1Entendu comme un « ensemble de valeurs et de croyances qui sont posées comme discriminantes1 », le terme « idéologie » sert à qualifier des éléments de programmes politiques et partisans. Les idéologies n’agissent pas par elles-mêmes, elles sont dépourvues de toute « causalité autonome » (Bosc, 2002) et ne trouvent d’effectivité que dans l’usage qu’en font les acteurs sociaux. Pour tenter de comprendre les liens entre idéologies et politiques territoriales, il nous paraît important d’analyser non pas les idéologies en tant que telles et pour elles-mêmes, mais les conditions, les modalités de leur usage ou, dit autrement, de rapporter les idées constitutives des programmes partisans aux propriétés sociales, professionnelles, aux ressources des acteurs qui les investissent et à la structuration des espaces sociaux de leur diffusion. Le constat d’un usage stratégique des labels suffit-il pour autant à postuler la non-acuité des idéologies dans les politiques territoriales ? Ce serait, selon nous, nier les effets sociaux qu’induit la mobilisation des idées. L’investissement de références idéologiques par de multiples acteurs servant des logiques pratiques au sein et hors de l’arène partisane contribue en retour à la construction et à l’imposition d’un système de représentations. C’est à partir de cette hypothèse générale que nous voudrions contribuer à l’analyse des rapports entre idéologies et politiques territoriales.

2Notre contribution porte sur une thématique – « l’insécurité » – traitée dans un espace politique local – la ville de Strasbourg – au cours de la période spécifique qui entoure les élections municipales de 2001. La généralisation des discours sur « l’insécurité » à Strasbourg marque le passage progressif d’un usage de la thématique de « l’insécurité » dans la formation et la reproduction d’une identité politique « de droite » à une imposition du thème de la sécurité comme cadre de pensée et d’action publique2. Dans la dynamique de la campagne pour les élections municipales de 2001, Strasbourg est érigée en véritable « capitale » des voitures brûlées3. Cette campagne est marquée par une inflation des discours sur « l’insécurité4 ». La configuration politique locale, entendue comme l’état des forces politiques en présence et les liens concurrentiels entre des « alliés-adversaires » (Elias, 1991), se révèle propice à la diffusion de la thématique de « l’insécurité » dans l’ensemble du champ politique local. L’équipe municipale socialiste sortante, en place depuis 1989 est menée par Catherine Trautmann, ancien ministre de la Culture. Malgré la construction d’un système politico-administratif stable, soutenu par un fort réseau associatif, comme en témoigne sa réélection lors des municipales de 1995 dès le 1^er tour avec 50,2 % des suffrages exprimés, la majorité socialiste doit faire face à une importante concurrence. Traditionnellement opposés en Alsace, « gaullistes » et « centristes » s’unissent autour de Fabienne Keller et Robert Grossmann5. Le Front National et le Mouvement Régionaliste d’Alsace, mené par un ancien responsable du FN, sont largement implantés6. Enfin l’équipe municipale sortante affronte des luttes internes avec la dissidence de Jean-Claude Petitdemange, présent au second tour.

3C’est dans cette configuration politique locale marquée par une forte densité concurrentielle, qu’est mobilisée la thématique de « l’insécurité » servant des stratégies distinctives destinées à affirmer des marques politiques préconstruites (Anquetin, 2004) et à mettre en difficulté la majorité sortante, qui n’avait pas fait de cette question un axe majeur de sa politique. Largement mobilisée par des acteurs affichant des marques politiques différenciées, la question de « l’insécurité » est imposée, sur le mode de « l’évidence », comme un « problème » objectivement avéré sur lequel tous les acteurs sont dès lors sommés de s’exprimer. À l’issue des élections qui donnent lieu à la victoire de Fabienne Keller et Robert Grossmann, la thématique de « l’insécurité » change de statut. Sa publicisation et sa pénétration au-delà de l’arène politique strictement partisane, son investissement par d’autres acteurs, « hors-partis », servant des logiques propres à la structure sociale dans laquelle ils évoluent, participent en retour, à l’imposition d’un système de représentations structurant les politiques territoriales et l’espace social. Ces acteurs agissent comme de véritables entrepreneurs idéologiques contribuant à la promotion d’une lecture spécifique de la réalité, imposant des références propres, des évidences, des figures obligées, au-delà des clivages partisans traditionnels que la mobilisation de discours sur « l’insécurité » sert de moins en moins à affirmer ; et qui en retour apparaissent de moins en moins marqués en la matière. Étudier le traitement local de « l’insécurité » au regard de la notion d’idéologie, en envisageant les références idéologiques comme des ressources et des marqueurs partisans, révèle la prégnance du jeu politique dans la construction de « l’insécurité » comme problème public local et dans l’élaboration des politiques territoriales.

Une thématique fortement clivante et discriminante

4Le traitement politique de la délinquance en terme « d’insécurité » constitue le marqueur d’une identité politique « de droite7 ». Pour l’opposition UDF-RPR strasbourgeoise, parler d’insécurité constitue un moyen politique particulièrement efficace pour cliver le champ politique local et anticiper sa propre action en invalidant celle des responsables municipaux en place. Dès le mois de janvier 1998, suite à la visibilité médiatique des incidents de la Saint-Sylvestre, Robert Grossmann, alors porte-parole du groupe RPR-UDF au conseil municipal (et futur Président de la Communauté Urbaine de Strasbourg) interpelle la majorité municipale socialiste en place, dans un communiqué de presse :

« Les graves incidents qui ont marqué les récentes nuits strasbourgeoises ainsi que leurs conséquences méritent une analyse approfondie et maîtrisée. […] Aussi les déclarations émises par la municipalité sous le coup de l’urgence et de la nervosité nous semblent étonnantes tant les explosions étaient prévisibles et ne sont pas nouvelles. Nous attendons avec un vif intérêt les mesures nouvelles que pourrait annoncer le maire de Strasbourg8. »
« Le groupe RPR-UDF refuse la fatalité de la violence urbaine, de même que la gestion molle ou la non-gestion de la violence strasbourgeoise. Si la police est démobilisée, c’est le résultat de 14 années de présidence de la République socialiste. Les jeunes de quartiers qui commettent des actes de violence font eux aussi partie de la génération Mitterrand. Nous ne voulons pas que cette génération Mitterrand suscite une génération LePen9. »

5Les acteurs du groupe UDF-RPR mènent une stratégie de démarcation par rapport au Parti Socialiste et au Front National, leurs adversaires politiques principaux dont ils soulignent l’incapacité à traiter les problèmes de délinquance. Ce coup politique est d’autant plus efficace qu’il repose sur des faits très spectaculaires, largement relayés et mis en scène dans les journaux locaux et nationaux. Le travail journalistique participe à une « hypertrophie de “l’événement” » (Champagne, 1991). Les représentations de voitures en flammes évoquent de véritables images de guerre. Dans le quotidien régional l’Alsace, un article10 est illustré par une photographie occupant la moitié de la page exposant un pompier à côté d’une voiture en flammes. Les incendies de voitures sont propices à un traitement journalistique conforme aux codes pertinents dans le champ de la presse et plus particulièrement de la presse quotidienne régionale, tenant à « la proximité [du journaliste] avec ses sources et ses lecteurs » (Neveu, 2001, p. 30-32). Des images spectaculaires, la rédaction d’articles brefs sous la forme de bilans chiffrés11 correspondent au format que les contraintes commerciales imposent aux acteurs de l’espace journalistique.

« Dans les DNA aujourd’hui, tu as l’équivalent de trois heures de lecture et les gens consacrent 20 minutes. […] Et nous, notre but c’est de faire en sorte que le plus de choses soient lues dans le journal. Pour exister, il faut être lu. Donc, on fait des articles plus courts. C’est vrai que la tendance ces dernières années, c’est d’écrire plus court, c’est d’aller plus à l’essentiel que de délayer les choses12. »

6La mobilisation de la thématique de « l’insécurité » met en difficulté l’équipe municipale sortante13 qui peine à trouver une offre politique adaptée d’une part à une visibilité nouvelle de la délinquance14 et d’autre part au souci d’afficher une marque politique « de gauche », comme par exemple les discours sur l’action sociale et la prévention ou le refus de la compétence du maire sur les questions « d’insécurité ». À la fin de l’année 2000, l’équipe municipale socialiste refuse encore de reconnaître toute compétence des élus locaux en matière « d’insécurité ». Les représentants du PS anticipent les offensives politiques susceptibles d’être menées à l’occasion de la Saint-Sylvestre. François Guichard, juge d’instruction et adjoint au maire de Strasbourg publie une tribune dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace :

« L’insécurité est une souffrance pour de nombreux concitoyens et touche souvent les plus fragiles d’entre nous. Elle constitue un souci permanent pour les élus. Mais je tiens à réaffirmer que la répression de la délinquance relève de la seule compétence de la police nationale et de la justice. […] La lutte contre la délinquance, la répression des actes de vandalisme relèvent des pouvoirs de police et d’une politique pénale sur lesquels les élus municipaux ou communautaires n’ont aucune autorité, si ce n’est un pouvoir d’interpellation15. »

7Le refus de reconnaître la compétence du maire sur le thème de « l’insécurité » contribue à la construction et à la reproduction d’une identité politique destinée à séduire des électeurs dont les acteurs partisans se font une représentation particulière. Dans les débats pré-électoraux, la majorité socialiste critique et tente d’invalider les discours sur « l’insécurité » proposés par l’opposition. La campagne électorale constitue le théâtre d’une lutte pour la définition des énoncés autorisés et de ce qui peut constituer un problème politique légitime.

8Fabienne Keller et Robert Grossmann, têtes de liste UDF-RPR, viennent rapidement contrer cette tentative d’invalidation de « l’insécurité » comme thématique pertinente et centrale pour les municipales de 2001.

« Telle n’est pas notre conception de l’action municipale : le maire est garant de la tranquillité publique dans sa ville. Nous estimons que si Strasbourg est devenue en douze ans capitale des violences urbaines et cité record – toute catégorie confondue des voitures – alors que notre ville était réputée pour la tranquillité et l’art de vivre qui s’y développaient, c’est bien que s’y est créé un certain climat. […] On peut l’analyser en songeant que pour répondre aux voitures flambant de manière régulière les soirs de la Saint-Sylvestre, la municipalité a décidé d’organiser de grandes festivités pour occuper et distraire les fauteurs de troubles potentiels. […] Mais point de renfort notoire de forces de police, point de moyens supplémentaires pourtant indispensables pour la justice16 ! »

9Le tandem candidat à la mairie de Strasbourg, dénonce « le laxisme » dont aurait fait preuve l’équipe municipale en optant pour des orientations préventives, éducatives et sociales. Les prémisses de la campagne reflètent la donne politique initiale : d’un côté, la majorité municipale sortante qui refuse la thématique de « l’insécurité » comme objet central de la campagne, de l’autre, l’opposition UDF-RPR17 qui l’investit abondamment en soulignant la nécessité de mettre en œuvre des mesures répressives. La nuit du 31 décembre 2000 au 1^er janvier 2001, émaillée de quelques incidents, constitue une occasion pour mobiliser le plus efficacement possible la question de « l’insécurité », en tentant de dévaloriser l’action du maire sortant :

« Il est inadmissible que Strasbourg, capitale européenne, devienne, aux yeux de l’Europe tout entière la capitale des voitures brûlées. Le 1^er janvier, tous les médias n’ont parlé que de cela… Où est le maire ? La population est inquiète. Le maire doit la rassurer18. »

10Lors de la traditionnelle présentation des vœux, Catherine Trautmann réplique :

« Et eux où étaient-ils ? Je ne les ai pas vus. Il faut agir en amont, comme nous l’avons fait pour aider ceux qui ont préparé des fêtes dans les quartiers. Je fais mon travail de maire qui est aussi de trouver de vraies solutions19. »

11Une configuration politique limitée à la présence de ces deux candidats rend donc possible l’alternative discursive puisque la question de « l’insécurité » comme problème politique est proposée par un joueur et réfutée par l’autre. Elle ne s’impose pas à l’électeur et aux acteurs politiques sur le mode de l’évidence mais comme un possible.

Une campagne pour les élections municipales de 2001 centrée sur la thématique de « l’insécurité »

12La campagne électorale constitue un temps politique majeur où la dimension « idéologique » du discours est saillante. Or, à Strasbourg, en matière d’insécurité, les débats pré-électoraux de 2001 se caractérisent par un consensus conjoncturel. Plus qu’une uniformisation des idées, cette diffusion des discours sur « l’insécurité » participe d’une transformation de la configuration politique locale qui contribue au brouillage des marqueurs partisans traditionnels. Lors de la campagne de 2001, la question de « l’insécurité » connaît une abondance de traitement sans précédent. Pourtant le nombre de faits délinquants constatés est plus faible en 2000 (34 667) qu’en 1994 (40 448)20. Ce paradoxe statistique illustre que la production de l’offre politique ne résulte pas d’un constat objectif mais elle tient aux logiques concurrentielles propres au champ politique local. Les discours sur « l’insécurité » sont massivement mobilisés par les candidats UDF-RPR et FN. Les représentants UDF-RPR (dont la liste est intitulée « Vous êtes la priorité ») définissent les questions de sécurité comme « la priorité des priorités ». La liste du Front national menée par Jean-Luc Wehr se désigne comme la liste « Sécurité et tranquillité ».

13Rapidement, ces énoncés sont diffusés à l’ensemble du champ politique. Jean-Claude Petitdemange est une figure importante du Parti Socialiste en Alsace. Ancien chef de Cabinet de Michel Rocard à Matignon, l’ex premier secrétaire fédéral du Parti Socialiste perd ses délégations. En rupture avec le PS, il doit se démarquer des représentants de son ancien parti pour continuer à exister sur la scène politique locale et nationale. Après avoir multiplié les attaques à l’égard de Catherine Trautmann au cours de l’année 200021, l’ancien haut-responsable du PS présente une liste dissidente pour les élections municipales de 2001. La candidature de l’ancien socialiste redéfinit la donne politique et notamment les discours légitimes et dominants. Jean-Claude Petitdemange fait de « l’insécurité » son thème de prédilection en l’utilisant largement pour décrédibiliser explicitement Catherine Trautmann et son action au cours du mandat écoulé.

« Les gens en ont assez du foutoir. Ils savent que c’est difficile. Mais ils veulent voir une volonté farouche. M me Trautmann, elle, continue à avoir un discours mimi. Elle ne comprend plus rien à ce qui se passe. Son bla-bla n’est plus entendu22. »
« À Strasbourg, plus qu’ailleurs, la victimisation des délinquants a trop longtemps été au centre des propos tenus par le maire sortant23. »
« La gravité de la situation en matière de sécurité et de tranquillité est plus qu’alarmante. Il y a 4 ans, le chiffre de 400 voitures brûlées faisait scandale, aujourd’hui l’incendie de 1800 voitures par an peut d’autant moins être banalisé qu’il est le reflet d’une hausse généralisée de la délinquance à Strasbourg24. »

14Ces prises de position25 ont d’autant plus d’impact qu’elles émanent d’un ancien haut responsable du PS, offrant ainsi un plus fort crédit aux discours des représentants UDF-RPR. La stratégie adoptée par Jean-Claude Petitdemange contribue à imposer le « problème de l’insécurité » sur le mode de l’évidence puisque différents acteurs politiques investissent le thème de « l’insécurité » au-delà des clivages partisans traditionnels. La démarcation de l’ancien membre du PS participe à une homogénéisation des discours autour de la définition de « l’insécurité » devenue le problème majeur. Ce consensus d’opportunité autour de l’apparence d’un constat objectif « d’insécurité » rend difficile tout traitement discursif alternatif pour la majorité sortante qui évoque « une ville sûre » parmi les grandes orientations de son projet municipal. Dans un document de propagande électorale titré « notre projet pour les Strasbourgeois », les candidats de « la liste d’union de la majorité et des Verts pour Strasbourg » énoncent douze éléments de programme. En 7^e position, on retrouve l’intitulé « une ville sûre ».

« La sécurité est une préoccupation majeure des Strasbourgeois. Comme dans toutes les grandes villes, les incivilités, les formes de petite délinquance et parfois de violences urbaines graves se sont multipliées, souvent au détriment des personnes les plus fragiles. L’insécurité est une véritable injustice. Même si le maire n’est ni policier ni juge, il est indispensable que la commune s’engage fortement dans la lutte contre l’insécurité. »

15L’évolution est encore plus nette lors des débats pour le second tour. Le rapport de force est inversé puisqu’à l'issue du vote du 11 mars, la majorité sortante se retrouve en position d’outsider. Elle radicalise sa position en mettant l’accent sur la question de « l’insécurité » : « Ensemble, poursuivons la construction d’une ville sûre, solidaire, généreuse et innovante ! » À l’intérieur du document, sous le titre « un message entendu », la majorité sortante alliée aux Verts énonce en premier point : « Ce que vous souhaitez : la mobilisation de toute l’énergie de la Ville, de la Police et de la Justice pour garantir la sécurité. » Et plus loin, une énumération de résolutions : « nous nous engageons à mettre toute notre volonté et notre détermination à résoudre le problème de l’insécurité ». Ce discours est rehaussé et renforcé par une photographie représentant un agent de la police municipale.

16L’enjeu de la définition des problèmes réside également dans la validation du jeu politique comme seul capable d’y répondre et par conséquent dans la légitimation des joueurs politiques ; en somme, convaincre les électeurs « qu’à l’action politique, rien n’est impossible, même pas la venue du paradis (ou de l’enfer) sur terre » (Gaxie, Lehingue, 1984, p. 144-145).

17Les listes « marginales » contribuent à la diffusion des discours sur « l’insécurité ». Se définissant comme « ni de gauche ni de droite », la liste AIR (Action et Initiative Républicaine) menée par Luc Gwiazdzinski, ancien membre du cabinet de Philippe Richert (UDF), actuel président du Conseil Général du Bas-Rhin, consacre un large paragraphe à « la dégradation de la qualité de vie ». Le second point mentionné dans cette partie souligne que « l’insécurité et le sentiment d’insécurité ont fortement progressé dans les quartiers ». Face à ce constat, l’équipe AIR propose « une sécurité basée sur la présence humaine », se démarquant ainsi de certains adversaires qui préconisent la mise en place d’un système de vidéosurveillance.

18Si l’on relève une homogénéisation des discours quant à l’objet du débat, une analyse plus approfondie des offres politiques produites par l’ensemble des participants à la compétition électorale, nous fait relativiser un tel constat dans la mesure où le traitement discursif de l’objet « insécurité » est plus hétérogène. Les candidats « d’extrême-gauche » ne font pas référence aux questions de sécurité dans leurs tracts électoraux et se démarquent ainsi de leurs adversaires. Toutefois, sollicités par les journalistes pour se prononcer sur ces questions, ils se soumettent aux règles du jeu électoral. Jean-Claude Meyer, à la tête de la liste LCR souligne que « si la majorité avait du travail, l’insécurité n’existerait plus. C’est l’inégalité qui est facteur d’insécurité » et de la même manière la liste LO conduite par Roland Robert rappelle que « l’insécurité de l’emploi existe depuis des années26 ». Tout en se positionnant sur ces questions, les listes « alternatives » tentent de proposer un discours spécifié pour favoriser le repérage d’une marque politique « extrême-gauche » et contester la compétence de leurs concurrents à traiter ce type de questions. Ces deux exemples attestent de la force d’imposition des journalistes qui contribuent à une hiérarchisation des offres politiques.

19Les rédactions de la presse et des télévisions, nationales et locales (Collovald, 2000) participent à la production de ce consensus conjoncturel. Le Nouvel Observateur traite de Strasbourg en faisant référence à « l’insécurité27 ». Les rédacteurs de l’hebdomadaire illustrent le sujet par des images de voitures en flammes et présentent « une grande enquête » basée sur un sondage dans lequel les personnes interrogées devaient attribuer une note à leur ville autour de différents thèmes : l’environnement, la vie culturelle, le logement, les transports, les impôts, la sécurité28. La ville de Strasbourg obtient « la plus mauvaise note » en matière de sécurité ce qui vaut à la capitale alsacienne, quelques pages supplémentaires sur ce sujet. La rédaction des DNA en un mois, sans compter d’autres articles plus courts, publie deux dossiers consacrés à la thématique de « l’insécurité29 » présentée comme une réalité objective et incontestable : « Certes, point n’est besoin d’un sondage pour savoir que la sécurité est la préoccupation numéro 1 des Strasbourgeois. » Il devient difficile pour l’équipe du maire sortant d’adopter un discours qui serait contraire à ce consensus émergent. C’est pourquoi la position adoptée par les socialistes évolue. Ces transformations dans la stratégie mise en œuvre par la majorité sont matérialisées dans l’initiative de Roland Ries, président de la Compagnie des Transports Strasbourgeois (CTS), qui, quinze jours avant le scrutin, annonce l’installation de la vidéo surveillance dans les bus et les tramways de la CTS. L’annonce de la mise en place de ces mesures par Roland Ries, candidat aux côtés de Catherine Trautmann, revient à adopter une posture conforme aux exigences d’une diffusion plus large des énoncés sur « l’insécurité », et contribue en retour à l’imposition d’un problème politique sur le mode de l’évidence, invalidant les discours susceptibles de contester la pertinence de cette question dans le champ politique local.

« Les effets du flou » : au-delà du champ politique, un thème largement investi

20Pour saisir comment les discours sur « l’insécurité » s’autonomisent progressivement de tout marquage partisan, il faut s’intéresser au processus de diffusion de ce type d’énoncés dans l’ensemble de l’espace social en dépassant le strict champ politique. « L’insécurité » est une notion « attrape-tout ». Ce flou contribue au succès et à la diffusion de la thématique de « l’insécurité » dans le champ politique local et dans les champs sociaux périphériques30. En retour, une telle généralisation ramollit les contours de la catégorie d’intervention.

21Les acteurs attribuent des significations très différentes au terme « insécurité ». Nous avons demandé systématiquement, en début d’entretien, à nos interlocuteurs « qu’est-ce que l’insécurité ? ». Souvent embarrassées, les personnes interrogées ont laissé paraître des conceptions diverses de ce terme. Chaque acteur définit « l’insécurité » en fonction des logiques pratiques propres au champ dans lequel il évolue. Ces différentes définitions de « l’insécurité » correspondent à de vives concurrences pour la valorisation, la reconnaissance de leur action. Le procureur de la République de Strasbourg, donne sa conception de « l’insécurité » et poursuit en évoquant le rôle de la justice sur ce problème.

« On parle souvent du sentiment d’insécurité. Il est difficile de le décrire : c’est toutes les peurs, les angoisses, qu’ont les citoyens de sortir de chez eux […] Je crois qu’il ne faut pas se masquer le visage et dire “c’est un sentiment, mais ce n’est qu’un sentiment”. Ça correspond aussi à une réalité […] Tout ça, ça frappe les esprits, et ça développe ce fameux sentiment d’insécurité. Donc il ne faut pas traiter ce sentiment d’insécurité à la légère, ça correspond incontestablement à une certaine réalité quotidienne. Il faut essayer d’apporter des réponses appropriées, étant observé que ces réponses sont à peu près uniquement policières et judiciaires31. »

22Un commandant de la police nationale, adopte un point de vue similaire en distinguant « l’insécurité » et le « sentiment d’insécurité ».

« Il y a le sentiment d’insécurité, c’est quelque chose de subjectif. […] Mais l’insécurité, ce sont les infractions que l’on constate et les plaintes qui sont déposées au bureau de police et si on voit que dans un quartier, il y a une recrudescence d’un certain type d’infraction, on peut se demander, notamment les vols avec violence, s’il n’y a pas d’insécurité. Ça c’est de l’insécurité parce que c’est quelque chose de concret. Vous êtes dans la rue, vous vous faites agresser, vous vous faites voler votre portable ou vos vêtements de marque. Ça c’est de l’insécurité. L’insécurité, moi je la mesure aussi à l’agression physique. Le sentiment d’insécurité existe aussi parce qu’il y a une violation de votre domicile, y’a l’intrusion dans votre cercle privé et on vous vole des affaires. C’est ça l’insécurité32. »

23En appréhendant « l’insécurité », comme une réalité et pas uniquement comme un « sentiment » qui serait insaisissable, le procureur de la République et le commandant de police défendent leur compétence et celle de leurs institutions respectives, jugées centrales et incontournables. Les logiques propres aux structures sociales dans lesquelles évoluent nos interlocuteurs orientent leur conception de « l’insécurité ». La vice-présidente du Tribunal de Grande Instance, présidente de la chambre des comparutions immédiates et juge des libertés et de la détention, donne une définition très différente de celles proposées par les deux acteurs précédents en considérant que « l’insécurité […] c’est les délits financiers33 ». Elle a présidé la chambre correctionnelle économique et financière du Tribunal de grande instance de Strasbourg et va réintégrer cette juridiction. Sa définition de « l’insécurité » est déterminée par sa trajectoire professionnelle et lui permet de valoriser son rôle social. La directrice d’un Centre d’action éducative de la protection judiciaire de la jeunesse conçoit « l’insécurité » comme « un sentiment », « une incompréhension34 ». Définir exclusivement « l’insécurité » comme « un sentiment » et l’envisager à travers des situations « plus complexes » revient à placer le débat autour de l’éducation, de la connaissance du terrain, des histoires de vie et du passé des auteurs d’actes délinquants, autant de données qui relèvent du rôle et de la compétence des structures de la Protection judiciaire de la jeunesse. Ce type de définition contribue à légitimer et appuyer des revendications professionnelles notamment en termes d’effectifs et de moyens. Un éducateur du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation, déclare à propos de « l’insécurité » :

« Celle qui est à l’origine de tout ce système, c’est l’insécurité de la situation économique et sociale des gens et ça on ne s’en rend pas compte. Le travail précaire, c’est vraiment quelque chose qui est insécurisant pour les gens. Ça peut effectivement déboucher sur des comportements de rejet de la société de manière violente35. »

24Cette définition de « l’insécurité » pose comme priorité la situation sociale de l’individu, tentant ainsi d’invalider les solutions policières tout en précisant la pertinence du travail d’insertion réalisé par le personnel du SPIP. Un éducateur de rue, également militant chez les Verts, définit lui aussi « l’insécurité » en faisant valoir sa spécificité professionnelle.

« Ce n’est pas une abstraction complète. Il y a des réalités en terme de délinquance, de violence qui engendre un sentiment. Le sentiment est probablement plus important que la réalité. […] À force de nier les évidences. Je me rappelle, il y a cinq ou six ans, nous quand on parlait de ça, des discours qui seraient pourtant des discours softs actuellement, on s’est quand même fait traiter de ‘ fachos’par une bonne partie de “l’intelligensia” locale ; de dire qu’à un môme, il faut lui dire “non”. […] Notre job, c’est de dire voilà ce qui se passe, voilà ce qu’on fait, et à partir de ce qu’on fait, ce qu’on constate36. »

25Cet éducateur revendique une capacité « d’expertise » des phénomènes de la rue. Face à un enquêteur qui les interroge sur les questions « d’insécurité », nos interlocuteurs veulent signifier le caractère indispensable de leur action. Les définitions de « l’insécurité » proposées par les personnes que nous avons rencontrées sont multiples et parfois contradictoires. Cette ambiguïté permet à chaque acteur d’adapter le problème à son cadre d’action, se l’approprier et tenter de défendre sa propre compétence, son savoir-faire.

La réappropriation des discours partisans sur « l’insécurité » par des acteurs intéressés : l’émergence « d’entrepreneurs de sécurité »

26Largement diffusée à de multiples champs sociaux, la question de « l’insécurité » fait l’objet d’une traduction, sous l’influence d’acteurs qui s’érigent et sont érigés en « entrepreneurs de sécurité ». Forts de leur position et de leur visibilité, ils contribuent à façonner une lecture particulière de la réalité sociale et imposent, sur le mode de l’évidence, la thématique de « l’insécurité », convertie en « exigences de sécurité », dans l’ensemble du champ politique, invalidant et masquant dès lors les traitements discursifs alternatifs. La diffusion des discours sur « l’insécurité » dans les réseaux d’action publique locaux conduit à une départisation de « l’insécurité » qui participe en retour, pour les élus, à son installation sous les traits du constat objectif.

27Francis Jaecki, ancien commissaire central à Strasbourg de 1992 à 1997, et sous-directeur à la direction centrale de la Sécurité Publique, est détaché à une fonction stratégique au sein de l’exécutif strasbourgeois. Il est à la tête de « la délégation à la sécurité et à la prévention » qui englobe la police municipale et le service « animation-prévention ». Lors de son passage à Strasbourg, comme commissaire central, il s’est constitué un capital social. Sa trajectoire professionnelle lui confère une forte autorité réelle et symbolique, notamment vis-à-vis de la police nationale. Il a travaillé avec le commissaire Broussard, créateur des Brigades anti-criminalité et dont la réputation est étroitement liée à Jacques Mesrine. La venue de ce « super flic37 », constitue une importante ressource symbolique pour l’équipe municipale en place. Elle confère une certaine visibilité à l’action de la nouvelle municipalité en matière de sécurité. Francis Jaecki est un « marginal sécant » (Crozier, Friedberg, 1977). Il est inséré dans l’exécutif strasbourgeois où il tient un rôle prépondérant et bénéficie d’un capital d’expertise en matière de « sécurité ». L’ancien commissaire central de la capitale alsacienne connaît parfaitement les pratiques de la police nationale et dispose d’un capital relationnel lui permettant de négocier avec une institution ayant une forte culture du secret et revendiquant son autonomie. Le haut-fonctionnaire bénéficie également d’un réseau d’interconnaissances avec l’administration centrale. Le détachement de l’ancien commissaire auprès de l’administration locale constitue un atout certain pour l’équipe municipale strasbourgeoise, du fait de sa capacité à offrir aux responsables locaux un accès privilégié à des instances extérieures, ainsi que des possibilités de contrôle plus important sur celles-ci. Francis Jaecki, bénéficie d’une délégation du maire et constitue aujourd’hui un rouage essentiel de la structure politico-administrative locale, il exerce d’ailleurs la fonction de directeur général des services adjoint. L’éviction de Chantal Cutajar, adjointe déléguée à la sécurité, fait du fonctionnaire reconnu comme « expert », le seul représentant de la municipalité sur les questions de sécurité. Il dispose par conséquent d’une autorité et d’une légitimité difficilement contestables. Sa position institutionnelle stratégique transparaît dans la disposition organique des services. Dans les locaux de la Communauté Urbaine de Strasbourg, « la délégation à la sécurité et à la prévention » se trouve au 8^e étage aux côtés du cabinet du Maire et du Président de la CUS. Ce constat quant à la disposition des services atteste de l’importance de l’ancien commissaire central au sein de l’équipe municipale.

28D’autres acteurs, issus d’espaces professionnels différents, vont trouver dans la thématique de « l’insécurité », l’occasion de légitimer leur action et d’imposer leurs compétences. Le cas strasbourgeois nous donne ainsi à voir un agent issu du milieu socioculturel qui investit largement les questions de sécurité. Or, ce champ professionnel est traditionnellement structuré autour du traitement social de la délinquance. Comment dès lors comprendre l’investissement des questions de sécurité par ce type d’acteurs ? Le directeur du service « animation-prévention », après des études de lettres et d’histoire, dirige un centre socioculturel pendant vingt ans avant de travailler au sein de la CUS, sur les problèmes d’insertion et les chantiers du tramway ; l’équipe socialiste était alors encore aux affaires. Il exerce ensuite pendant cinq ans la fonction de « responsable prévention-sécurité-contrôle » à la Compagnie des Transports Strasbourgeois et fonde l’agence PULSAR (Prévention Urbaines en Lien avec les Structures d’Animation) destinée à la réinsertion par les activités de prévention et d’animation dans les transports en commun. Ce parcours dote l’actuel responsable du service « animation-prévention » d’un fort capital social. Il s’agit d’un « professionnel de type interactif, capable de construire des réseaux et des médiations en formulant les problèmes rencontrés dans des termes qui soient susceptibles et acceptables par des groupes séparés » (Augustin, Gillet, 2000, p. 161). Notre interlocuteur décrit sa trajectoire professionnelle comme « atypique ». En effet, le champ de l’animation et celui de la sécurité semblent a priori éloignés l’un de l’autre. Or, le premier constitue un espace en quête de professionnalité et aux contours flous [ibid.], si bien que l’ancien directeur de centre socioculturel trouve dans les questions de sécurité une opportunité de valoriser des compétences informatives et relationnelles acquises au cours de sa trajectoire. Lors de nos entretiens, il fait preuve d’une réelle liberté de ton qui (comme le fait qu’il ait survécu au changement de municipalité malgré un statut de contractuel) souligne l’autorité symbolique dont il bénéficie. Le fondateur de PULSAR, en mobilisant des capitaux personnels, en l’occurrence des réseaux sociaux construits au fil d’une carrière dans l’animation, constitue une ressource précieuse pour des équipes municipales en quête d’informations. En effet, la principale mission du service « animation-prévention », ou en tout cas celle sur laquelle l’ancien directeur de centre socioculturel met l’accent, est l’élaboration d’un réseau d’informations et la production d’un système statistique comptable des faits de délinquance. Cette mission ne se limite pas à la simple collecte des incidents relevés mais consiste en un véritable travail de « signification ». Le choix des indicateurs, le tri des sources d’informations, l’analyse des chiffres, la visibilisation des résultats par des codes de couleur participe fortement à la construction de sens.

« Ça, c’est des indicateurs qu’on a tous les mois, que moi je sors dans le cadre du CISPD pour GS, pour les élus, on a un TBOS, Tableau de bord opérationnel sécurité qui comporte des indicateurs de la délinquance générale : les voitures brûlées, les incidents CTS et les stationnements illicites des gens du voyage. Alors c’est des choses qui n’ont pas du tout le même sens et d’ailleurs, il faut à chaque fois aller plus loin. Mais à un moment, on est obligé de mettre en place des indicateurs comme ça, qui peuvent avoir du sens, oui ; c’est-à-dire, les élus, ils ont pas toujours le besoin d’aller chercher la p’tite bête. Eux, ce qu’ils veulent c’est avoir une grande tendance et puis après38… »

29C’est dans ce service, à travers un travail de filtrage, qu’est déterminé ce qui est porteur de sens, ce qui ne l’est pas, et quel est ce sens. L’ingestion et la métabolisation de l’information imposent une lecture de la réalité légitimée par la production de chiffres dotés d’un fort crédit de scientificité et gages de véracité. Un tel ouvrage n’est possible que grâce à l’activation de réseaux dont l’ancien directeur de centre socioculturel constitue le maillon fort. Il a su rentabiliser les ressources relationnelles propres au secteur de l’animation en les réinvestissant dans les questions de sécurité, pour en retour s’imposer comme un acteur incontournable dans ce domaine. Lors d’un entretien, le directeur du service « animation-prévention » regrette l’absence d’une « culture de la sécurité » dans les pratiques administratives. La promotion d’une telle culture participe à la valorisation de son propre rôle social.

« L’administration n’a pas une culture de la sécurité. […] Quand je vous ai parlé d’un certain nombre de nos services qui ne pensent pas sécurité… Je vais juste vous citer un exemple : l’éclairage public. L’éclairage public, c’est un des facteurs importants de la sécurité ou de l’insécurité. Pas toujours, mais un lieu bien éclairé rassure par rapport à un lieu sombre. Sauf que la technique des jeunes de quartiers, c’est descendre le lampadaire. Et quand je n’arrive pas à descendre le lampadaire, je vais au coffret électrique et je vais le casser ou baisser le disjoncteur. Et on ne s’est pas posé la question deux minutes “Attendez ! le coffret électrique, il est à la disposition de tout le monde avec une clef que tout le monde peut se procurer”. Aujourd’hui, les coffrets, on est en train de les rentrer de les sécuriser. Ça ne vient pas du jour au lendemain et c’est une culture que les gens doivent comprendre39. »

30Il souhaite convertir « les gens », les profanes, à une « culture de la sécurité », fait valoir sa capacité d’expertise sur ces questions, revendiquant ainsi sa qualité de professionnel de la sécurité. Son discours, son action et son autorité symbolique au sein de la structure administrative contribuent, en retour, à transmettre et diffuser un ensemble de croyances et de normes d’action.

31Les revendications de professionnalité dans les activités concernant la sécurité constituent une étape fondamentale dans le processus d’institutionnalisation de la sécurité. Des sociétés de « médiation et de prévention », comme PULSAR apparaissent à Strasbourg. Le responsable de cette société présente la structure en référence à des « professionnels » de la sécurité. Plus qu’à la simple autonomisation d’un secteur d’activité par rapport aux institutions locales, notre interlocuteur, à la tête de PULSAR depuis deux ans et successeur de l’actuel responsable du service de médiation et de prévention de la CUS, aspire à une véritable « professionnalisation » de ce secteur ayant pour ambition la reconnaissance d’un « nouveau métier » d’agent de médiation.

« PULSAR devait s’engager dans une professionnalisation autour de prestations de services plus professionnelles, plus rentables, plus efficaces, on met tout ça entre guillemets. […] Le métier d’agent de prévention et de médiation est un nouveau métier. Et ce nouveau métier, maintenant, après une période où il a été aidé pendant cinq ans, il convient d’arriver à démontrer son utilité et quelles sont les conditions nécessaires pour qu’on arrive à en faire un métier à part entière avec des financements de droit commun. Le jour où il y aura des employeurs qui auront besoin d’agents de prévention-médiation et qui payeront à plein tarif la prestation de service, on pourra estimer que le métier existera et qu’il correspondra, non seulement à un besoin, mais que ce besoin sera solvable sur le marché40. »

32Le directeur souligne que l’évolution vers la reconnaissance de ce « nouveau métier » nécessite la mise en place d’une véritable formation professionnelle validée par l’Éducation Nationale. Le processus de professionnalisation de l’activité de médiation passe par une transformation des logiques d’action de l’association et par la signification de la spécificité de cette action. Il s’agit d’un processus de valorisation et de « codification » d’une activité et d’un secteur professionnel conformément aux normes d’action produites par les entrepreneurs de sécurité (acteurs du champ politique stricto sensu et des champs périphériques).

« On n’est plus dans une logique de “grand frère”, on est dans une logique de gens qui ont des aptitudes à la médiation, au dialogue et à la discussion41. »

33Les revendications de professionnalité et l’apparition de trajectoires de spécialistes de la sécurité, participent et attestent d’une institutionnalisation de la sécurité comme cadre de pensée et d’action émancipé du marquage partisan. La volonté de rupture avec une logique amateur contribue à la construction d’une « identité professionnelle » (Dubois, 1999, p. 240) et ainsi à une diffusion des croyances dans les exigences de sécurité, sur le mode de l’évidence, du « ça va de soi42 ».

34« Does ideology matter ? » La notion d’idéologie, fortement normative, est délicate à manier. Aussi, plutôt que de se demander si l’idéologie agit, il nous a paru indispensable, au préalable, d’interroger cette notion en analysant quels en sont les usages, les modalités de construction pour finalement comprendre comment et dans quelle mesure elle peut contribuer à l’orientation et à la conception des politiques territoriales. L’étude des conditions de diffusion des énoncés sur « l’insécurité » dans le débat public strasbourgeois souligne que la mobilisation de cette thématique constitue dans un premier temps, un fort marqueur idéologique et partisan contribuant à la construction d’une identité politique déterminée, destinée à séduire une cible électorale particulière. L’intense densité concurrentielle du jeu partisan local participe à la propagation des discours sur « l’insécurité » au-delà des clivages partisans traditionnels, en servant les acteurs labellisés « de gauche » dans leurs stratégies de démarcation au sein de leur propre camp. Ce consensus d’opportunité partisane et électorale impose la thématique de « l’insécurité » sur le mode de l’évidence, comme un « problème majeur » qu’il appartiendrait aux élus municipaux de prendre en charge. Les énoncés sur « l’insécurité » sont diffusés hors de l’arène partisane, investis par des acteurs qui se constituent progressivement en « spécialistes » de la sécurité venant légitimer ou rendre crédibles les discours et l’action publique en matière de sécurité. L’abondant traitement partisan de la question de « l’insécurité » permet à ces « professionnels » de la sécurité d’exposer leur capacité « d’expertise » pour mieux promouvoir leur rôle social et par conséquent prescrire une lecture spécifique de la réalité sociale autour d’une exigence de sécurité qui devient alors difficilement contestable. La généralisation des discours sur « l’insécurité », au sein et hors de la sphère partisane, par divers acteurs contraints par des logiques concurrentielles, participe en retour à l’imposition d’un système de représentations reposant sur la construction d’évidences, de constats, et de résultats chiffrés.

35Au regard de cette étude, une analyse en terme « d’idéologie » présente un double intérêt. Elle permet d’abord de souligner le processus menant d’une mobilisation des discours sur « l’insécurité » dans l’élaboration ou la représentation d’une marque idéologique/partisane spécifique, à la formation et la légitimation de la sécurité comme « idéologie » autonomisée de tout marquage identitaire partisan, c’est-à-dire comme ensemble de valeurs portées et promues par des acteurs intéressés qui contribuent à son institution comme cadre d’action publique locale. Les représentations regroupées sous le vocable « idéologie » ne trouvent d’effectivité que par l’activité sociale et professionnelle de ceux qui les investissent. C’est donc bien l’examen de ces usages qui donne à voir les mécanismes de production de l’action publique territoriale en montrant comment un ensemble de valeurs est imposé à l’agenda décisionnel sous l’effet d’interactions entre des acteurs servant les logiques pratiques propres à la structure sociale dans laquelle ils évoluent.

36D’autre part, le concept d’idéologie présente une spécificité par rapport à d’autres outils intellectuels, comme le « référentiel » (Muller, 1990) ou le « paradigme » (Kuhn, 1962) dans la mesure où il permet de souligner l’importance de la variable politique et électorale dans la construction des politiques locales. Notre analyse met en lumière les modalités de constitution du thème de la sécurité comme système de valeurs structurant l’action publique locale. Le cœur de ce processus réside dans les relations concurrentielles inter-et surtout intra-partisanes, nous rappelant ainsi, s’il en était besoin, la force catalytique du jeu politique et électoral dans l’imposition d’un univers de sens.