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La trahison au Moyen Âge

 | 
Myriam Soria
, 
Maïté Billoré

Transgresser et trahir

Pauvres, marginaux, sorciers, complots et trahison à Besançon et dans le comté de Bourgogne au XVe siècle

Nicole Brocard

Texte intégral

  • 1 Bracon près de Salins (39). N. Brocard, « De la marginalité à l’exclusion dans les villes du comté (...)
  • 2 Archives départementales du Doubs, fonds Saint-Esprit, 53 J I 5 (par la suite ADD).
  • 3 Bibliothèque municipale de Besançon, Archives municipales anciennes, BB2, fol 112 (par la suite AM (...)
  • 4 Le fils de Philippe le Hardi, Jean de Nevers échappa à la mort mais ses sujets durent payer une ra (...)
  • 5 Hugolin Folain, chanoine de Saint-Jean de Besançon, est l’ami de François Condulmer, neveu du pape (...)

1« Renégat », « fourbe », « hypocrite » ou « perfide » et « simulateur » : autant de qualificatifs qui, au XVe s. dans le comté de Bourgogne, stigmatisent les marginaux ou les « méchants pauvres » fauteurs des troubles réels ou supposés. Les miséreux présentés ainsi dans les sources comme figures emblématiques de traîtres sont aussi bien les quémandeurs et semeurs de désordre devant l’hôpital de Bracon1, les pauvres « espies » « feignant etre malade et indigens » au Saint-Esprit de Poligny2, les voleurs de grand chemin ou les sorciers jugés comme agents du Mal3. Tous sont indifféremment désignés, à des degrés divers, comme des trompeurs par une société qui se sent abusée. Tous sont rendus coupables de transgression à travers leurs paroles et leurs actes. Au-delà, les sources invitent à envisager leur traîtrise, non seulement en tant qu’action individuelle sciemment mauvaise mais en tant que trait de caractère permanent d’un groupe social destructeur de paix et voué, de ce fait, à l’exclusion. Il est vrai que l’omniprésence de la guerre au XVe s. ainsi que les fréquentes récurrences de pestes invitent à la suspicion et accentuent les réflexions sur l’ordre et le désordre. L’avancée des Turcs, connue entre autres à travers les prédications, le choc de la défaite du duc-comte de Bourgogne à Nicopolis (13964) et la participation à la croisade, par exemple, du chanoine métropolitain Hugolin Folain5, vice-amiral des galères du pape (1445), conduisent à penser de façon courante que les Infidèles entraîneront avec eux tout l’Occident dans la géhenne avec l’aide de pervers suppôts de Satan.

2Ainsi, le dérèglement de certains hommes – les traîtres – et leurs passions mauvaises participent au dérèglement du monde. Ils sont passés dans l’autre camp pour faire le Mal et ont rompu le pacte moral et social sous l’empire d’une violence et d’une logique qui échappent au groupe trahi.

Le dérèglement, le mensonge et la tromperie dénoncés

  • 6 II Thessaloniciens 3.4.

3« Que personne ne vous trompe en aucune manière » affirme saint Paul, ajoutant que l’avènement de « l’Inique s’accompagnera grâce à la puissance de Satan de toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges mensongers, de toutes les séductions de l’iniquité6 ».

Le traître-bénéficiaire de l’aumône de Bracon stigmatisé

  • 7 Voir J. Gauthier, « Le testament d’Othon IV, dernier comte de Bourgogne, 1302 », Annuaire du Doubs (...)
  • 8 Pour cela, elle avait octroyé une rente à prendre tous les ans à la saline de Salins. On retrouve (...)

4En 1475 à Bracon, une population exaspérée dénonce, lors d’une enquête diligentée par le Saint-Siège, les tromperies perpétrées par des pauvres impies. Elles sont assimilables à « des pechiés » dont les miséreux se rendent coupables au cours de l’aumône annuelle fondée, selon les dernières volontés du comte Otton IV7, par Mahaut d’Artois8 devant l’hôpital de Bracon en 1327.

Fig. 1 : L’Antéchrist donnant l’aumône à un pauvre.
Cliché CNRS-IRHT, BM Besançon, Ms. 579, fol 16v, Les Mystères de l’Antéchrist.

  • 9 À l’occasion du service du comte Otton de Bourgogne en mars 1304, Mahaut d’Artois fait distribuer (...)
  • 10 Archives départementales du Jura, 128 H 2 (par la suite ADJ).
  • 11 ADJ, 128 H 2.

5En effet, depuis 1327, chaque pauvre se présentant devant les portes de l’établissement doit, le jour de la Saint-Michel, recevoir une somme de six deniers tournois des mains d’un chanoine de « Saint-Maurice-en-Chamblois », du gardien des frères mineurs et du doyen de Saint-Michel de Salins. L’ordonnancement de cette aumône est strictement réglé depuis l’origine : elle s’effectue de nuit, vers les « deux heures apres mynuit, en aultre temps donnee de jour a torche allumee » ; elle doit offrir le spectacle d’une procession funèbre où les pauvres « allégories du Christ souffrant » sont invités, en recevant leur don, à prier Dieu pour l’âme du comte Otton et pour celle de ses ancêtres9. Or, depuis les années 1435, cette aumône s’effectue dans la plus grande confusion10. En 1475, un observateur rapporte que des désordres y sont perpétrés depuis environ quarante ans. Les bousculades de plus en plus fréquentes scandalisent11. L’aumône en tant que rite religieux s’en trouve pervertie et la « donne » devient un événement réputé pour les dépravations qu’elle suscite. Les tromperies, selon les témoins, sont multiples contre l’ordre moral et l’ordre social. Vols, viols, encanaillement des riches, débauche des jeunes deviennent le lot courant. « Dit en oultre qu’il a veu en ladite donne plusieurs fois plusieurs, tant hommes que femmes, qu’ilz disoient que l’on leur avoit coppé leurs bources. En laquelle done, ledit depposant dit que plusieurs grans maulx et pechiers se font : y sont plusieurs jeusnes filles prinses, violees et perdues […] et mesme en a vu mener et prendre, lesquelles il ne congnoissoit ne aussi ceulx qui les emmenoient. » Néanmoins, la plus grande des trahisons est celle du manquement au cérémonial fixé par Mahaut d’Artois pour le repos de l’âme d’Otton IV.

  • 12 Voir V. Toureille, Vols et brigandage au Moyen Âge, Paris, 2006.

6S’ils sont impies et trompeurs à Bracon, les pauvres à Poligny nourrissent dans les mêmes années un sentiment de peur collective face à la guerre12. Ils sont présentés comme des traîtres à l’ennemi, à l’image de Judas.

Les pauvres de Poligny et les voleurs de grand chemin, traîtres et destructeurs de paix

  • 13 Eustache Deschamps (v. 1345-1405) dénonce volontiers les faux mendiants qui dissimulent sous leurs (...)
  • 14 ADD, B 298.
  • 15 ADD, B 2978, 1443, lettre de Philippe de Bourgogne considérant la misère des ouvriers des salines. (...)
  • 16 La production de sel, comme sa commercialisation, forme une partie non négligeable des revenus duc (...)
  • 17 AMB, BB2, fol 120r.
  • 18 Ibid.
  • 19 Ibid.
  • 20 Toureille, op. cit., p. 14. Le larron, à l’image de Judas, est celui qui trompe la confiance de la (...)

7En 1446, Philippe le Bon se montre préoccupé par une éventuelle trahison fomentée par de faux pauvres « en habit dissimulé […] feignant etre malade et indigens » et réclamant la charité au Saint-Esprit de Poligny13. Ces « espies », selon le duc, pourraient, en se retirant à l’hôpital, livrer le bourg « es mains [des] ennemis et adversaires, qui seroit nostre tres grand dommage et la destruction et desolation totale de nostre bourg dessusdit et de tout le pays a l’environ ». Les textes mentionnent en effet pour cette période des bandes de « rotiers et escorcheux14 » qui s’abattent sur une région exsangue venant de subir cinq années de pestes, de famines et de cherté entre 1438 et 144315. Le commerce se trouve désorganisé, ainsi que l’économie16. La sûreté des routes où les vols se multiplient devient pour le duc et ses successeurs un enjeu politique et économique. Deux archives de 1479 concernant deux « explorateurs de grans chemins17 », témoignent de l’intérêt des autorités pour la sécurité des passages. Le premier larron dénoncé dans les textes, Claude James de « Montluez en Bresse » est désigné comme un prédateur et un « conspirateur » qui pénètre avec des complices dans la maison de François Florimont dans le plus grand secret et, circonstance aggravante, « par nuyt, […] tant en traïson comme aussi […] a bastons, armes emolues et arbelestes tendues, comme brigans18 ». Son acte se double de celui d’un simulateur laissant entendre faussement que le forfait à été accompli « a requeste et pourchas » de « parens et cosins ». Son crime violent, prémédité a été soigneusement organisé. Il a appelé l’esquive, le mensonge, tous éléments inacceptables vus par ses contemporains comme des actes inhumains et mauvais. De même, le second, Guiot Saicleot de Naisey, anciennement laboureur, a lui aussi commis l’impensable à plusieurs reprises. Il a « destroussé des marchans […], puis certain temps en ça, avoit commis et perpetré plusieurs divers larrecins et qu’il avoit esté present au faire certain murtre et en avoit eu sa part du butain dudit murtre19 ». Transgressant la Loi divine et son « Tu ne voleras point » (Décalogue VII), il sombre dans l’avarice, racine avec l’orgueil de tous les maux et se rend complice d’un meurtre. « Le vol, écrit V. Toureille, est perçu comme une trahison20. »

  • 21 Ibid., p. 10-27.
  • 22 Extrait de « L’ordonnance des pauvres de Montbéliard », 1568, dans M. Fortin, La charité et l’assi (...)
  • 23 AMB, BB 2, fol 112v.

8Ces deux exemples suffisent à traduire le caractère odieux des larrons qui sèment le désordre et trompent la confiance de la communauté par convoitise21. Ils sont semblables « à des bourdons [qui] consument le miel aux mouches à miel diligentes et travaillantes, aussi ceux ci ostent aux povres indignes le pain de la bouche et le morceau de la gorge22 ». En rupture, ils ne cherchent plus à se raccrocher à une honnêteté passée et constituent pour la société un danger qu’entretient la peur des mendiants, des voleurs à laquelle s’ajoute celle des pervertisseurs d’esprits : jeteurs de sorts, sorciers et hérétiques. À Besançon, en 1434, Henriette de Crans et Vuillemin Boban sont brûlés pour avoir « fait plusieurs sortileges par divination […] et invocation de dyable23 ».

Le complot des sorciers (1434-1438)

  • 24 Ibid., fol 112r et 112v.
  • 25 N. Cohn, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen Âge. Fantasmes et réalités, Paris, 1982.
  • 26 Sainte Colette, visionnaire et réformatrice, s’impose comme la preuve vivante des manifestations d (...)
  • 27 Vuillemin Boban, lui aussi jugé à Besançon pour fait de sorcellerie, a fait hommage à un diable no (...)
  • 28 G. Klaniczay, « Entre visions angéliques et transes chamaniques : le sabbat des sorcières dans le (...)
  • 29 Martin Le Franc (vers 1410-1461), protonotaire apostolique et secrétaire de l’antipape Félix V, pu (...)
  • 30 http://gallica.bnf.fr

9Le portrait noir et corrompu qui est dressé des deux sorciers jugés à Besançon en 143424 présente de nombreux éléments constitutifs du stéréotype défini par N. Cohn25. Pratiquant le maleficium, ils connaissent les secrets sur la vie et la mort. L’une des accusés, Henriette de Crans26, vole dans les airs et effectue des déplacements nocturnes sur de longues distances, jusqu’à « Milant ». Reniant Dieu, elle passe un pacte avec le diable auquel elle rend hommage27 et entretient des relations sexuelles bestiales avec lui. Enfin et surtout, elle dévore des enfants et fabrique des breuvages ou des onguents de leur chair, de leur sang ou de leurs os. Ces accusations d’anthropophagie sont également consignées vers 1436 par le juge Claude Tholosan28 pour les multiples procès du Haut-Dauphiné. Jean Nider, dans son Formicarius, et Martin Le Franc29, dans son Champion des Dames30, s’attachent aux mêmes comportements pour décrire les agissements des sorciers qui rongent et pervertissent le corps social.

  • 31 P. Paravy avance l’hypothèse selon laquelle les confrontations et les échanges lors des travaux du (...)
  • 32 J.-P. Boudet, « La genèse médiévale de la chasse aux sorcières », Le Mal et le diable. Leurs figur (...)
  • 33 Les faits sont connus par des suppliques adressées l’année suivante par cinq personnes priant la P (...)
  • 34 Clairvaux-les-Lacs, arr. de Lons-le Saunier, Jura.
  • 35 « Le premier à parler du cas est l’inquisiteur dominicain Nicolas Jacquier, actif principalement e (...)
  • 36 Enguerrand Signard, agissant au nom de l’inquisiteur général Roland le Cozic.
  • 37 Les participants au sabbat sont appelés Vaudois, les concepts de sorciers et de sabbat étant proba (...)
  • 38 Avidité, goinfrerie, voracité.
  • 39 À la même époque, l’inquisiteur dominicain Nicolas Jacquier, actif en Bourgogne, décrit l’odeur du (...)

10Les procès bisontins interviennent dans le cadre d’une chasse aux sorciers plus généralisée menée au moment du concile de Bâle31, dans le diocèse de Besançon mais aussi outre-Jura, dans une zone de contact entre la civilisation française et germanique32, plus particulièrement entre 1434 et 1438. L’accusation rapporte que durant environ un mois33 des « synagogues » se sont déroulées, en 1438, dans des montagnes « desertes » auprès de Clairvaux34. Les participants ont pris part à des orgies, où ils se sont rendus en enfourchant de nuit, balais ou bâtons. Au cours de ces rassemblements, ils ont rencontré un homme vêtu de noir, exigeant d’eux l’hommage et le reniement de Dieu. Guillaume Ameline35, prédicateur et maître en théologie, les a rejoints. Il reconnaît, en 1453, devant l’évêque d’Évreux Guillaume Flocques et le vice-inquisiteur du royaume de France, Enguerrand Signard36, avoir appartenu en 1438 à une « synagogue vaudoise37 » réunissant jusqu’à un milliard (sic) de personnes lors de plusieurs assemblées nocturnes dans le comté de Bourgogne. La résolution d’un conflit qui l’opposait au seigneur de Clairvaux proche du duc-comte a motivé selon ses aveux son entrée dans la secte. Il y retrouvait hommes et femmes mus par la vengeance, la haine, la « gloutenie38 » ou le goût de luxure. Toujours selon ses dires, le diable, appelé « Monseigneur », lui apparut successivement sous deux formes au cours des réunions : sous celle d’un homme d’abord, puis sous celle d’un bouc dont il embrassa le postérieur dégoûtant39. Il lui prêta serment en reniant Dieu et la foi chrétienne et joua ensuite un rôle éminent au sein de la secte.

11Ces révélations sont suivies d’une abjuration devant ses juges de son appartenance à cette abjecte secte des vaudois « présidée par l’ennemy d’enfer et l’adversaire de l’humain lignage, et reconnaît les crimes qui lui sont reprochés ». Condamné à la prison à vie, il meurt quatre ans plus tard au cachot.

  • 40 Ginzburg, op. cit., p 83.
  • 41 Quatre expéditions majeures sont entreprises par la chrétienté orientale avec le soutien plus ou m (...)
  • 42 M. Ostorero, « Folâtrer avec les démons », Sabbat et chasse aux sorciers à Vevey en 1448, Cahiers (...)
  • 43 En 1435, date du procès d’Henriette de Crans, on remet en cause l’aumône fondée à Bracon près de S (...)

12Probablement dès 1431, Guillaume Adeline dresse contre lui de nombreux ennemis en raison de ses sermons en faveur de l’unité de l’Église et de la papauté romaine, cela durant les premières années du concile de Bâle. Une supplique adressée à Eugène IV indique qu’il se sent en danger. Sa position anti-conciliariste le confronte à l’archevêque de Besançon, Jean de Rochetaillée, et au duc de Bourgogne, Philippe le Bon, qui enjoint à ses prélats de rejoindre Bâle. La conjoncture religieuse locale mais aussi européenne avec son arrière-plan politique explique également la tenue de ces procès de sorcellerie. Ils témoignent d’un changement de perception d’un danger fort, immédiatement formulé par écrit. La peur d’un complot contre la Chrétienté est palpable40 et la menace turque n’est sans doute pas étrangère à la montée de l’angoisse41. On pressent une trahison contre le genre humain42, trahison à laquelle participent déjà les marginaux et les pauvres, fauteurs de désordre43.

Inversion et désordre : le traître est un enragé

  • 44 Proverbes 13 :2.

« Par le fruit de sa bouche l’homme se nourrit de ce qui est bon, mais l’âme des traîtres se repaît de violence44. »

Inversion des valeurs

  • 45 Tel est le cas d’Henriette de Crans. AMB, BB 2, fol 112v.
  • 46 Il est reproché à Vuillemin Boban lors de son procès d’apprendre du diable « les choses perdues »,(...)
  • 47 Vuillemin Boban rend hommage à un diable nommé Courtois : « Auquel [il] a fait homaige des deux pa (...)

13Les sorciers sont des traîtres-renégats, des perfides qui ouvrent la voie au chaos en prêtant l’hommage au diable, en invoquant Satan ou Belzébuth45, en adoptant des pratiques anthropophagiques. Leur imposture et la corruption sociale qu’elle engendre est dénoncée. Tout dans leur comportement est inverse aux valeurs chrétiennes : il leur est reproché de connaître les maître mots ou formules qui abolissent le temps et l’espace et qui leur donnent la connaissance du passé, du présent, de l’avenir et des choses cachées ou perdues46. Leur sexualité débridée, comme le montre le cas de Vuillemin Boban47, conjuguée à une attitude bestiale renforce leur caractère d’agents du Mal. La source relative à Henriette de Crans insiste sur la dépravation et la débauche des mœurs de cette vieille femme quand, pour se rendre au sabbat, elle chevauche son démon privé appelé Robert et accomplit le « pechié charnez et aultres malvaistiés ». Les pratiques dans lesquelles elle s’engage ne sont pas seulement immorales mais perverses : ce sont des orgies innommables, au cours desquelles elle devient comme les autres sorcières la concubine du diable.

  • 48 Ibid., fol 120r.
  • 49 « Honoré homme Anceaul de Salins […] agié d’environ XL ans, tiers tesmoing, […] dit que […] une no (...)
  • 50 Béatitudes, Matthieu, 5, 8.

14L’exemple extrême des sorciers n’est pas le seul à présenter le schéma d’une inversion. Les voleurs de grand chemin pillent au lieu de travailler à la sueur de leur front48. Quant aux pauvres de la donne de Bracon, ils se distinguent par leur immoralité, rendant l’aumône subversive, puisqu’elle menace l’ordre moral et social. On risque devant l’hôpital, non seulement la mort mais aussi la damnation éternelle. Les déclarations des témoins choqués abondent : une femme est morte piétinée et étouffée sans le secours de la confession49, alors que le rôle d’un tel établissement est d’assister les mourants ; des hommes et des femmes « accomplissent le pechier de luxure » et s’en vantent ; des femmes enceintes accouchent d’enfants qui décèdent avant d’avoir reçu le sacrement de baptême. Des riches viennent demander la charité au lieu de la donner, des pauvres blasphèment et profèrent des insultes alors qu’ils devraient prier et remercier. On est très loin de l’idéal symbolisé par la parole « Bienheureux les pauvres, car ils verront Dieu50 ». Les personnes qui fréquentent cette donne commettent les péchés capitaux de paresse, d’envie, de luxure et de « gloutenie ».

15Les pauvres ne conforment plus leurs gestes et leurs comportements à ce qui est attendu d’eux. Au-delà de l’inversion, ils rentrent dans un jeu de transgression sociale et à ce titre, suscitent la défiance.

Transgression

16En heurtant la norme – vérifiable à Bracon à travers les témoignages recueillis, tangible dans la missive de Philippe le Bon relative aux faux pauvres de Poligny et indubitable dans les procès de sorcellerie – la transgression met en relief les contours d’une société et ses processus d’inclusion et d’exclusion.

  • 51 Voir F. Rapp, « L’Église et les pauvres à la fin du Moyen Âge : l’exemple de Geiler de Kaisersberg (...)
  • 52 « Imprécations contre les ennemis. Que ses enfants mendient et vagabondent, qu’ils tendent la main (...)
  • 53 ADJ, 128 H 2. Une telle foule est décrite à Angers, en 1468, à cause de l’inhumation d’un sénéchal (...)

17L’aumône de Bracon est décrite comme un avant-goût de l’enfer. Les pauvres, comme à Poligny, y sont présentés comme des suppôts de Satan. L’assistance à leur égard nuit autant à ceux qui donnent qu’à ceux qui reçoivent, comme le prétend le prédicateur Jean Geiler de Kaisersberg51. Seuls ceux qui craignent Dieu peuvent espérer la charité. La Bible ne met-elle pas en garde contre une mendicité dégradante qui fait l’objet d’une malédiction52 ? Les pauvres, perturbateurs, redoutés en tant qu’individus, le sont plus encore collectivement. Groupés et en nombre, ils représentent une menace inquiétante qui nourrit les rumeurs et la peur du crime organisé. À Bracon, on parle « d’une grant presse » où « une grant multitude de gens affluent », à tel point qu’on les voit « cheminer les uns par dessus les aultres53 ».

  • 54 Voir Archives de Saint-Maurice d’Agaune, http://www.aasm.ch.
  • 55 Ostorero, « Folâtrer », op. cit., p. 80-81. Dans la région de Vevey étudiée par cet auteur « les a (...)

18Quant aux sorciers, ils apparaissent comme des hybrides et n’en manifestent pas moins la transgression entre humanité et animalité, illustrant ainsi la déchéance de l’homme qui devient bête dans un monde en proie au péché. En ce qui concerne la sorcière jugée à Besançon en 1434, aucune transformation animale pourtant. C’est le fait de dévorer de la chair humaine qui l’animalise, contrairement aux témoignages d’Hans Fründ dans le Valais54. Ce dernier, dans les procès des sorcières qu’il décrit vers 1430, relie loups-garous et sorcières, accusant ces dernières de se transformer en loups et de piller les troupeaux de moutons et de chèvres55.

19Les différentes sources contribuent ainsi à négocier et à définir les frontières entre la société chrétienne civilisée et le monde sauvage peuplé de traîtres semeurs de chaos.

Norme sociale, traîtrise, désordre et monstruosité

20Les normes sont donc fixées par la société qui détermine ses valeurs et ses frontières. Dès lors, ce qui est à l’extérieur est classé comme traître, pervers, dissimulateur, non-chrétien et non-humain. L’humanité, au regard de nos sources, peut être perçue comme une dignité qui garantit la supériorité de celui qui l’obtient par le respect de valeurs positives comme celle du travail, sur tout un ensemble de créatures inférieures, protéiformes ou malignes, parmi lesquelles se rangent les pauvres « espies » de Poligny, les explorateurs de grand chemin, les miséreux de l’aumône de Bracon et bien évidemment les sorciers de Besançon et de Clairvaux. Ces derniers sont vus comme fous, frénétiques et monstrueux mais tous les cas étudiés incarnent la différence. Tous participent au déferlement des forces du Mal.

  • 56 « Ces faulx caymans […] truans […] qui par faintise faignent maulx », Mazingue, « Les indices », o (...)
  • 57 Ecclésiastique, 11, 29-34.

21À défaut d’être affligés de difformités morphologiques, les traîtres sont porteurs de tares morales et provoquent collectivement répulsion et interrogation. Des êtres aussi vicieux font planer une menace de mort qu’il est urgent de repousser : les monstres sont voués à l’exclusion. Déjà, Eustache Deschamps blâmait les mendiants qui détournent l’aumône des honnêtes gens plutôt que de travailler à la sueur de leur front56. Philippe le Bon quant à lui fait sienne cette parole de l’Ecclésiastique : « N’introduis pas n’importe qui chez toi ; car nombreux sont les pièges du perfide. Perdrix d’appeau en cage, tel est le cœur de l’orgueilleux, et comme l’espion, il guette ta chute. Tournant le bien en mal, il tend des pièges et sur les meilleures choses il imprime une tache. Une étincelle produit un grand brasier, et l’homme pécheur tend des pièges meurtriers. Méfie-toi du méchant, car il trame le mal, crains qu’il ne t’inflige une tache éternelle. Héberge un étranger : il t’entraînera dans le trouble et il t’aliénera les gens de ta maison57. »

22Démasquer les traîtres, les stigmatiser et les chasser devient une hantise. La cohésion de la société et son organisation en dépendent.

Poursuivre les traîtres et purifier la société

23La purification sociale commence par une réflexion sur la charité, par le rejet des traîtres et des méchants et par l’extermination par le feu des sorciers.

Ne plus donner à l’impie, distribuer l’aumône au méritant

  • 58 ADD, fonds Saint-Esprit, 53 J I 5.
  • 59 ADD, B 238. À Salins, l’hôpital du Saint-Sépulcre, fondé en 1431 par Jean de Montaigu, semble accu (...)
  • 60 Ecclésiastique 12, 4-6.

24En 1446, à Poligny, Philippe le Bon juge inadaptée l’implantation de l’hôpital décidée en 1426, en une « place assise au milieu [du] bourg dudit Poligny », jouxtant le « cemetiere de l’eglise neuve parochiale », et exige que l’établissement soit réinstallé de nouveau hors-les-murs, sur son site ancien et traditionnel58. Il ne cherche pas comme dans les siècles précédents à secourir toutes les détresses. Sa charité se veut plus pragmatique. Elle s’adresse aux bons pauvres – veuves, orphelins, travailleurs des salines59 – et cherche à éloigner les « vaguants ». De plus en plus, et conformément au livre de l’Ecclésiastique, la mendicité est réprouvée : « Donne à l’homme pieux,/Mais ne viens pas en aide au pécheur./Fais du bien à l’humble, mais ne donne pas à l’impie./Refuse-lui son pain, ne lui en donne pas,/de peur qu’il ne l’emporte ainsi sur toi ;/tu recueillerais alors double mal ;/pour tout le bien que tu lui aurais fait60. »

  • 61 ADJ, 128 H 2.
  • 62 U. Robert, Testaments de l’Officialité de Besançon, t. 2, 1402-1498, Paris, 1907. Ainsi en est-il (...)

25Dans la même période, à Bracon, les mendiants, traîtres aux idéaux qui leurs valaient des secours, ne méritent plus l’aumône qui est purement et simplement supprimée. C’est pourquoi sa dot est transférée « a la table capitulaire dudit Sainct Moris dudit Salins », afin de participer « en la herection et fondacion de quatre choriaulz et d’un maistre de chant et en musique. Lesquelles en ladite eglise perpetuelment et ou temps advenir soient tenuz de servir Dieu et dire une messe en hault, pour le remede et salut des ames du fondateur desdis cent livres […] et mesmement pour l’ame de feu de haulte memoire dame Mahault61 ». La prière des petits, reconnue comme agréable à Dieu, se montre capable de racheter les fautes des adultes. De plus en plus, les enfants représentent des intercesseurs privilégiés et leur nombre s’accroît dans les cortèges d’obsèques62.

Bannir et exposer le corrupteur

  • 63 J. Y. Kind, Aspects de la marginalité à Besançon à la fin du Moyen Âge. Criminels et prostituées ( (...)
  • 64 AMB, BB 5, fol 198.
  • 65 Ibid., fol 351v.
  • 66 L. Dulac, « Bon et mauvais langage : la parole multipliée chez Christine de Pizan », Cahier de rec (...)
  • 67 AMB, BB 5, fol 224.

26La crainte du crime organisé a sans doute eu pour effet d’endurcir la législation contre les voleurs et autres larrons, agents du Mal et pervertisseurs de la société. À Besançon, sur cent quarante-six condamnations entre 1383 et 1514, soixante-dix peines de bannissement sont prononcées, soit près de 48 %63. Elles sanctionnent principalement les vols, les infractions aux bonnes mœurs et les paroles séditieuses. Ainsi le 10 juillet 1452, Jacquote, femme de Jehan Martin est condamnée à cette peine pour mauvaise vie et mauvais propos64. Tel est également le cas pour Perrin de Nancray le 26 mai 145365. Christine de Pizan ne rappelle-t-elle pas que « desplaist a Dieu murmure de subgiez vers prince et contre leurs mageurs » ? Ne s’insurge-t-elle pas contre les « murmures » et les « rumeurs66 » ? Toutes les personnes chassées sont aussi dépouillées de leurs biens. La moitié d’entre elles sont fustigées publiquement par le bourreau. Elles sont « prinses et menez par le borreal, le chevestre au col, les mains liees derrier le dolz […] baptuz et fustigier de verges jusques au sang67 ».

  • 68 J. Delumeau, Rassurer et protéger, Paris, 1989, p. 145 sq.
  • 69 ABM, BB 5, fo 226.

27Outre les bannissements à temps – pour les vols les moins graves – les autorités multiplient les expositions au pilori. Tel est, en cas de récidive, le sort réservé aux blasphémateurs « qui jurerons la Mors, le Sans, les Playes, la Passion, le Ventre, la Char et Nostre Seigneur ». Dans un premier temps, ils sont condamnés à une amende destinée à accomplir des rites protecteurs comme les processions des reliques des saints protecteurs de la cité68 : « Au fait des sermens vilains et des renyemens. Nous, les recteurs et gouverneurs de la cité de Besançon, façons savoir a tous […] que pour le premier tel blasfeme sur la penne de douze gros viez coursable pour le temps, dont les huit gros seront appliqués au luminaire des precieuses reliques des glorieux corps sains qu’ilz se portent es processions generales en ceste cité69. »

  • 70 Ibid., BB 2, fol 117, 120r.
  • 71 Ibid., fol 119r.

28La peine de mort vise surtout les récidivistes et les bandits de grand chemin qui remettent en cause l’ordre public. Selon les « anciennes costumes et usances d’icelle cité », ils sont jugés après une « confession reiterée ». Ce sort est réservé, par exemple, en 1479, à Moniot Millet, à Claude James et à Guiot Saicleot de Naisey70. « Pierre l’Artisien » de Cambrai est condamné à la même date à être brûlé vif pour sodomie71.

  • 72 Ibid., fol 110r.

29Les individus jugés félons, pervers ou renégats sont donc chassés ou éliminés. Plus encore, la société s’intéresse à éliminer les agents du Mal que sont les sorciers et les hérétiques. Jehan dit Loys des Marches, ermite, est condamné, en 1384, à la destruction de son corps par le feu parce qu’il appartenait à l’ordre des Turlupins et « que il estoit sodomites, heretiques, vadois, ypocrites, destereux de mors pour en composer poure a decevoir les femes et pluseurs autres erreurs72 ».

Fig. 2 : « Dez turlupins qui furent ars »
Cliché CNRS-IRHT, BM Besançon, Ms 677 fol. 107v.

Jugement et sentence contre les sorciers, une purification

  • 73 Esaïe 66-10 : « Réjouissez-vous avec Jérusalem », avec la ville et toute l’Église qu’elle symbolis (...)
  • 74 L’Introït du dimanche de la Passion commence par ce verset : Judica me, Deus, et discerne causam m (...)
  • 75 Vuillemin Boban a été jugé à Besançon ce jour de Judica me. ABM, BB2, fol 112r et 112v.

30C’est peu avant la Semaine sainte, « le diemanche que l’on chante la Saincte Eglise Letare Jherusalem73 », qu’est jugée, par exemple, Henriette de Crans ; la date ne peut être fortuite. Elle ouvre, en effet, un moment fort du Carême, jour de joie particulière dans la pénitence qui prépare la montée vers Pâques, au-delà du dimanche de Judica me74. Le procès engagé prend part, à l’évidence, à une réflexion générale sur le salut, entreprise dans ce temps liturgique75.

  • 76 Jean Marie devient ensuite official et vicaire général dans le diocèse de Genève en 1440. H. Hours (...)

31La sentence, rendue publiquement devant les fidèles par l’inquisiteur Guillaume des Granges, est suivie d’un sermon « derrier l’eglise cathedral Sainct Jehan », prononcé par l’inquisiteur lui-même et par l’official Jean Marie († 146176). Ce prêche permet de diffuser les idées inquisitoriales parmi le peuple tout en lui démontrant la véracité du complot sorcier. Les preuves matérielles sont données, les lieux nommés, identifiables concrètement, comme l’hôtel particulier Crans ou Milan. Ils donnent un caractère bien réel aux réunions clandestines et cachées. Les maléfices sont replacés dans le temps. Henriette de Crans et Vuillemin Boban les effectuaient depuis plus de cinquante ans.

  • 77 ABM, BB 2, fol 112, 112v.

32Dès lors, les coupables n’ayant pas abjuré sont estimés « hereses et incorrigibles », puis remis aux autorités laïques qui se préoccupent d’appliquer de façon concrète et immédiate la sentence, dès les premières heures de l’après-midi. « Et ladite Henriate, accusee, condamnons a estre et devoir estre au jour d’uy, a deux heures apres midy ou environ77. »

  • 78 Le lieu de Chamars n’est pas systématiquement choisi comme lieu de supplice. Vuillemin Boban, lui, (...)
  • 79 Tel est le cas également pour le bannissement : « Le cérémonial déployé pour l’expulsion du banni (...)

33Avant d’être conduite au lieu du supplice pour son exécution78, Henriette de Crans est condamnée, comme les bannis, à être exhibée à travers les rues de la ville. Cette procession expiatoire, dont le trajet est fixé avec précision, participe à la liturgie urbaine et marque un événement important de la vie bisontine, comme peuvent également le faire les cortèges à l’occasion des grandes entrées ou de toute autre cérémonie. Elle concourt à faire sortir de la ville et de la communauté une femme vouée à une mort honteuse et publique selon un itinéraire qui est le même pour tous les criminels : la Grant-Rue. La foule doit se presser pour assister à cette liturgie-spectacle79. Là, le corps de celle qui va être suppliciée est donné à voir avec une posture convenue, métaphore de ses crimes et de la pénitence qui lui est infligée : mains entravées derrière le dos dans une position inverse à celle des mains jointes, corde au cou. Le Mal dont Henriette de Crans était un agent est conjuré aux yeux de tous. D’ailleurs, il ne suffit pas que la coupable meure ; les autorités doivent manifester leur puissance à l’ensemble des Bisontins réunis et imprimer aux yeux de tous l’horreur et l’infamie du crime commis puisque, depuis l’aveu, la chose est devenue « notoire ».

  • 80 La sorcellerie est vécue par les juges comme une épidémie ou une maladie profonde de la chrétienté (...)

34Henriette de Crans est ensuite « lyee de chainnes de fert, droite contre une piece de bois » par le bourreau, puis livrée à un feu purificateur voulu par ses juges80. Relapse « incorrigible », elle ne peut attendre de leur part aucune clémence, les seules faveurs possibles étant de recevoir le sacrement de l’eucharistie avant de périr ou d’être étranglée afin de ne pas brûler vive. « Soit arse, brulee et estouffee jusques a ce mort, et son corps devoir estre consumez et mis en cendre. » À l’exceptionnalité, à la monstruosité de son crime, doit répondre le caractère extraordinaire de son supplice. Sur terre, elle subira devant la communauté assemblée les feux de l’enfer. Une liberté lui est laissée néanmoins, celle qui réside dans la manière dont elle va mourir. Elle peut ou non se repentir dans ses derniers instants. Repentante, elle offre à tous une preuve de sa culpabilité, endurcie, elle conforte la communauté toute entière dans le bien-fondé de la peine infligée. Quelle que soit l’attitude adoptée, les hommes ont fait et font leur devoir et s’en remettent à un jugement de Dieu. Le feu agit par ailleurs en représentant de la foule assemblée : il saisit et détruit le corps de la condamnée, et en efface toute trace. Si par hasard, les flammes seules n’y parviennent pas, « se aulcune chose en demeure » qu’il « soit getez en la riviere ». Dans un tel geste, la société toute entière s’acharne collectivement sur le cadavre après la mort, manifestant son désir de vengeance et sa volonté de rejet.

  • 81 N. Offenstadt, Faire la paix au Moyen Âge, Paris, 2007, p. 139.

35La trahison, expression du Mal, est partout et les autorités doivent se montrer constamment vigilantes. Elle traduit une peur collective, une incompréhension suivie d’un rejet face aux agissements d’une masse d’individus dont les pratiques réelles ou supposées rentrent en conflit avec la norme sociale. Suspectés à Poligny d’être des agents de l’ennemi, quand ils ne sont pas dénoncés, comme à Bracon ou à Besançon, d’être eux-mêmes des adversaires (ils sont des hommes à l’envers), les traîtres compromettent la paix voulue par Dieu sur terre81. Leurs gestes, leurs paroles et leurs comportements contraires sèment la discorde et la division, par essence, œuvres et filles du Diable. Les prédicateurs n’affirment-ils pas, dans un contexte où le mythe du sabbat se met en place que les rixes, les dissensions et l’obstination dans la haine sont le fait du démon ? Aussi, en tant que perturbateurs, ils doivent être dénoncés, chassés et punis, rejetés aux marges ou tout simplement détruits. Affublés de tares morales, brillant par leur déloyauté et leur animalité, ils mettent en exergue les contours des héros positifs de leur temps, comme ceux de sainte Colette.

Notes

1 Bracon près de Salins (39). N. Brocard, « De la marginalité à l’exclusion dans les villes du comté de Bourgogne et à Besançon au XVe s. », Actes du colloque « La Franche-Comté à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance (1450-1550) » octobre 2002, Besançon, 2003, p. 206-242.

2 Archives départementales du Doubs, fonds Saint-Esprit, 53 J I 5 (par la suite ADD).

3 Bibliothèque municipale de Besançon, Archives municipales anciennes, BB2, fol 112 (par la suite AMB). Voir C. Guinzbourg, Le sabbat des sorcières, Paris, 1992, p. 70-93.

4 Le fils de Philippe le Hardi, Jean de Nevers échappa à la mort mais ses sujets durent payer une rançon exorbitante de 200 000 florins.

5 Hugolin Folain, chanoine de Saint-Jean de Besançon, est l’ami de François Condulmer, neveu du pape Eugène IV. A. Castan, « Notice sur Hugolin Folain, doyen du chapitre métropolitain et vice-amiral du pape Calixte III », Mémoires de la société d’Emulation du Doubs, IX (1864), p. 119 sq.

6 II Thessaloniciens 3.4.

7 Voir J. Gauthier, « Le testament d’Othon IV, dernier comte de Bourgogne, 1302 », Annuaire du Doubs, 1903, p. 379-394.

8 Pour cela, elle avait octroyé une rente à prendre tous les ans à la saline de Salins. On retrouve des traces de cette fondation dans les archives de la saline entre 1342 et 1348, ADD, B 246. Voir les Archives de Saint-Maurice d’Agaune, http://www.aasm.ch.

9 À l’occasion du service du comte Otton de Bourgogne en mars 1304, Mahaut d’Artois fait distribuer à l’abbaye du Lys des aumônes « données a toutes manieres de gens qui vindrent a la donnee et orent chascun un tornois doble et por les oblations de la messe dudit jor, 11 £ 12 s. ».

10 Archives départementales du Jura, 128 H 2 (par la suite ADJ).

11 ADJ, 128 H 2.

12 Voir V. Toureille, Vols et brigandage au Moyen Âge, Paris, 2006.

13 Eustache Deschamps (v. 1345-1405) dénonce volontiers les faux mendiants qui dissimulent sous leurs oripeaux, l’âme vile de fieffés larrons. Voir A. Mazingue, « Les indices de la théâtralité dans la poésie d’Eustache Deschamp », Eustache Deschamp, témoin et modèle, Littérature et société politique XIVe-XVe, Th. Lassabatère et M. Lacassagne (dir.), Paris, 2008, p. 75.

14 ADD, B 298.

15 ADD, B 2978, 1443, lettre de Philippe de Bourgogne considérant la misère des ouvriers des salines. Il constate que certains bénastiers vendent leurs meubles et héritages « pour avoir leurs aliments durant le temps de chierté et mortalité qui ont regné en nos pais de Bourgogne, l’espace de environ cinq ans passés ». De nouvelles épidémies de peste ravagent le comté en 1436, 37, 38, 39, 40 et en 1452 (BM Besançon., Ms. 1093, fol 2) Pour le contexte, voir P. Gresser, La Franche-Comté au temps de la guerre de cent ans, Besançon, 1989, p. 99.

16 La production de sel, comme sa commercialisation, forme une partie non négligeable des revenus ducaux, la moitié en gros de ce que rapporte au duc-comte, le comté de Bourgogne. C. Roussel et J. F. Belhoste, Une manufacture princière au XVe s., La grande saline de Salins-les-Bains, Jura, site et territoire, Besançon, 2006, p. 14.

17 AMB, BB2, fol 120r.

18 Ibid.

19 Ibid.

20 Toureille, op. cit., p. 14. Le larron, à l’image de Judas, est celui qui trompe la confiance de la communauté par amour de l’argent. Comme l’apôtre traître, il est susceptible d’être abandonné à la pendaison honteuse.

21 Ibid., p. 10-27.

22 Extrait de « L’ordonnance des pauvres de Montbéliard », 1568, dans M. Fortin, La charité et l’assistance publique à Montbéliard sous l’Ancien Régime, Besançon, 1933, p. 238-57. L’image d’un être nuisible pour la société est véhiculée par Platon en ces termes : « Un tel homme, comme le frelon, naît dans une cellule pour être le fléau de la ruche, il naît frelon, lui aussi, dans une famille, pour être le fléau de la cité. » Platon, La République, trad. R. Baccou, coll. G. F., Paris, 1966, p. 312, VIII 552b. De même, Euripide dans Les suppliantes, présente lui aussi les pauvres « comme des gens dangereux, dévorés par l’envie, et qui lancent leurs dards contre ceux qui possèdent ». Euripide, Tragédies complètes, t. 1, trad. M. Delcourt-Curvers, coll. Folio, Paris, 1962, p. 556.

23 AMB, BB 2, fol 112v.

24 Ibid., fol 112r et 112v.

25 N. Cohn, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen Âge. Fantasmes et réalités, Paris, 1982.

26 Sainte Colette, visionnaire et réformatrice, s’impose comme la preuve vivante des manifestations divines, tandis qu’Henriette de Crans, l’est de celles démoniaques. Aux marges l’une et l’autre, diamétralement opposées, elles sont perçues comme des symboles et des preuves de la lutte du Bien contre le Mal. Colette réforme et participe par son action au salut de l’humanité alors qu’Henriette de Crans, complice du Mal, favorise sa déchéance. Elle doit être jugée pour ses crimes.

27 Vuillemin Boban, lui aussi jugé à Besançon pour fait de sorcellerie, a fait hommage à un diable nommé Courtois auquel il a fait don de deux parties de son petit doigt : « affin qu’il ly fut plus familliers, qu’il ly apparut sous la forme d’ung chat », AMB, BB2, fol 112v.

28 G. Klaniczay, « Entre visions angéliques et transes chamaniques : le sabbat des sorcières dans le Formicarius de Nider », Médiévales, 44 (2003), p. 47-72.

29 Martin Le Franc (vers 1410-1461), protonotaire apostolique et secrétaire de l’antipape Félix V, puis du pape Nicolas V, est nommé prévôt du chapitre de Lausanne en 1443, chanoine de l’Église de Genève en 1447. Il occupe également les fonctions de maître des requêtes du duc de Savoie, à partir de 1451.

30 http://gallica.bnf.fr

31 P. Paravy avance l’hypothèse selon laquelle les confrontations et les échanges lors des travaux du concile de Bâle (1431-1449) jouent un rôle crucial pour la définition des faits de sorcellerie.

32 J.-P. Boudet, « La genèse médiévale de la chasse aux sorcières », Le Mal et le diable. Leurs figures à la fin du Moyen Âge, N. Nabert (dir.), Paris, 1996, p. 45.

33 Les faits sont connus par des suppliques adressées l’année suivante par cinq personnes priant la Pénitencerie romaine d’être absoutes des crimes d’hérésie et de sorcellerie qui pèsent sur elles. M. Ostorero, « Un prédicateur au cachot : Guillaume Adeline et le sabbat », Médiévales, 44, 2003, p. 73-96.

34 Clairvaux-les-Lacs, arr. de Lons-le Saunier, Jura.

35 « Le premier à parler du cas est l’inquisiteur dominicain Nicolas Jacquier, actif principalement en Bourgogne, et auteur en 1457 du De calcatione demonum et surtout, en 1458, du Flagellum hereticorum fascinariorum, l’un des premiers textes discutant le sabbat et la démonologie », Ostorero, « Un prédicateur », op. cit., p. 95.

36 Enguerrand Signard, agissant au nom de l’inquisiteur général Roland le Cozic.

37 Les participants au sabbat sont appelés Vaudois, les concepts de sorciers et de sabbat étant probablement trop récents à l’époque pour qu’on voit la nécessité de donner une appellation à ce phénomène.

38 Avidité, goinfrerie, voracité.

39 À la même époque, l’inquisiteur dominicain Nicolas Jacquier, actif en Bourgogne, décrit l’odeur du postérieur du diable comme preuve de la réalité du baiser diabolique, voir Ostorero, « Un prédicateur », op. cit.

40 Ginzburg, op. cit., p 83.

41 Quatre expéditions majeures sont entreprises par la chrétienté orientale avec le soutien plus ou moins évident de l’Occident, pour délivrer Constantinople de l’encerclement ottoman et chasser du continent européen ce nouvel adversaire arrivé d’Asie : l’expédition de Nicopolis (1396), la longue campagne (sept. 1443-janv. 1444), l’expédition de Varna (1444) et celle de Kossovopolje (1448).

42 M. Ostorero, « Folâtrer avec les démons », Sabbat et chasse aux sorciers à Vevey en 1448, Cahiers lausannois d’histoire médiévale, 15 (1995), p 25-27.

43 En 1435, date du procès d’Henriette de Crans, on remet en cause l’aumône fondée à Bracon près de Salins en 1327 par Mahaut d’Artois, ADJ, 128 H 2. N. Brocard, Soins, secours et exclusion, Soins, secours et exclusion, Besançon, 1998, p. 170 sq.

44 Proverbes 13 :2.

45 Tel est le cas d’Henriette de Crans. AMB, BB 2, fol 112v.

46 Il est reproché à Vuillemin Boban lors de son procès d’apprendre du diable « les choses perdues », Ibid., fol 112r.

47 Vuillemin Boban rend hommage à un diable nommé Courtois : « Auquel [il] a fait homaige des deux parties de son petit doiz, affin qu’il ly fut plus familliers et qu’il fit ce dont il le requerroit. Par lequel homaige, ledit dyable Courtois que ly apparut sous forme d’ung chat, le delivra de certainnes prisons, sans rompre ycelles prisons, et auxi, ycellui dyable a pluseurs foiz pourtez ledit Vuillemin par sur l’aigue, pour avoir et decepvoir femmes tant mariées comme non mariées », Ibid., fol 113v.

48 Ibid., fol 120r.

49 « Honoré homme Anceaul de Salins […] agié d’environ XL ans, tiers tesmoing, […] dit que […] une nommee Alix […] morut sans confession et plusieurs autres a ouy dire a l’occasion de la grande foule et affluance du peuple » ADJ, 128 H 2.

50 Béatitudes, Matthieu, 5, 8.

51 Voir F. Rapp, « L’Église et les pauvres à la fin du Moyen Âge : l’exemple de Geiler de Kaisersberg », Revue d’Histoire de l’Église de France, t. LII, 149 (1966), p. 39-46.

52 « Imprécations contre les ennemis. Que ses enfants mendient et vagabondent, qu’ils tendent la main, chassés de leur demeure en ruines ! », Ps. 109-10.

53 ADJ, 128 H 2. Une telle foule est décrite à Angers, en 1468, à cause de l’inhumation d’un sénéchal d’Anjou. « Une bousculade s’en suit lors de la distribution voulue par le défunt ; près de trente morts sont relevés, et les blessés sont nombreux », Les misérables dans l’Occident médiéval, J.-L. Goglin (dir.), Paris, 1976, p. 110.

54 Voir Archives de Saint-Maurice d’Agaune, http://www.aasm.ch.

55 Ostorero, « Folâtrer », op. cit., p. 80-81. Dans la région de Vevey étudiée par cet auteur « les accusés avouent d’une manière générale avoir mangé de la chair humaine à « la manière des loups ».

56 « Ces faulx caymans […] truans […] qui par faintise faignent maulx », Mazingue, « Les indices », op. cit., p. 75.

57 Ecclésiastique, 11, 29-34.

58 ADD, fonds Saint-Esprit, 53 J I 5.

59 ADD, B 238. À Salins, l’hôpital du Saint-Sépulcre, fondé en 1431 par Jean de Montaigu, semble accueillir préférentiellement les ouvriers de la saline. 1435, lettres patentes de Philippe le Bon accordant des exemptions fiscales : « Et il soit ainsi que oudit hospital [Saint-Sépulcre], affluent chascun jour pluseurs povres et malades, tant des povres menuz pauvres ouvriers de nostre grant saulnerie, que d’autres femmes gisans, grant nombre de pelerins et gens passans, veu et actendu que nostre dicte ville est la meilleur de nostre dit conté de Bourgoingne », ADJ, Arch. hospitalières Salins, D 21 ; Brocard, Soins, secours, op. cit. p. 272.

60 Ecclésiastique 12, 4-6.

61 ADJ, 128 H 2.

62 U. Robert, Testaments de l’Officialité de Besançon, t. 2, 1402-1498, Paris, 1907. Ainsi en est-il du testament de Jacques Marlet de Frontenay, p. 131.

63 J. Y. Kind, Aspects de la marginalité à Besançon à la fin du Moyen Âge. Criminels et prostituées (fin XIVe-milieu XVIe s.), Mémoire de maîtrise, sous la direction de R. Locatelli, Université de Franche-Comté, 1992.

64 AMB, BB 5, fol 198.

65 Ibid., fol 351v.

66 L. Dulac, « Bon et mauvais langage : la parole multipliée chez Christine de Pizan », Cahier de recherche médiévale, 6 (1999), crm.revues.org/index934.html, p. 3.

67 AMB, BB 5, fol 224.

68 J. Delumeau, Rassurer et protéger, Paris, 1989, p. 145 sq.

69 ABM, BB 5, fo 226.

70 Ibid., BB 2, fol 117, 120r.

71 Ibid., fol 119r.

72 Ibid., fol 110r.

73 Esaïe 66-10 : « Réjouissez-vous avec Jérusalem », avec la ville et toute l’Église qu’elle symbolise, à cause de la résurrection en elle du Christ qui y est mort.

74 L’Introït du dimanche de la Passion commence par ce verset : Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sancta « Rendez-moi justice mon Dieu et séparez ma cause de celle d’une nation impie » Ps, 42, 1.

75 Vuillemin Boban a été jugé à Besançon ce jour de Judica me. ABM, BB2, fol 112r et 112v.

76 Jean Marie devient ensuite official et vicaire général dans le diocèse de Genève en 1440. H. Hours, dans Fasti acclesiae Gallicanae, Diocèse de Besançon, Turnhout, 1999, p. 162.

77 ABM, BB 2, fol 112, 112v.

78 Le lieu de Chamars n’est pas systématiquement choisi comme lieu de supplice. Vuillemin Boban, lui, a été conduit par la Grant-Rue et la rue Battant jusqu’aux fourches de Besançon pour être brûlé vif. Ibid. fol 112v.

79 Tel est le cas également pour le bannissement : « Le cérémonial déployé pour l’expulsion du banni est lourd de symboles », comme le souligne N. Gonthier. La condamnation s’accompagne généralement d’un rituel visant à lui faire éprouver son abjection et à la stigmatiser à l’ensemble de la population. La présence d’un bourreau est rendue nécessaire à l’occasion du bannissement perpétuel en raison de la fustigation. N. Gonthier « Les bannis en Lyonnais à la fin du Moyen Âge », Les Marginaux et les autres, Mentalités, 4 (1990), p 35-48.

80 La sorcellerie est vécue par les juges comme une épidémie ou une maladie profonde de la chrétienté. Comme un feu insidieux, elle se répand dans le corps social tout entier.

81 N. Offenstadt, Faire la paix au Moyen Âge, Paris, 2007, p. 139.

Table des illustrations

Légende Fig. 1 : L’Antéchrist donnant l’aumône à un pauvre.Cliché CNRS-IRHT, BM Besançon, Ms. 579, fol 16v, Les Mystères de l’Antéchrist.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/125598/img-1.jpg
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Légende Fig. 2 : « Dez turlupins qui furent ars »Cliché CNRS-IRHT, BM Besançon, Ms 677 fol. 107v.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/125598/img-2.jpg
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