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Idéologies et action publique territoriale

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Christian Le Bart
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Romain Pasquier
, 
Lionel Arnaud

Introduction

Does ideology matter ? Standardisation de l’action publique territoriale et recompositions du politique

Lionel Arnaud, Christian Le Bart et Romain Pasquier

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 « Les idéologies des politiques territoriales », colloque organisé à Rennes les 4 et 5 mars 2004 p (...)

1Une question simple, voire simpliste, motive cet ouvrage (et le colloque dont il est issu1). Cette question est facile à poser : en quoi les actions publiques territoriales sont-elles le reflet des choix ou des orientations idéologiques de ceux qui les conduisent ? On peut même la réduire à cette plus simple expression : les alternances politiques servent-elles à quelque chose ? Ou bien faut-il croire que la parenthèse électorale, aussi éphémère qu’un carnaval, se referme pour libérer les forces implacables d’un déterminisme structurel ? La question est évidemment au cœur de la réflexion théorique sur la démocratie : si les alternances transforment le monde social, la démocratie est censée offrir au peuple souverain la possibilité d’effectuer des choix de société. Si au contraire l’étanchéité est totale entre vie politique et action publique, la première est au mieux un mythe partagé, au pire une idéologie aliénante servant la domination de classe.

  • 2 Un exemple parmi cent tiré de l’actualité : l’augmentation sensible de la fiscalité régionale est- (...)

2On aurait tort de croire cette problématique réservée aux seuls spécialistes de théorie politique. L’adhésion ordinaire à la démocratie, que mesure par exemple le taux de participation aux élections, résulte pour partie d’un calcul utilitariste effectué par chaque électeur : cela sert-il à quelque chose de voter ? Ou bien est-ce que c’est toujours pareil ? Le jugement politique le plus trivial sollicite un enchaînement causal ordinaire du type : orientation du vote – orientation des gouvernants – orientation des politiques publiques2. Si ces perceptions ordinaires ignorent les argumentaires savants, elles ne sont pas pour autant dépourvues de réflexivité critique. Ainsi intègrent-elles désormais l’idée que l’enchaînement programme électoral – action publique s’est grippé quelque part. Il y a eu, au niveau national d’abord depuis 1981, une pédagogie des alternances politiques rapprochées. Sans être à même de démonter les boîtes noires pour regarder là où la mécanique se grippe, les citoyens sont tout à fait en mesure de faire jouer les co-variances, et de repérer intuitivement les effets (et les non-effets) des alternances politiques sur les actions menées. La question de savoir si, en clair, droite et gauche, c’est pareil, n’est donc pas d’abord une question savante. C’est une problématique ordinaire d’appréhension du politique par les citoyens ordinaires. Ce qui ne signifie évidemment pas que tout le monde l’utilise (et y répond) de la même façon.

3Pour ordinaire qu’elle soit, cette problématique politique résiste à l’analyse savante. Mais peut-être son apparente banalité, voire sa pertinence du point de vue de la théorie politique, ont-elles paradoxalement constitué des obstacles à l’investigation sociologique ? À moins que celle-ci ait été découragée par l’extraordinaire complexité que recèle cette question aussi simple à poser qu’impossible à trancher…

  • 3 Pour une synthèse récente, voir Hassenteufel et Smith (2002, p. 64 sq.). Les auteurs mettent en pa (...)

4L’analyse des politiques publiques telle qu’elle s’est développée en France depuis vingt ans n’élude évidemment pas totalement la question : does politics matter3 ? S’agissant aussi bien des politiques nationales que des politiques dites territoriales, s’est développé un ensemble de représentations de l’action publique qui convergent pour penser cette dernière comme processus socialement construit échappant largement aux décideurs formels (les élus ou plus largement les gouvernants). À la vision simpliste d’un décideur décidant, reléguée au rang de prénotion encombrante ou de symbolique mythifiante, les chercheurs se sont efforcés de substituer une vision moins héroïque, plus sociologique, au terme de laquelle le processus décisionnel chemine chaotiquement sous l’influence de variables multiples et hétérogènes (Commaille, Jobert, 1999 ; Fontaine, Hassenteufel, 2002 ; Jobert, 1994 ; Le Galès, Thatcher, 1995 ; Jobert, Muller, 1981 ; Muller, Surel, 1998). On dira des acteurs intervenant dans ce processus qu’ils sont pris par la décision, davantage qu’ils ne prennent celle-ci. À mesure que leur marge de manœuvre décisionnelle recule, la variable politique perd son statut de variable déterminante. Entre une administration qui fait beaucoup plus qu’exécuter les décisions, des contraintes électorales, sociologiques, budgétaires et institutionnelles alourdies par leur quotidienne objectivation (par les médias), le pouvoir des gouvernants semble bien formel… Au point que, un lieu commun chassant l’autre, c’est désormais l’hypothèse de la standardisation de l’action publique qui semble tenir lieu de vulgate pour penser l’action publique.

  • 4 On se reportera ici à un passionnant débat entre D. Lorrain, J. -C. Thoenig, et Ph. Urfalino, publ (...)

5La question sera ici plus spécifiquement posée à l’échelle des politiques territoriales4. Il existe en cette matière une solide tradition de recherche, autour de l’évaluation du poids de la variable partisane. On la doit en partie aux historiens du socialisme et du communisme municipal. À propos de « Saint-Denis la Rouge » (1890-1939), Jean-Paul Brunet (1981, p. 205) notait ainsi « le décalage effrayant qui séparait le verbe de l’action ». Il repère dès la fin du XIXe siècle la prise de conscience de l’absence de marges de manœuvres décisionnelles. D’où, déjà, le « choix » d’investir le symbolique à défaut de pouvoir transformer la société (on fait jouer l’Internationale lors des fêtes municipales). Le bilan est plus nuancé que ce que suggère ce propos mais cette référence historique suffit à montrer que le débat que nous ouvrons n’a rien d’inédit. Même remarque à propos du travail de Bernard Meuret (1982) sur le socialisme municipal à Villeurbanne. En un siècle, la gauche y a évidemment « fait des choses » (bibliothèque municipale, colonies de vacances, logements sociaux, etc.), mais son principal acquis est peut-être d’avoir fait exister le territoire de cette ville comme territoire distinct de l’imposant voisin lyonnais. L’identité territoriale concurrence déjà l’identité partisane. En même temps, semble s’imposer l’idée, ici comme ailleurs, d’un déclin progressif des effets de la variable partisane, comme s’il y avait, après guerre, « atténuation progressive de la différenciation » partisane. On voit se profiler une histoire cyclique, plutôt que linéaire, de la politisation : les temps forts (simple hypothèse qui mériterait de plus amples données) en seraient l’avant 1914 et l’après-1968, les temps faibles la IVe République et la période actuelle.

6Des tentatives ont été faites y compris pour quantifier le poids de la variable partisane à l’échelle des politiques locales. Mais les corrélations repérées sont parfois difficiles à interpréter (et la variable partisane à isoler). Lorsque Jeanne Becquart-Leclerc (1976) note, sur un échantillon de petites villes, que « les communes les mieux équipées seraient plutôt de gauche », on s’interroge sur le sens de la corrélation. Surtout que par ailleurs le taux d’équipement est aussi lié à l’étendue du réseau relationnel du maire. Les travaux de José Kobielski (1978), puis ceux de Dominique Lorrain (1989), concluent à la faible pertinence de la variable politique, y compris sur la décennie 70. Le premier note que « la tendance politique n’est nullement un déterminant fondamental des dépenses de fonctionnement ». Tout au plus observe-t-il une singularité communiste en matière d’aide sociale scolaire et d’enseignement primaire. La variable « structure administrative » pèse autrement plus lourd. Le second étudie les politiques économiques de quinze villes sur la période 1977-1984. Les maires de gauche embauchent-ils davantage ? Ceux de droite privatisent-ils plus souvent la gestion de l’eau ? La réponse est négative dans les deux cas. « La variable politique n’apparaît jamais significative dans l’explication des modes de gestion des services d’eau et dans les différences de développement organisationnel des mairies ». Les cycles de politisation sont décidément bien difficiles à repérer…

  • 5 Citons ici Michel Offerlé (2004, p. 63) : « Si la sociologie politique a un sens, il consiste à re (...)

7Et les électeurs, qu’en pensent-ils ? Les enquêtes laissent deviner une nette inclination en faveur de la thèse de la standardisation croissante de l’action publique territoriale. Si l’on suit les sondages précédant les dernières élections régionales, la moitié des électeurs pensent que « les propositions de la gauche et de la droite ne présentaient pas de véritables différences », et les deux tiers qu’« un changement de majorité de leur conseil régional n’aurait pas de conséquences importantes sur leur vie quotidienne » (Bidégaray, 2004). Les énoncés provocateurs qui, il y a vingt ans, frappaient au cœur de l’illusio démocratique en dénonçant l’illusion politique, sont désormais devenus les piliers les plus solides et les plus ordinaires du désenchantement démocratique. Peut-être alors le moment est-il venu de reprendre la question de départ5 ?

Des politiques territoriales saisies par la standardisation ?

8Ce n’est pas caricaturer les travaux sur les politiques territoriales en France et plus largement en Europe que de constater qu’ils convergent autour de trois principaux constats qui tous alimentent cette thèse de la standardisation : la professionnalisation des milieux décisionnels territoriaux ; l’accélération des logiques d’échanges entre niveaux de gouvernement ; et le déclin consécutif des alternatives politiques.

La professionnalisation des milieux décisionnels territoriaux

9La première de ces données est la professionnalisation des élites politiques territoriales. À long terme, ce processus s’inscrit dans un vaste mouvement qui voit, sur un siècle, émerger et se développer la catégorie des professionnels de la politique, vivant de la politique et pas seulement pour elle, selon l’heureuse formule de Max Weber. À plus court terme, ce mouvement a touché les élites politiques territoriales selon une logique de diffusion du changement social que l’on connaît bien : du centre parisien vers les grandes villes, des grandes villes vers les villes moyennes, vers les exécutifs départementaux, régionaux, intercommunaux, des exécutifs resserrés vers les simples conseillers… Sans être facilement repérable statistiquement, du fait en particulier du morcellement des échelons de la régulation politique, la professionnalisation devient la norme dès lors qu’on s’intéresse aux actions publiques territoriales d’envergure. D’autant que le processus de professionnalisation ne se limite pas à la question des revenus. Sont ici en jeu non seulement la disponibilité des élus mais aussi leur disposition à revendiquer une légitimité fondée sur le savoir-faire professionnel, complémentaire de la légitimité démocratique (Fontaine, Le Bart, 1994 ; Garraud, 1989 ; Lagroye, 1994 ; Le Bart, 2003). Ces savoir-faire décisionnels se caractérisent par la capacité à mobiliser des registres techniques et des langages divers (droit, budget, architecture, environnement, démocratie locale, urbanisme, développement économique…). En ce sens, la logique de professionnalisation déborde celle des revenus. Il y a revendication de professionnalité y compris chez les « petits » élus bénévoles (ou retraités) qui consacrent tout leur temps libre à l’acquisition de ces savoirs professionnalisés.

  • 6 L’analyse de la domestication des élus, ici envisagée, doit être complétée par l’analyse de la dom (...)

10En quoi la professionnalisation accrédite-t-elle la thèse de la standardisation de l’action publique ? D’abord, la professionnalisation (au sens strict cette fois) suppose par définition des acteurs économiquement intéressés à demeurer le plus solidement possible et le plus longtemps possible dans le champ politique. On peut formuler l’hypothèse que cette dépendance objective produit des effets de conformisme par rapport aux standards en vigueur dans celui-ci. La professionnalisation resserre l’interdépendance (via par exemple le cumul des mandats) et domestique les électrons libres. Elle met ensuite les élus au contact quotidien des administrations et plus généralement des milieux décisionnels, d’où une socialisation par frottement qui, à terme, adoucit jusqu’à rendre invisible la distinction entre élus et fonctionnaires territoriaux. Les premiers parlent le langage des seconds, travaillent à leur contact (Dion, 1986). D’un côté, les hauts fonctionnaires des collectivités locales subissent désormais les aléas des alternances politiques ; de l’autre, les élus se comportent comme de véritables secrétaires généraux ou comme des chefs de service. En aval, les élus battus n’hésitent pas à se réclamer d’une compétence professionnelle qui leur permettra de rebondir vers d’autres cercles décisionnels ; en amont, ils ne pénètrent ces derniers qu’au terme d’un apprentissage qui les incite à intégrer très précocement les contraintes et les standards de l’action publique (Genieys, Smith, Baraize, Faure, Négrier, 2000). L’obtention de financements croisés, la capacité à construire un leadership politique qui transcende les clivages partisans, la recherche du consensus technique, tout cela joue dans le sens d’une euphémisation des identités partisanes et des ancrages politiques. Le temps est révolu des béotiens propulsés à la tête d’une collectivité qu’ils découvraient le lendemain de l’élection. L’élection sanctionne un parcours de socialisation qui s’analyse sauf exception comme accumulation de ressources décisionnelles professionnalisées. Le cumul des mandats vaut cumul d’expériences de socialisation convergentes. Il faut souvent plusieurs années pour se sentir appartenir à ces milieux décisionnels, en maîtriser le langage et les modes de fonctionnement. L’âge des élus est de ce point de vue un indice significatif, au même titre que leur profession d’origine. Tout laisse penser que la capacité à se conformer aux standards ayant cours dans ces milieux décisionnels est une condition nécessaire (mais certes non suffisante) pour devenir éligible, c’est-à-dire pour faire figure de candidat possible, crédible. En termes systémiques ou fonctionnalistes, on peut dire que l’accès aux rôles de gouvernants n’est ouvert, localement comme nationalement, qu’à ceux qui ont, au terme d’une longue (et sélective) socialisation, suffisamment intériorisé les standards dominants. Les hérétiques, hors champ au sens de Pierre Bourdieu (2000), n’ont guère plus de chance via le suffrage universel qu’ils n’en ont via les concours de la fonction publique territoriale. C’est le thème bien connu de la domestication du suffrage universel6.

11La standardisation de l’action publique territoriale ne repose pas uniquement sur les élus. C’est l’ensemble des milieux décisionnels territorialisés qui se trouvent enrôlés dans un monde standardisé. À commencer bien sûr par les fonctionnaires des collectivités locales. Là encore la socialisation prend des formes diverses mais convergentes : mécanique du concours, dispositifs de formation continue, mobilité professionnelle… La logique ancienne des isolats, au terme de laquelle des individus pouvaient être recrutés discrétionnairement par des élus, sans véritable formation initiale, et avec comme horizon professionnel de toujours servir la même collectivité, s’est progressivement effritée. On est passé d’une intégration localisée à une intégration professionnelle élargie. Au-delà des collaborateurs directs des élus, c’est l’ensemble des élites urbaines qui se trouvent intégrées au jeu standardisé de la gouvernance : élites économiques, associatives, culturelles, universitaires…, à défaut de prendre en charge les mêmes intérêts, parlent au moins le même langage. Tous peuvent être intégrés à un projet urbain, à un projet de développement…

Décloisonnement des acteurs et homogénéisation des représentations

  • 7 Mécanisme dont rend compte le concept d’« advocacy coalition » : « ensemble d’acteurs d’une politi (...)

12L’accélération des logiques d’échanges entre niveaux de gouvernement vient démultiplier cette dynamique de professionnalisation. Elle pousse à la diffusion accélérée de l’innovation, à la circulation rapide des façons de faire standardisées. Les professionnels de l’administration territoriale raisonnent et travaillent désormais à l’échelle de territoires élargis et ouverts : concurrence entre les territoires, intercommunalité, partenariats multiniveaux, là encore la socialisation par frottement resserre les interdépendances larges. Ces échanges par frottement et capillarité favorisent la circulation de modèles d’action publique souvent labellisés « gouvernance » (Pasquier, 2005). Le gouvernement par contrat appelle des rapprochements, des compromis, des mouvements vers le consensus7. L’Union européenne joue à cet égard un rôle particulier dans la mesure où la mise en réseau des nouvelles recettes et instruments d’action publique est aujourd’hui une des principales modalités de régulation politique et de construction de la légitimité, sur le registre de l’innovation et de la modernité politique (Pasquier, Weisbein, 2004). Cette logique fonctionnelle de décloisonnement des acteurs et d’homogénéisation de leurs représentations favorise particulièrement les profils multipositionnés et les opérations d’intermédiation et de courtage, suscitant l’apparition de promoteurs de la gouvernance et du partenariat. Émergent de véritables entrepreneurs de cause qui, placés à l’intersection entre plusieurs secteurs d’action publique, détiennent les ressources nécessaires à son décloisonnement (Nay, Smith, 2002). Ainsi, les institutions s’ouvrent les unes sur les autres, les frontières traditionnelles entre élus, fonctionnaires et experts de l’action publique territoriale s’amenuisent au point de faire émerger un monde professionnel, avec sa culture, ses habitudes et ses habitus, ses illusios et sa vision de ce qui est bien et mal, moderne et archaïque, faisable et infaisable, pensable et impensable. Les revues professionnelles (La Lettre du Cadre Territorial, La Gazette des communes, Pouvoirs Locaux…), les associations professionnelles, les organismes de formation (INET, CNFPT), les réseaux multi-niveaux de politique publique sont autant de machines à standardiser ce milieu. Des mots d’ordre comme le « partenariat », le « développement durable », le « projet urbain », la « bonne gouvernance » ont ainsi pu s’imposer comme des évidences internes à ces mondes (Pinson, 2002). À chaque fois, c’est tout un univers sémantique et pratique qui se trouve imposé comme catégorie de pensée obligatoire et indépassable.

13Ces catégories de pensée s’imposent avec d’autant plus de vigueur qu’elles irriguent la société bien au-delà du seul petit monde de l’action publique territorialisée. De sorte qu’elles ne se trouvent qu’exceptionnellement ébranlées au fil des échanges que les administrations locales nouent avec leur environnement institutionnel. Associations, entreprises, universités, sociétés d’économie mixte, administrations déconcentrées, chambres de commerce…, la standardisation se marque aussi dans l’émergence d’un langage commun, celui du projet et de la proximité aujourd’hui, celui du management hier… On doit à Luc Boltanski et à son équipe une analyse très fine de la façon dont ces grandeurs se cristallisent, s’objectivent, s’imposent, s’affrontent, s’additionnent (Boltanski, Thévenot, 1991 ; Boltanski, Chiapello, 1999). L’autonomie de l’univers ici étudié n’est de ce point de vue que relative. Ce n’est pas succomber aux condamnations simplistes de la pensée dite « unique » que de remarquer la circulation accélérée, par exemple entre secteur privé et secteur public, de mots d’ordre dessinant l’idéal décisionnel du moment et s’imposant à des acteurs de plus en plus fortement interdépendants. C’est en ce sens aussi un effet des logiques de gouvernance que de lisser les singularités liées aux rôles, aux secteurs, aux territoires, aux types d’institutions, au profit d’un langage commun.

Banalisation des alternances et déclin des alternatives politiques

14La logique de standardisation conduit mécaniquement au déclin (ou au moins à la dédramatisation) des alternatives politiques. Faut-il lire l’histoire politique comme domestication progressive des idéologies hors systèmes ? Les offres politiques les plus typées, du socialisme municipal aux Verts, ont dû composer avec cette logique de standardisation. Les partis politiques et les mouvements sociaux tentent de contrarier ces dérives technocratiques et s’efforcent de s’extraire des contraintes précédentes. Donner la parole aux militants, aux citoyens, donner à voir non plus une offre politique standardisée mais une demande sociale brute, voire brutale jusque dans sa dimension « irréaliste », « utopique », « naïve », n’est cependant pas une mince affaire. Principalement sans doute parce que les partis politiques sont précisément peu présents à l’échelle des territoires décentralisés, en particulier en France. L’exemple du socialisme municipal hier, celui des municipalités Front National plus récemment démontrent que les logiques de standardisation ne pouvaient être contrariées que par des équipes idéologiquement très armées, dans un contexte singulier de forte territorialisation d’une idéologie « typée ». D’où des stratégies ponctuelles pour faire d’un territoire conquis une « vitrine », un « laboratoire », un lieu d’« expérimentation » pour une entreprise politique cherchant à démontrer sa capacité à gouverner autrement comment l’ont affiché, au lendemain des élections régionales de mars 2004, les nouveaux présidents socialistes des conseils régionaux. Mais la rencontre entre une idéologie et un territoire ne peut être qu’exceptionnelle. Elle se paie, s’agissant par exemple de l’extrême droite, d’un arrachement aux réseaux d’interdépendance qui structurent le monde de l’action publique territoriale. Les municipalités « idéologiques » sont condamnées à devenir des forteresses. Elles font fuir les cadres de la fonction publique territoriale, elles sortent progressivement du jeu partenarial avec les autres institutions et territoires.

  • 8 La réélection en avril 2001 d’Alain Juppé à la Communauté urbaine de Bordeaux avec les voix de deu (...)
  • 9 Exemple : lorsque, en 1992, le district de Rennes adopte la taxe professionnelle communautaire, le (...)

15Plus souvent, ailleurs, c’est le constat du déclin du militantisme partisan qui prévaut. La standardisation se nourrit largement de cette dépolitisation. Elle alimente un pragmatisme décisionnel qui lève un à un les tabous idéologiques : les maires de gauche apprennent l’aide aux entreprises, les dispositifs de répression et de surveillance, l’art de privatiser. Ceux de droite mettent en place des instances de concertation, invoquent la démocratie locale, l’environnement, le dialogue avec les populations immigrées… Le contexte national, c’est banalité que de le rappeler, ôte en outre au clivage droite-gauche une bonne partie de sa valeur symbolique. Territoires de droite et territoires de gauche se croisent, collaborent, les bastions s’effritent, les alternances s’accélèrent… Les élus apprennent à passer outre les clivages partisans pour nouer des alliances que plus personne n’oserait qualifier de contre-nature. Les lignes de fracture tiennent plus souvent aux territoires qu’à ceux qui sont élus pour les gouverner. Ainsi voit-on se tisser, à la faveur des constructions intercommunales, des alliances qui ne doivent plus grand-chose à l’étiquette politique8. La taille de la commune, sa situation géographique, son potentiel fiscal, son niveau d’équipement, déterminent les stratégies d’alliance bien plus sûrement que la couleur politique des élus9. Cette porosité des clivages se retrouve également dans les régions où, de 1986 à 2004, des formes de cogestion droite/gauche sont venues souvent pallier l’instabilité politique chronique des conseils régionaux. Il se passe localement ce qui se passe à l’échelle de la construction européenne. Les clivages partisans pèsent peu au regard des intérêts géopolitiques. En France tout particulièrement, cette relativisation du clivage droite-gauche a en outre été accélérée depuis les années quatre-vingt du fait des alternances rapprochées et des cohabitations. Les partis de gouvernement constituent des entreprises politiques en concurrence certes sévère mais rien de fondamental ne les distingue du point de vue de l’action publique effectivement conduite. La culture de la cohabitation est désormais la norme au niveau local : il est banal pour un maire de gauche de travailler avec un département ancré à droite, une région par exemple à gauche, et un gouvernement pourquoi pas de droite… La concurrence entre les territoires s’est-elle imposée aux dépens de la concurrence entre entreprises politiques ? Déjà mal en point au niveau du champ politique central, le clivage idéologique droite-gauche est donc forcément encore plus fragile au niveau des territoires décentralisés. La tradition d’administration locale demeure forte, qui assimile la gestion des affaires locales à une activité infra-politique, comme s’il n’y avait de politique qu’au niveau central de l’État. Les élus usent et abusent de cet apolitisme de façade qui leur permet de jouer la carte de l’intérêt local et de l’unanimité aux dépens du pluralisme démocratique. En période électorale, les sortants préfèrent mettre en avant leur expérience, leur bilan, les compétences acquises, plutôt que leur appartenance partisane. La démocratie locale n’y gagne rien, faute d’un véritable espace public : la culture de la négociation (entre territoires, entre secteurs, entre groupes d’intérêts…) l’emporte sur la culture de la discussion.

  • 10 Libération, 19 juillet 2004.
  • 11 On trouve une illustration idéale-typique de ces mécanismes dans le traitement du dossier Val par (...)
  • 12 Une troisième perspective est possible, qui consiste à traquer l’idéologie non plus aux marges de (...)

16Le recul de la variable idéologique ne signifie certes pas effacement du politique. Mais l’affrontement entre entreprises politiques est aujourd’hui plus affaire de compétence, d’expérience, de proximité et d’écoute, que de références idéologiques. Les alternances demeurent synonymes de changement symbolique, mais celui-ci ne se lit plus guère en termes idéologiques. Le basculement à gauche de la région Pays de Loire sera ainsi analysé comme victoire d’un territoire sur un autre : les villes gérées par les socialistes prennent à cette occasion leur revanche sur une droite plutôt rurale. Le clivage territorial écrase le clivage politique : pas question de rallumer la guerre scolaire, prudence sur les emploi-tremplins10. La polémique autour du subventionnement du Centre régional de lettres en Languedoc-Roussillon accrédite de même la thèse d’alternances plus marquées par les règlements de compte entre acteurs et entre institutions que par des ruptures idéologiques. La standardisation n’est donc pas incompatible avec la décentralisation. Il est permis de faire l’hypothèse selon laquelle la décentralisation a alimenté des stratégies de différenciation en matière d’action publique territorialisée, mais qu’il s’agissait davantage pour les élus de se distinguer par leurs performances au sein d’un monde standardisé que de se démarquer idéologiquement. Ce qu’exprimerait la métaphore d’un axe unidimensionnel (qui permet par exemple de classer les villes) au détriment de celle d’un espace politique avec une droite et une gauche, un centre, des extrêmes, etc. « Comme si chacun était obligé de faire implicitement ce que fait le voisin de façon à ne pas se laisser distancer ou concurrencer » (Lorrain, 198911). La cause semble donc entendue : la politique recule au profit d’une technicisation de l’action publique, la standardisation fermant toute possibilité d’alternative idéologique. Quel sens y a-t-il dans ces conditions à s’acharner à vouloir privilégier une entrée « idéologie » s’il est démontré que « le débat sur la compétence tend à remplacer l’affrontement idéologique », et qu’il y a déconnexion entre la « politique électorale » et la « politique des problèmes » (Leca, 1996, p. 345-346) ? Deux raisons au moins justifient cette prétention. La première repose sur l’impossibilité de faire totalement abstraction des grilles partisanes. Pour résiduelle qu’elle soit, la place occupée par les idéologies partisanes n’est pas pour autant à négliger, on essaiera de le montrer. La seconde piste est plus ambitieuse, qui consiste à se demander si le territoire ne serait pas devenu à lui seul sinon une idéologie au sens plein du terme, au moins le support de productions idéologiques bricolées au fil des configurations locales12.

L’idéologie aux marges de l’action publique : symbolique partisane et alternance symbolique

  • 13 Ce n’est par exemple pas le cas des États-Unis où les néoconservateurs regroupés au sein du parti (...)
  • 14 Voir le travail déjà cité de Dominique Lorrain (1989).

17Le premier enseignement des textes rassemblés ici tient au déplacement des clivages idéologiques dans les politiques territoriales. Les organisations partisanes ne peuvent plus être considérées comme des marqueurs idéologiques lourds, en tous cas en France13. Le resserrement des marges de manœuvre décisionnelles objectives, ou, selon une version plus centrée sur la subjectivité des acteurs, le rétrécissement du champ du pensable en matière d’action publique, n’ont cependant pas mécaniquement fait disparaître toute trace d’idéologie partisane. Mais sans doute faut-il désormais, pour apprécier ces traces, des lunettes grossissantes là où antérieurement les contours de la politisation s’imposaient avec force. Les décennies soixante-dix et quatre-vingt permirent ainsi de voir à l’œuvre de puissantes logiques de différenciation partisane. Beaucoup distinguait alors la droite de la gauche, de la vision du social aux pratiques en matière d’action publique, de l’agenda politique local aux valeurs revendiquées. Embauche publique vs privatisation, augmentation vs réduction des impôts, prévention vs répression, culture vs économie, aide à l’école publique vs aide à l’école privée, participation des citoyens vs démocratie représentative, discours syndical vs discours patronal, culture pour tous vs culture élitiste… On prendra garde de ne pas caricaturer cette période, la logique attrape-tout du suffrage universel et les nécessaires concessions au pragmatisme produisant déjà leurs effets14. Il n’empêche que pour cette double décennie, atypique sans doute en ce qu’elle marque une phase de sur-politisation des marchés politiques périphériques, le projet visant à mettre en regard action publique et étiquette politique peut trouver à s’alimenter au travers d’un certain nombre de données. Collectivités de droite et collectivités de gauche n’établissent pas les mêmes priorités, mobilisent des mots d’ordre différenciés, s’attaquent à des problèmes différemment diagnostiqués, et appliquent des recettes distinctes. C’est la gauche qui ouvre le jeu de la différenciation (municipales de 1977), la droite emboîtera le pas aux scrutins suivants. Il peut être tentant (mais ce ne sont là que des hypothèses qui appelleraient confirmation empirique) d’établir un parallèle entre l’actuelle standardisation et celle qui s’accomplit sous les municipalités Troisième Force d’après-guerre. On peut prolonger le parallèle en rapprochant les tentatives faites par la gauche pour au moins provisoirement briser la standardisation : socialisme municipal jadis, Union de la gauche et Programme Commun plus récemment.

18Pour leur part, les actuelles basses eaux idéologiques cantonnent l’impact de la variable partisane à deux domaines, marginaux au regard de l’économie globale de l’action publique, mais pas pour autant négligeables. Le premier domaine est celui du discours : il semble en première analyse que les idéologies politiques, ayant perdu leur force déterminante, soient condamnées à une simple fonction d’accompagnement de l’action publique, tantôt en amont de celle-ci (promesses électorales) tantôt en aval (bilan et lecture ex-post), mais jamais véritablement en phase avec elle. La machinerie décisionnelle fonctionne selon des logiques standardisées, et le politique intervient (avant ou après) pour donner de ces productions standardisées que sont les politiques publiques une lecture conforme à l’idéologie partisane. L’idéologie partisane, ici, habille la boîte noire décisionnelle, mais celle-ci demeure fermée.

  • 15 À propos de l’État, mais le raisonnement est transposable au niveau local, J. -M. Eymeri (2003, p. (...)

19Qu’il y ait déconnexion entre les luttes partisanes et l’action publique, c’est une chose. Mais faut-il pour autant ranger ces luttes au purgatoire des illusions, des apparences ? Il serait bien hasardeux d’opposer la solide réalité des choses de l’action publique à l’inconsistance des mots de la politique, les premières s’inscrivant durablement sur le territoire tandis que les seconds s’envoleraient sitôt formulés. Une telle vision sous-estime la force sociale et la solidité des représentations, des croyances, des idéologies. La rhétorique partisane ne se développe pas impunément. Même récusée par les professionnels de l’action publique (« ça, c’est de la politique »), même objet de dénégation de la part… des politiques, la politique continue à imposer son lexique et sa grammaire. Même si le langage se fait moins partisan qu’avant, même si les ressources partisanes ont cessé d’être mises en avant, la perception des élus par les citoyens (et par les médias) demeure imprégnée de matrices idéologiques partisanes. On continue à dire d’un maire (urbain) ou d’un président de région qu’il est de droite ou de gauche. Certes, ces étiquettes partisanes sont de fait compatibles aujourd’hui avec à peu près n’importe quelle forme d’action publique : un élu UMP peut (doit ?) faire de la démocratie locale, de la protection de l’environnement, et de la culture pour tous ; un élu de gauche doit faire de l’aide aux entreprises et de la sécurité. Mais n’importe qui ne fait pas n’importe quoi n’importe comment. Et c’est précisément au discours que revient la tâche d’inscrire l’action menée dans le système de valeurs revendiqué. D’où un incessant bricolage certes largement rétrospectif mais auquel on se doit de porter attention15. L’action publique est aussi constituée par le sens que les supposés décideurs s’efforcent de lui donner, par les exégèses apportées aux dispositifs proposés, par le sens apposé aux actions promises. En ce sens, l’idéologie partisane est bien au cœur de l’action publique, à travers un incessant travail visant à les faire coïncider, ou au moins à les rendre compatibles. L’invocation de l’intérêt général ne se fait pas in abstracto : celui-ci se décline selon des valeurs (liberté, égalité, justice sociale, compétitivité, développement durable…) qui font écho aux valeurs partisanes. En déclinant l’intérêt général, les élus orientent les réceptions de l’action publique qu’ils conduisent.

  • 16 Sur cette élection idéalement intermédiaire voir le récent numéro de la RFSP coordonné par Jean-Lu (...)

20On gagnerait peut-être alors à penser le métier d’élu local à partir d’une tension entre deux logiques antagoniques : d’un côté, l’obligation de faire neutre, de rassembler, de négocier sans être politiquement regardant ; mais de l’autre, l’obligation de rendre possible une lecture partisane de l’action conduite. La politisation des élections locales est un fait avéré sous la cinquième République au moins (on laisse de côté les communes rurales). Autant que la présence des formations et des étiquettes politiques, c’est la nationalisation du scrutin (les territoires votent simultanément) qui rend possible la logique des élections intermédiaires (Parodi, 1983). Dès lors, portés et légitimés par un vote dont tout laisse penser qu’il n’est pas réductible à des considérations locales, les équipes élues sont invitées à faire de la politique en faisant des politiques. Ce fut vrai des maires socialistes élus en 1977 (tenus de « démocratiser » et d’« embaucher contre le chômage »), de leurs adversaires élus en 1983 (tenus de « privatiser » et de faire baisser les impôts), mais c’est encore vrai plus récemment des conseils régionaux élus en 200416. L’avenir dira si cette dernière alternance massive – 21 régions françaises sont désormais gouvernées « à gauche » – a produit des infléchissements durables de l’action publique, mais les nouveaux élus se doivent de répondre aux attentes qu’ils ont suscité. Que deviendra par exemple la promesse des « emplois-tremplins » ? Même si elle ne se traduit pas dans le langage technocratique, la politique partisane constitue bien une contrainte qui oriente l’action publique. Les nouveaux présidents de région ne peuvent se contenter de variations autour du thème de l’intérêt régional ; ils doivent aussi référer leur action à un vote de gauche qui fut aussi vote sanction et attente politisée d’une alternance. Et la réduction des marges de manœuvre décisionnelles (transferts imposés par l’État, polémiques sur l’augmentation de la pression fiscale) n’est pas incompatible avec la rhétorique partisane et idéologique. On serait même tenté de dire que les deux vont très bien ensemble : c’est parce que l’action est objectivement contrainte qu’il importe d’en travailler le sens avec volontarisme. En matière de décision, la mise en récit est toujours plus libre que la mise en œuvre. Le bricolage rhétorique répond au bricolage décisionnel. Et s’il n’y a donc plus de variable partisane lourde, il y a toujours de l’habillage idéologique.

21Seconde piste de recherche : l’idéologie partisane, n’ayant plus prise sur l’action publique lourde, se trouve investie sur des objets plus légers, ceux-là mêmes dont les politiques peuvent garder le monopole, parce que ces objets sont dépourvus de technicité et de complexité. Les acteurs engagés dans les réseaux de gouvernance territoriale prennent en charge les dossiers les plus importants, ceux dont les enjeux apparaissent (à tort ou à raison) centraux, par exemple parce qu’y sont engagés des budgets conséquents. Reste aux politiques à surinvestir par compensation des objets politiquement plus sensibles et davantage à leur portée. L’exemple idéal-typique de ce pouvoir symbolique à la fois total et marginal serait par exemple le pouvoir de nommer (le territoire, les rues, les équipements…).

22Pour être prise en tenaille entre deux formes de dépolitisation (à l’échelle des cercles décisionnels, pour des raisons techniques, et à l’échelle de la communauté des citoyens toute entière, pour des raisons politiques), la différenciation partisane ne cesse jamais totalement d’être une nécessité. Le souci électoral d’activer des soutiens, de rassurer un électorat, de flatter un camp, suppose l’émission régulière de signaux qui viendront rappeler que les logiques de standardisation n’ont pas tout emporté, qu’il reste une place pour la politique, fût-elle symbolique. Ces signaux ne sont pas seulement discursifs. Ce sont aussi des décisions, souvent de petites décisions, loin des grands chantiers de la gouvernance territoriale. Des décisions certes petites, mais idéologiquement significatives.

  • 17 Ainsi lorsqu’à Vitrolles (devenue Vitrolles-en-Provence), la place Nelson Mandela devient place de (...)

23À qui douterait de cette résistance de la politique à la standardisation on peut opposer la situation quasi expérimentale créée en 1995 par l’intrusion du Front National dans le paysage municipal. Sectarisme idéologique, clientélisme et népotisme marquent dans ce contexte un retour paradoxal du politique jusque dans les détails de la gestion municipale (achat des livres pour la bibliothèque, programmes de cinéma, repas de cantine…). Cette surpolitisation a certes aussi laissé des traces dans des secteurs lourds de l’action municipale (subventions aux associations, embauches). Mais il faut remarquer qu’elle investit plus volontiers des domaines à forte dimension symbolique (la dénomination des rues par exemple17) que les actions publiques les plus lourdes et les plus à même de peser sur le social. Le Front National s’est distingué par des politiques symboliques (par exemple l’allocation municipale de naissance à Vitrolles, ou bien l’annulation de l’invitation faite à l’écrivain Marek Halter lors de la Fête du Livre de Toulon). Nul ne songe à conclure à l’insignifiance des décisions ici évoquées : supprimer les repas sans porc dans les cantines est par exemple un acte lourd si l’on se place sur le terrain des valeurs républicaines ou humanistes (de même refuser par principe, et le dire haut et fort, de signer les certificats d’hébergement pour les étrangers). Mais on ne se situe pas sur le terrain de l’action publique lourde au regard de critères comme l’enjeu budgétaire, organisationnel, institutionnel. Même chose sur le terrain du changement de nom des rues : c’est un domaine dans lequel le conseil municipal peut entretenir l’illusion d’un gouvernement local qui n’aurait pas à composer avec les logiques de gouvernance. Au regard de cet investissement dans les décisions symboliques visant souvent des personnes ou des petits groupes, les politiques globales échouent à clairement se singulariser (hausse des impôts, augmentation du chômage, stabilité de l’insécurité).

24Si l’on quitte le terrain atypique des mairies d’extrême droite, que constate-t-on ? Des pans entiers de l’action publique sont désormais inaccessibles à l’idéologie partisane. En matière fiscale, levier d’action politique s’il en est, s’impose désormais comme norme indiscutable le principe de la modération. Augmenter la pression fiscale relève désormais de l’hérésie, autant dire de l’impensable dans le champ des professionnels de l’action publique : à partir du moment où il y a consensus pour classer les territoires en fonction de leur pression fiscale et donc de leur attractivité, à partir du moment où chacun s’accorde à reconnaître que la pression fiscale conditionne l’image qui conditionne l’attractivité qui conditionne le développement qui conditionne etc., quiconque prétendrait penser autrement se retrouverait hors-jeu. En de multiples domaines, on passe ainsi de l’alternative à la norme. Les modèles d’action publique, initialement liés à des expériences originales et partiellement risquées, se figent en obligatoires décisionnels. Lorsque alternance politique il y a, le souci des nouvelles équipes est davantage de se distinguer en faisant mieux au regard des critères d’excellence de la profession, éventuellement de faire autrement, mais rarement de faire autre chose. Il s’agit de marquer l’alternance, mais pas forcément sous la forme d’une rupture idéologique et partisane. La symbolique de l’alternance se substitue à la possibilité d’une alternative idéologique. Il s’agit d’être plus efficace, plus professionnel, plus dynamique, plus à l’écoute. Le changement d’équipe décisionnelle doit se voir, se lire sur le terrain, mais pas forcément en référence à l’idéologie partisane. Cette dernière trouve refuge là où elle peut. Les Verts tentent au sein des nouveaux conseils régionaux d’imposer de nouvelles orientations (crédits pour l’agriculture biologique ou les énergies renouvelables, exigence d’une « haute qualité environnementale » pour la construction des lycées…). Mais même les subventions aux associations tendent à se normer autour de pratiques marquées du sceau de la prudence et du souci de contenter tout le monde. Et si choix stratégique il y a, c’est moins en référence à des positionnements idéologiques qui seraient immédiatement disqualifiés en sectarisme, qu’à la volonté d’encourager les secteurs modernes, porteurs d’une dynamique territoriale. Au total, la question reste posée aux politistes et aux politiques : sur quels types de décisions, sur quels contenus d’action publique la variable partisane demeure-t-elle pertinente ?

25Plus elle est complexe, plus elle suppose partenariats et financements croisés, plus elle mobilise d’acteurs et de réseaux, moins l’action publique est redevable d’une analyse en terme d’idéologie partisane. Si les élus parviennent à tirer leur épingle du jeu de la gouvernance multi-niveaux, c’est bien davantage en tant que « professionnels », hommes ou femmes de dossier, qu’en tant que représentants d’une idéologie. Il paraît raisonnable de faire l’hypothèse que leur crédibilité au sein des réseaux de gouvernance, en même temps qu’elle conditionne leur maîtrise du jeu décisionnel, suppose de leur part le sacrifice des postures les plus directement partisanes et idéologiques.

26Cinq contributions éclairent cette réflexion sur la place respective des logiques de standardisation, des idéologies partisanes, et des symboliques d’alternance (stratégies de différenciation). Patrick Le Lidec démontre que si la standardisation s’impose aux élus en matière de recrutement et de gestion municipale, le souci demeure chez les maires urbains de se démarquer en référence à des valeurs partisanes, d’où une alternance de conjonctures marquées par la standardisation et de conjonctures marquées par la différenciation. À partir d’une étude de la question municipale au Parti socialiste depuis les années 1970, Rémi Lefebvre avance quant à lui une hypothèse proche, celle de l’alternance de phases de dépolitisation et de politisation répondant aux logiques de structuration des organisations partisanes et aux contextes d’action dans lesquels elles évoluent. Alors que le socialisme français a puisé une grande part de ses ressources dans sa capacité à politiser les enjeux locaux, la dépolitisation apparaît aujourd’hui profonde du fait notamment de la notabilisation des élus, de la technicisation des questions locales, ou encore de certains effets consensuels de la décentralisation (montée de l’intercommunalité par exemple).

27Suivent trois études plus monographiques. Anne-Sophie Hardy étudie l’alternance politique à Épinay-sur-Seine. La droite parvenue au pouvoir multiplie les signes de rupture avec la politique antérieure, mais la prudence s’impose quant à l’analyse de ceux-ci : sont-ils purement symboliques, comme le changement de logo ? Masquent-ils des continuités discrètes, comme en matière d’intercommunalité ? Et surtout, ne traduisent-elles pas d’abord les concessions à l’air du temps décisionnel (par exemple en matière de sécurité) ? Impossible ici de raisonner toutes choses égales par ailleurs. D’où une incertitude qui fait tout à la fois le malheur du chercheur et le bonheur du politique, trop heureux de pouvoir continuer à faire croire que grâce à lui, « ça change ». La contribution d’Audrey Freyermuth porte quant à elle sur la généralisation des discours sur l’insécurité dans la campagne municipale strasbourgeoise de 2001. Alors qu’il constituait un marqueur de l’identité politique de la droite, le thème de la sécurité s’est en effet progressivement imposé chez l’ensemble des acteurs politiques strasbourgeois. Cette conversion, d’une partie de la gauche au moins, à la thématique sécuritaire est rendue possible par le caractère particulièrement indéfini de la notion d’insécurité qui facilite des réappropriations multiples et par l’émergence de professionnels qui revendiquent une posture « apolitique », ce qui facilite la banalisation d’une idéologie de la sécurité. On peut parler ici d’action symbolique pour qualifier la mobilisation d’idées et de thématiques à des fins de visibilité électorale. Enfin, Thomas Frinault montre comment la territorialisation des politiques d’aides aux personnes âgées n’a pas été menée selon une pure logique économique mais qu’il a fallu aux porteurs de la réforme composer avec des principes de solidarité et d’égalité. Quand le territoire mue en réceptacle de cadre cognitifs globaux, il semble que les logiques de professionnalisation et de gouvernance jouent à plein. Toute une série de passeurs, qu’ils soient des élus ou des experts, assurent la diffusion d’une variété de schèmes idéologiques, de la sécurité à la rigueur budgétaire et fiscale en passant par le développement local.

La territorialisation des idéologies ?

28Pour autant, ce n’est pas parce que les choix d’action publique se sont déconnectés des prises de position idéologiques des élus que cette action cesse d’être redevable de toute analyse en terme d’idéologie. Plusieurs contributeurs de ce livre nous invitent ainsi à ne pas réduire l’idéologie à l’idéologie partisane. Il n’est pas très audacieux de faire l’hypothèse selon laquelle il y a toujours de l’idéologie dans l’action publique, parce que toute une série d’acteurs sociaux continuent d’être porteurs de croyances discriminantes, de visions singulières du monde qui influent sur les façons de penser les problèmes et sur l’élaboration d’instruments de régulation. Dès lors, d’où vient l’idéologie si elle n’est plus seulement partisane ? Il y a peut-être là matière à réfléchir sur une transformation lourde de notre société se manifestant notamment par le déclin du grand récit républicain, la fragmentation des espaces publics et des univers de production idéologique (François, Neveu, 1999), la montée en puissance d’une nouvelle gouvernance territoriale (Le Galès, 2003 ; Loughlin, 2005). On perçoit ainsi à travers les textes qui suivent l’émergence de nouveaux corpus idéologiques fortement marqués par les logiques de professionnalisation et de décentralisation de l’action publique. Plutôt qu’à un déclin, on assisterait dès lors à une série de déplacements et de recompositions idéologiques.

29Les recherches rassemblées dans cet ouvrage montrent clairement que les logiques de décentralisation à l’œuvre depuis les années 1970-1980 ne manquent pas d’avoir des effets sur les recompositions idéologiques de l’action publique. Le territoire, de par les diversités politiques, culturelles et économiques qu’il incarne, participe incontestablement aux recompositions en cours. Faut-il alors voir dans le territoire une idéologie de substitution ? L’hypothèse est séduisante : tous les professionnels de l’action publique territorialisée souscrivent aux illusios qui fondent cette forme d’appréhension du réel. Le territoire, si on les suit, existe en soi, de même la population des habitants qui y vivent, il est donc possible de parler du territoire, de le qualifier, de le décrire, de la quantifier, de le nommer, d’agir sur et pour lui, etc. Les contributions présentées ici sont loin de clore le débat mais analysent davantage le territoire comme un espace (et un objet) de bricolage idéologique. Alain Faure avance notamment l’hypothèse forte que les logiques de métropolisation et de régionalisation augurent de l’émergence d’une démocratie différentielle où le territoire participerait directement à la construction du bien commun. Il souligne notamment la forte différenciation des logiques de politisation des agglomérations françaises que ce soit en matière de hiérarchisation des priorités, du type de dialogue engagé avec la société civile ou des politiques de communication engagées. Face au déclin du grand récit républicain unificateur, les territoires apparaissent aujourd’hui en effet comme des espaces de réagencement voire de coproduction des nouvelles idéologies de l’action publique. La nature ayant horreur du vide, les institutions et groupes sociaux locaux suppléent tant bien que mal au retrait d’un pouvoir d’État incapable de remédier au sentiment de « crise perpétuelle » de ses instruments traditionnels de régulation (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001 ; Chevalier, 2003). La contribution de Claire de Galembert sur la gestion de l’Islam au niveau local est particulièrement éclairante de ce point de vue. Dans ce domaine, les jeux d’acteurs et les convictions « personnelles » constituent des facteurs plus déterminants de l’action publique que les référents globaux. À cheval sur plusieurs thématiques (intégration, religion, sécurité), la définition du « problème » ne cesse de fluctuer et rend toute appropriation partisane hasardeuse, la laïcité faisant elle-même l’objet d’interprétations contradictoires interdisant toute définition normative. Dans ces conditions, les configurations locales deviennent déterminantes.

30L’action publique territoriale n’échappe pas pour autant à la prégnance d’ensembles cognitifs globaux. Le territoire est en effet le réceptacle de schèmes idéologiques transnationaux que l’on retrouve dans bien des domaines de l’action publique. La prégnance d’un « référentiel de marché », pour reprendre l’expression de Pierre Muller (1992), est perceptible dans plusieurs des contributions à cet ouvrage. Olivier Gautier montre bien que derrière la rhétorique de l’identité vendéenne se dissimule les orientations libérales en matière de politiques sociale et économique du conseil général de Vendée. Pour autant cette idéologie économiciste, si elle est très présente, ne nous semble pas prendre une forme hégémonique. D’autres ensembles cognitifs viennent la concurrencer, la domestiquer.

31À l'instar des approches néo-localiste ou néo-régionaliste (Bagnasco, Trigilia, 1993, Keating, Loughlin, 1996), il nous semble pourtant que le territoire puisse assurer une production idéologique plus autonome, c’est-à-dire produire une vision de la société, énoncer des valeurs, donner une intelligibilité tout à la fois aux dysfonctionnements de la société et aux régulations possibles. Les chapitres de Yann Fournis et Tudi Kernalegenn sur la Bretagne, de Sébastien Ségas sur le Pays Basque ou d’Olivier Gautier sur la Vendée, illustrent la capacité de certaines sociétés locales et/ou régionales à se constituer en forums et arènes idéologiques. Cela correspond souvent à des sociétés qui, dans l’histoire, ont construit des rapports singuliers à l’État. Que ce soit en Bretagne, au Pays Basque ou en Vendée, les institutions et groupes sociaux locaux structurent à certains moments des visions du monde singulières qui peuvent parfois s’objectiver dans des instruments de gouvernance en matière de politique culturelle, linguistique, environnementale, de développement économique ou plus largement de développement local. Cependant, le bricolage idéologique que s’autorisent les acteurs de l’action publique territoriale brouille souvent les perceptions traditionnelles. Il est souvent bien malaisé de distinguer l’adaptation territorialisée de cadres cognitifs globaux de la production d’idéologies centrées sur les caractéristiques exclusives du territoire. Si un ensemble de facteurs sociopolitiques (niveau de décentralisation), culturels (affirmation d’une « identité » territoriale), et économiques (morphologie de l’économie locale) contribuent sans doute à cette production, les territoires s’apparentent à des espaces mosaïques (François, Neveu, 1999), où se combinent une grande variété d’usages et de registres idéologiques. On peut aussi avoir le sentiment que ces tentatives localisées sont fragiles pour peu qu’elles heurtent frontalement les schémas cognitifs traditionnels. Aisling Healy montre bien comment le projet lancé par Gérard Collomb de faire dialoguer au sein d’une structure spécifique les acteurs économiques de l’agglomération lyonnaise, pourtant en phase avec les idéologies du moment (rayonnement international, concertation…) bute sur des clivages traditionnels (droite vs gauche, élus vs chefs d’entreprises, compétition entre patronats…).

32Au final, les contributions rassemblées dans cet ouvrage mettent ainsi en évidence ce qui s’apparente à une reconfiguration localisée de la notion d’idéologie. Au-delà d’une appréhension classique de l’idéologie en termes de « fausse conscience » qui ferait l’impasse sur la dimension réflexive de l’action politique, à la différence également d’une conception purement « cognitive » du rôle des idées dans l’élaboration des politiques publiques qui sous-estimerait pour sa part certains effets de domination et la portée discriminante des idées (Arnaud, 2001), l’analyse des politiques territoriales met en évidence des orientations qui tendent non seulement à circonscrire les capacités d’action et de réflexion des acteurs, mais également à distinguer, séparer, mettre à l’écart certaines solutions et certains acteurs potentiels. De fait, si le propre de la complexité est l’absence de référentiel global qui servirait de point de repère (quelles croyances collectives constituent aujourd’hui une ressource cognitive suffisante pour l’élaboration des politiques publiques ?), la tâche du système politique reste bien de produire du global à partir d’un travail de conciliation des référentiels sectoriels (Papadopoulos, 1995). Rien de plus difficile, alors même que l’exigence de participation démocratique ne cesse de progresser et que la volonté de prendre part au processus de décision donne lieu au développement d’une expertise propre des associations et des citoyens sur les enjeux revêtant une dimension technique (OGM, santé publique, environnement…) ou juridique (discriminations raciales, atteintes aux droits de l’homme…) (Sue, 2003). Place alors à « l’action douce sur les consciences », non seulement par l’utilisation d’outils censés redonner la parole au citoyen et à mieux « communiquer » les incertitudes politiques (tables rondes, comités d’éthiques, états généraux, marketing politique et territorial…), mais également par la (co-) production d’idéologies dont le rôle est précisément de redonner du sens, ou plus prosaïquement d’habiller une complexité de moins en moins maîtrisable. On peut considérer que la spécificité des idéologies territoriales réside sans doute dans la dimension horizontale de leur champ de diffusion. À la différence d’un mode de diffusion « vertical » que Paul Ansart (1974) identifie comme l’une des caractéristiques essentielles du champ idéologique, les idéologies territoriales émergent aussi et bien souvent dans le cadre d’une mise en débat, d’une confrontation des intérêts, voire de négociations, d’arrangements et de compromis. Si l’on assiste bien in fine à la constitution de discours et d’idées qui acquièrent progressivement une dimension hégémonique au point de devenir discriminantes, la production de ces discours et de ces idées tient moins, le plus souvent, à l’action indépendante et univoque des gouvernants que par la mise en concurrence et la confrontation des acteurs et des intérêts sur un territoire donné.

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Sciences de la Société, 2005, « Les idéologies émergentes des politiques territoriales », 65 (dossier coordonné par Lionel Arnaud, Christian Le Bart et Romain Pasquier).

Sue (R.), 2003, La société civile face au pouvoir, Paris, Presses de Sciences po.

Weber (M.), 1959, Le savant et le politique, Paris, Plon.

Notes

1 « Les idéologies des politiques territoriales », colloque organisé à Rennes les 4 et 5 mars 2004 par le Centre de recherches sur l’action politique en Europe (CRAPE) de l’IEP de Rennes, en partenariat avec le CNRS et l’Université Rennes 1 et avec le parrainage du groupe de travail « Local et politique » de l’Association française de science politique (AFSP).

2 Un exemple parmi cent tiré de l’actualité : l’augmentation sensible de la fiscalité régionale est-elle imputable à l’offre politique proposée par une gauche « dépensière » ? Ou s’explique-t-elle par le retrait de l’État ?

3 Pour une synthèse récente, voir Hassenteufel et Smith (2002, p. 64 sq.). Les auteurs mettent en particulier l’accent (critique) sur les tentatives pour mesurer quantitativement les corrélations entre variable partisane et outputs décisionnels.

4 On se reportera ici à un passionnant débat entre D. Lorrain, J. -C. Thoenig, et Ph. Urfalino, publié en 1989 dans Politix, précisément autour des questions de standardisation, de dépolitisation, et de décentralisation de l’action publique. Significativement, le titre en était : « Does local politics matter ? ».

5 Citons ici Michel Offerlé (2004, p. 63) : « Si la sociologie politique a un sens, il consiste à rechercher la clé de ces évidences gestionnaires partagées dans les origines sociales et les formes de socialisation du personnel politique et dans les conditions de fonctionnement d’un métier politique professionnalisé exercé entre pairs. Il consiste aussi à rechercher les conditions de possibilité de ces fameuses “marges de manœuvre” symboliques et politiques qui donnent sens à l’idée d’autonomie relative du politique. »

6 L’analyse de la domestication des élus, ici envisagée, doit être complétée par l’analyse de la domestication des électeurs, eux-mêmes invités à ne pas mélanger candidats « sérieux » et candidats « fantaisistes », à mesurer la « crédibilité » d’une offre, à faire de l’appartenance déjà acquise aux milieux décisionnels un attribut essentiel (Garrigou, 1992).

7 Mécanisme dont rend compte le concept d’« advocacy coalition » : « ensemble d’acteurs d’une politique publique en tant qu’ils partagent un certain nombre de croyances constituant une vision du monde » (Muller, 2003, p. 61)

8 La réélection en avril 2001 d’Alain Juppé à la Communauté urbaine de Bordeaux avec les voix de deux conseillers communautaires de gauche est à cet égard particulièrement illustrative, même si ce consensus n’a pas survécu au départ de l’intéressé.

9 Exemple : lorsque, en 1992, le district de Rennes adopte la taxe professionnelle communautaire, les quatre municipalités qui s’y opposent ont en commun « de disposer de ressources importantes de taxe professionnelle », certaines étant de droite, certaines de gauche (Guy, Givord, 2004).

10 Libération, 19 juillet 2004.

11 On trouve une illustration idéale-typique de ces mécanismes dans le traitement du dossier Val par la municipalité rennaise. Quand il publie un ouvrage faisant le récit des multiples péripéties qu’a connues ce grand chantier urbain, l’adjoint au maire de Rennes qui prit en charge ce dossier (et qui présida la SEM constituée pour l’occasion) argumente dans le sens de sa dépolitisation (Normand, 2002). Contre les militants socialistes plutôt partisans du tramway (« la culture ferroviaire faisait partie du patrimoine de la gauche »), contre les écologistes qui réclament une consultation locale, contre la droite forcément sectaire qui veut en faire un enjeu municipal, contre même l’exemple des autres villes qui suggère que « la gauche est pour le tramway, la droite pour le val », Jean Normand entend démontrer qu’« il n’y a pas une technologie de gauche et une technologie de droite, le tram n’est pas plus de gauche que le val n’est de droite ». Il récuse l’équation qui associe au tram la « convivialité urbaine » (valeur supposée de gauche) et au Val le choix des nouvelles technologies et l’anticipation de leur impact sur l’image des villes (stratégie supposée de droite). À ces visions idéologiques, l’élu substitue une analyse fondée sur l’invocation du futur, sur la croissance et la modernisation, sur le prestige que confère le fait de figurer dans le « club européen des villes à Val ». Bref, les idéologies de la modernité et de la concurrence entre villes éclipsent les idéologies partisanes. La compétition entre Val et tramway oppose deux grandes entreprises, Matra et Alsthom, loin des clivages partisans. Il s’agit de faire de Rennes un pôle européen, en jouant avec pragmatisme le jeu de la concurrence entre villes, et non pas d’appliquer un programme idéologique ou partisan. Edmond Hervé préface certes le livre en évoquant « la part du politique » : mais les « valeurs » qu’il mobilise sont « celles du pacte républicain ». Il n’est pas question de socialisme, ni même de référence à la gauche. C’est peu de dire que ces valeurs ouvrent la voie à un pragmatisme sans tabou.

12 Une troisième perspective est possible, qui consiste à traquer l’idéologie non plus aux marges de la standardisation, mais en son principe même, au cœur de la pensée standardisée qui désormais informe l’action publique. Les contributions du colloque qui suivaient cette voie ont fait l’objet d’une publication spécifique dans la revue Sciences de la société, n° 65, 2005.

13 Ce n’est par exemple pas le cas des États-Unis où les néoconservateurs regroupés au sein du parti républicain s’appuient sur un registre idéologique particulièrement robuste.

14 Voir le travail déjà cité de Dominique Lorrain (1989).

15 À propos de l’État, mais le raisonnement est transposable au niveau local, J. -M. Eymeri (2003, p. 64) écrit : « Les gouvernants de gauche ou de droite endossent […] des programmes d’action pour une grande part semblables préparés par les services, mais cet endossement n’est possible qu’au prix d’un véritable travail politique d’“habillage” par lequel les administrateurs […] mettent en cohérence lesdits programmes avec les promesses électorales des partis au pouvoir. »

16 Sur cette élection idéalement intermédiaire voir le récent numéro de la RFSP coordonné par Jean-Luc Parodi (vol. 54, n° 4, août 2004).

17 Ainsi lorsqu’à Vitrolles (devenue Vitrolles-en-Provence), la place Nelson Mandela devient place de Provence.

© Presses universitaires de Rennes, 2007

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