La problématisation de l’enfance, des enfants et de l’enfant dans la société dite « du risque »
p. 297-306
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Texte intégral
1Avant de traiter d’un objet, il convient de l’envisager comme « problème » et, par surcroît, il convient même de « problématiser le problème », c’est-à-dire de l’inscrire dans une perspective déconstructionniste qui, si elle n’emprunte pas nécessairement la voie d’une certaine orthodoxie derridienne, consiste à envisager l’énonciation du problème à partir des conditions sociales de cette énonciation, en particulier de celles qui traduisent leur rapport aux dispositifs de pouvoir dans le champ qui la concerne. « Au commencement est le problème » : cette assertion est à la fois programmatique et « politique », au sens où il ne s’agit pas seulement d’insérer l’énonciation dans un processus qui ne serait que de l’ordre d’une production mentale s’insérant dans un contexte sémantique donné et accepté tel quel. La noèse telle que je la conçois est d’abord politique, c’est-à-dire que la problématisation qu’elle engendre ne peut être pensée en faisant l’économie des phénomènes de domination qui ne peuvent manquer de la déterminer a priori. Une première considération vise la distinction entre les deux termes repris dans le titre de ce texte, à savoir « enfance » et « enfant ». Le premier est à dénotation démographique, et renvoie aux diverses manipulations de données chiffrées relatives à l’âge qui s’efforcent de proposer des limites aux tranches qui méritent de porter les dénominations, entre autres, de « petite enfance », « prime enfance », « enfance », « pré-adolescence », etc. Les dispositifs de pouvoir mis en jeu sont ici d’ordre scolaire ou pré-scolaire, mais aussi d’ordre économique, dans la mesure où chaque tranche démographique concernée, définie selon les typologisations variables, constitue un marché spécifique de celui des layettes à celui des panoplies de parfaite Lolita, pour ne prendre que ces deux exemples. Quant au second, il est à dénotation psychologique, et renvoie à la prise en compte d’un processus de maturation qui selon les classes sociales envisagées, sera tantôt l’objet d’une surveillance médicale poussée, tantôt pratiquement ignoré, le sujet n’étant alors pris en compte que sous l’angle de sa capacité productive. Si le travail de l’enfant est frappé d’interdiction (relative, car il n’est pas défendu d’enregistrer ses diverses modalités dans la publicité ou l’industrie du spectacle), dans nos pays, il n’en va pas de même dans de nombreuses autres parties du monde. Chez les petits couturiers de ballons de football du Pakistan, Piaget est nécessairement méconnu. Quant au terme « les enfants », je m’avancerai à écrire qu’il représente en quelque sorte la synthèse anthropologique des deux précédents, étant entendu qu’il ne peut être question de ramener l’abord anthropologique au seul examen de « traits culturels » dégagés de toute emprise de domination (Javeau, 2000).
L’ENFANT, UN RISQUE SOCIAL ?
2J’utiliserai de préférence le lexème « enfant », tout en continuant à le référer à un englobant « enfance », dont la fonction reste de délimiter, fût-ce de manière imprécise, un cadre démographique à la problématisation en cours. Dans un rapport officiel publié en Belgique par les instances officielles de la (prétendue) Communauté (dite) française en 1994, on peut lire que : « Ce qui caractérise le “nouvel enfant”, c’est le fait qu’il n’est plus (ou presque) un risque biologique, mais qu’il est devenu un risque social. » Selon cette perspective, l’incertitude sociale dont l’enfant est la cause et le vecteur s’oppose à la (encore relative, certes) certitude biologique. La procréation, sous nos latitudes, est devenue un acte volontaire et rationalisé, notamment par le recours à la contraception et éventuellement à la conception assistée, quand ce n’est pas à l’avortement (opération euphémisée, ce qui est loin d’être innocent, en IVG), en guise de pratique réparatrice d’erreur de programmation. Cette façon de voir les choses pèche indiscutablement par beaucoup d’idyllisme, mais elle s’inscrit indéniablement dans la doxa contemporaine. Prenons-la, avec toutes les réserves qui s’imposent, comme point de départ.
3L’incertitude « sociale » appliquée à l’enfant se rapporte à sa condition de consommateur en puissance (de biens, de services, de savoirs, d’images, de sons, etc.), titulaire de droits soigneusement définis à divers niveaux, y compris international, tandis qu’il a cessé dans les sociétés dites développées de constituer une ressource économique, sauf en termes de bénéficiaire de diverses dispositions spécifiques de sécurité sociale, dont les célèbres « allocs ». Les risques liés à l’activité productive ne le concernent plus guère. D’autres risques sont survenus, lesquels peuvent être abordés sous l’angle de la théorie de la société du risque, telle qu’Ulrich Beck, au premier rang, en a proposé la formulation (Beck, 2001).
4Selon cet auteur, la société du risque est le produit de ce qu’il appelle la « modernité réflexive ». Celle-ci se manifeste chez les individus qui en sont les adeptes par une posture critique à l’égard des risques et dangers liés au développement des sciences et des techniques, non limités dans le temps et susceptibles d’affecter les générations suivantes. Si cette réflexivité n’était pas présente, la société ne serait plus capable d’évoluer mais connaîtrait diverses modalités de régression (par exemple, en matière d’environnement, de santé, d’alimentation, etc.). Le problème du risque, quel que soit le domaine où il est appelé à être formulé, est perçu socialement par diverses catégories d’acteurs institutionnels ou autres (ceux que l’on assigne à la « société civile », aux contours toujours incertains) qui l’introduisent dans l’un ou l’autre contour de la doxa, et s’oppose à la naïveté des « scientifiques », qui apparaissent sous les espèces d’« experts réducteurs ». Savoirs « populaires », mais nourris à une diversité de sources critiques (dont certaines sont forcément plus fiables que d’autres) contre savoirs savants : quand se produit un « moment fatidique », au sens que Giddens donne à ce mot, le recours aux « systèmes experts » ne va pas sans une dose plus ou moins élevée de méfiance. D’où « la procéduration » des rapports ultérieurs avec ces systèmes, sous la forme de recours en justice, ou leur dénonciation dans les supports attitrés de l’« opinion publique », journaux ou médias audiovisuels, et à présent sur la Toile. Si, comme par le passé, les aléas personnels surviennent sur un fond de risque collectif (devenir chômeur en période de chômage) les risques ne sont plus attribués à quelque fatalité incoercible ou à des erreurs personnelles, mais bien à des ratés de systèmes dont les individus croient connaître les modes de fonctionnement et d’emploi. Par exemple, le fait d’attraper une maladie, même rare, est attribué à un dysfonctionnement du système médical. Et alors que jadis le responsable de l’échec scolaire était l’élève lui-même, jugé paresseux ou inapte, aujourd’hui on ira en chercher la cause, ou bien dans de supposés problèmes psychologiques imputables en premier lieu au détraquage du milieu familial, ou dans les défauts inhérents à un système scolaire déficient, à moins que ce ne soit dans ces deux directions à la fois. C’est au sein de familles à risques que s’élabore le « risque familial ». Et tout un chacun, grâce à des émissions de télévision, aux magazines spécialisés ou à certains enseignements reçus à l’école, peut esquisser les grands traits de ce qui constitue une famille à risques.
5Pour Beck, l’enfant est un obstacle sur la voie du processus d’individualisation, dans la mesure où il coûte de l’argent et du travail, se révèle imprévisible, perturbe les relations sociales, notamment à l’intérieur du couple, et compromet les projets de celui-ci ou ceux de chacun de ses membres (ou d’autres membres de la famille). Il met donc certains équilibres en cause et représente pour ceux qui en font un projet certains risques, et notamment ceux d’attenter à l’image du couple parental ou à l’image de soi de chaque parent en particulier. Dès que l’enfant paraît, s’installe une certaine dictature des besoins, ceux de protection, d’affection, de guidance, d’apprentissage de l’autonomie, en un mot de « bonne éducation », auquel le sort que connaissent un nombre croissant de couples-ménages fait courir un autre type de risque, qui a cette fois l’enfant pour objet.
6D’autre part, cependant, l’enfant constitue la source de la dernière relation primaire irremplaçable, pour autant, évidemment, qu’il soit assumé comme descendant légitimé ou non par l’État civil. Ces partenaires, de plus en plus fréquemment, vont et viennent, et l’enfant, lui, reste. Témoin d’une union qui n’a plus la force de durer, mais qui fut authentique, vecteur de souvenirs heureux ou au contraire reproche vivant d’un échec, l’enfant est devenu sujet de droits distincts de ceux de son seul état de progéniture. Ces droits comportent les protections médicale et psycho-sociale, voire culturelle (celui de se revendiquer d’une appartenance religieuse originaire par exemple). Il est devenu l’objet d’un travail social spécialisé, encadré par des services administratifs idoines.
7Dans une certaine mesure, l’enfant représente une solution idéale à l’isolement, un parangon de ré-enchantement du monde à titre privé. D’où, dans certaines circonstances, la quête revendiquée comme telle de l’enfant parfait, avec tous les risques d’eugénisme qu’elle peut induire (Gavarini, 2001). Même lorsqu’il ne s’agit pas de viser au départ une perfection biologique, on a affaire à un désir qui se donne à voir comme irrépressible d’enfant, lequel se mue en un droit spécifique, le droit à l’enfant, curieux pendant du droit à ne pas en avoir qu’ont concrétisé les législations sur l’avortement adoptées dans divers pays « avancés ». Ce désir devient ainsi, avec dans le chef de ceux qui le manifestent, les meilleures intentions du monde, la source d’un consumérisme du vivant qui épouse l’allure de toutes les autres variétés de consumérisme1. Les manipulations médicales telles que la fécondation in vitro, liée ou non au recours à une banque de sperme, s’inscrivent dans cette perspective consumériste, tout comme s’y inscrivent les examens pré-nataux pouvant conduire à des avortements thérapeutiques, et même certaines pratiques d’adoption, pour lesquelles la garantie de se voir attribuer un « bon produit » fait partie de la demande parentale. Toutefois, dans un certain nombre de cas, le seul fait de pouvoir recevoir un enfant, en provenance d’ordinaire de régions du monde défavorisées, suffit à répondre au désir d’enfant.
8Selon un point de vue inverse, l’enfant constitue la source de dangers sociaux liés à sa seule présence ou à celle de son appartenance au groupe social des enfants, envisagé alors sous un angle anthropologique. Ces dangers se greffent sur diverses figures de la violence telles que la violence intra-et extra-familiale, la violence dite des banlieues ou urbaine, la violence en milieu scolaire, etc. Les enfants, et les adolescents qui les suivent sur l’échelle du développement psycho-physiologique (qu’il ne convient pas d’envisager comme une simple variable indépendante, le « psychologique » et le « physiologique » n’étant pas séparables de contextes sociaux qui leur donnent sens, tout en résultant partiellement de leur intervention), jouent un rôle croissant dans la panoplie des menaces sociales qui concernent nos sociétés dites postmodernes2. Succédant aux petits mendiants et aux Gavroche des temps anciens, les « jeunes » qui peuplent nos environnements sociaux, et dont l’âge peut se révéler encore fort tendre, par leurs seules « pratiques culturelles » mettent ceux-ci, non seulement en cause, mais encore et surtout en danger. Si nous n’en sommes pas, sous nos latitudes à attendre (ou espérer !) l’intervention d’« escadrons de la mort », du moins souhaitons-nous des autorités publiques qu’elles ramènent les troupeaux dévoyés d’enfants vers une enfance plus conforme à l’imagerie petite-bourgeoise traditionnelle.
9C’est ainsi que l’enfant désiré, mais dans le cadre de risque à surmonter, devient un enfant aléatoire quand il se retrouve dans un environnement à risques. L’enfant risquant (qui fait entrer des risques dans son existence) fait place à l’enfant porteur de risques. On peut alors parler des « risques de l’enfance », qui prennent une place d’importance croissante dans toute dissertation sur le sort des progénitures des citoyens de nos sociétés.
L’ENFANT AU CŒUR DE LIENS SOCIAUX REPROBLÉMATISÉS
10Si « l’aléatorisation » (par rapport aux certitudes qui pouvaient être cultivées au temps des Trente Glorieuses) des parcours individuels qui va s’accentuant en liaison avec l’extension de l’économie mondialisée et des modifications de rapports sociaux que celle-ci engendre, se traduit par une reproblématisation des liens sociaux eux-mêmes, celle-ci affecte aussi sûrement les enfants que les autres catégories de population. En particulier, l’affaiblissement de la dimension politique de ces liens, à la faveur d’événements criminels jugés collectivement comme spécialement traumatisants, a contraint nos contemporains à jeter sur les enfants et sur l’enfance un regard qui, par certaines de ses dimensions, s’est révélé incontestablement novateur. En d’autres termes, l’importance accordée à la division de la société en classes sociales a fléchi au profit de la prise en compte d’une autre division, cette fois en classes « bio-sociales », pour reprendre l’expression d’Henri Janne. Sans doute doit-on y voir un effet de la myopie des observateurs du social, qui ont tendance à privilégier les « traits culturels » envisagés selon leur seule composante symbolique, par rapport à d’autres types de formation sociale marquée par les processus de domination.
11Si l’on s’intéresse aux traits culturels qui concernent l’enfance et les enfants, on y découvrira qu’ils se concentrent autour de la figure émergente de l’enfant, laquelle n’échappe pas à la diffusion du modèle individualiste supposé être au cœur des sociétés de la modernité avancée. Marcel Gauchet observe justement à cet égard que la « préoccupation éducative » pénètre l’enfance depuis pas mal de temps déjà, selon lui depuis le début du XIXe siècle (il ne le dit pas, mais on peut supposer qu’il s’agit là d’un phénomène qui concerne en ordre principal les enfants des classes supérieures). Il s’empresse d’ajouter ce qui lui paraît correspondre aux préoccupations actuelles en la matière : « La nouveauté est que, dans la dernière étape que (ce phénomène) vient de franchir, l’éducation s’est bel et bien transformée en formation […]. Ce n’est plus de développer des aptitudes au fonctionnement qu’il est question, à la façon dont la psychologie génétique y encourageait, mais de faire émerger un soi-même singulier, à la hauteur de la tâche d’auto-construction qu’exige l’existence en train de se déterminer » (Gauchet, 2004, p. 38). Je maintiendrai, contre une certaine doxa qui n’épargne pas les milieux scientifiques, que ce phénomène reste marqué par l’appartenance de classe.
12La reproblématisation des liens sociaux à laquelle on assisterait à notre époque affecterait au premier chef l’enfance, en particulier dans ce qui la concerne plus spécifiquement, l’éducation. Pour Jean-Pierre Lebrun, il s’agirait là d’une mutation inédite caractérisée par une « perte de repères » qui découle du fait que : « Ce ne sont plus ceux qui occupent les places qui changent, ni même la façon de les occuper, ce sont les places elles-mêmes qui n’ont plus entre elles le même rapport qu’auparavant. » Il s’ensuit que « cette mutation s’avérerait pouvoir rendre compte des difficultés de la vie collective auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés et ce, tout spécialement, dans le champ particulièrement préoccupant de l’enfance et de l’éducation » (Lebrun, 2004, p. 151).
13L’enfant, dans ces nouvelles circonstances, devient l’objet d’un « souci inégalé », selon une fois encore Marcel Gauchet. Mais, souligne-t-il, au milieu de ce souci on observe une « méconnaissance structurelle de l’expérience enfantine. Le culte des petits rois, voire des petits dieux, n’empêche pas l’ignorance ou le désintérêt vis-à-vis de ce qu’il leur est effectivement donné de vivre » (Gauchet, 2004, p. 38-39). À cet égard, force est bien de constater que les traités savants des pédo-psychologues ou leurs dérivés vulgarisants pour grandes surfaces ne sont pas d’une aide substantielle. Le « vert paradis des amours enfantines », ou plutôt ses avatars postmodernes, reste une terra incognita des adultes, même les mieux intentionnés, qui ne peuvent se rapporter qu’à leurs propres expériences pour l’aborder, tout en sachant que celles-ci sont inappropriées. L’inflation de littérature savante et surtout pseudo-savante consacrée à l’enfance, aux enfants ou à l’enfant devrait attirer l’attention des analystes critiques des discours. Elle contribue au façonnage d’une réflexivité qui n’est pas sans conséquences sur les conduites, mais dans une perspective de psychologisation individualiste qui ne contredit guère le constat de Gauchet cité plus haut.
L’ENFANT, OBJET DE MULTIPLES RÉFLEXIVITÉS
14En regard de cette réflexivité psychologisante, il n’est pas déplacé de faire figurer ce que j’appellerai une réflexivité néo-politisante. Celle-ci n’est pas sans rapport avec l’autre. De l’enfant objet d’un « souci inégalé », à l’enfant objet d’un « désir inégalé », il y a moins de distance qu’on ne pourrait l’imaginer. Car ceux qui manifestent ce désir se trouvent aux antipodes de la norme visant le souci de l’enfant. Il importe donc de les stigmatiser et, si possible, de les mettre hors d’état de nuire. Le « pédophile » est la figure inversée du « bon parent », son négatif en quelque sorte, dont la société doit se débarrasser pour maintenir intacte la conscience collective dans ce qu’elle proclame au sujet des enfants, et de l’enfant en particulier. Les remous causés en Belgique par l’« Affaire Dutroux » illustrent bien ce processus. Ils sont emblématiques de ce sursaut de vertu parentale, même si sa principale cible, en l’occurrence, ne peut être tenue véritablement pour un pédophile (Javeau, 1997). Un mouvement néo-politique, surgissant de ce qu’on appelle la « société civile » s’est approprié les enfants assassinés et a engendré un dispositif « blanc » au départ de la « Marche blanche » du 20 octobre 1996. Pays réel contre pays légal ? Dans une certaine mesure, certes, même si la panique morale qui s’est alors emparée des citoyens n’a, en fin de compte et en dépit des prévisions de certaines pythies, guère affecté le paysage politique du Royaume. Mais le type de réflexivité que le mouvement a fait naître s’est inscrit aux côtés d’autres types. Une « expertise » (au sens, qui malheureusement se banalise, de compétence spécifique) éthico-juridique a rejoint les expertises de type pédagogique, sexuel, consumériste, ludique, etc., qui prennent les enfants, c’est-à-dire un « enfant pluralisé », pour objet. Ces zones d’expertise ne sont cependant alimentées que par des projections d’adultes sur un univers que, répétons-le, ils ne connaissent que très imparfaitement. Cela vaut encore plus lorsque l’on se rapproche des frontières de cet univers : enfants malades physiquement ou psychiquement, enfants délinquants, enfants de l’immigration, enfants du quart-monde, enfants victimes, enfants acteurs des médias, enfants-soldats du tiers-monde, enfants exploités chez nous et ailleurs, etc. Dans chaque cas de figure, la problématisation à l’œuvre est souvent synonyme de mythification. La réflexivité qu’elle nourrit est surtout d’ordre journalistique. Elle est partielle et souvent captieuse.
15Dans chacune des zones d’expertise, se donne à voir une normativité qui prend fréquemment les allures d’une correctivité (correctness) qui est bien dans l’« air du temps ». L’enfant dont il est question se trouve dans une certaine mesure reproblématisé en tant que fragments. Parmi ceux-ci, la figure de l’élève occupe une place privilégiée. Mais le petit consommateur, le petit joueur et le petit « pervers polymorphe », pour ne prendre que ces autres figures, ne sont pas ignorés pour autant. Ces diverses problématisations, auxquelles répondent, dans le chef des « experts », diverses normativités censées être correctes, dessinent les contours d’un univers enfantin dans lequel les enfants eux-mêmes, si on pouvait les consulter à ce sujet, ne se reconnaîtraient sans doute guère. Il y a dix ans, j’écrivais ailleurs que : « Dans la construction sociale de leur réalité, les enfants ne recourent pas seulement aux apports de leurs socialisateurs, mais aussi à leurs apports propres. Cette capacité d’innovation ne devrait pas être sous-estimée, même si elle est souvent masquée par les interventions directives des adultes (en matière de lectures, de spectacles, de jeux réglementés – games – pour enfants). L’hypothèse est ici faite que la création culturelle n’est pas réservée aux seules catégories sociales jugées productives, mais que tant les plus jeunes que les plus vieux y contribuent à leur manière. Si ceux-ci sont dépositaires de la mémoire sociale, ceux-là sont supports d’anticipations, lesquelles ne peuvent se révéler légitimement énoncées qu’à partir d’une évaluation correcte de cette capacité d’innovation, laquelle repose sur une connaissance anthropologique dûment éprouvée de l’univers de l’enfance (ou des enfances, car une quête anthropologique véritable devrait, en l’occurrence, commencer par une reconnaissance du caractère pluriel du concept “enfance”) » (Javeau, 1994, p. 17-18).
16Il me paraît dès lors un peu court d’affirmer avec Françoise Dolto, lorsqu’elle en arrive à discourir sur l’apprentissage des risques, qu’« éduquer un enfant, c’est l’informer par anticipation de ce que son expérience va lui prouver » (Dolto, 1995, p. 90). Outre que c’est là accorder beaucoup de confiance à l’activité d’« information », cette assertion ne vaut tout au plus que pour les risques d’ordre domestique, pour les aléas probables de l’existence quotidienne. Mais qu’en est-il des risques non anticipables, ou des objets de discussions pouvant emprunter des voies très diversifiées ? De la drogue, par exemple, de l’amour des parents, de l’arraisonnement technologique ? Ce n’est plus d’information qu’il s’agit, mais bien d’une culture critique, de laquelle l’enseignement, à tous les niveaux, semble plutôt se détourner de nos jours. Une culture nourrie d’histoire, de réflexion philosophique, de respect pour les traditions culturelles, y compris celles qui sont jugées les plus hautes.
17L’enfant, dans la perspective du risque qui serait l’une des caractéristiques premières de nos sociétés hyperdéveloppées, est considéré comme un objet. Tout comme il est objet de désir, objet d’amour parental, objet d’éducation, objet de défiance quand il est agent de délinquance, etc. Il subit en cela le sort de la plupart des « individus » (notion essentiellement statistique) dont s’emparent les sciences du social. Or, l’enfant, ou plutôt chaque enfant pris concrètement, dans son irréductible ipséité, est avant tout un sujet. Avec d’autres sujets, dont certains de son âge au sein de la catégorie bio-sociale des enfants (ceux qui partagent l’état d’enfance), et d’autres qui sont d’autres âges, il produit le social au jour le jour, à commencer par cette portion du social dans laquelle il intervient de manière prépondérante, celle à laquelle correspond ce que nous appelons d’ordinaire la culture enfantine. Si dans le processus de structuration il appartient aux adultes, par le jeu des institutions qu’ils contrôlent (selon diverses modalités de domination), de fournir aux enfants les ressources et les règles dont ceux-ci ont besoin pour construire leur réalité sociale, celles-ci ne peuvent se ramener à de simples variations autour du « principe de précaution ».
18Les enfants n’échappent pas aux modifications souvent très profondes qui affectent un monde soumis aux aléas de la mondialisation, et l’avenir qui les attend n’est pas semé de pétales de rose. Les mots d’ordre d’employabilité, de flexibilité, de compétitivité, d’éducation tout au long de la vie vont s’inscrire dans l’horizon des significations qui va servir à ce monde pour rétablir, notamment, des stratifications sociales que l’ambiance social-démocrate de l’après deuxième-guerre-mondiale semblait avoir édulcorées. Dès lors, s’il est des compétences que les adultes doivent veiller à mettre à portée des enfants, dès le plus jeune âge, ce sont celles qui doivent leur permettre de conquérir l’autonomie la plus étendue.
19On pourra me reprocher, ce disant, d’avoir, dans ces dernières lignes, quitté le chemin balisé de la prétendue « neutralité axiologique ». Mais comment parler des enfants, de l’enfance ou de l’enfant sans se préoccuper du sort futur de ceux qui aujourd’hui sont nos propres enfants ou petits-enfants ? Le savoir sociologique ne doit pas, selon moi, se limiter à un commentaire des choses telles qu’elles sont. Par essence, il ne déroge pas à la mission que toute science doit assumer, celle de contribuer à l’incessant travail de libération des hommes, de l’Homme qui est dans les hommes. Cela vaut aussi, et peut-être encore davantage, pour les petits des hommes, leurs enfants.
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BIBLIOGRAPHIE
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Ministère de la Communauté française, 1994, Droit à l’enfance pour tous les enfants, Rapport, Bruxelles.
Notes de bas de page
1 De la procréation assistée à la circulation des organes prélevés, en passant par toutes les pratiques de conservation du corps « en bon état ». Même la vogue des soins palliatifs n’échappe pas à cette tendance.
2 L’épithète « postmoderne » est choisi ici par facilité. On sait qu’elle est assez suspecte. Certains auteurs lui préfèrent « modernité tardive » (Giddens), « surmodernité » (Augé), « modernité avancée » (Balandier). La chose que ces épithètes cherchent à qualifier reste difficile à définir.
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