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Les paradis perdus

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Emmanuelle Retaillaud-Bajac

Conclusion

Texte intégral

1À l’origine de ce travail demeuraient beaucoup de zones d’ombres, toutes articulées à un enjeu global : celui de savoir si, passée la phase d’engouement et de croissance des années 1850-1900, les usages de drogues s’installaient dans la société française ou refluaient sous le coup de boutoir de la prohibition. Si l’on n’a peut-être pas fait, sur ce point, toute la lumière, on espère au moins avoir réduit les parts d’incertitude.

La drogue s’implante

2On sait désormais en effet que les drogues infiltrent durablement la société française, aussi bien dans ses systèmes de représentations – le sujet fascine l’opinion, mobilise l’attention des pouvoirs publics – que dans ses territoires sociaux. Malgré la prohibition, parfois aussi de son fait, les stupéfiants continuent de circuler, de se vendre, d’être consommés tout au long des années vingt et trente, avec peut-être, seulement, plus de discrétion que dans les décennies précédentes.

3Certes incomplète mais déjà riche d’enseignements, l’analyse de la sensibilité publique à la « question des drogues » a montré que le thème s’arrimait solidement au champ des intérêts contemporains, quoique à une place encore modeste, et avec d’importantes variations chronologiques dans la mobilisation de l’opinion. Miroir souvent déformant, biaisé, infidèle, ces représentations n’en expriment pas moins une facette décisive de l’imaginaire social, que répercutent les grands vecteurs de la culture de masse, cinéma, chanson, roman policier ou presse grand public. Fascinante et terrifiante, la drogue devient dans la période un fantastique réceptacle à angoisses et à fantasmes, symptôme d’une modernité à la fois prométhéenne, technicienne et parfois anomique.

4Sans doute les pratiques sociales ne coïncident-elles que partiellement avec ces lectures tissées d’inconscient et de rêves. Mais outre que celles-ci peuvent parfois contribuer, dans un processus circulaire, à modeler celles-là, il leur arrive de refléter des évolutions bien réelles. Celle qui affecte par exemple l’évolution des produits : amorcé dans les années 1910, le cycle de la cocaïne se développe jusqu’au milieu des années vingt, avant que ne lui succède un cycle de l’héroïne qui perdure sans doute jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ; encore présents, la morphine, l’opium ou le laudanum régressent, du fait des changements d’attentes et de priorités des consommateurs.

5Si la prohibition contraint en effet ces derniers à adopter des gestes plus discrets et plus économiques, c’est aussi la mutation des sensibilités qui les pousse à expérimenter de nouveaux dispositifs d’usage – l’injection intraveineuse, notamment, commence à faire des adeptes. Cette évolution est indissociable de celle qui affecte la sociologie des usagers, puisque les drogues reculent sur leur terrain social d’origine (rentiers aisés, bohème artistique, médecins, officiers coloniaux...) pour glisser plus résolument vers l’univers du plaisir et de la nuit, qui est aussi, bien souvent, celui de la délinquance et de la prostitution, jusqu’à cet underworld misérable que décrivent, à la même époque, et pour les États-Unis, les sociologues de l’École de Chicago. À la drogue mondaine, élégante et littéraire du XIXe siècle succède ainsi une drogue plus interlope et crapuleuse, impliquant des produits plus durs et plus addictifs, tout particulièrement l’héroïne.

6Cette tendance ne doit pas masquer le fait que la drogue demeure un phénomène complexe et ambivalent, irréductible à la seule dimension d’une déviance ou d’une pathologie sociable, et décliné en de multiples produits et composantes. Les toxicomanies à finalité thérapeutique, notamment, continuent de peser dans l’ensemble. La période voit d’ailleurs se diffuser de nouveaux opiacés médicamenteux, alors que le corps médical reste bien démuni en matière de médication psychique et ne se prive pas de prescrire des opiacés. La fête des « années folles » n’a pas non plus dédaigné l’ivresse des « poisons modernes », réactivant leur dimension ludique et récréative. Enfin, si le médecin morphinomane, l’officier adepte du « bambou », la mondaine transie de « coco » ne sont plus les figures dominantes de la sociologie des toxicomanies, ils restent présents, à côté de l’ouvrier, du petit bourgeois ou de la fille de noce, qui, plus qu’avant guerre, nourrissent les statistiques de la drogue.

  • 1 Cf. C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 408.

7Peut-on dès lors parler de « prohibition réussie »1 ? Il semble bien que les nouvelles barrières pénales ont peu à peu désamorcé les tentations dans les milieux intégrés, et favorisé le déclin des pratiques les plus compromettantes (opiomanie notamment). Mais gros d’effets pervers (marché clandestin, prosélytisme des trafiquants...), le régime de prohibition a paradoxalement contribué à la diffusion et au durcissement du phénomène. Loin de constituer la digue efficace que les hommes de la Belle Époque avaient voulu édifier contre le « fléau de la drogue », le régime pénal a favorisé la pérennisation d’une pratique qui semblait de toute façon vouée, sinon à se développer, du moins à se maintenir, du fait d’une croissante demande sociale de stimulants et de médications.

8La drogue se taille ainsi, en quelque sorte, une niche, encore réduite, mais suffisamment visible pour mobiliser activement les différentes instances sociales. C’est dans la période que s’organisent les services de police spécialisés, que les affaires de stupéfiants commencent à alimenter régulièrement les tribunaux et la chronique judiciaire, que le corps médical peaufine ses schémas théoriques et ses méthodes de traitement, tandis que se crée à Paris le premier centre public de cure spécialisé. Face aux difficultés que posent l’application de la loi et la cure des intoxiqués, la réflexion relative au traitement social du « problème drogue » connaît une évolution décisive. Toutefois, si les carences du dispositif judiciaire apparaissent de plus en plus criants et si les spécialistes réclament une prise en charge plus résolument sanitaire, la période ne connaît pas d’évolution décisive dans ce domaine, du fait que la drogue demeure un problème circonscrit. L’entre-deux-guerres élabore des problématiques et affûte des arguments qui ne trouveront un début de réponse qu’à partir des années 1950.

  • 2 Au sens neutre de l’américain subculture.

9Pour l’heure, l’usager de « substances vénéneuses » dans un cadre non médical demeure redevable des tribunaux. Est-il par là, plus qu’avant, un marginal ou un exclu ? La réponse doit être nuancée. L’entre-deux-guerres voit bien en effet s’édifier un milieu de la drogue, souvent lié aux réseaux du trafic, de la prostitution et des établissements de nuit. Il favorise l’éclosion d’une sous culture2 qui contribue à produire à son tour de la marginalité. Une figure s’y détache, celle de l’usager-trafiquant, dont le « mode de vie déviant » s’articule à la drogue et à son commerce. Les risques d’arrestation et de poursuites judiciaires, la prison, le sevrage forcé à l’hôpital public, la mort ou la folie parfois, forment l’horizon perturbé de ce monde marginal, qui peut mener sur les pentes glissantes de l’exclusion sociale.

10Insistons-y pourtant, cette réalité-là est loin de concerner l’ensemble des consommateurs. Nombre d’entre eux relèvent encore d’un univers normé, et usent de stupéfiants comme d’une médication à visée thérapeutique ou adaptative, n’engendrant pas de conduites déstructurées ni de contacts avec des milieux marginaux ou délinquants. Aussi les identités de « marginal » ou d’« exclu » sont-elles difficilement mobilisables pour caractériser le toxicomane de l’entre-deux-guerres, même si, à la fin de la période, le monde de la drogue tend peut-être à se resserrer sur cet underworld assez misérable.

11Cette marginalité a pu inciter certains artistes ou écrivains à revendiquer un « droit de se droguer » au nom de leur révolte existentielle, ou de leur liberté de créateur, mais rarement sur un mode prosélyte. Dans l’ensemble, ceux qui se sont exprimés sur le sujet ont plutôt fait part de leurs réserves, voire de leur rejet, et de ce point de vue, l’entre-deux-guerres apparaît comme un temps de désaffection relative à l’égard des paradis artificiels, pris entre les fascinations pionnières du XIXe siècle et les libérations tapageuses du second XXe siècle. La marginalité de la drogue reste une marginalité « d’en bas », sans guère d’étayage contre-culturel attractif et mobilisateur.

Drogues d’hier, drogues d’aujourd’hui

12L’entre-deux-guerres voit donc se mettre en place nombre d’éléments constitutifs de l’univers contemporain des drogues, au point de donner l’impression que le décor du « drame » est déjà en place et que la scène attend seulement des acteurs en plus grand nombre. Insistons pourtant, afin de ne pas fausser les perspective, sur les différences nombreuses et importantes qui empêchent d’amalgamer ce passé à notre présent.

13Et tout d’abord, les effectifs. Si cette recherche a permis de faire émerger une réalité sociale méconnue mais déjà bien structurée, sans doute redevient-il indispensable, en conclusion, de ramener le phénomène à ses justes proportions. Encore que la question des chiffres demeure aujourd’hui comme hier passablement opaque et matière à débats souvent vifs, on ne prend pas de grand risque à affirmer que la drogue concerne dans les années vingt et trente un nombre d’individus beaucoup plus réduit qu’aujourd’hui, en valeur absolue comme en proportion de la population générale. Dans une France contemporaine de plus de 63 millions d’habitants, ce sont quelques 100 000 à 200 000 individus qu’on estime actuellement relever des toxicomanies « lourdes » ; si l’on y ajoute les usages récréationnels, et les consommateurs réguliers de drogues « douces », ce sont alors plusieurs millions de personnes qui sont concernées par l’usage de produits illicites. Dans la France de l’entre-deux-guerres, qui compte quelque 40 millions d’habitants, nos estimations les plus « laxistes » ne nous permettent guère d’envisager un vivier de plus de 10 000 consommateurs, tous types d’usages et de produits confondus – et sans doute pas plus de quelques milliers pour les dépendances chroniques. En tout état de cause, la drogue demeure à l’époque un phénomène très minoritaire, alors qu’elle concerne de nos jours, au moins dans ses formes les plus bénignes, des pans larges du corps social.

14À ces inégalités de proportions s’ajoutent d’importantes différences de morphologie. Dans l’entre-deux-guerres, sont encore bien représentées en effet des modalités de l’usage de drogue qui s’effaceront par la suite. L’opiomanie, par exemple, continue de fédérer bohème artistique, anciens coloniaux et gens du monde : on voit mal ce qui, aujourd’hui, pourrait lui correspondre en tant qu’expression d’un otium des élites. Par ailleurs, l’usage d’opiacés résulte encore souvent de comportements d’automédication qui tendront plus tard à se reporter sur la gamme sans cesse élargis des nouveaux psychotropes médicamenteux et légaux (somnifères, anxiolytiques, anti-dépresseurs ou neuroleptiques), s’émancipant ainsi de la catégorie des toxicomanies stricto sensu. À l’inverse, l’entre-deux-guerres ne connaît pas encore l’usage hédoniste de drogues « douces » type cannabis, qui relèvent d’un habitus et d’une sociabilité encore largement étrangers aux normes socioculturelles du temps.

15Cette typologie s’articule elle-même aux réalités contrastées de la sociologie des consommateurs. L’entre-deux-guerres n’a pas encore créé une des figures centrales de la drogue contemporaine, celle du « jeune drogué », même si l’usage de stupéfiants concerne de fait plutôt des jeunes gens ou des jeunes adultes que des individus âgés. C’est que, l’« adolescence » est elle-même en voie d’invention, et ne se définit pas encore vraiment par une sociabilité et une culture autonomes. De même, l’importance du pôle thérapeutique et de la prostitution explique que le recours aux drogues concerne sans doute, proportionnellement, plus de femmes qu’aujourd’hui, même si les hommes sont déjà dominants dans tous nos échantillons statistiques. Enfin, la drogue est loin d’avoir, malgré l’élargissement social observé, contaminé l’ensemble de la société. Si le pôle populaire est en expansion, il ne regroupe que des catégories très typées, liées au monde de la nuit, du plaisir et de la délinquance ainsi que des petites communautés étrangères. L’entre-deux-guerres n’a pas encore inventé la drogue de la misère sociale et des banlieues sinistrées : l’« opium du peuple » reste, sans conteste, l’alcool.

Le temps long des paradis artificiels

16Notre étude a donc fait apparaître un état transitoire et en devenir du phénomène, mêlant l’ancien et le nouveau. Par bien des aspects, la sociologie et la typologie des drogues ne se démarquent que lentement du modèle mis au jour par Jean-Jacques Yvorel pour le XIXe siècle, tout en subissant des mutations décisives. Voilà qui permet désormais d’esquisser les grandes lignes d’une évolution pluriséculaire.

  • 3 Cf. C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 419.

17Si on manque encore d’un travail approfondi sur les deux décennies postérieures à la Seconde Guerre mondiale, on sait déjà que les années cinquante et soixante se caractérisent par la diffusion, aux États-Unis puis en Europe, de nouvelles substances (marijuana, amphétamines, puis drogues psychédéliques avec le LSD 25). Cette période voit aussi l’entrée en scène, de la « jeunesse », dont la toxicophilie supposée alimente de nouvelles inquiétudes sociales. Enfin, la sensibilisation croissante des pouvoirs publics au « problème drogue » aboutit à une « sanitarisation » progressive de la législation, qui culmine en 1970 avec une loi ambiguë, à la fois plus répressive (elle condamne l’usage simple) et plus soucieuse du sort du malade (elle instaure le principe de l’injonction thérapeutique). Il est toutefois probable que la consommation de stupéfiants ne connaisse pas en France de nouvelle phase de décollage avant l’extrême fin des années 19603.

  • 4 Cf. A. Ehrenberg, Le Culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

18Aussi voit-on se dessiner progressivement le canevas chronologique global. Une première phase de curiosité, d’engouement et de croissance a caractérisé les années 1820-1910, marquées par la découverte et l’exploitation des principales substances, l’« invention » du voyage artificiel, la diversification des pôles sociaux, mais aussi la montée concomitante des inquiétudes, et l’organisation des ripostes légales. On constaterait ensuite, des années 1920 aux années 1960, un long palier de « stagnation sans régression », marqué par le coup de frein de l’interdit pénal, et la bonne résistance des cadres traditionnels (famille, religion, morale...), ceux d’une société encore largement rétive aux inconduites de ce type. C’est à la fin des années soixante que se dessine une nouvelle phase de croissance, caractérisée par la diversification toujours plus grande des produits, l’apparition de la « jeunesse » comme point nodal, mais en réalité pas exclusif, de la sociologie des usages, et l’augmentation spectaculaire des effectifs, sous la triple impulsion d’un nouvel individualisme hédoniste, d’un culte renforcé de la performance individuelle4 et d’un accroissement des vulnérabilités sociales à partir de la crise des années 1970. Ces cycles longs, dont la configuration précise mériterait d’être affinée par de nouveaux travaux, n’excluent pas les variations à court terme. Dans l’entre-deux-guerres, on a pu constater la succession de cycles, qui contribuèrent à faire évoluer fortement dans le temps court les produits, la sociologie et les effectifs.

Perspectives

  • 5 Celui d’Igor Charras, sous la direction de Jean-Marc Berlière à l’université de Dijon.

19Si c’est la période 1945-1970 qui devra intéresser tout particulièrement les recherches futures, cela ne signifie pas que l’entre-deux-guerres ait fait ici l’objet d’un traitement exhaustif. « Fait social total », la drogue n’appelle-t-elle pas des traitements toujours plus approfondis ? D’abord, par la reprise d’aspects qui n’ont été abordés ici que de manière périphérique, à seule fin de structurer le cadre général : l’histoire de la prise en charge institutionnelle du « problème drogue », notamment, dans sa dimension à la fois nationale et internationale constitue un champ de recherches essentiel ; un travail sur les aspects plus proprement policiers a déjà été réalisé5, mais les aspects diplomatiques ou l’étude de la structuration des différents services, organismes et groupes de pression spécialisés pourraient donner lieu à de nouveaux travaux. L’étude de « l’imaginaire des drogues », qui réclame des dépouillements minutieux sur de vastes corpus qu’il n’était pas possible de maîtriser dans le cadre de cette recherche, a encore beaucoup à nous apprendre sur les motifs inconscients que cristallisent les paradis artificiels. Enfin, l’univers clandestin du trafic pourrait mobiliser une recherche spécifique, puisque c’est véritablement dans l’entre-deux-guerres qu’il se structure, et que nous ne l’avons esquissé qu’à titre d’arrière-plan. La sociologie, la sociabilité, l’organisation du milieu trafiquant, l’étude des filières commerciales clandestines intéressent autant l’histoire sociale que l’histoire du crime et de la répression, l’histoire des relations internationales ou l’histoire économique.

  • 6 Renseignements communiqués par le personnel des archives des Bouches-du-Rhône. Une demande de cons (...)
  • 7 Ainsi le journal intime de Mireille Havet, exhumé en 1995 et publié seulement à partir de 2003.

20Les usagers eux-mêmes n’ont sans doute pas été complètement autopsiés. Le caractère encore récent de la période retenue, comme la position « pionnière » de notre travail expliquent que la présente recherche n’ait pu, notamment, repérer et épuiser l’ensemble des sources existantes. Soumis à dérogation, les dossiers médicaux mériteront d’être réouverts – l’examen des archives de l’hôpital Henri-Rousselle, par exemple, pourrait réserver d’heureuses surprises. Du côté des archives judiciaires, le dépouillement de nouveaux dossiers d’instruction, qualitativement plus riches que les registres correctionnels, devrait pouvoir compléter utilement les dossiers d’appel consultables aux archives d’Aix-en-Provence. Il existe par ailleurs de nombreux documents non ouverts dans la série BB18 des Archives nationales ou dans la série F7, qui livreront un jour leurs secrets, tandis que d’autres gisements restent à exploiter du côté des fonds non inventoriés : les dossiers d’instruction du tribunal de première instance des Bouches-du-Rhône sont en cours de classement6, et, compte tenu de l’importance du trafic et de l’usage de stupéfiants dans cette région, devraient pouvoir compléter utilement la série aixoise. Enfin, un recensement plus poussé des archives privées reste à mener, mais compte tenu des difficultés que nous avons rencontrées pour remonter les filières familiales, il est hélas probable que cette voie pourtant stimulante demeurera d’exploration aléatoire. C’est peut-être du côté des artistes ou des écrivains qu’il conviendrait d’orienter plus spécifiquement les curiosités, car elles pourraient dévoiler des lettres ou des carnets, des objets, des dessins ou des photographies, sources passionnantes pour l’histoire intellectuelle et matérielle des usages de drogues7. Des artistes dont on sait qu’ils été des témoins de premier plan ou des usagers réguliers, tels Brassaï, Arthur Harfaux, Francis Picabia ou Georges Malkine, ont laissé des archives personnelles encore peu divulguées, et qu’il serait intéressant d’explorer.

  • 8 Jusqu’à présent, ce sont essentiellement les contextes étrangers qui ont mobilisé les jeunes cherc (...)

21Ce ne sont là que des premières suggestions. Souhaitons que cette recherche en inspire de nouvelles, surtout dans la mesure où ce travail nous a fait entrevoir que la drogue constituait un biais plus essentiel que pressenti pour sonder la texture sociale de la France de l’entre-deux-guerres. La minceur des effectifs et le caractère encore confidentiel de la pratique n’empêchent pas que la drogue revête dès cette époque des enjeux multiples et complexes, appelant des approches variées comme des travaux nombreux. On ne peut que souhaiter leur multiplication dans les années qui viennent8.

La drogue : reflet, indice, symptôme ?

22Par là, ce travail s’inscrivait plus largement dans une histoire des pratiques socioculturelles de la France contemporaine. L’après-Première Guerre mondiale est souvent représentée – et fut perçue par nombre d’hommes et de femmes de ce temps – comme une période de bouleversement, qui faisait entrer de plain-pied dans la modernité sociale et culturelle une société en pleine effervescence. Plus pondérés, plus objectifs, les historiens ont eu, à l’inverse, le souci d’insister sur la lenteur des changements, sur la stabilité des structures sociales, sur le caractère encore très minoritaire, voire franchement élitiste, de pratiques pourtant perçues comme les conquêtes-symboles des années vingt et trente (diffusion de la conduite automobile ou du voyage aéronautique, libération de la femme, progrès de l’hygiène et du bien-être...). Où situer la drogue dans ce tableau contrasté ? Sur quoi nous renseigne la présence discrète, mais obstinée, de ces produits aussi miraculeux que délétères, et dont l’usage ne concerne plus seulement une poignée de marginaux atypiques ?

23Leur diffusion révèle d’abord les préoccupations d’un corps social qui se soucie toujours plus de son confort physique et moral, et qui hésite de moins en moins à recourir à l’armoire à pharmacie pour le maintenir. Suscité et entretenu par les avancées de la médecine, ce besoin croissant de médication apparaît comme une poussée trop décisive pour que la mise sous tutelle juridique des précieux alcaloïdes ait suffi à décourager les convoitises.

  • 9 Cf. A. Ehrenberg, L’individu incertain, op. cit., p. 53-63.

24Le recours aux drogues ne trahirait-elle pas aussi une société qui devient plus fébrile, plus inquiète, on dirait aujourd’hui plus « stressée » ? Voilà qui est certes plus difficile à affirmer à partir de l’étude de conduites qui restent très minoritaires. Tout au plus peut-on déceler dans certains témoignages des modes de rapport à la drogue qui, témoignant du désarroi des individus confrontés à certaines situations « anxiogènes » (solitude, instabilité familiale, chômage, rupture avec la communauté villageoise ou ethnique d’origine...) et qui tendront à se développer quand ces situations d’indécision ou d’indétermination9 deviendront elles-mêmes plus fréquentes. Dans l’entre-deux-guerres, ce type de causalité demeure exceptionnel, à la fois parce que les normes et les structures sociales traditionnelles continuent de guider solidement la grande majorité des individus, mais aussi parce que les stupéfiants circulent moins abondamment dans la société. De même, on ne trouve guère d’exemples de « consommations-refuges » que l’on pourrait rapporter explicitement aux commotions ou aux incertitudes politiques du temps, sauf peut-être pour certains membres des avant-gardes de l’après Première Guerre mondiale.

  • 10 Cf. A. Corbin, dir, L’avènement..., op. cit., p. 10.

25Il peut paraître un rien provocateur d’envisager également la diffusion des usages de stupéfiants comme une facette de l’histoire des loisirs, et plus encore, de la faire découler de la réduction du temps de travail ou de la mise en place des congés payés qui caractérisent l’entre-deux-guerres. Pourtant, le succès croissant de ces produits utilisés comme stimulants, dopants, ou aphrodisiaques, s’inscrit aussi dans l’histoire de la fête, de la sociabilité et des plaisirs, et montre que des formes de distractions encore très élitistes au siècle précédent gagnent de nouveaux terrains sociaux, générant des comportements plus inventifs et plus téméraires à l’intérieur de ces nouveaux espaces de liberté personnelle qu’offre la conquête du « temps pour soi10 ».

26L’histoire des drogues jette enfin un éclairage neuf sur l’histoire des communications et des échanges internationaux. Des historiens tels Paul Butel ou Jean-Jacques Yvorel ont déjà souligné combien la diffusion des plantes psychotropes (coca, pavot, ou chanvre indien) et des modes de consommation afférents (opiomanie, « haschichisme ») s’inscrivaient dans l’histoire des relations entre l’Orient et l’Occident, lesquelles se multiplient au XIXe siècle, avec la relance des conquêtes coloniales. Dans l’entre-deux-guerres, le vecteur du voyage et des contacts avec l’étranger est sans doute moins décisif que dans les décennies précédentes, puisque l’Europe possède désormais ses propres drogues et ses propres formes d’usage. Mais c’est aussi que les canaux internationaux de diffusion se font moins visibles. On n’est guère surpris, ainsi, que la cartographie de la circulation et de l’usage des produits ait fait ressortir les espaces-frontières ainsi que les zones d’échanges (notamment portuaires) et les espaces urbains cosmopolites. À une période où les échanges commerciaux internationaux ont tendance à se restreindre et les frontières à se fermer, l’histoire des drogues fait apparaître un univers de circulation clandestine, où transitent les produits et les hommes, les modes et les comportements.

La France, cas exemplaire ou exceptionnel ?

  • 11 Pour la première, voir T. M. Parssinen, op. cit. ; pour le second, H. Wayne Morgan, op. cit.

27On voit bien, par là, que les évolutions repérées pour la France dépassent le cadre étroitement national. La transformation des habitus socioculturels, les progrès de la médicalisation, la montée des usages récréatifs, la mise en place des pègres trafiquantes ou la diffusion de nouveaux produits, autant de traits dont on relève l’importance dans plusieurs grands pays occidentaux, au premier rang desquels l’Angleterre et les États-Unis11. De même, l’évolution tendancielle vers l’héroïnomanie, est un fait avéré non seulement pour la France, mais également pour la Chine et l’Amérique du Nord, ou pour certains pays du bassin méditerranéen tels l’Égypte et la Turquie.

28À une échelle plus fine, pourtant, le cas français revêt des traits originaux, qui renvoient à son histoire propre autant qu’à ses particularités culturelles et géographiques. Ses liens marchands et coloniaux avec la Méditerranée et l’Extrême-Orient, sa position de carrefour en Europe et d’interface entre plusieurs océans, la présence d’une pègre efficace et bien organisée en ont tôt fait un maillon vital du trafic international. C’est que la France avait, dans ce domaine, des atouts spécifiques. Autre grande nation marchande et coloniale, autre grande maîtresse des océans, l’Angleterre n’a pas vu, semble-t-il, se développer sur son territoire de filières clandestines aussi bien organisées, et la drogue paraît y être, dans les années trente, en net recul. De même, des pays traversés par les routes du trafic, tels ceux des Balkans ou du Moyen-Orient (Grèce, Yougoslavie, Roumanie, Turquie...) ne semblent pas avoir développé, à partir de ce contexte favorable, de phénomènes notables de consommation. Pour que la greffe prenne efficacement sur le territoire national, il a fallu que d’autres éléments entrent en jeu.

29Le rayonnement culturel et intellectuel du pays, son statut de nation reine des plaisirs et des divertissements, n’ont-ils pas diffusé les stupéfiants sur le terreau favorable d’une sociabilité exceptionnellement riche ? L’ébullition du milieu artistique, le caractère brillant et trépidant de la vie nocturne, le nombre et la qualité des lieux de plaisir, la renommée du commerce du sexe, autant de tremplins où les drogues ont pris leur essor social. Cet éclat, dont le rayonnement pâlit un peu avec la crise, ne s’est pas complètement éteint à la fin des années trente, et c’est prioritairement dans les quartiers de plaisir que perdurent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale la vente et l’usage des stupéfiants.

  • 12 Sur les milieux de la drogue et de la nuit dans l’Allemagne des années vingt, voir notamment les r (...)

30Autre pôle des plaisirs dans l’Europe des années vingt, dotée d’une puissante industrie chimique, l’Allemagne fut, elle aussi, un pays concerné par la drogue. Mais sa brutale remise au pas morale et politique, à compter des années trente, explique que, sur ce point comme sur d’autres, son histoire se soit alors dissociée de celle de la France12. Devra-t-on postuler, à la lumière de cet exemple, que les régimes démocratiques favorisent plus que les régimes autoritaires la diffusion des inconduites privées, ou du moins en rendent leur répression plus difficile ? Si la France, l’Angleterre, les États-Unis et l’Allemagne de Weimar ont vu les drogues s’implanter, c’est en effet autant parce que leur niveau de richesse, de développement et de médicalisation offrait un contexte adéquat, que parce que le régime des libertés individuelle rendait plus aisé le progrès des conduites « déviantes », dans le secret d’une intimité protégée. Le contexte asiatique offre cependant le contre-exemple d’une toxicomanie de masse dans le cadre de régimes autoritaires. N’est-ce pas aussi que les situations de grande misère sociale ou de coercition incitent aux consommations-refuge ? On en trouverait aujourd’hui des exemples dans certains pays d’Amérique Latine ou de l’Europe de l’Est post-soviétique.

  • 13 Voir les analyses d’A. Ehrenberg dans L’individu..., op. cit., p. 20-22.

31Pour rendre compte de la spécificité française, plusieurs auteurs ont enfin invoqué un échec de la répression propre à ce pays, qui s’expliquerait par une gestion trop rigide, trop utopique du « problème drogue », visant à l’éradication complète du « fléau » plutôt qu’à la gestion pragmatique et réaliste d’une pathologie sociale13. Permettant la maintenance légale du toxicomane sous égide médicale, le modèle anglais aurait, lui, favorisé plus efficacement le déclin des consommations dans l’entre-deux-guerres, là où des modèles répressifs moins souples (l’américain mais aussi le français) se sont révélés plus « criminogènes » et, au bout du compte, contre-productifs. Comparant les situations américaines et anglaises dans les années trente, un spécialiste de l’histoire des toxicomanies remarquait ainsi :

  • 14 T. M. Parssinen, op. cit, p. 202. (« [La criminalisation] n’a fait en réalité qu’exacerber le prob (...)

« It [the criminilisation] has in fact exacerbated the problem by forcing addicts to turn to illicit suppliers who charged exorbitant prices for lowquality drugs. This, in turn, has forced the addicts to adopt the “junkie” lifestyle of constant criminal activity in order to support his drug habit [...] while the British addict, supplied with cheap, legal narcotics, remained a responsible citizen, afflicted with an unfortunate but not necessaraly incapacating disease14. »

  • 15 Ibid., p. 195. L’enquête a été réalisée à partir de données épidémiologiques d’origine essentielle (...)
  • 16 Malgré les réserves formulées plus haut, l’auteur conclue effectivement : [...] the magnitude of b (...)

32Certes, comme le souligne l’auteur lui-même, il reste à démontrer de manière rigoureuse que la situation anglaise ait bien évolué dans le sens retenu par le Rapport Rolleston de 1926, qui concluait au déclin rapide de la toxicomanie à compter de la deuxième moitié des années vingt, mais qui, compte tenu de l’origine médicale de l’enquête, sous-estimait probablement la drogue de l’underworld15. Toutefois, si l’on s’en tient à l’image d’une Grande-Bretagne comparativement épargnée16, il ne fait pas de doute que le cas français s’apparente plus nettement à la situation américaine, caractérisée par les retombées néfastes de la criminalisation, même s’il y manque nombre d’aspects : on ne constate pas, en France, de « ghettoisation » ethnique aussi poussée, le degré de violence ou de criminalité n’est pas identique, et la drogue a sans doute eu un poids proportionnel plus lourd dans la société américaine.

33Cet échec est-il bien lié aux effets nocifs d’un modèle répressif qui aurait, par dogmatisme, fabriqué perversement de la délinquance et du « vice » ? La question reste évidemment délicate à trancher. L’étude attentive de l’application des textes par la police et les tribunaux a montré combien celle-ci s’était effectuée, par-delà la rigidité apparente des principes, avec une certaine souplesse, voire une relative clémence pour l’individu souffrant qu’est le toxicomane. D’autre part, si le mode de vie « junkie » concerne bien la France dès cette date, il s’agit d’un processus lent et encore embryonnaire, nullement d’un phénomène dont aurait brutalement accouché le régime répressif de 1916.

34La France serait-elle alors un cas intermédiaire entre la modération britannique et une réalité américaine plus violente, plus exacerbée, plus massive aussi ? Cette interprétation permet de comprendre que la France de l’entre-deux-guerres a joué un rôle de premier plan dans le développement d’un phénomène socioculturel encore mineur à cette date, mais appelé à devenir une donnée structurelle des sociétés occidentales contemporaines. Si c’est bien des États-Unis que viendront, ultérieurement, les conditions d’un décollage massif, la France ne fera pas qu’emboîter mimétiquement le pas au grand frère américain. Elle possédait déjà en ce domaine des structures, une culture, presque, si l’on ose dire, une tradition et un savoir-faire, dont ce travail espère avoir montré la généalogie.

Notes

1 Cf. C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 408.

2 Au sens neutre de l’américain subculture.

3 Cf. C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 419.

4 Cf. A. Ehrenberg, Le Culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

5 Celui d’Igor Charras, sous la direction de Jean-Marc Berlière à l’université de Dijon.

6 Renseignements communiqués par le personnel des archives des Bouches-du-Rhône. Une demande de consultation de dossiers à partir d’une liste de noms recensés dans le fichier correctionnel est restée sans réponse.

7 Ainsi le journal intime de Mireille Havet, exhumé en 1995 et publié seulement à partir de 2003.

8 Jusqu’à présent, ce sont essentiellement les contextes étrangers qui ont mobilisé les jeunes chercheurs français, avec la thèse de Xavier Paulès sur l’opium en Chine, soutenue en 2005, et le mémoire d’Irène Delcour, sur l’opium à New York, présenté en 2009.

9 Cf. A. Ehrenberg, L’individu incertain, op. cit., p. 53-63.

10 Cf. A. Corbin, dir, L’avènement..., op. cit., p. 10.

11 Pour la première, voir T. M. Parssinen, op. cit. ; pour le second, H. Wayne Morgan, op. cit.

12 Sur les milieux de la drogue et de la nuit dans l’Allemagne des années vingt, voir notamment les remarques de L. Chevalier, op. cit., à propos de Hambourg et du quartier de Sankt Paul (p. 25) ou F. Tamagne, op. cit., p. 59-71.

13 Voir les analyses d’A. Ehrenberg dans L’individu..., op. cit., p. 20-22.

14 T. M. Parssinen, op. cit, p. 202. (« [La criminalisation] n’a fait en réalité qu’exacerber le problème, en obligeant les toxicomanes à se tourner vers des fournisseurs clandestins qui réclamaient des tarifs exorbitants pour une marchandise de piètre qualité. Cette situation a contraint en retour les drogués à adopter le mode de vie “junkie”, centré sur une activité criminelle régulière, dans le but d’assurer leur approvisionnement. Le toxicomane anglais, lui, assuré de trouver des produits bon marché par la voie légale, restait pour sa part un citoyen responsable, affligé d’une pathologie certes malheureuse mais pas nécessairement invalidante »).

15 Ibid., p. 195. L’enquête a été réalisée à partir de données épidémiologiques d’origine essentiellement médicale. Or, comme le remarque l’historien, « Chinese seamen, West End Prostitutes and Soho habitués [...] were among the groups least inclined to visit a doctor, especially for a condition wich they did not necessaraly accept as sickness ». (« Les marins chinois, les prostituées du West End, les habitués des boîtes de Soho formaient les groupes les moins enclins à consulter un médecin, surtout pour un état qu’ils ne considéraient pas nécessairement sous l’angle de la maladie »).

16 Malgré les réserves formulées plus haut, l’auteur conclue effectivement : [...] the magnitude of both medical and recreational drug use and concern about it was greatly diminished by 1930. [...] Except for the Times’dutiful reporting of occasional police raids on Chinese opium dens, narcotic drugs virtually disapeared from the newspapers, then from the novels and films and finally from the public conciousness. (« En 1930, l’ampleur des usages tant thérapeutiques que récréationnels avait largement diminué, tout comme l’intérêt dont ils faisaient l’objet. Si l’on excepte les compte rendus du Times relatant consciencieusement d’occasionnelles descentes de police dans des fumeries d’opium pour Chinois, les stupéfiants disparurent virtuellement des journaux, puis des romans et des films, avant de déserter enfin les préoccupations du public »).

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