Présentation
p. 11-14
Texte intégral
1Élaborer une synthèse sur la trahison aux temps médiévaux n’est pas chose aisée, car elle est aussi diverse que peuvent l’être les offenses possibles dans une société réglementée. Le mot est générique mais il porte, en réalité, sur une pluralité d’objets. Comme l’écrivait F. Maitland, c’est un « crime which has a vague circumference, and more than one center1 ». Dans ses Coutumes du Beauvaisis, Philippe de Beaumanoir note : « nul meurtre n’est sans trahison, mais trahison peut bien être sans meurtre en bien des cas […] la trahison est une attaque enfreignant une trêve, une garantie ou un guet-apens, c’est lorsque l’on porte un faux-témoignage pour faire tuer quelqu’un, le déshériter, le faire bannir, le faire haïr par son seigneur et de nombreux autres cas du même ordre2 ». On peut désigner par « trahison », des actes mais aussi des intentions ou des moyens mis en œuvre pour parvenir à une fin. La trahison peut viser l’individu, concerner un groupe ou la société tout entière. Certaines actions proditoires se produisent dans le plus grand secret – complots, conspirations – tandis que d’autres s’affichent au grand jour – révoltes, désertions, conversions. Certaines sont préméditées, d’autres spontanées.
2Le vocabulaire employé tout au long du Moyen Âge est le reflet de cette pluralité des situations : il est question de « trahison » (traditio ou proditio) ou de « sédition » (seditio) ; dans le cadre de la féodalité, on parle aussi de « forfait » (forisfactum), de « félonie » (felonia) ou d’infidélité (infidelitas). Ailleurs, le vocabulaire emprunte aux catégories de la criminalité ordinaire dans laquelle il arrive que la trahison se dilue : les traîtres sont des « crimineulx », des « malfaiteurs », des « brigands ». Aussi divers soient-ils, les mots employés ne sont donc pas dus au hasard et dans les documents judiciaires ils jouent un rôle essentiel puisqu’ils déterminent la catégorie du crime, la procédure qui suivra et la peine encourue.
3La difficulté de l’investigation repose encore sur les sources : à quelques siècles de distance, impossible d’analyser objectivement les faits et de porter un jugement sur l’acte de trahison. Aussi l’attention doit-elle plutôt porter sur la manière dont les contemporains perçoivent les traîtres, la manière dont ils en parlent, ce qu’ils manifestent à leur égard et comment évolue cette perception en fonction de la conjoncture, des institutions et du droit. La trahison peut être dénigrée comme la pire des actions ou, au contraire, louée et encouragée, notamment lorsqu’elle sert à combattre un adversaire déloyal. Dans le Livre des faits et bonnes meurs du sage roy Charles V, Christine de Pisan fait dire au prince : « les circonstances font les choses bonnes ou mauvaises, car en tel manière peut estre dissimulé que c’est vertu, et en tel maniere vice, sçavoir : dissimuler contre la fureur des gens pervers, quant il est besoing, c’est grant sens3. »
4Tenant compte de cette complexité, les contributions de ce volume présentent une approche plurielle et contextuelle de la trahison médiévale, sans négliger, bien sûr, l’approche globale du concept.
5Thème jugé parfois « sensible », du moins propice à polémique lorsqu’il est évoqué dans le contexte contemporain, la trahison a longtemps été délaissée par les sciences humaines. Dans une synthèse récente, le sociologue s. Schehr tente d’en expliquer les causes : répulsion naturelle pour une réalité dangereuse4, banalisation d’un phénomène omniprésent, désintérêt pour une forme allant à l’encontre de la « bonne marche » des choses… L’auteur s’inscrit dans la continuité de quelques-uns de ses prédécesseurs, notamment M. Akerström, N. Ben-Yehuda et C. Javeau5. Chez les historiens, ce sont les contemporainistes qui ont, les premiers, placé la notion au cœur de leurs recherches, dans le cadre d’une réflexion sur les dissidences politiques, sur les actes de résistance, collaboration ou désertion pendant les conflits mondiaux ou encore sur l’espionnage6. En histoire médiévale, les synthèses sur le sujet sont rares. Nous les devons à nos confrères britanniques : J. G. Bellamy et S. H. Cuttler, qui ont travaillé sur la fin du Moyen Âge, sur un espace géographique limité – l’Angleterre pour le premier, la France pour le second – et qui traitent d’une forme de trahison particulière : la trahison politique et les procès qui y sont liés7. En 2003, un colloque de l’école française de Rome est venu apporter de nouveaux éclairages sur quelques-uns de ces procès de la fin du Moyen Âge8. S’y ajoutent de nombreuses monographies, parfois anciennes, mais qui servent toujours de référence comme celle de R. Guillot sur le procès de Jacques Cœur, d’A. Rigault et plus récemment d’A. Provost sur le procès de l’évêque de Troyes Guichard9. Plusieurs études générales sur les peines médiévales évoquent également la sanction de la trahison, comme les livres de N. Gonthier, Le châtiment du crime au Moyen Âge, de H. Zaremska, Les bannis au Moyen Âge ou encore de Cl. Gauvard, « De Grace especial ». Crime, État et Société en France à la fin du Moyen Âge10. Si elle s’est intéressée aux procès et aux peines, l’historiographie a aussi envisagé la trahison à travers les usages traditionnels de la société médiévale : le système très normalisé de la faide, par exemple, et les relations entretenues entre ces usages et la punition du crime par l’autorité publique. On citera, notamment, plusieurs ouvrages dirigés par R. Verdier ou le volume de l’École française de Rome sur la vengeance (400-120011). Enfin, il existe de nombreuses études littéraires relatives aux traîtres célèbres des chansons de geste, des romans et poèmes médiévaux : Ganelon, Renart, Mordred12. Soulignons aussi qu’en 1995, l’université de Montpellier organisait un colloque intitulé : Félonie, trahison, reniements au Moyen Âge, où il était question du rôle du traître dans les récits littéraires et du sens à donner à la trahison dans ces ouvrages.
6L’objectif de notre colloque était donc de compléter les pistes ouvertes par nos prédécesseurs afin d’offrir une synthèse globale sur le concept de trahison, montrer ses diverses facettes, ses éventuelles évolutions du Ve au XVe s., ses implications politiques, sociales et juridiques. Nous avons fait appel aux regards croisés d’historiens, historiens du droit, littéraires, spécialistes d’héraldique ou d’épigraphie. Cette collaboration fructueuse sera poursuivie lors de nos prochaines rencontres, notamment celle de Poitiers, en septembre 2009, sur un thème complémentaire : « La rumeur au Moyen Âge ».
Notes de bas de page
1 F. Pollock, F. W. Maitland, The History of English Law before the Time of Edward I, 2 vol., Cambridge, 1895, II, p. 503.
2 « Nus mutres n’est sans traïson, mes traïsons puet bien être sans murtre en moult de cas […] traïsons est pour batre ou pour afoler en trives ou en asseurement ou en aguet apensé ou pour porter faus tesmoing pour celi metre a mort, ou pour li deseriter, ou pour li fere banir, ou pour li faire haïr de son seigneur lige ou pour moult d’autres cas semblables », Philippe de Beaumanoir, Coutumes du Beauvaisis, éd. A. Salmon & G. Hubrecht, 3 vol., Paris, 1899, I, § 827, p. 430.
3 Christine de Pisan, Le Livre des faits et bonnes meurs du sage roy Charles V, Genève, 1977, Chap. XXVI, p. 74-75.
4 On trouve aussi cet argument chez l’anthropologue J. G. Frazer, Le rameau d’or, le roi magicien dans la société primitive, tabou et les périls de l’âme, Paris, 1981 [1890].
5 S. Schehr, Traîtres et trahisons de l’Antiquité à nos jours, Paris, 2008 ; M. Akerström, Betrayal and Betrayers : The Sociology of Treachery, New Brunswick (USA), 1991 ; N. Ben-Yehuda, Betrayal and Treason. Violations of Trust and Loyalty, Cambridge (USA), 2001 ; C. Javeau, Anatomie de la trahison, Belval, 2007.
6 On citera, parmi d’autres, Ch. Ridel, Les embusqués, Paris, 2007 ; J.-P. Azéma, La collaboration (1940-1944), Paris, 1975 ; O. Forcade, S. Laurent, Secrets d’états. Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain, Paris, 2005 et un colloque récent : Traîtres et trahison dans la France contemporaine, Reims, oct. 2005, à paraître.
7 J. G. Bellamy, The Law of Treason in England in the Later Middle Ages, Cambridge, 2004 [1970] ; s. H. Cuttler, The Law of Treason and Treason Trials in the Later Medieval France, Cambridge, 2003 [1981]. La notion de trahison a donné lieu à de nombreux articles, notamment S. D. White, « Alternative Constructions of Treason in the Angevin Political World : Traïson in the History of William Marshal », e-spania, déc. 2007, p. 1-47, en ligne : http://e-spania.revues.org/document2233.html et « The ambiguity of treason in Anglo-Norman-French Law, c. 1150 to c. 1250 », Law and the Illicit in Medieval Society, R. Karras, J. Kaye, E. A. Matter, Philadelphia, 2008, p. 89-102, 267-9.
8 Les procès politiques (XIVe-XVIIe s.), Actes du colloque de Rome (20-22 janv. 2003), Y.-M. Bercé (dir.), Collection de l’École Française de Rome, 375 (2007).
9 Cette liste est loin d’être exhaustive : R. Guillot, « Le Procès de Jacques Cœur », Société d’Histoire et d’Archéologie du Berry, 36, 37 (1974) ; L. Mirot, « Le procès de maître Jean Fusoris », Mémoire de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Île de France, XXVII, 1900, p. 137-287 ; A. Rigault, Le procès de Guichard, évêque de Troyes (1308-1313), Mémoire et Documents publiés par la société de l’École des Chartes, Paris, 1896 ; A. Provost, Recherches sur le procès de Guichard, évêque de Troyes (1308-1314), thèse soutenue en 2000, inédite ; J. M. Vidal, Bernard Saisset (1232-1311), Toulouse, Paris, 1926.
10 N. Gonthier, Le châtiment du crime au Moyen Âge, Rennes, 1998 ; H. Zaremska, Les bannis au Moyen Âge, Paris, 1996 ; Cl. Gauvard, « De Grace especial ». Crime, état et Société en France à la fin du Moyen Âge, 2 vol. Paris, 1991.
11 La vengeance, R. Verdier, J.-P. Poly, et B. Courtois (dir.), 4 vol., Paris, 1981 ; Vengeance : le face-à-face victime-agresseur, R. Verdier (dir.), Autrement, no 228, Paris, 2004 ; La vengeance (400-1200), D. Barthélemy, F. Bougard, R. Le Jan (dir.), Collection de l’École française de Rome, 357 (2006).
12 A. Dessau, « L’idée de la trahison au Moyen Âge et son rôle dans la motivation de quelques chansons de geste », CCM, 3 (1960), p. 23-26 ; F. R. P. Akehurst, « Murder by stealth : traïson in old French litterature », Studies in Honor of H. E. Keller : Medieval French and Occitan Literature and Romance Linguistics, R. T. Pickens (dir.), Kalamazoo, 1993, p. 459-473 ; J. Thomas, « La traîtrise de Ganelon », Romanica Gandensia, 16 (1976), p. 91-117 ; E. J. Mickel, Ganelon, Treason and the Chanson de Roland, Londres, 1989.
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