques, fondées sur un privilège impérial. La toile de fond de l’étude du servage est celle de la Terre de Saint-Oyend, que l’abbé d’une part, depuis son château de Moirans, et les moines d’autre part mènent fermement au moins jusqu’au XV^e siècle. Ensuite l’autorité du privilège obtenu de Frédéric Barberousse s’émousse au profit du brillant État bourguignon, puis, plus tard du Royaume de France. Parallèlement le pèlerinage fut savamment développé pour attirer les richesses et la protection des puissants, tel Louis XI.

6L’attachement que Vincent Corriol porte à la terre de Saint-Claude, il n’est pas le seul à le ressentir. Au moment même où il entama ses recherches, deux autres thèses furent mises en route. Aurélia Bully s’attacha à traiter de l’abbaye elle-même « Entre réforme et mutations : la vie spirituelle et matérielle de l’abbaye Saint-Oyend-de-Joux (Saint-Claude) de la fin du XIV^e siècle au début du XVI^e siècle » et son frère Sébastien s’attaqua aux archives du sol en conduisant une fouille programmée dans le palais abbatial. Leurs travaux, tous deux contemporains de ceux de Vincent Corriol, s’expriment dans les salles inférieures du tout nouveau Musée de Saint-Claude. Avec ce triptyque, l’abbaye de Saint-Claude et la principauté – ce qui fut la Terre de Saint-Oyend avant d’être dite de Saint-Claude – longtemps mal connue, se trouvent sous les feux de la rampe.

7Même s’il le fit avec un enthousiasme et une égalité d’humeur rares, Vincent Corriol ne chemina pas sans difficultés dans ces archives. En premier lieu – et de cette caractéristique paradoxale, Vincent Corriol a su finement tirer partie – le statut servile est loin d’être au premier plan des documents : il est à bien des égards banal et tacite, alors même qu’il est en pleine instauration. Une seconde difficulté tenait à la rareté de documents antérieurs à la fin du XIII^e siècle : il fallait être vigilant pour ne pas prendre pour une nouveauté ce qui pourrait n’être que retard des sources. Enfin, le fonds documentaire se révélait comme un magma auquel il n’était pas simple de donner un sens et du brio : deux documents majeurs, le Livre d’or et le Terrier de la Pitance encadrent heureusement la période que Vincent Corriol a choisi d’étudier. Ils éclairent des sources par ailleurs peu spectaculaires. De la fin du XIII^e siècle aux années 1520, le servage sanclaudien, aux traits initialement assez mouvants, est successivement construit, institutionnalisé, généralisé.

8Alors que si souvent le servage est décrit comme un statut caractérisé avec constance par le paiement du chevage, du formariage et de la mainmorte, il est passionnant de suivre ici les évolutions, les irrégularités, les spécificités locales du servage. Ainsi la taille fut d’abord la redevance la plus typique du serf, remplacée peu à peu par la mainmorte, c’est-à-dire l’incapacité à transmettre ses biens. Passionnant de voir aussi que la systématisation du servage n’est pas née de cet événement que tout un chacun considère comme la césure médiévale majeure, la Peste Noire. L’évolution commence avant elle et se poursuit, peut-être accélérée, après. Il est vrai que les finances de l’abbé ne semblent pas mauvaises, à un moment où les seigneurs européens sont, dans leur majorité, criblés de dettes. Dès lors, les images les plus classiques de la naissance de ce que les médiévistes s’accordent à appeler le « nouveau servage », sont mises à mal. Non, le servage n’est pas un statut résiduel, caractéristique des plus pauvres, ceux qui n’ont pas pu acheter leurs franchises. Non, l’abbé de Saint-Claude n’est pas en position de faiblesse, poussé par les nécessités à durcir les prélèvements : c’est un seigneur en pleine force qui met en ordre sa seigneurie. Le servage fait partie de ce processus.

9L’histoire du servage, telle que l’analyse Vincent Corriol, est une sorte de révolution copernicienne. Le servage n’était pas premier et la manumission ne crée pas un statut en négatif par rapport au servage. Le servage s’organise en même temps que la ville de Saint-Claude se peuple et s’enrichit. Les deux statuts, celui des bourgeois et celui des serfs, celui des habitants de la ville et celui des paysans se construisent dans un rapport dialectique, l’un face à l’autre. C’est d’ailleurs par les actes d’affranchissement que Vincent Corriol est le mieux à même d’accéder à ce qu’est le servage.

10Si les paysans avaient sous les yeux cet enviable statut de franc et de bourgeois, pourquoi ont-ils eu la faiblesse d’accepter de se soumettre au servage ? Leurs stratégies patrimoniales, du moins celles des gagnants, montrent leur capacité à s’adapter et à construire dans le long terme ; ce ne sont pas des êtres passifs qui supportent en pliant l’échine. C’est là une autre forte nouveauté qu’apporte l’étude de Vincent Corriol, suivant les pistes ouvertes par les anthropologues et notamment par Bernard Derouet. Le servage crée évidemment un lien individuel entre l’abbé et les serfs, un lien qui n’est pas seulement porté par la terre, mais qui s’instaure personnellement entre le seigneur et son homme. Mais il se comprend aussi dans le cadre des communautés. Négliger cet aspect est se priver d’une des clés du pacte tacite passé entre les abbés et leurs serfs. L’abbé a asservi individuellement les paysans, mais leur a donné la liberté collective. Être serf de Saint-Claude, c’est gagner l’accès aux incultes, aux ressources du bois et de l’herbe. Voici à l’œuvre ce que Joseph Morsel appelle, selon une expression reprise par Vincent Corriol, la « spatialisation des identités sociales ».

11Vincent Corriol l’aurait-il aussi bien comprise s’il n’avait arpenté tous les sentiers de la Terre de Saint-Claude depuis son enfance ? Car il n’est de bonne histoire que des pays dont on a physiquement ressenti les pentes et les courbes. Sous ce titre quelque peu désuet et délicieusement discret « Les serfs de Saint-Claude. Étude sur la condition servile au Moyen Âge », Vincent Corriol livre tout à la fois une histoire intime du Haut-Jura et une véritable rénovation des aperçus traditionnels d’un point crucial de l’histoire médiévale.