« [La reine] avait, en effet, demandé à son oncle, l’archevêque Rotrou de Rouen, de lui envoyer quelqu’un de sa famille, de préférence Robert de Neubourg, sinon, Étienne, fils du comte du Perche. […] [Les conjurés] se résolurent donc à négocier avec le chancelier [Étienne du Perche] et lui proposèrent, une fois démis de ses fonctions au royaume de Sicile, de prendre la mer et de se rendre dans le pays de son choix1. »

1Les faits que relatent ces deux passages s’inscrivent dans le laps de temps allant en gros de l’été 1166 à l’été 1168. En lançant son appel à sa famille maternelle, en l’occurrence l’archevêque Rotrou de Rouen, cousin de sa mère2, la régente Marguerite, pour se sortir d’une situation embrouillée, a peut-être voulu renouer avec une pratique introduite par Roger II, roi de Sicile (1130-1154). En effet, cherchant à réorganiser, à latiniser l’Église du jeune royaume et à donner une assise plus solide à son propre pouvoir, contesté à l’intérieur comme à l’extérieur, le premier roi normand avait su apprécier les compétences étrangères. On peut rappeler à ce propos le nom de l’Anglais Robert de Selby, chancelier du roi3, ou citer le témoignage de Jean de Salisbury, qui a séjourné en Italie du sud à deux reprises4.

2Or, dans son Historia Pontificalis, Jean écrit ceci : « Si le hasard portait à sa connaissance le nom d’un évêque proscrit ou en exil, le roi [Roger II] venait à son aide de bon cœur. Sur ses terres, tout étranger pouvait trouver du réconfort, sauf les ressortissants du Saint Empire, qui avaient du mal à se faire admettre, car il se méfiait d’eux, et leur côté barbare lui était insupportable5. » Un passage d’Hugues Falcand, notre principale source pour la décennie de 1160 à 1170, va dans le même sens. « Normand d’origine », nous dit l’auteur, « et sachant que les Français brillaient plus que d’autres par leur bravoure guerrière, [le roi] appréciait tout spécialement les Transalpins et les tenait en haute estime6 ». Si la présence d’étrangers à des postes importants n’avait donc rien d’extraordinaire sous le règne du fondateur de la dynastie normande, les choses ont évolué par la suite de sorte que son successeur, Guillaume I^er (1154-1166), pouvait disposer d’un personnel qualifié, originaire du royaume.

3Il faudra se souvenir de ce changement pour mieux comprendre l’ambiance conflictuelle à la cour de Palerme entre 1166 et 1168, comme il faudra se rappeler les déboires qu’a connus Guillaume I^er au début de son règne : excommunication par le pape Adrien IV, menaces d’une coalition anti-normande conduite par Frédéric Barberousse et l’empereur Manuel I^er Comnène, rébellion des villes et des barons du royaume hostiles à un gouvernement fort7. Guillaume finit par triompher de toutes ces difficultés et, en réaction contre la noblesse, il modifia l’administration du royaume de sorte que le pouvoir, dans un premier temps, se trouvât concentré entre les mains de Maion de Bari. Fils du grand justicier royal Léon de Reiza, Maion avait débuté sa carrière sous Roger II comme notaire de la chancellerie latine (1144) et obtenu après 1148 la charge de chancelier, avant d’être promu par Guillaume I^er, en 1154, au rang de grand amiral8, dignité palatine rarement conférée. Ambitieux et compétent, Maion, homme cultivé, réorganisa l’administration centrale et provinciale, aux dépens d’une aristocratie qui le soupçonnait de vouloir prendre la place du roi9. L’assassinat de Maion, le 10 novembre 1160, par un jeune aristocrate, Mathieu Bonnel, fut le signal d’un nouveau soulèvement des barons (1161), aussi sévèrement réprimé que le premier10.

4Sans tarder, Guillaume plaça à la tête du gouvernement trois familiares, le célèbre traducteur de Platon, Henri Aristippe, archidiacre de Catane, le comte Silvestre de Marsico, cousin du roi, et l’Anglais Richard Palmer, évêque élu de Syracuse depuis 115711. Henri Aristippe tombé rapidement en disgrâce, son poste fut occupé par Mathieu de Salerne, ou Mathieu le notaire, comme l’appelle Hugues Falcand, et après la mort du comte Silvestre en 1161, un eunuque, le gait (qa’id) Pierre, compléta le triumvirat. À partir de 1161, la noblesse se voyait donc à nouveau exclue du gouvernement central au profit du clergé, de la composante musulmane de l’île (grands chambriers, chefs de la duana) et de la classe montante des juristes12. Par son origine sociale, Mathieu le notaire, magister notarius en mars 116613, natif de Salerne et petit-fils d’un magister iudex de Sorrente, rappelle, en effet, Maion de Bari, dont il fut d’ailleurs le collaborateur le plus proche et dont il espérait, en vain, obtenir le rang14.

5Si la volonté de Guillaume I^er, mort le 17 mai 1166, avait été respectée, les trois familiares auraient dû continuer à se charger des affaires du royaume, de concert avec la régente, la reine Marguerite. Toutefois, en confiant la première place du gouvernement au gait Pierre, nommé également grand chambrier, avec, sous ses ordres, l’élu de Syracuse et Mathieu le notaire, Marguerite modifia le plan de son mari défunt et ouvrit la porte à des changements ultérieurs, provoqués par les agissements des barons impatients d’exercer leur influence à la cour. Ainsi, Gilbert de Gravina, cousin de la reine, s’efforçait d’obtenir le poste du gait Pierre et poursuivait, malgré le refus de Marguerite, son harcèlement jusqu’à ce que le grand chambrier s’enfuît à Tunis, en été 1166. Intraitable, la régente dépêcha son parent encombrant dans les Pouilles comme commandant en chef, alors que le poste convoité par Gravina revint à Richard, comte de Molise. À la même époque, le cercle des familiares accueillit deux membres supplémentaires, les gaits Richard et Martin, l’un grand chambrier, l’autre chef de la duana de secretis15.

6En dépit de ces aménagements, la situation à la cour restait instable, et les luttes intestines allaient bon train. La reine, qui n’avait pu empêcher la fuite du gait Pierre, dut déjouer une intrigue contre l’élu de Syracuse, harcelé par ses confrères dans l’épiscopat, avec, comme enjeu, le siège archiépiscopal de Palerme, vacant depuis 1161 et convoité à la fois par Richard Palmer et par Gentil, évêque d’Agrigente (1154-117116), soutenu discrètement par Mathieu le notaire17. Si l’implication de Mathieu laisse supposer que l’ambition d’avancer dans la hiérarchie ecclésiastique n’expliquait que partiellement l’affrontement des deux prélats, Falcand nous confirme que derrière les rivalités de personnes se profilait aussi la question du pays d’origine.

7Ce que ses adversaires reprochaient à l’élu de Syracuse, c’était sa morgue blessante, typique des Transalpins, qui, forts de l’amitié et du soutien du roi, méprisaient leurs collègues et se permettaient toutes sortes d’exactions à l’encontre des Lombards, gens du pays, « indigene terre », comme les appelle l’archevêque Romuald de Salerne, personnage de premier plan à la cour18. Poussant plus loin leur réflexion, les adversaires de Palmer estimaient que, l’élu chassé de Palerme, les autres étrangers s’en iraient d’eux-mêmes et que le roi, Guillaume II, à sa majorité, pourrait ainsi s’entourer de familiares originaires de son propre pays et dont il connaîtrait les façons de vivre et de réagir19. Si la reine partageait au fond le jugement négatif sur Richard Palmer, ayant dû subir, elle aussi, son mépris hautain par le passé, elle se rangea finalement de l’avis du comte de Molise, allié de Palmer, et s’opposa au départ de l’élu pour Rome en vue de sa consécration, stratagème imaginé par Mathieu le notaire. « Présence indispensable à Palerme » : tel fut le commentaire lapidaire de la régente20.

8Pour couper court aux menées des divers groupes de pression – évêques, barons, chefs militaires, familiares – Marguerite eut recours au service d’Étienne du Perche, fils de l’oncle de sa mère, Rotrou II du Perche (1099-1144), et chanoine de Rouen21. Reçu en grande pompe à la cour pendant l’été 1166, Étienne, jeune homme avenant autour de la trentaine, fut chaudement recommandé par la reine aux dignitaires présents, sommés d’avoir de l’affection et du respect pour son parent venu de si loin. Si officiellement, l’assistance saluait l’événement, « quelques-uns », nous dit Falcand, « goûtaient peu l’arrivée de ces Transalpins22 ». L’on ne se trompe guère en comptant parmi les mécontents Mathieu le notaire et Richard Palmer, le premier s’appliquant à décrocher le titre de chancelier, le second, celui d’archevêque de Palerme23. Car l’accord d’Étienne acquis de rester en Sicile, Marguerite nomma chancelier le fils de Rotrou II (automne 1166), et quelque temps après, consacré sous-diacre par Romuald de Salerne, Étienne fut unanimement élu archevêque de Palerme24. Investi ainsi des deux plus hautes charges du royaume, le nouveau chancelier fournit la preuve apparente qu’un étranger quasi inconnu pouvait encore faire carrière à Palerme en 1166.

9En apparence seulement, puisque le scénario imaginé par la régente et censé mettre un terme aux luttes d’influence à la cour ne fit que déplacer les fronts : désormais, le groupe des familiares et leurs sympathisants, par-delà les rivalités, allaient s’opposer aux étrangers, « Transalpini, Franci25 ». En effet, si, auparavant, les autochtones avaient fait grief à l’élu de Syracuse de s’enrichir aux dépens des populations et de blesser par sa morgue ses propres collègues, des reproches de même nature s’adressaient maintenant à « ce jeunot étranger26 » qui, propulsé au sommet du royaume, avait la prétention de mettre, tout seul, de l’ordre dans les affaires et de redresser les torts27. D’autre part, à la cour, on laissait planer un doute au sujet de la reine, « espagnole elle-même », qui faisait les yeux doux à « ce Français », son prétendu parent28.

10Face à des familiares rompus au jeu politique et maîtres des subtilités du pouvoir, fruit d’une longue expérience, Étienne manquait singulièrement de savoir-faire, arrivé de l’Europe du nord et plongé dans un environnement inhabituel, voire hostile. Assez vite, il semble avoir pris conscience du fait qu’en dehors de la reine, peu de personnes lui faciliteraient la tâche, et dans son entourage, on estimait même qu’il faudrait peut-être deux ans avant de trouver des amis fiables en Sicile, à moins de faire venir d’autres Français à Palerme29. Par malchance, ces Français et ces Normands qui affluaient pour chercher fortune et qui se comportaient comme en pays conquis, sans se soucier des coutumes locales, n’arrangeaient guère les affaires du chancelier mais rendaient l’ambiance à la cour plus pesante, plus délétère encore30. Cette situation a probablement provoqué le raidissement d’Étienne qu’a cru observer Romuald de Salerne. « Si, au début », écrit le prélat, « le chancelier avait fait preuve de modestie et de bienveillance, il s’est montré par la suite hautain et méprisant, et sous l’influence de mauvais conseillers, il s’est mis à haïr les autochtones et à les suspecter31. » Même si cela devait créer des complications supplémentaires, Étienne, faute d’appuis locaux, a ainsi préféré écouter l’avis de son entourage français plutôt que de suivre les conseils de ceux qui vivaient au contact des réalités du royaume32.

11On peut citer à ce propos un incident qui mettait aux prises le chancelier et un notaire, parent de Mathieu de Salerne, coupable d’avoir détruit une lettre officielle pour des raisons d’honoraire et emprisonné sur ordre d’Étienne. Sa décision valut au chancelier un commentaire caustique de Richard Palmer. « Cette sentence », objecta l’élu de Syracuse en public, « fut prononcée contre le droit et contre la raison. Peut-être juge-t-on de la sorte en France, mais en Sicile, cela est hors de question, car les notaires de la cour sont investis d’une autorité considérable, et on n’a pas le droit de les condamner aussi facilement33. » Coutume française contre coutume sicilienne, voilà résumé le problème auquel se heurtait le chancelier, obligé au bout du compte de libérer le prisonnier.

12D’autres accrochages entre Étienne et les familiares ne tardèrent pas à se produire, soit pour lui aliéner les sympathies de la population, soit pour venger des actes considérés comme inamicaux34 et, par-dessus tout, les barons des Pouilles se révoltèrent une nouvelle fois, jaloux du comte de Molise, « familiaris curie », voire décidés à attenter à la vie du chancelier35. Ce dernier réussit finalement à neutraliser les conjurés mais en négligeant les conseils de sévérité prodigués par ceux qui connaissaient l’histoire du royaume36, il encouragea des membres de la cour, dont Mathieu le notaire et l’évêque Gentil, à reprendre le flambeau pour éliminer Étienne, qualifié de « hostis37 », sous prétexte d’éviter à la Sicile la soumission imminente aux coutumes françaises38. Face à la menace d’un soulèvement général, le chancelier se décida enfin à sévir et à emprisonner Mathieu le notaire, « beaucoup plus rusé que les autres39 », dont il se méfiait déjà depuis un bon moment40. « Arrestation sans raison », d’après Romuald de Salerne, compatriote de Mathieu, « décision d’une extrême gravité et mal vécue par tout le monde », car aux yeux de l’archevêque, Mathieu était « un homme intelligent, avisé et d’une fidélité à toute épreuve41 ».

13Ce qui fit basculer au bout du compte le sort d’Étienne, c’est le comportement irresponsable de son confident Eudes Quarrel, chanoine de Chartres, personnage inculte, privé de sens politique mais dévoré d’une cupidité proverbiale42. Chargé par le chancelier de ramener le remuant comte de Montescaglioso, frère de la reine, à Arles et de le renvoyer ensuite en Espagne, Eudes s’est attardé à Messine pour rançonner des navires en partance pour la Palestine. Provoquant la colère des habitants, furieux contre ces « pirates étrangers » prêts à emporter en France les trésors du royaume et l’argent extorqué à la population43, Eudes aggrava son cas en raison des brutalités que les Messinois attribuaient à ses compagnons ivres. Une lettre de la régente, lue à Messine sur la place publique pour dissiper les rumeurs de la mort du roi et du mariage de la reine avec le chancelier, au lieu de calmer les esprits, ne fit que gonfler ces rumeurs et pousser la population à l’émeute. En fin de compte, Eudes, extrait par la force du palais royal où il s’était réfugié, fut lynché par une foule hors d’elle-même44.

14Averti des événements de Messine, Étienne s’apprêta à préparer une intervention militaire contre la ville rebelle. Entre-temps, Mathieu le notaire, emprisonné au palais royal de Palerme, réussit, profitant de connivences, à mobiliser le personnel du palais, 400 hommes en tout, décidés à prêter main-forte pour éliminer Étienne dès qu’il se présenterait à la cour. En dépit de ce danger extrême, le chancelier préféra suivre l’avis des Français contre celui des connaisseurs et resta à Palerme. Mal lui en prit, car Mathieu le notaire, reprenant ses fonctions sans en être empêché par quiconque45, souleva la ville, empêcha le roi de s’adresser à la foule et força le chancelier ainsi que les chevaliers à son service à s’enfermer dans le campanile de la cathédrale. Devant la résistance et le courage des assiégés, les conjurés se résolurent à négocier : en échange de son départ, Étienne obtint un sauf-conduit pour se rendre en Palestine (Syrie), garanti par Romuald de Salerne, Mathieu le notaire, Richard Palmer et le gait Richard, ses adversaires de toujours. Déchu, Étienne dut s’embarquer sur une galère et renoncer, sous la menace des familiares, au siège de Palerme pour libérer la voie d’une nouvelle élection. En compagnie de l’évêque de Malte, suffragant de Palerme, Étienne contourna ensuite la Sicile par l’ouest, quitta à Licata son bateau qui menaçait naufrage, et, avec quelques fidèles, parvint finalement, au début de l’été 1168, en Palestine à bord d’un cargo génois. « Adolescens bone indolis et egregius forma », écrit Guillaume de Tyr, mais victime d’« une conspiration des puissants » du royaume46.

15Ce qui frappe l’observateur dans le dénouement du conflit, c’est l’effacement de Marguerite. La régente a dû assister impuissante à l’échec de son plan – « invito rege puero et matre reniti non valente », écrit encore Guillaume de Tyr47. Si elle espérait dans un premier temps pouvoir retourner la situation en sa faveur, l’annonce du décès d’Étienne du Perche, survenu sans doute en 1168, ferma définitivement ce que l’on peut considérer comme une parenthèse et apporta paradoxalement la solution du problème en suspens depuis la mort de Guillaume I^er48. Que constatons-nous au fond ? Étienne expulsé, l’évêque Gentil se retrouve enfin coopté parmi les familiares curie. Le comte Henri de Montescaglioso et le comte Richard de Molise, condamnés l’un et l’autre par le chancelier quelques semaines auparavant, jettent l’ancre dans la rade de Palerme, à la tête d’une flotte de 24 galères de Messine, et réorganisent la cour. Ils y installent un groupe de dix personnes, composé de quatre évêques (Richard Palmer, Gentil, Romuald de Salerne et Jean de Malte), de trois comtes (Richard de Molise, Henri de Montescaglioso, Roger de Geraci), de Mathieu le notaire, du gait Richard et du précepteur de Guillaume II, Gautier, doyen d’Agrigente49.

16Équipe de transition, les dix exilèrent le cousin de la reine, le comte Gilbert de Gravina, soutien indéfectible d’Étienne. Une deuxième décision a concerné le doyen Gautier, élu archevêque de Palerme par des chanoines intimidés, avec l’assentiment des familiares50. Le pape Alexandre III chargea les suffragants de Palerme de consacrer Gautier, en dépit du départ critiquable d’Étienne. À peine investi de sa nouvelle fonction, l’archevêque mit un terme au groupe des dix et prit en main les affaires, secondé par deux familiares, Mathieu le notaire, devenu vice-chancelier, et Gentil d’Agrigente. En conclusion de sa chronique, Falcand pouvait donc écrire : « Itaque summa regni potestas et negotiorum cognitio penes Gualterium […] erat […]51. »

17Après plus de deux ans mouvementés, c’est donc le parti sicilien qui a eu gain de cause et qui allait définir la politique du roi. En effet, lorsqu’on examine les chartes royales à partir de la fin de la régence (1170/71)52 jusqu’à la mort de Guillaume II (18 novembre 1189), on relève toujours les noms de l’archevêque Gautier et du vice-chancelier Mathieu, auxquels s’associent soit le nom de Gentil d’Agrigente, remplacé après sa mort (1171) par Barthélemy, frère de Gautier, soit, entre 1177 et 1184, le nom de Richard Palmer, promu archevêque de Messine en 1182, soit, depuis 1184, le nom de Guillaume, archevêque du nouveau diocèse de Monreale. Cela montre que contrairement à Richard Palmer, en perte de vitesse, seul Mathieu de Salerne, politique habile et talentueux, a su se maintenir sans discontinuité au gouvernement du royaume depuis le début des années 60. Cette position de choix lui a offert la possibilité de consolider le pouvoir central et de promouvoir une politique « nationale ». Une telle conception ne laissait pas de place à la noblesse, turbulente et nostalgique d’Étienne du Perche53. Les barons se virent donc écartés des instances dirigeantes autant que les officiers d’origine musulmane, sans parler des étrangers.

18Si nous ne savons pas ce que le vice-chancelier a pensé du mariage de Guillaume II avec Jeanne, fille d’Henri II d’Angleterre (Palerme 1177), nous connaissons, en revanche, son opposition au mariage de l’empereur Henri VI et de Constance de Hauteville, fille posthume de Roger II (Milan 118654), même s’il n’a pas réussi à convaincre l’archevêque Gautier des dangers que pourrait entraîner une telle alliance pour le royaume, au cas où Guillaume II mourrait sans héritiers55. Confirmé dans son pronostic par la mort prématurée du roi (1189), Mathieu s’emploiera de toutes ses forces à barrer la route à l’empereur et à faire élire roi le comte Tancrède de Lecce, bâtard du duc des Pouilles Roger, lui-même fils de Roger II. Dans ce nouveau combat contre les étrangers, combat très inégal, vu les forces en présence, Mathieu, devenu (enfin) chancelier, pouvait compter sur le soutien de ses deux fils, Richard, depuis 1192, comte d’Aiello, et Nicolas, successeur de Romuald de Salerne en 118256.

19Si la première expédition d’Henri VI menée contre la Sicile au nom des droits de Constance57 s’était soldée, en 1191, par une défaite devant Naples, avec, pour corollaire, la capture de l’impératrice, organisée par l’archevêque Nicolas de Salerne depuis la ville assiégée58, sa campagne de 1194 fut victorieuse. La mort, survenue le 21 juillet 1193, évitait au chancelier de voir la destruction totale de Salerne, sa ville natale, par un acte de vengeance de l’empereur59, ou de vivre la disparition de Tancrède en février 1194, sans parler du couronnement d’Henri VI, le jour de Noël 1194, dans la cathédrale de Palerme dont le campanile, vingt-six ans auparavant, avait protégé Étienne du Perche contre les insurgés mobilisés par Mathieu lui-même.

20Alors, trahison ou résistance ? Certes, dans sa lettre adressée aux Messinois avant la fin calamiteuse d’Étienne, la régente a qualifié les atteintes à la vie d’un mandataire royal de crime de lèse-majesté – « maiestatis crimen » – punissable de la peine capitale. Mais ce rappel d’une disposition des assises d’Ariano, promulguées par Roger II en 114060, se voulait d’abord une mise en garde des habitants de Messine. En ajoutant que grâce à l’intervention d’Étienne, elle renoncerait à la sévérité et se satisferait de l’incarcération de Mathieu le notaire, de l’évêque Gentil et du gait Richard, Marguerite a sans doute cherché à ménager une issue à un problème qui concernait le petit cercle des familiares. En effet, Mathieu, premier notaire du roi, représentait l’autorité publique tout autant que son chef, le chancelier Étienne.

21De plus, si l’on entend par « trahir » manquer à la parole donnée, Mathieu et ses collègues n’ont trahi personne, parce qu’ils n’avaient rien promis. Hugues Falcand n’évoque d’ailleurs que le serment – « securitatis sacramentum » – prêté à Étienne, métropolitain élu, par les suffragants de Palerme, les évêques d’Agrigente, de Malte et de Mazara, et il peut traiter par conséquent Gentil d’Agrigente de parjure61. À l’instar de Guillaume de Tyr, Hugues Falcand emploie de préférence le mot « conspiratio », complot, pour désigner les agissements qui ont abouti à la chute du chancelier, alors que les termes de « proditio », « proditores » s’appliquent aux barons comploteurs, aux émeutiers de Messine, de mèche avec les barons, et aux agitateurs de la cour, dont Mathieu le notaire62. À l’inverse, aux yeux de Gentil d’Agrigente, proche des familiares, le véritable traître, « proditor », c’était le chancelier, contre lequel il fallait se battre, mais la tentative de l’évêque de soulever sa ville suffit à la reine pour faire arrêter Gentil, accusé à son tour de traîtrise (« proditor63 »). Affrontement de deux logiques, source d’une situation extrêmement confuse et dommageable au royaume, que seule l’expulsion du chancelier a pu clarifier.

22La formule lapidaire de Romuald de Salerne exprime peut-être le mieux la façon dont les familiares ont perçu la présence imposée d’Étienne du Perche. « Après le départ du chancelier et du comte Gilbert [de Gravina] », écrit l’archevêque, « le pays a retrouvé son calme et la paix64. » C’est donc dans l’intérêt supérieur du royaume qu’il fallut expulser Étienne, personnage perturbateur. Vu l’ensemble de sa longue carrière au service de la dynastie normande (1156-119365), on ne risque guère de se tromper en disant que Mathieu de Salerne, par-delà les rivalités et les haines de la cour, a, en dernière analyse, cherché à défendre par tous les moyens l’identité du royaume de Sicile contre l’influence, voire la mainmise étrangères.

23Le hasard a voulu que nous soit parvenu le témoignage de Pierre de Blois, Transalpin désabusé qui a rendu compte à sa manière des malheurs d’Étienne du Perche. Parti de Normandie avec trente-six autres personnes en compagnie d’Étienne66, il s’est vu confier à Palerme la garde du sceau royal et l’éducation du jeune Guillaume II, tâche qu’il a partagé pendant un an avec le futur archevêque de Palerme, Gautier67. Absent de Palerme, pour des raisons de santé, aux heures décisives, le « dictator egregius68 » du Val de Loire voyait derrière la chute du chancelier la main des comploteurs siciliens. « Les menées barbares des traîtres siciliens visant à anéantir le seigneur Étienne […] ont été largement commentées », s’exclame-t-il69, en rapprochant les deux termes « coniuratio » et « proditio » et en estimant que si ce trait de caractère était propre aux insulaires en général, il s’appliquait tout particulièrement aux habitants de la Sicile, « perditissimi proditores70 », dont il avait déjà fait la pénible expérience auparavant en la personne de son frère Guillaume. Celui-ci avait, en effet, été évincé de l’évêché de Catane au profit de Jean, frère de Mathieu le notaire, élu en 1167 et consacré le 26 juillet 1168 par Alexandre III71, qui honorait en plus le nouvel évêque du port du pallium72. Difficile de ne pas deviner derrière cette nomination une manœuvre de Mathieu, qui pouvait sans doute se targuer d’un double succès : il avait réussi à écarter du siège de Catane un de ces étrangers honnis pour le pousser ensuite hors de Sicile, car Guillaume de Blois, comme lot de consolation, devait se contenter de l’abbaye de Matina en Calabre73, même si, par dérogation papale, il avait droit aux insignes épiscopaux. Le procédé déjà imaginé par Mathieu, quoiqu’inopérant, contre Richard Palmer avait donc produit, cette fois-ci, le résultat désiré.

24Cela étant, le séisme du 4 février 1169, qui détruisit complètement la ville de Catane, apporta du baume au cœur de Pierre. À ses yeux, cette catastrophe, envoyée par le ciel, vengea à la fois la chute d’Étienne et l’éviction de Guillaume. « C’est à Catane encore », écrira-t-il, « que ce fils de l’orgueil, le frère de Mathieu le notaire, celui-là même qui vous a frauduleusement empêché d’être élevé à la dignité épiscopale et qui a dressé une faction de traîtres contre des innocents, cet évêque donc, surpris par le désastre, a péri dans le tremblement de terre : il a craché son âme qu’il avait mise au service du crime et de Satan74. »

25S’adressant à Richard Palmer, consacré enfin en 1169, Pierre s’emporta également contre l’évêque Jean, indigne de sa fonction : « Le monde entier a su la nouvelle du désastre […] de Catane, à la veille de la Sainte-Agathe. Lorsque l’évêque de la ville, le frère scélérat de Mathieu le notaire, s’apprêtait à offrir “l’encens de l’abomination, le Seigneur, du haut du ciel, envoya son tonnerre et fit fortement trembler la terre” : l’ange du Seigneur se déchaîna contre l’évêque qui s’était arrogé la dignité épiscopale grâce à l’argent, au mépris des règles canoniques, et détruisit la ville et les Catanais. C’est bien la preuve que par leurs péchés, ils avaient offensé la bienheureuse Agathe75. »

26Aux yeux de Pierre, la traîtrise de Jean se doublait donc d’un acte de simonie. Toutefois, à considérer la lettre élogieuse envoyée par Alexandre III au nouvel évêque de Catane76, on est en droit de se demander, à moins de parler de mauvaise foi, si Pierre de Blois, clerc transalpin, n’a pas été victime d’une confusion, le roi de Sicile pouvant intervenir dans les élections épiscopales ou abbatiales selon les termes du concordat de Bénévent (1156). Il se peut que Pierre ait vu un acte simoniaque là où il n’y avait que décision royale, bien qu’influencée par Mathieu le notaire77, tout comme Étienne n’aurait jamais accédé au siège de Palerme contre la volonté de Marguerite. Mais le chancelier n’était pas un « traître sicilien », pas plus que Guillaume de Blois, sans doute abbé de Matina sur la recommandation de la reine !

27Mathieu le notaire ne fut sûrement pas non plus étranger aux difficultés qu’a dû rencontrer Pierre lui-même, précepteur de Guillaume II, qui, après avoir quitté la Sicile, s’est souvenu des nombreuses chausse-trappes que ses rivaux lui avaient tendues à la cour. « Après avoir tenté à plusieurs reprises, sans succès, de m’écarter du roi », dit-il, « ils eurent l’idée de me placer à la tête de différents évêchés avant de réussir à me faire réclamer et élire solennellement archevêque de Naples78. Cependant, j’ai su éviter le piège conçu au moyen de tant de machinations frauduleuses. Je savais, en effet, que leurs manœuvres ne visaient qu’à un seul but : m’isoler de la cour pour m’anéantir au grand jour79. » Une fois encore, nous devinons la main de Mathieu le notaire en coulisses.

28Ayant perdu ses repères après l’expulsion d’Étienne du Perche et craignant pour sa vie, Pierre n’avait qu’une idée en tête : quitter cette île maudite où le climat, la nourriture, les habitants, la cour, tout était fait pour leurrer les gens naïfs du Nord80. Impensable donc pour Pierre d’accepter l’offre du roi, transmise par Romuald de Salerne et par Richard Palmer, de rester à Palerme en tant que garde du sceau royal. « La Sicile », écrira-t-il encore à son frère, « engloutit ceux qui y vivent, et par peur de la malveillance de ses habitants, mon but suprême fut d’avoir la permission de partir, mais de partir sous protection » – quitte à renoncer aux « opes Sicule », ces richesses que la reine avait opposées au dénuement des « Transmontani81 » pour décider Étienne à rester en Sicile, qui avaient également ébloui maître Guillaume de Blois et causé la perte de nombreux de ses compatriotes82. Pierre a quitté la Sicile par bateau, sans plus jamais y mettre les pieds. Ni l’invitation de Richard Palmer de revenir83, ni l’amitié que Pierre portait toujours « à son ancien compagnon […], le très cher Gautier […], archevêque de Palerme84 », ne purent rien y changer.