Loisirs de l’enfant et représentation sociale de l’enfant acteur
p. 235-244
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Texte intégral
1S’il est un domaine qui est peu abordé, et sans doute encore moins que les autres, lorsque l’on parle de l’enfance, c’est celui du loisir. D’un point de vue pragmatique, des espaces et des institutions ont émergé depuis quelques années sous cette appellation de loisir. La prise en charge de plus en plus large de l’enfant en dehors du temps scolaire, liée en partie à la généralisation du travail des mères, amène à une multiplication des organismes, des structures et des professionnels qui prennent en charge ou qui accompagnent le temps-libre de celui-ci. Mais d’un point de vue scientifique, les recherches sur le domaine n’ont pas suivi. Les études descriptives de l’usage de ces instances sociales sont elles-mêmes peu développées y compris par les organismes statistiques qui quantifient habituellement les pratiques à des fins économico-politiques. Lorsque des éléments de connaissance existent, ils portent presque exclusivement sur ce qui peut être considéré comme les précurseurs des loisirs enfantins, à savoir les centres de vacances (ou colonies) et les centres de loisirs sans hébergement (ou centres aérés) et non sur l’ensemble des pratiques, en particulier celles qui s’installent et se développent à la marge du monde adulte. Ces questions sont éventuellement abordées pour la population particulière des adolescents mais jamais à ce niveau des âges de l’enfance où les réalités sociales sont différentes. Quant à une perspective sociologique qui se situerait du point de vue de l’enfant pour étudier ces espace-temps sociaux du loisir, elle est inexistante, tout au moins dans le monde francophone. On peut sans aucun doute en trouver la cause dans la dichotomie entre une sociologie du loisir qui a indubitablement ignoré l’univers de l’enfance et une sociologie de l’éducation qui a toujours occulté les loisirs par sa centration bien connue sur le domaine scolaire (Sirota, 1998). C’est donc d’une certaine façon avec l’émergence d’une sociologie de l’enfant que ce domaine oublié des loisirs peut resurgir. En considérant l’enfance comme une catégorie sociale en elle-même, cette nouvelle approche de l’enfant réunifie en une entité particulière cet objet qui avait été désarticulé entre différents champs d’étude. Peuvent ainsi êtres intégrés des pratiques et des temps auparavant décomposés pour reconstituer un itinéraire individuel et une vie personnelle de l’enfant dont on avait oublié la continuité. Peut aussi être reconnue cette culture enfantine au sein de laquelle l’enfant se structure et par laquelle il s’insère.
PARADOXES ET PERTINENCES DE L’ÉTUDE DES LOISIRS DE L’ENFANT
2Mais, si la perspective d’étude est réjouissante, elle n’en est pas moins minée par le paradoxe de l’objet. La définition même du loisir comme espace de liberté et d’expression personnelle propre à chacun renvoie à l’absence de contrainte, à l’auto administration et à l’autogestion de son activité par l’acteur. Sont considérées comme loisirs les activités que les sujets choisissent de pratiquer de leur plein gré pendant les temps non-contraints, et pendant lesquelles ils restent toujours maîtres non pas forcément du déroulement mais de leur participation. « Nulle contrainte, nulle obligation extérieure ne viennent interférer sur le choix personnel » (Sue, 1993). Les pratiques de loisirs imposent donc que les individus soient toujours en position de responsabilité par rapport à leur action puisqu’ils la choisissent, la développent et la contrôlent. Étudier les loisirs des enfants suppose donc que ceux-ci puissent se situer dans cette position particulière vis-à-vis d’une activité. Or, la position sociale qui définit l’enfant est encore largement opposée à ceci, puisque ce qui le caractérise est au contraire de l’ordre de l’irresponsabilité et donc de la nécessité d’une maîtrise et d’un contrôle permanent de l’extérieur, en l’occurrence du monde adulte. Une analyse détaillée montre effectivement que « la libération des enfants » (Renaut, 2002) est en marche mais aussi qu’elle se constitue justement en opposition à cette représentation sociale historique d’un enfant fragile et irraisonné qui nécessite l’assistance et le contrôle de l’adulte. Dans ces conditions, l’étude des loisirs de l’enfant peut apparaître comme une thématique de recherche périlleuse puisque fondée sur une antinomie ou un anachronisme, mais inversement elle peut amener à réviser cette représentation ancienne.
3Le paradoxe est encore plus prégnant lorsqu’on envisage la question des fonctions du loisir. Outre ses fonctions économiques et sociales, le loisir se constitue essentiellement à partir de ses fonctions psychosociologiques. Les sociologues s’accordent pour montrer que la détente et son pendant plus dynamique qu’est le divertissement constituent les principales composantes du loisir en ce qu’elles font contrepoids aux fatigues et ennuis inhérents au travail (Dumazedier, 1982) ou plus largement qu’elles compensent le nécessaire contrôle des actions et des émotions qu’imposent de plus en plus les sociétés (Elias et Dunning, 1994). La confrontation du loisir au monde de l’enfant apparaît alors comme une hérésie du fait de la position sociale qui caractérise cette période de la vie. L’enfant est en effet encore très largement perçu comme un inactif et un improductif qui n’est donc pas soumis aux difficultés et aux fatigues du travail, ni plus largement aux tensions qui pèsent sur les adultes du fait de la place qu’ils doivent tenir dans la société. L’image d’insouciance et du jeu attachée à l’enfance rend ainsi l’idée même de loisir inopérante. La thématique impose donc que le scolaire soit perçu et accepté comme une forme de travail, comme il est souvent dénommé, mais au de-là elle suggère que soit reconnu le poids des contraintes sociales inhérentes à la dépendance de l’enfant vis-à-vis des activités et rythmes des parents et plus largement des adultes.
4Le loisir apparaît aussi fondamentalement lié à la notion de gratuité. Il n’y a pas d’autres objectifs et d’autres enjeux pour l’acteur que l’activité elle-même, le plaisir et la satisfaction qu’elle procure. Or, la représentation sociale de l’enfant est encore, ou de plus en plus, fortement marquée par ses origines et donc très largement attachée à la perspective éducative (Ariès, 1973). Les sociétés occidentales ont construit sur la base de ses caractéristiques biologiques, une place particulière à l’enfant qui doit avant tout se développer, apprendre, s’insérer, pour devenir adulte. Dans cette vision permanente d’un devenir, l’enfant ne peut avoir d’existence que dans une dynamique d’éducation qui amène les adultes à le mettre en permanence en situation d’acquérir, de progresser, de développer des compétences de tous ordres qui le préparent à être un adulte socialement intégré. De ce fait, l’existence même de loisir pour l’enfant est problématique puisqu’elle suppose que soit laissé un espace d’autonomie et de liberté dans lequel les adultes acceptent de ne plus projeter de dimension éducative, et reconnaissent à l’enfant une simple utilisation hédoniste du temps et de l’action. Et ce d’autant plus que certaines perspectives d’analyse du loisir montrent que ce temps n’est pas réellement déconnecté d’une dynamique qui accompagne l’individu au-delà du plaisir, que ce soit en termes de développement personnel comme l’introduit la dimension culturelle de Dumazedier, ou en termes d’intégration avec la dimension de simulation et d’expérimentation de Elias.
5S’intéresser aux loisirs des enfants, c’est ainsi remettre en question beaucoup de conceptions fortement attachées à l’enfant ; tout à la fois son irresponsabilité et son contrôle par l’adulte, son insouciance et son éloignement des vicissitudes de la vie, et la perpétuelle projection dans son futur avec la dynamique éducative qu’elle lui impose. En s’attelant à ce champ de recherche, on peut donc penser que l’on approchera de plus près la question de la place symbolique des enfants dans la dynamique sociale. Cette contribution aborde donc la sociologie de l’enfant à partir de la question du loisir en analysant les représentations sociales de l’enfant d’aujourd’hui à partir des institutions de loisirs qui lui sont destinées, et plus précisément en étudiant l’émergence récente de l’une d’elles : la ludothèque. La ludothèque peut être définie comme un espace ouvert au public, réservé à l’activité ludique et organisé en service de jeu sur place et/ou de prêt à domicile autour de matériel ludique, jeux et jouets confondus. Le propos vise à montrer que cette institution particulière qu’est la ludothèque présente des caractéristiques qui permettent de mettre en évidence une construction différente de l’univers enfantin et donc de nouvelles représentations sociales de l’enfant.
LA RECONNAISSANCE D’UN ENFANT-ENFANT
6La ludothèque est une institution récente (environ 35 ans d’existence en France) qui trouve une de ses spécificités dans le fait de mettre au centre de son identité cet univers ludique dont on sait aujourd’hui qu’il est indissociable de l’enfant (Brougère, 2003). La ludothèque est en effet structurée autour de l’objet ludique de telle sorte que tout son fonctionnement et toutes ses activités se construisent à partir des jouets et des jeux appréhendés dans toute leur variété, pour favoriser et enrichir l’usage ludique que l’enfant peut en faire dans une pratique de « libre-jeu ». Elle reconnaît et valorise ainsi l’existence d’une culture de l’enfant tant du point de vue matériel que du point de vue social. Même si elle ne s’adresse pas exclusivement aux enfants, la ludothèque constitue un espace de vie des enfants dans lequel, d’une part ils retrouvent et s’approprient les objets ludiques plus ou moins traditionnels ou à la mode, et d’autre part ils recréent leur univers social entre pairs avec ses règles, ses rythmes, ses alliances et ses conflits.
7Cette reconnaissance et cette valorisation de l’« univers d’enfant1 » montre qu’il est des espaces sociaux où l’enfant trouve sa place au titre de son entité d’enfant. On le reconnaît dans une partie essentielle, même si elle n’est pas toujours dominante aux yeux des adultes, de ce qui constitue son identité psychique et sociale, à savoir le jeu et les objets qui le supportent. Les quelques données disponibles sur ce sujet montrent que les acteurs directement concernés affirment bien que cette activité est la première dans leurs loisirs avec le sport (Segré, 1981). Lorsque l’on interroge des enfants qui fréquentent une ludothèque, l’activité ludique apparaît comme l’activité principale que ce soit à la maison ou au-dehors, seul ou avec les copains, la fratrie, les parents, avec des jeux de société ou des jeux ordinateur et consoles, des jeux traditionnels ou des jouets. Construire une institution exclusivement sur cette activité essentielle de l’enfant, c’est donc reconnaître tacitement à celui-ci ce droit « aux loisirs (qui l’autorise) à se livrer au jeu et à des activités récréatives propres à son âge2 ». C’est par voie de conséquence accepter que l’enfant soit enfant et qu’il satisfasse des envies et des plaisirs, ceux du jeu, qui, s’ils ne lui sont pas spécifiques, lui sont essentiels.
8La représentation d’un enfant-enfant est renforcée par une seconde caractéristique de la ludothèque. Dans la majorité des cas3, cette institution se construit en effet sur le seul et unique objectif de développer et de favoriser l’activité ludique, tant pour adulte que pour enfant d’ailleurs. Elle laisse ainsi de côté tout autre objectif et toute autre visée, en particulier éducative ou sociale, pour trouver son identité dans l’affirmation de l’une des cinq caractéristiques du jeu qu’est la frivolité (Roucous, 1997). Ainsi lorsqu’ils fréquentent une ludothèque, petits et grands s’immergent dans un univers où l’activité de jeu peut être pratiquée pour elle même, dans ce qu’elle a de satisfaisant, de divertissant et de plaisant pour le joueur, et sans autre attente, que celle-ci se pose en termes de résultats, de développement, d’apprentissage ou de partage et de rencontre. Avec cette affirmation du « désintéressement » du jeu, la ludothèque se situe clairement en marge de toute intention ou perspective délibérément éducative. L’activité ludique n’est pas comme elle peut l’être dans d’autres institutions, en particulier l’école maternelle (Brougère, 1995), un moyen ou une ruse qui serait au service d’ambitions éducatives plus ou moins clairement formalisées en objectifs d’apprentissage. À la ludothèque, on n’attend rien du jeu si ce n’est de permettre de continuer à jouer, c’est-à-dire de s’alimenter lui-même. Les enfants interrogés ont bien compris cette intention qui identifie la ludothèque comme un « espace de jeu pour s’amuser ».
9Cette position de la ludothèque renforce encore la représentation d’un enfant-enfant au détriment de la représentation sociale très répandue d’un enfant futur adulte. En faisant abstraction de l’intérêt du jeu par rapport au développement et à l’apprentissage de l’enfant, la ludothèque développe la perception d’un enfant dont on reconnaît le présent au lieu de ne le voir que comme ce qu’il va devenir dans un futur d’adulte. En effaçant la perspective éducative et en se recentrant sur la dimension de divertissement du jeu, la ludothèque révèle ou renforce donc cette nouvelle représentation sociale de l’enfant qui n’est plus seulement objet d’éducation mais aussi acteur de sa propre expérience de vie dans son immédiateté (Roucous et Brougère, 1998).
10L’émergence de cette conception est encore renforcée et complétée par une troisième caractéristique de l’institution qui prolonge la frivolité. Contrairement aux autres institutions qui ont des visées éducatives et pour lesquelles le jeu libre est donc exclu (Brougère, 1997), de par son mode d’appréhension désintéressée du jeu, la ludothèque peut concevoir une activité ludique dans sa liberté. En effet, la ludothèque se construit sur trois libertés qui en font un espace d’accueil en marge des autres institutions par rapport aux normes d’usage. L’accès y est totalement libre dans la limite des temps d’ouverture, ce qui permet que les heures d’arrivée et de départ, la durée et la fréquence varient au gré des seuls acteurs. L’activité n’est contrainte que par le principe du respect des autres et du lieu et peut donc osciller entre jeu solitaire ou en groupe, observation, discussion ou rêvasserie, etc. Enfin, le jeu lui-même est laissé à l’entière initiative du joueur qui a la liberté de développer son activité à son rythme, avec les objets dont il a envie et suivant des règles ou des modalités dont il est totalement maître. La contrainte de l’institution n’intervient alors que dans sa dimension de collectivité qui impose l’intégration dans le jeu du jeu des autres, qu’ils soient partenaires, équipiers ou simplement présents. Ce fonctionnement en « libre-jeu » construit une activité professionnelle particulière qui consiste à « donner à jouer » en aménageant l’espace à partir des objets ludiques et en assurant une présence bienveillante et plus ou moins active pour accompagner chacun dans son jeu. Les enfants perçoivent d’ailleurs très bien ces libertés et ce retrait professionnel et ressentent en général la ludothèque comme une « pose » par rapport aux autres institutions qu’ils fréquentent, même si certains ont des difficultés à assumer totalement cette ouverture des possibles et recherchent des cadres et des guides plus incitatifs.
11L’autonomie et au-delà la maîtrise qui sont laissées à l’enfant par rapport tout à la fois à son activité ludique mais aussi à ses relations sociales et à la gestion de son temps, amènent à penser que la ludothèque met en avant cette nouvelle représentation sociale d’un enfant-acteur. En lui laissant la liberté et donc le pouvoir d’agir, l’institution entérine une place qu’il a de fait par ailleurs mais qui ici va être affirmée en tant que telle. La ludothèque assoit l’existence d’un enfant qui n’est plus perçu dans une position d’obéissance et de dépendance vis-à-vis de l’adulte, mais dans une position d’agir, de concevoir et de décider au moins dans cet espace-temps particulier qu’est le jeu. L’enjeu peut paraître réduit, mais il n’est pas insignifiant dans la perspective d’un envahissement du loisir par l’éducatif qui dépossèderait l’enfant de ses moyens en mettant toute activité au service d’objectifs imposés.
LA RECONNAISSANCE D’UN ENFANT-PARTENAIRE
12Cette reconnaissance est d’autant plus signifiante que les prérogatives laissées à l’enfant par la ludothèque dépassent le strict cadre de l’activité ludique. L’appropriation de l’institution par les enfants qui est visée par la ludothèque permet à celui-ci d’être en position de partenaire de l’adulte par rapport à différents éléments. La ludothèque se donne en effet pour mission de se présenter comme un lieu de vie, un espace-temps où chacun puisse être soi et participer à sa mesure et à sa guise. Dans ce contexte, le respect des individualités et des particularités est fondamental et se complète d’une dynamique d’échange entre les différents acteurs, en particulier entre les enfants et les adultes. C’est bien cette position de négociation qui s’instaure à l’intérieur de la ludothèque entre les professionnels et les enfants au-delà de la contrainte du respect des règles de sécurité et fonctionnement de base. Ainsi, l’enfant apparaît clairement comme partenaire à un niveau matériel. La sélection des jeux et jouets se fait en effet en fonction des enfants soit en partant de demandes directes, soit parce que ses goûts, ses plaisirs et ses attentes sont observés et analysés pour constituer le « parc à jouets » de la ludothèque. Mais des observations approfondies de l’activité professionnelle révèlent aussi que les professionnels prennent sans cesse en considération les fonctionnements, les intérêts et les plaisirs de chacun en adoptant une attitude d’attention et d’écoute permanente. Il y a donc ce qu’on pourrait appeler un partenariat passif entre les adultes et les enfants en ce sens que l’activité de jeu va être construite à l’initiative de l’enfant mais dans un contexte où l’adulte reste entièrement disponible, voire en démarche active, pour permettre le développement d’une activité ludique riche du point de vue de celui qui la pratique. De plus la négociation se développe aussi avec les autres adultes que sont les parents. À partir de l’usage de la télévision, les recherches dans le domaine de la communication ont déjà montré à quel point l’enfant a conquis un pouvoir dans la famille en particulier au niveau des loisirs, même si celui-ci est sans doute moins en termes de décision que de discussion et d’influence. Ainsi, de la même façon que les parents prennent en compte le point de vue des enfants quant à la fréquentation des centres de loisirs et colonies de vacances (Raffin, 1987), la venue à la ludothèque et le départ sont souvent l’objet de négociation entre parents et enfants qui doivent, au moins en partie, y trouver chacun leur compte. De même, il y a négociation pour que chacun, parent et enfant, parvienne à ses fins, l’un tirant vers des jeux qui satisfassent ses attentes éducatives et l’autre vers tout jeu qui satisfasse ses envies immédiates, révélant ainsi que l’écart entre les professionnels et des parents qui ne se situent pas toujours dans cette perspective de loisir qui caractérise l’institution.
13Ces différentes caractéristiques montrent ainsi à quel point la ludothèque développe une représentation sociale d’un enfant co-constructeur sans l’élaborer réellement ni délibérément d’ailleurs. Se combinent tout à la fois la possibilité d’agir que donne la liberté, et l’intégration à une réalité sociale qu’offre le partenariat. En permettant à l’enfant de créer et de gérer cette activité de jeu qui lui est chère, tout en créant des conditions pour que cet acteur et cette activité soient pris en compte par l’environnement matériel et humain, la ludothèque donne une possibilité à l’enfant de prendre une place sociale dans cette partie de vie qui le concerne particulièrement. Si l’ouverture n’est que partielle parce que en quelque sorte élaborée sur une activité et un temps encore largement pensés comme étant de l’ordre du négligeable, il n’en reste pas moins que l’enfant acquiert ici une place d’acteur social indéniable. D’un côté, il est dans un univers ludique à sa mesure, qu’il peut s’approprier, où il peut donner libre cours à son jeu, se trouvant par là même en position forte d’autonomie et d’indépendance vis-à-vis du monde adulte et de ses impératifs. D’un autre côté, il est entendu dans ses demandes et ses plaisirs, l’institution lui offrant ainsi l’opportunité d’agir de concert avec ce monde adulte. Dans ces conditions l’indépendance acquise n’est plus synonyme, comme parfois, d’abandon ou de mise à l’écart des enfants par les adultes, mais elle signifie au contraire intégration de la différenciation dans un partenariat.
14Dans ce sens, la ludothèque apparaît comme un espace qui n’est pas dénué de toute dimension éducative ou sociale, et celles-ci apparaissent en second plan, c’est-à-dire de façon consécutive et inhérente au développement de cette activité ludique libre et négociée. Outre l’apprentissage de la vie sociale qui se développe dans toute institution d’accueil d’enfants, en donnant choix et liberté, la ludothèque permet à l’enfant d’apprendre à gérer, à organiser, à choisir, autrement dit à se frotter à ce qui caractérise en partie le rôle d’acteur social. Le choix de jouets introduit d’une façon déterminante à adopter une position de consommation. La liberté offerte dans l’occupation du temps initie à la gestion du temps libre dans un contexte de temps contraint, autrement dit éduque aux loisirs et à leur organisation. La ludothèque rejoint ainsi ces interstices encore peu explorés de l’entre-soi, où l’enfant se construit d’autant mieux psychiquement et socialement qu’il est dans un environnement qui lui laisse l’autonomie, la maîtrise et la responsabilité de ce qu’il agit (Vander Gucht, 2000). Mieux, d’une certaine façon en institutionnalisant un espace sur ce modèle, elle valorise cette représentation sociale d’un enfant-acteur qui est encore difficilement perçue et acceptée en particulier par l’institution scolaire, pour laquelle la récréation n’est que le faire-valoir d’un développement qui ne se fait que dans l’espace-temps de la classe.
CONCILIATION DES TERMES DE L’AMBIVALENCE
15Toute la pertinence sociale de la ludothèque est alors de proposer un compromis dans cette tension entre enfant et acteur. En effet, c’est bien une des difficultés de cette constitution d’une nouvelle représentation sociale de l’enfant que de confronter des conceptions et des valorisations antinomiques. L’enfance renvoie à des images qui, même si elles ne sont pas connotées péjorativement, définissent le sujet négativement en termes de manque, de minorité, d’insouciance, d’incapacité. Or, la notion d’acteur évoque au contraire des images positives telles que majeur, responsable, compétent.
16La ludothèque parvient ainsi à juguler les contradictions des représentations sociales qui s’affrontent actuellement entre un enfant-enfant et un enfant-acteur. D’une part, elle reconnaît l’existence d’un état d’enfant en valorisant et en promouvant comme une activité digne d’intérêt, ce qui constitue l’activité si ce n’est première ou essentielle, dans tous les cas plébiscitée des enfants. C’est d’ailleurs peut-être paradoxalement en n’en faisant pas une activité exclusive et réservée au monde de l’enfance qu’elle en arrive là. Quoi qu’il en soit, la ludothèque développe l’idée que l’enfant a quelque chose à faire qui mérite que l’adulte y porte attention et soin, tout en se situant dans une position complexe de recul pour ne pas prendre le contrôle et la maîtrise de celle-ci. En s’appuyant sur cette activité particulière qu’est le jeu, la ludothèque reconnaît donc à l’enfant une partie de son identité d’enfant. Mais, d’autre part, elle lui confère le rôle d’acteur en en faisant un joueur comme un autre et donc comme un adulte, avec toutes les caractéristiques qui y sont associées. Il n’y a pas de mépris ou d’infériorité attachée à cette activité, mais une similitude de position et de valeur entre l’adulte et l’enfant quant au jeu qui permet la reconnaissance de chacun comme auteur et maître du jeu et donc acteur. C’est donc son étayage sur le jeu qui conduit la ludothèque à percevoir l’individu comme joueur et donc en l’occurrence comme un sujet à la fois petit et grand, à la fois enfant et acteur.
17On peut penser que c’est avec cette spécificité que la ludothèque ouvre la voie aux autres institutions pour enfants. Des études déjà faites sur d’autres structures comme les centres de loisirs sans hébergement montrent assez clairement que le champ d’action du hors-scolaire est très fortement pris dans l’ambivalence entre divertissement et éducation (Roucous, 1986, Mollo-Bouvier, 2000). L’étude d’autres instances comme les écoles de musique et de danse, les accueils de maison de l’enfance ou de quartier, ou encore les clubs de sports permettrait de confirmer cette analyse, en mesurant la difficulté qui existe pour ces institutions à prendre de la distance avec une visée éducative de l’enfant alors même qu’elles se construisent en marge, voire en opposition, à l’école. On peut donc faire l’hypothèse d’un détournement très massif des fonctions du loisir lorsque celui-ci est construit par l’adulte à destination des enfants. Ces dimensions de socialisation et de développement personnel qui apparaissent comme inhérentes dans les loisirs des adultes seraient détournées en objectifs éducatifs imposés aux acteurs de l’extérieur, annihilant par là-même le concept de loisir dans le domaine de l’enfance.
18L’analyse de cette institution nouvelle qu’est la ludothèque confirme les principes sur lesquels se construit la sociologie de l’enfant. On peut ainsi souligner qu’elle rappelle la nécessité de changer de regard, qu’elle montre l’importance de la culture enfantine ; et surtout qu’elle permet de penser l’enfant en dehors de la famille et de l’école dans des espaces propres ou tout au moins réappropriés par les enfants. Dans un contexte où la rue n’est plus un terrain de jeu, où les terrains d’aventures n’ont pas trouvé leur place dans la ville, où les squares limitent les échanges à une offre d’activité essentiellement motrice et physique, la ludothèque constitue une réalité sociale doublement pertinente pour le sociologue de l’enfance ; d’une part elle se révèle être un espace d’émergence ou de reconnaissance, malgré son ambivalence, d’une nouvelle représentation sociale de l’enfant, d’autre part elle offre un espace-temps d’observation d’un univers enfantin qui trouve peu de place pour se développer.
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Notes de bas de page
1 Nouvelle dénomination du « Salon international du jouet » de Paris qui renvoie à celle de l’ancien « Salon de l’enfance ».
2 Article 31, alinéa 1, de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant.
3 Le monde des ludothèques n’est pas totalement uniforme et il existe des poches de résistance ou de déviance selon ce que l’on considère comme la norme. Voir à ce sujet Roucous, 1997.
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