1Dès la prise de fonction de Claude Le Peletier, la Cour ne manqua pas de relever le contraste entre les scrupules du nouveau ministre et l’activité et la force de caractère de son prédécesseur. Alors que Colbert avait pu s’appuyer sur un vaste cumul d’attributions, Le Peletier ne bénéficia pas d’une situation aussi favorable. Réduit au seul contrôle général des finances, il ne jouit que d’une faible marge de manœuvre et de médiocres capacités d’initiative, et le début de son ministère fut perturbé par la mauvaise volonté avec laquelle Seignelay lui transmit, avec plusieurs mois de retard, les archives de son père. Pourtant, les critiques qui lui furent adressées, tant par les contemporains que par les historiens, ne laissent pas de surprendre : on lui reproche, pêle-mêle, de ne s’occuper que d’affaires secondaires là où Colbert multipliait les réformes ; d’avoir « suivi, autant qu’il put, la tradition de Colbert », selon Ernest Lavisse, qui, après avoir consacré vingt pages à l’administration du Rémois, résume celle de Le Peletier de cette phrase lapidaire1 ; enfin, dans un accès d’inconscience commun aux contrôleurs généraux de la période 1683-1715, d’avoir créé des milliers d’offices inutiles.

2Ces critiques intéressent moins Le Peletier et son action à la tête des finances que les réformes de son prédécesseur et les problèmes du financement des guerres de la seconde partie du règne de Louis XIV. Or, le passage de Claude Le Peletier au contrôle général se situe à la jonction de ces deux époques : commencée sous les auspices des fastes de Versailles, son administration se termina dans les flammes qui ravagèrent le Palatinat. Derrière l’unité apparente d’une période relativement brève, l’action de notre ministre fut très largement dépendante des événements.

Les budgets annuels de Claude Le Peletier (1683-1689)2

3Pendant les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, les ministres des finances durent le plus souvent composer avec des situations d’urgence peu propices à l’expression d’une réflexion économique et financière. De ce point de vue, Colbert apparaît bien loti puisqu’il disposa d’une dizaine d’années de paix pour engager des réformes et les asseoir dans la durée. Claude Le Peletier n’eut pas cette chance. Les six années de son passage à la tête des finances peuvent être divisées en trois séquences autour desquelles il fut forcé d’organiser son action : de la fin 1683 à 1685, Le Peletier dut liquider le passif de la gestion colbertienne ; il disposa ensuite, jusqu’à la fin de 1688, d’une période de calme relatif, interrompue par le déclenchement de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Ce triptyque est clairement visible dans l’évolution du montant et de la composition des recettes entre 1683 et 1689.

4Claude Le Peletier dut faire face à une conjoncture très défavorable dès sa prise de fonction. Aux coûteuses opérations de remboursement de la caisse des emprunts, décidées dès le 25 septembre 1683, s’ajouta la déclaration de guerre de l’Espagne à la France du 26 octobre suivant. Le Peletier fut donc obligé de pourvoir aux dépenses d’un conflit qui, sans dégénérer en guerre européenne, n’en fut pas moins dévoreur d’argent3. Les dépenses militaires, celle des Bâtiments et le remboursement de la caisse des emprunts et de certaines rentes représentèrent 76 % de la dépense. Ce ne fut pourtant qu’en 1684 que se firent véritablement sentir les effets du remboursement de la caisse des emprunts4. Les dépenses augmentèrent alors de près de 40 % et s’établirent à 160 910 276 livres, un chiffre qui ne fut dépassé qu’à partir de 1691, en pleine guerre de la Ligue d’Augsbourg. En un sens, le budget de 1684 s’apparente bien plus aux budgets de la fin du siècle qu’à ceux des décennies 1660 et 1680. Les recettes ordinaires ne couvrirent que 56 % des dépenses, et Le Peletier fut une nouvelle fois obligé de déployer l’éventail des revenus extraordinaires auxquels pouvait avoir recours un contrôleur général sous l’Ancien Régime.

5L’année 1685 se présenta sous de meilleurs auspices. La fin du remboursement de la caisse des emprunts, le 31 décembre 1684, et la conclusion de la trêve de Ratisbonne, le 15 août 1684, permirent à Le Peletier de présenter à la fin de 1684 un projet de dépense réduit à 83 584 200 livres. Les dépenses de 1685 s’élevèrent finalement à 103 344 149 livres, soit une diminution de 36 % par rapport à l’année précédente. Cette baisse s’expliquait principalement par la disparition des charges financières qui avaient grevé le budget de 1684. Les dépenses militaires diminuèrent légèrement, mais cette diminution fut compensée par une augmentation des dépenses liées aux Bâtiments qui atteignirent, avec 15 340 901 livres, leur total le plus élevé de la décennie5. Ce montant s’expliquait par les travaux effectués à l’aqueduc de Maintenon, qui devait amener sur près de quatre-vingts kilomètres une partie des eaux de l’Eure jusqu’à Versailles. Le contrôleur général fut donc une nouvelle fois obligé d’avoir recours aux affaires extraordinaires pour un total de 20 803 868 livres. Le projet de dépenses de Le Peletier pour 1686 était encore plus ambitieux puisqu’il ne montait qu’à 80 054 000 livres6, mais il fut une nouvelle fois dépassé : les dépenses atteignirent finalement 94 456 928 livres. Les dépenses militaires reculèrent une nouvelle fois légèrement (-3,2 %), mais l’essentiel de cette baisse provint du fort recul des dépenses liées aux Bâtiments, qui tombèrent à 7 916 646 livres (-49,5 %). Les revenus ordinaires de 1686 n’atteignirent que 85 762 785 livres, et ne couvrirent que 91 % de la dépense7. Le projet de dépense de 1687 se montait à 81 010 000 livres, mais se révéla, comme les précédents, rapidement caduc8. La dépense de l’année s’éleva à 94 274 900 livres, et les recettes ordinaires à 89 821 756 livres. Ce fut une fois encore insuffisant pour acquitter plus de 95 % des dépenses, mais un tel résultat ne fut plus jamais approché jusqu’à la fin du règne. Entre 1684 et 1687, les dépenses diminuèrent donc de 66 639 532 livres (-41 %) et, plus significativement, de 20 597 010 livres (-18 %) entre 1683 et 1687. La paix qui régna à cette époque et le remboursement définitif de la caisse des emprunts permirent à Le Peletier de diminuer les charges qui pesaient sur les provinces et de réduire le volume des affaires extraordinaires à une part presque symbolique du budget. C’est également pendant cette courte période que prirent place l’essentiel de ses réalisations en matière économique et financière. Cependant, malgré la paix européenne, Le Peletier ne réussit pas à diminuer significativement les dépenses militaires, dont le poids et les dépassements grevaient chaque année les projets de dépenses arrêtés au Conseil.

6La guerre de la Ligue d’Augsbourg commença le 24 septembre 1688. L’année était déjà bien avancée, mais ces quelques mois de conflit suffirent à faire revenir les dépenses à la hauteur de celles de 1683, soit 109 132 060 livres. Les dépenses militaires représentèrent l’essentiel de cette hausse : au total, elles représentèrent 75 % des dépenses9. Cela impliquait que des postes budgétaires civils auraient à souffrir de diminutions plus ou moins importantes, comme les dépenses des ponts et chaussées, qui chutèrent de 36 %. Les recettes ordinaires atteignirent péniblement 91 897 441 livres, soit seulement 84 % des dépenses. De plus, cette somme comprenait des anticipations sur les revenus de 1689 pour un total de 11 000 504 livres (12 % des revenus ordinaires). La situation des fermes générales ne tarda pas à se dégrader, en particulier celle des gabelles10. Le contrôleur général, qui, sur le modèle de Sully, avait constitué une réserve de 2 100 000 livres, dut leur verser 600 000 livres afin de « soutenir leur caisse »11. La situation s’aggrava encore en 1689. Les dépenses atteignirent 138 674 228 livres, en hausse de 27 %. Au total, les dépenses militaires représentèrent 93 405 675 livres (+ 26 %), et 82 % du total des dépenses. Les autres dépenses subirent une nouvelle fois le contrecoup de la primauté donnée aux affaires militaires : les dépenses des bâtiments chutèrent de 57 % et celles des ponts et chaussées de 85 %. Les recettes ordinaires furent portées à 100 503 445 livres mais ne couvrirent que 72 % des dépenses. Le Peletier fut à nouveau obligé, selon sa propre expression, de « choyer » les fermiers et les receveurs généraux, auxquels il demanda des avances de plus en plus considérables. En 1688 et surtout en 1689, le système financier de la monarchie commença donc à donner des signes de faiblesse. La bonne tenue des revenus ordinaires ne doit pas faire illusion : elle s’expliquait en grande partie par le recours massif aux anticipations, qui étaient autant d’emprunts pour lesquels le roi devait accepter des taux d’intérêts élevés, et qui grevaient ainsi les revenus des années suivantes. Les fermiers des gabelles éprouvaient déjà des difficultés à respecter les baux de 1687, jugés trop élevés dans le contexte d’un conflit qui entraînait une chute brutale de l’activité. Dès 1689, les revenus ordinaires ne fournirent plus que les deux tiers de la dépense : malgré tous ses efforts, le contrôleur général des finances n’eut plus d’autre solution que d’avoir massivement recours aux affaires extraordinaires.

Lutter contre les abus des financiers

7La politique menée par Le Peletier à l’égard des financiers a été durement critiquée par les fidèles et les admirateurs de Colbert. À les croire, le nouveau contrôleur général aurait usé de sa position et de ses pouvoirs pour provoquer la chute des principaux clients du Rémois et ruiner leur crédit en leur infligeant des amendes iniques et disproportionnées. Ce faisant, il aurait durablement désorganisé le monde de la finance. Pourtant, à l’exception des condamnations portées contre les traitants des pièces de quatre sols, force est de constater que les poursuites lancées par Le Peletier ne firent que s’inscrire dans la droite ligne des opérations de son prédécesseur. Cette opération de remise en ordre ne fut pas l’apanage du département des finances, mais bien, au tournant des années 1680, l’affaire de l’administration royale tout entière : Seignelay et Louvois y furent également impliqués.

Une mesure de circonstance : l’affaire des pièces de quatre sols

8On a longtemps présenté l’affaire des pièces de quatre sols comme le prétexte utilisé par Claude Le Peletier pour décapiter le clan Colbert après la mort de son fondateur : Desmarets, Bellinzani et plusieurs des principaux financiers du « lobby Colbert » auraient alors succombé sous les coups d’un ministre vengeur à la solde de Louvois. Si l’on écarte la description fantaisiste du renvoi de Desmarets qu’a brossée Saint-Simon et les ressorts émotionnels et dramatiques que le mémorialiste y a artificiellement greffés, cette affaire apparaît bien davantage comme une mesure conjoncturelle, destinée, comme tant d’autres, à réprimer les malversations de quelques financiers indélicats12.

9L’expression de « pièces de quatre sols » désigne l’une des affaires extraordinaires auxquelles eut recours Colbert afin de financer les dépenses militaires de la guerre de Hollande. Une déclaration du 8 avril 1674 ordonna la fabrication de pièces d’argent de deux, trois et quatre sols plus faibles d’un douzième que l’écu. Cette mesure devait permettre de remédier à la disette de menue monnaie et procurer au roi un million de livres de profit grâce à la faiblesse du titre de ces pièces. Leur fabrication fut confiée à Jean-Baptiste Lucot, prête-nom des financiers André Claustrier, Gaspard Hindret de Beaulieu et Abraham Decan, tous trois installés à Lyon. Au mépris de leurs engagements, les adjudicataires firent produire des pièces de quatre sols d’un poids inégal : la différence, au détriment du public, était de six livres onze sols13. Devant la perspective de réaliser un bénéfice de 30 à 40 %, les fermiers fabriquèrent 300 000 marcs de plus que ce qui était originellement prévu14. Colbert ferma les yeux sur ces malversations, dont il avait reçu des preuves indubitables. Le Peletier n’eut pas tant d’égards pour les fraudeurs. À son arrivée à la tête du contrôle général, il ignorait tout de l’affaire, dont Desmarets, chargé des monnaies, s’était bien gardé de faire mention. Informé fortuitement en octobre 168315, Le Peletier fit rendre le 4 décembre un arrêt qui, considérant que les intéressés au bail avaient réalisé des gains excessifs, les condamnait à payer sous quinze jours un million de livres au Trésor royal16. Cet arrêt ordonnait également au procureur général de la Cour des monnaies de lancer une enquête et d’en rendre compte devant Claude Hourlier, président et commissaire général de cette Cour. Clautrier et ses associés reconnurent avoir versé à François Bellinzani, inspecteur général des manufactures, un pot-de-vin de 45 000 livres par an pendant trois ans pour le remercier d’avoir intercédé en leur faveur auprès de Colbert au moment de l’adjudication. Envoyé à Vincennes, Bellinzani fut interrogé et ses papiers saisis. Pour essayer de se disculper, il affirma que Desmarets avait reçu une partie de cette somme, et que l’adjudication du bail dépendait de lui. Malade, l’inspecteur général mourut dans sa prison de Vincennes le 11 mai suivant ; sa veuve et ses héritiers furent condamnés à payer une amende de 200 000 livres, une partie du million de livres réclamé aux fermiers, et à rembourser plusieurs dizaines de milliers de livres de pots-de-vin reçus de divers marchands et financiers17. Claustrier, Hindret, Solu, La Live et les héritiers d’Abraham Decan furent également condamnés à rendre, en plus du million déjà exigé, 529 040 livres18. Quant à Desmarets, il reçut l’ordre de se défaire de son intendance des finances et de se retirer à Maillebois.

10Tout au long de la procédure, loin de vouloir donner une ampleur démesurée à cette affaire, Le Peletier apparaît au contraire désireux de la voir aboutir le plus rapidement possible. Jamais le contrôleur général n’évoqua une extension des poursuites, ou des investigations complémentaires. Une fois les aveux de Bellinzani obtenus, il n’eut de cesse de clore l’instruction dans les meilleurs délais, tant pour tirer le fruit des condamnations prononcées que pour éviter d’alarmer le monde de la finance, dont il avait cruellement besoin pour liquider la caisse des emprunts. Plus qu’une volonté de prendre une revanche ou de persécuter les clients de Colbert, il faut sans doute voir dans l’attitude du contrôleur général l’expression de sa profonde exigence de justice : quelle que fût leur allégeance, les financiers pris en flagrant délit de fraude devaient être poursuivis.

Le recouvrement des débets des comptables

11Après l’affaire des pièces de quatre sols, les thuriféraires de Colbert ont vu dans les poursuites lancées en 1685 contre certains des plus fidèles soutiens du feu contrôleur général une nouvelle preuve de l’hostilité foncière de Le Peletier à leur égard. Lorsqu’on examine les événements et les procédures suivies, il apparaît au contraire que Le Peletier s’est contenté de poursuivre la politique de son prédécesseur et de reprendre à son compte les méthodes mises en place dès 167819. Sous l’Ancien Régime, lorsque, après comparaison des sommes reçues et des dépenses effectuées en contrepartie, il apparaissait que les recettes d’un comptable excédaient ses dépenses, on parlait du débet de ce comptable envers le roi. Pour ce dernier, l’enjeu consistait à apurer ces débets que les comptables, aidés par la remise souvent très tardive de leurs comptes, avaient tendance à conserver dans leurs caisses et à investir dans les affaires extraordinaires ou dans les fermes générales : bien souvent, le roi empruntait ainsi ses propres revenus à des taux d’intérêt très élevés. En 1680, le débet d’Ange Minet, receveur des tailles et taillon de l’élection de Beaujolais, atteignait ainsi 1 583 157 livres20 ! En théorie, ces recherches devaient être menées par le contrôleur général des restes de la Chambre des comptes de Paris, mais cet officier était en butte depuis le milieu du siècle à de nombreuses critiques portant sur le peu d’efficacité de ses procédures.

12Aussi Colbert, saisissant l’opportunité de réduire le périmètre d’activité de cette cour souveraine, confia-t-il dès le début des années 1670 à son neveu Desmarets le soin d’accélérer le recouvrement de ces débets. Tous deux mirent en place un dispositif très élaboré. Dans le ressort de la Chambre des comptes de Paris, qui couvrait quatorze généralités, des résultats du Conseil21 d’octobre 1678 et d’avril 1679 arrêtèrent les sommes dues par les comptables ; des traités furent conclus pour chaque généralité avec des particuliers, qui s’engageaient à verser ces sommes au Trésor royal moyennant une remise de 10 %. Le même système fut utilisé dans les trois généralités dépendant de la chambre des comptes de Rouen. Ces traités portèrent tout d’abord sur les comptes de la période 1630-1678. Les années passant, ils furent pour la plupart prolongés par des traités ultérieurs, et si les prête-noms qui les signaient changèrent, ce furent toujours les receveurs généraux des finances des généralités concernées qui, paradoxalement, servirent de cautions à ces affaires. Dès son arrivée au contrôle général, Le Peletier ordonna à l’ensemble des traitants concernés par le recouvrement des débets de déposer devant le Conseil un état des recettes et dépenses effectuées dans le cadre de ces procédures22. Devant les bons résultats révélés par cet état, le nouveau contrôleur général décida de proroger ce système.

13C’est dans ce contexte qu’intervinrent les poursuites lancées en 1685 au sujet des fraudes commises dans le recouvrement de la taille et de plusieurs affaires extraordinaires des généralités de Bordeaux et de Montauban. Dès 1678, des traités avaient été conclus pour les débets de ces deux généralités. Néanmoins, les procédures autorisées par le contrôleur général des finances après qu’il eut reçu plusieurs plaintes dépassèrent le strict cadre des débets. Les principaux inculpés étaient d’éminents membres du clan Colbert. Louis Berryer et Louis Béchameil, secrétaires du Conseil, furent poursuivis pour leur participation à l’exploitation des forêts aliénées de Normandie en 1655-1660. Béchameil fut également poursuivi « pour les bénéfices illicites qu’il aurait réalisés » dans le recouvrement du don gratuit levé sur le royaume à l’occasion du mariage du roi en 166023. Les frères Bauyn et leurs cousins Paul et Bénigne Dujardin, avaient été chargés en 1662 de faire rentrer les restes des tailles de ces généralités pour les années 1657-1662 ; ils étaient également accusés d’avoir participé à la gigantesque fraude qui eut lieu, entre 1670 et 1675, dans le remboursement des étapes. Prosper Bauyn fut de plus poursuivi pour avoir prélevé des frais de bureau fictifs dans certaines élections de la généralité de Montauban entre 1664 et 1685. Quant à François Gombaut, receveur du taillon pour la généralité de Haute-Guyenne, le Trésor royal lui réclamait 55 000 livres sur ses recouvrements24.

14On procéda dès lors comme dans les autres généralités du royaume : un arrêt du Conseil du 14 avril 1685 ordonna aux comptables des généralités de Bordeaux et de Montauban de rapporter leurs comptes depuis 1635 jusqu’à 168325 et chargea Michel Mestanier de Prasly du « recouvrement des deniers revenants bons, mal imposés et indûment perçus » dans ces généralités, moyennant 400 000 livres avec 1/6 de remise26. Jean Husson, contrôleur général des restes de la Chambre des comptes, fut chargé des poursuites à la requête de Mestanier. Les enquêtes furent confiées aux intendants des généralités concernées et menées de front, mais se révélèrent difficiles. Une enquête sur les pratiques de Berryer, mort en septembre 1686, fut également diligentée en Normandie en 1688. Béchameil fut condamné à payer 220 662 livres en 168827, mais les poursuites entamées contre Berryer ne trouvèrent leur conclusion qu’en 1699. Dujardin fut condamné à payer 74 307 livres et les Bauyn plus de 276 000 livres28. Prosper Bauyn fut finalement condamné à verser un total de 643 472 livres, réduit à 428 981 livres par grâce royale29.

15On le voit, n’eût été la qualité des comptables poursuivis, ces recherches n’auraient sans doute pas défrayé la chronique de la Cour. Preuve qu’elles s’inscrivaient dans un processus global de recherche des débets, Mestanier fut également chargé de reprendre les poursuites dans le ressort de la chambre des comptes de Pau par un arrêt du Conseil du 4 décembre 1685, renouvelé le 19 février 1689 pour la période 1635-1687 : au total, le traité conclu avec Mestanier porta sur plus de 800 000 livres, soit le double des seules poursuites concernant les généralités de Guyenne et de Montauban30. Il est d’ailleurs probable que, sans le déclenchement de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, le dispositif mis en place par Colbert et Le Peletier aurait été pérennisé et reconduit par résultats successifs d’une durée de trois ans environ.

Un effort général d’assainissement de l’État

16En octobre 1684, au milieu d’une longue lettre au roi dans laquelle il dressait un panorama de l’état des finances du royaume après le remboursement de la caisse des emprunts, Le Peletier glissait ces quelques mots :

« Mon frère l’intendant doit se rendre aujourd’huy chez Bartillat, Du Metz et Testu pour y faire les borderaux de l’argent et des espèces qui s’y trouveront. C’est un ordre très bon à observer de temps en temps et lorsque ces messieurs s’y attendent le moins. L’on ne peut douter de leur exactitude ny de leur fidélité, mais rien ne l’assure tant que ces précautions prises par l’ordre de V.M.31. »

17On pourrait voir dans cette déclaration une nouvelle preuve de la méfiance qu’éprouvait le contrôleur général à l’égard des financiers si l’administration royale n’avait été confrontée, depuis la fin de la guerre de Hollande, à une multitude de défaillances et d’escroqueries retentissantes qui impliquaient presque toutes des comptables royaux32. Moins d’un an après l’envoi de cette lettre au roi, le contrôleur général des restes Jean Goujon fut amené à lancer des poursuites contre Dupin et Mélique, propriétaires des trois offices de trésoriers généraux des menus-plaisirs du roi, en raison de 853 804 livres de débets qui avaient été trouvés dans leurs comptes : la vente de leurs charges saisies le 13 août 1685 ne rapporta que 150 000 livres33. Quelques mois plus tard, en 1686, on découvrit que Séraphin Testu, l’un des trésoriers que Le Peletier avait fait surveiller par son frère, avait diverti plus de 250 000 livres sur ses exercices 1684 et 1685. Le scellé fut immédiatement apposé sur ses biens et on envoya Testu à la Bastille pour y être interrogé et jugé par La Reynie34. L’administration du Trésor royal elle-même n’était pas épargnée. Par un arrêt du Conseil du 26 novembre 1682, Colbert avait désigné La Reynie pour enquêter sur les exactions et malversations commises par deux commis du Trésor royal, les sieurs Fournier et Pinel, qui avaient manipulé frauduleusement des assignations de fonds. Les recherches de La Reynie semblent avoir révélé l’existence d’un véritable réseau dirigé par Antoine Le Ménestrel, beau-frère et premier commis de Du Metz, qui aurait abusé de la confiance de son patron et parent35. Il est vrai que l’exemple venait d’en haut. Du Metz lui-même fut accusé, au début de 1684, d’avoir largement profité de trois millions de livres de certifications qui restaient à retirer sur ses comptes des années 1675-1679 et 168136. Malgré de forts soupçons, on finit par considérer que « l’équité exemptait les gardes du Trésor royal de la rigueur de l’ordonnance par la raison de l’obéissance aveugle qu’ils devaient à leurs supérieurs à moins qu’il n’y ait preuve qu’ils aient fait commerce des deniers du roi ». Et l’affaire en resta là.

18Ces malversations dépassaient le cadre de l’administration des finances. Elles touchaient également celles de la Marine et de la Guerre. Dès 1677, Colbert avait fait lancer des recherches sur les comptes de la marine, par lesquelles il parut que de très fortes sommes étaient dues au roi37. Seignelay s’efforça de régler définitivement ces problèmes en ordonnant que les comptes des trésoriers généraux de la marine et des galères seraient vérifiés et corrigés depuis 1660 jusqu’à 1684, et que les veuves et héritiers des trésoriers généraux décédés seraient, si nécessaire, poursuivis38. Lancées sur le même modèle que le recouvrement des débets des comptables des généralités, ces poursuites se révélèrent fructueuses39 : le seul Subleau fut condamné à rendre 1 500 000 livres en 1688 pour cause de faux et de doubles emplois40. En 1685, Seignelay dut faire face à un autre scandale. Le responsable qui supervisait en Bourgogne la fourniture des bois destinés à la marine, Nicolas-Bénigne Duguay, premier président de la chambre des comptes de Bourgogne, et ses associés, étaient coupables de « vol et divertissement des fonds », ce qui supposait des connivences jusque dans les bureaux du département de la marine41. Des lettres patentes du 15 juillet 1687 nommèrent et établirent des commissaires à l’Arsenal et les chargèrent de juger l’affaire42.

19L’administration de la Guerre n’était pas épargnée par ces scandales. Pendant la guerre de Hollande, le système des étapes, destiné à fournir logement et nourriture aux troupes qui circulaient sur le territoire national, fut victime de fraudes à grande échelle, dont la découverte affola Colbert et Louvois43. Après enquête, on constata que ces fraudes avaient cours depuis 1670 au moins. Elles pouvaient consister en de fausses routes, ou « routes imaginaires », qui concernaient des compagnies n’ayant jamais séjourné dans les lieux portés par ces documents ; elles pouvaient également gonfler artificiellement le nombre de soldats composant ces compagnies. Ces documents étaient présentés aux intendants comme authentiques par les étapiers et capitaines, afin d’obtenir le remboursement des sommes engagées. Bien entendu, les fonds destinés par le roi au remboursement des communautés ayant fait l’avance des étapes ne profitaient jamais à ces dernières. Ces fraudes étaient d’autant plus difficiles à débrouiller qu’elles concernaient l’ensemble du territoire et qu’un nombre anormalement élevé de routes avaient été brûlées et détruites. À l’instigation de Colbert, des lettres du 12 avril 1676 établirent une chambre royale à l’Arsenal, chargée de « faire et parfaire le procès souverainement et en dernier ressort, aux auteurs coupables et complices dud. commerce » entre le 1^er janvier 1670 et le 31 décembre 167544. Cette chambre se mit immédiatement au travail et procéda à de nombreux emprisonnements45. La justice royale semblait bien lancée lorsque, le 6 octobre 1676, une déclaration révoqua cette chambre en invoquant « l’inquiétude continuelle » (sic) dans laquelle elle plongeait les familles des receveurs généraux et des traitants et la longueur des procédures que la complexité des premières poursuites laissait entrevoir, longueur qui risquait de faire disparaître les preuves de ces forfaits46. Le contrôleur général était avant tout poussé par d’impérieux besoins d’argent frais47. Aussi préféra-t-il transformer des poursuites criminelles longues et aléatoires en amendes payables immédiatement et, en échange de cet arrangement, garantir l’impunité des contrevenants en interdisant toute reprise ultérieure de ces poursuites. En exécution de cette déclaration, un forfait de 1 800 000 livres fut réparti dans chaque généralité sur les receveurs et les étapiers, tant généraux que particuliers48.

20En arrivant au contrôle général, Le Peletier trouva l’affaire presque dans le même état qu’en 1676. Sollicité, en l’absence d’archives, Desmarets ne put donner que des explications passablement embrouillées49. Il ressortait néanmoins que le traité avait bien été signé et cautionné par plusieurs receveurs généraux, mais que les nécessités du temps et le besoin qu’on avait des accusés pour faire de grosses avances avaient conduit Colbert, en compensation, à abandonner le recouvrement des sommes qu’il portait. Ayant fait reprendre les calculs de son prédécesseur, Le Peletier estima que ces abus ne devaient pas rester impunis, et que si un procès criminel était à présent exclu, les preuves ayant disparu, le paiement d’une taxe proportionnée restait justifié. Le 4 décembre 1685, un arrêt du Conseil ordonna donc que la déclaration du 6 octobre 1676 serait exécutée et que tous ceux qui avaient fait commerce des routes et eu part à la fourniture des étapes payeraient les taxes qui seraient arrêtées au Conseil50. Le 29 décembre 1685, un nouveau traité fut conclu sous le nom de Mestanier de Prasly, pour leur recouvrement51. Cependant, une nouvelle fois, l’exécution de ce traité se révéla difficile, les receveurs généraux obtenant souvent, au Conseil, d’importantes modérations de leurs taxes52.

21Ces malversations n’avaient pu être commises qu’avec la complicité active des employés de l’extraordinaire des guerres en poste dans les provinces, qu’il s’agisse d’officiers (les trésoriers provinciaux de l’extraordinaire des guerres) ou de simples commis. Louvois, dont c’était un des domaines réservés, ne resta donc pas inactif. Le 12 mai 1682, le secrétaire d’État de la Guerre fit publier un arrêt du Conseil rendu à son rapport qui ordonnait à ces trésoriers provinciaux de se mettre en état de rendre leurs comptes et les invitait à remettre leurs quittances de finances et leurs lettres de provision aux trésoriers généraux de l’extraordinaire des guerres afin d’en obtenir le remboursement53. L’objectif de Louvois était double : récupérer au moins une partie des sommes détournées par les trésoriers, et liquider leurs offices, en s’appuyant sur les trésoriers généraux de l’extraordinaire des guerres. La première partie du programme fut lancée le 24 mai 1683, lorsque les trésoriers généraux François Lemaire de Villeromard, Louis Jossier de La Jonchère et Nicolas Leclerc proposèrent de se charger des poursuites et du recouvrement des sommes dues moyennant un forfait de 1 500 000 livres, ce qui fut agréé54. Le recouvrement de ces sommes s’échelonna jusqu’à la fin de la décennie et donna toujours lieu à des arrêts en commandement au rapport de Louvois55. Dans un second temps, un édit du mois de février 1684 prononça la suppression des charges de trésoriers provinciaux de l’extraordinaire des guerres, des garnisons et des régiments, et la réunion de leurs fonctions aux charges des trésoriers généraux, moyennant 1 418 000 livres56. Pour assister les trésoriers généraux dans ces lourdes opérations de suppression, le roi nomma plusieurs commissaires du Conseil dès le 19 févier 1684, parmi lesquels le contrôleur général des finances, son frère Souzy et Benard, conseiller d’État, auxquels fut adjoint Ribeyre en juillet57.

22Les trésoriers généraux de l’extraordinaire des guerres connaissaient eux aussi d’importants revers de fortune. En 1682, Nicolas Leclerc avait abandonné son office de trésorier général ancien, dans lequel il avait succédé à Pierre Leclerc, son père. Cette charge fut finalement cédée le 10 janvier 1682 à Jean de Turmenyes moyennant 750 000 livres58. Quelques mois plus tard, Louis Jossier de La Jonchère, trésorier général triennal, dont les affaires étaient au plus mal, s’absenta « pour s’empescher non seulement de rendre compte du maniement des deniers de sa charge, dont il est redevable de sommes considérables envers S.M., mais aussy pour frustrer ses créanciers, dont il a grand nombre ». Le 19 juillet 1683, un arrêt du Conseil commit Claude Le Peletier et Desmarets pour apposer le scellé sur les biens et effets du fuyard59 ; le 11 septembre suivant, on ordonna la vente de ses meubles et de sa charge de trésorier général60. Cette dernière fut rachetée par les deux autres trésoriers généraux et unie à leurs offices.

23Au terme de ce survol, il apparaît difficile d’approuver les détracteurs de Claude Le Peletier lorsqu’ils stigmatisent sa prétendue rancœur à l’égard de financiers proches de son prédécesseur. Colbert fut le premier à sentir la nécessité d’une reprise en main du monde de la finance. En faisant revenir au premier plan les impérieux besoins d’argent qu’avaient connus les surintendants des finances de la première partie du siècle, la guerre de Hollande contribua à désorganiser le système mis en place par le Rémois après 1661. La multiplication des fraudes et, plus encore, leur présence à tous les niveaux, de la communauté d’habitants au trésorier général, invitent à relativiser la réussite de ses entreprises financières.

Améliorer le fonctionnement courant de l’État

24Tout en déplorant que ses attributions des plus limitées le cantonnassent pour l’essentiel à la fixation et à la levée des impositions, Claude Le Peletier s’efforça dès son arrivée au contrôle général des finances d’y mener une politique active de remise en ordre. Gardons-nous cependant de voir en lui un émule de Colbert, prêt à bouleverser par ses propositions le fragile édifice social, économique et administratif du royaume. Dans la droite ligne des thèmes esquissés par ses résolutions de 1684, l’œuvre de Le Peletier fut discrète et modérée, et concerna des domaines trop spécialisés pour inquiéter le public et porter atteinte à sa confiance dans le crédit de l’État. Elle consista à achever les réformes et les projets lancés par son prédécesseur dans trois directions : la bonne tenue de la comptabilité royale, la réorganisation de l’administration financière et la réformation des domaines.

Remettre à niveau la comptabilité royale

25En arrivant à la tête du contrôle général, Le Peletier avait souhaité s’instruire sur le mouvement des finances depuis le début du siècle et s’était plongé dans la suite des états au vrai conservés dans les archives de la Chambre des comptes. À sa grande surprise, il avait constaté que les cinq derniers états au vrai de la surintendance de Fouquet (1657-1661) n’avaient jamais été arrêtés au Conseil61. Or, au même moment, les recherches effectuées pour le recouvrement des restes dus dans les généralités de Bordeaux et de Montauban lui apprirent qu’il restait « entre les mains des trois trésoriers de l’Épargne plusieurs promesses et billets pour des sommes considérables62 ». Il persuada donc le roi d’ordonner la reddition de ces comptes et leur présentation devant le Conseil royal des finances par les trésoriers de l’Épargne en charge à l’époque63.

26Les trois trésoriers de l’Épargne qu’évoquait Le Peletier n’étaient autres que les derniers titulaires de cette fonction avant sa transformation en celle de garde du Trésor royal. Nicolas Jeannin de Castille, Macé Bertrand, sieur de La Bazinière, et Claude de Guénégaud avaient été condamnés à verser plus de 14 millions de livres par la Chambre de justice et avaient été remplacés par Étienne Jehannot de Bartillat le 28 décembre 1661. En faisant ordonner la reddition des comptes de ces cinq années, Le Peletier ne souhaitait pas rouvrir le dossier de l’accusation, même si les anciens clients du feu surintendant Fouquet, comme Bruant des Carrières, revenaient peu à peu en grâce. Le contrôleur général confia ce travail à son beau-frère François de Paris des Coutes, chef du bureau de la vérification des états au vrai, qui pouvait s’appuyer sur son expérience de procureur à la Chambre des comptes. Ce travail ne pouvait être mené à bien qu’avec la coopération des trésoriers de l’Épargne concernés en leur donnant accès aux registres, rôles, états et ordonnances qui avaient été mis sous scellé pendant la chambre de justice et transportés à la Bastille64. L’un des principaux problèmes résidait dans les promesses faites par des comptables et autres financiers pour raison de traités, d’avances ou de prêts qui se trouvaient en la possession des trois trésoriers. Par un arrêt du 24 juillet 1683, Colbert leur avait ordonné de lui en remettre un état certifié véritable65, sans expliquer davantage ses intentions. Ses documents et instructions sur ces matières ayant disparu, Le Peletier interrogea une fois de plus Desmarets, toujours sans succès66. Finalement, Le Peletier ordonna au contrôleur général des restes de la Chambre des comptes de faire les poursuites nécessaires au recouvrement des sommes contenues dans ces promesses. À force de travail, Paris des Coutes réussit à dresser les états au vrai de ces cinq années, et Le Peletier les fit progressivement arrêter par le Conseil royal des finances entre 1684 et 168867. Le contrôleur général les examina attentivement pour sa propre édification et ce survol d’une période troublée le conforta dans sa conviction qu’une gestion saine et transparente des finances royales était indispensable. Aussi ordonna-t-il que les états au vrai des années 1681 et 1682, que Colbert, signe de la désorganisation du contrôle général, n’avait pas encore fait arrêter, fussent présentés dans les plus brefs délais devant le Conseil royal des finances. L’état au vrai de l’année 1681 fut donc arrêté le 25 juillet 1684 et celui de 1682 le 28 octobre suivant68.

27Ces opérations amenèrent Le Peletier à s’apercevoir que les sommes portées tant en recette qu’en dépense sur l’état au vrai rendu par les gardes du Trésor étaient différentes de celles qui figuraient sur les registres des fonds et le journal du roi69. Cette situation incongrue et préoccupante trouva rapidement son explication. Le garde du Trésor royal en exercice donnait chaque mois aux services du premier commis tenant les registres du roi une feuille présentant la recette qu’il avait faite comptant dans le mois, et la dépense, à savoir les ordonnances qui avaient été expédiées et qui devaient être payées dans le mois. Lors d’une séance du Conseil royal des finances, le montant de ces recettes et dépenses mensuelles était enregistré sur le journal et porté dans le registre des fonds, dont la récapitulation à la fin de l’année permettait d’obtenir la recette et la dépense annuelle. Ce dispositif présentait toutefois une faiblesse : on considérait sur le même plan les recettes et les dépenses effectivement faites par le garde du Trésor royal, et celles qu’il était censé devoir faire. Or, il pouvait arriver qu’un receveur général ne puisse honorer ses versements ou qu’une ordonnance ne soit pas payée à un particulier. De plus, le garde du Trésor royal avait tendance à intégrer à l’exercice en cours des recettes et des dépenses provenant de ses exercices antérieurs, ou à employer des recettes extraordinaires qui n’étaient pas enregistrées dans les registres du roi. Ainsi, la dépense de l’état au vrai 1681 du garde du Trésor royal montait-elle à 139 940 330 livres, alors que celle portée sur le journal atteignait 141 040 090 livres, soit une différence de 1 099 760 livres. Le Peletier réforma ce système en ordonnant de calculer à partir de 1685 le montant des dépenses en ne prenant en compte que celles qui auraient été véritablement acquittées dans l’année. Ce nouvel ordre permit d’éviter ces incohérences et, surtout, de connaître à tout moment le montant des sommes disponibles au Trésor royal et des dépenses qui restaient à payer70.

Terminer la réorganisation de l’administration royale

28Dans la décennie 1661-1670, Colbert avait lancé une vaste entreprise de réorganisation de l’administration royale. Le contrôleur général ambitionnait d’une part de supprimer les offices inutiles, créés pour faire rentrer rapidement de l’argent dans les caisses du roi et, d’autre part, de reprendre le contrôle d’emplois jugés stratégiques, comme les charges de trésoriers de l’Épargne ou de receveur des revenus casuels, en les faisant pourvoir par commission. Les résultats de cette politique sont bien connus : suppression des charges de contrôleurs généraux des finances, de trésoriers de l’Épargne, de receveur général des revenus casuels, de grands maîtres des eaux et forêts, des charges triennales de receveur général des finances, etc. Colbert utilisa avec habileté les taxes prononcées contre les financiers par la chambre de justice de 1664 pour amener ces derniers à se défaire de leurs charges ou pour les leur rembourser. Le début de la guerre de Hollande l’avait empêché d’aller jusqu’au bout de sa logique, et quelques parties de l’administration royale restaient à réformer. C’est la tâche à laquelle s’attela Le Peletier à partir de 1685, sans pourtant bénéficier d’un levier aussi efficace que la chambre de 1664.

29Lancée par un édit de janvier 1685, la première réforme du nouveau contrôleur général des finances concerna les élections et les greniers à sel71. Elle s’inscrivait dans une filiation étroite avec les objectifs de son prédécesseur. Dès 1661, un édit avait supprimé tous les officiers des élections créés depuis le 1^er janvier 1630 et réduit le nombre des autres. Le même édit avait également diminué le nombre des officiers des greniers à sel, mais ces derniers avaient été provisoirement rétablis par un autre édit de décembre 1663. À présent que la paix était revenue, Le Peletier souhaitait réduire le nombre des officiers des élections et greniers à sel au strict nécessaire pour rendre la justice. Dans les villes où coexistaient une élection et un grenier à sel, le contrôleur général se proposait de faire fusionner ces officiers dans un seul corps d’« élection et grenier à sel ». Ces nouvelles juridictions devaient reprendre à la fois les compétences des élus, dans l’étendue de leur ancien siège d’élection, et des juges des gabelles, dans les paroisses qui composaient le ressort de ces greniers. L’effectif de ce nouveau corps variait en fonction de la taille du ressort à desservir. Toutes les charges excédentaires devaient être supprimées et remboursées, le roi se réservant le choix des officiers qu’il souhaitait conserver. Le contrôleur général sut faire preuve de souplesse dans l’exécution de cette réforme. Plutôt que de décider seul de tout au Conseil, il s’appuya sur les intendants pour choisir les officiers qui devaient être conservés72. Tout en faisant preuve de fermeté, il accepta de transiger dans les cas où les effectifs fixés par l’édit de janvier 1685 étaient incompatibles avec l’activité des juridictions73.

30Quelques mois plus tard, par un édit d’avril 1685, Le Peletier réorganisa complètement l’administration des domaines et des bois. L’administration des domaines avait suivi une évolution quelque peu chaotique depuis le XVI^e siècle. Par un édit d’août 1669, Colbert avait fait supprimer toutes les charges de receveurs et contrôleurs des domaines, pour les remplacer par deux trésoriers généraux des domaines et deux contrôleurs généraux des domaines créés dans le ressort de chaque chambre des comptes du royaume74. Mais la réforme se grippa lorsque ces nouvelles charges ne furent pas levées aux revenus casuels ; en 1673, une nouvelle réforme aboutit au même constat d’échec, ce qui privait le roi du suivi des droits de son domaine affermés ou engagés. En 1685, la réforme devenait urgente, faute de quoi le roi ne serait bientôt plus en mesure de distinguer les droits qui avaient été usurpés, ce qui aurait réduit à néant tous les efforts déployés pour la confection du terrier royal. L’édit susmentionné créa donc un office de receveur général des domaines dans chaque province et généralité du royaume, ainsi que pour les provinces frontières. Ces officiers devaient jouer le même rôle que les trésoriers et receveurs créés en 1669 et en 1673 pour le paiement des charges assignées sur les domaines. Dans le même temps, les offices créés depuis 1669 et tous ceux de receveurs et contrôleurs généraux et particuliers des bois étaient supprimés, à l’exception des charges de contrôleurs généraux des domaines de la Chambre des comptes de Paris75. Même si cette création rencontra un succès bien plus grand que celles de 1669 et de 1673, il fallut plus de deux ans pour que toutes les charges de receveurs généraux des domaines et bois fussent pourvues76. Ne disposant pas des ressources extraordinaires procurées par une chambre de justice, Le Peletier fut obligé de concevoir sa réforme comme s’autofinançant. Grâce à l’habilité de Le Gorlier de Verneuil, chef du bureau des domaines, l’opération dégagea quand même un bénéfice de 128 343 livres, le produit des ventes se révélant supérieur au coût des remboursements77.

31Le Peletier chercha également à renforcer l’armature administrative et judiciaire du royaume, et accessoirement à assurer au roi des revenus supplémentaires en essayant de trouver des titulaires aux nombreuses charges existantes qui restaient vacantes aux revenus casuels depuis plusieurs années. Un arrêt du Conseil du 16 décembre 1684 ordonna que des listes d’offices vacants seraient publiées dans les bureaux des finances du royaume. La mesure n’ayant pas produit l’effet attendu, un nouvel arrêt du 7 juillet 1685 ordonna que les rôles d’offices vacants seraient envoyés par le receveur des revenus casuels aux receveurs généraux des finances, qui disposeraient d’un délai d’un an pour les « remplir d’officiers »78. La mesure fut renouvelée par des arrêts des 1^er mars 1686 et 3 janvier 1688 et étendue aux offices qui étaient exercés par commission ou par simple matricule. Au début de 1688, des recherches permirent d’établir que la finance des offices vacants était encore supérieure à 5 millions de livres79. Ce n’est qu’à partir du mois de mars de cette année-là que des progrès sensibles furent faits, lorsque Le Peletier demanda aux receveurs généraux de verser dans un délai d’un mois une avance de 500 000 livres, qui devait être remboursée sur le produit des ventes80. Avec le début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, l’opération fut reconduite le 4 septembre 1688 et le 29 janvier 1689, pour à chaque fois 500 000 livres supplémentaires81.

32Ce n’est donc pas par tempérament que Le Peletier se lança dans la création des « milliers d’offices inutiles » qui lui furent tant reprochés. Au contraire, il eut le regret de voir ses réalisations balayées dès 1689 par les besoins de numéraire. Ainsi, en 1694, un édit prononça-t-il la désunion des greniers à sel et des élections, avec érection d’offices dans les greniers à sel concernés82. L’édit justifiait ce retour en arrière par l’impossibilité pour les officiers, trop occupés par les affaires des tailles et des aides, de lutter efficacement contre le faux-saunage, mais c’est bien un motif fiscal qui détermina cette réforme. De même, en 1689, plusieurs édits créèrent successivement, en février, seize charges de grands maîtres des eaux et forêts83, et, en décembre, une charge de contrôleur général des domaines dans chaque généralité du royaume84, signant la fin des tentatives de réformes de l’administration royale dont Colbert et Le Peletier, chacun selon leur méthode, avaient montré le bien-fondé.

Collecter, archiver, conserver

33La grande opération de reconstitution du domaine royal lancée par Colbert après 1666 avait pour objectif d’en augmenter le revenu. S’il n’était plus possible que le roi « vive du sien », ces revenus supplémentaires devaient permettre de diminuer, en proportion, les charges pesant sur les peuples et le recours à certaines affaires extraordinaires. Colbert réussit à faire passer les prix des baux des domaines de 1 160 000 livres en 1666 à 5 540 000 livres en 1681. Cependant, comme l’avaient montré les conséquences de la suppression malheureuse des receveurs généraux des domaines en 1669, il ne suffisait pas de reconstituer le domaine royal ; encore fallait-il le conserver et, pour cela, en connaître l’étendue et les limites. Par un arrêt du 4 janvier 1673, Colbert relança donc la confection du papier terrier85 décidée par un règlement de 165986. Toutefois, cette entreprise ne débuta vraiment qu’avec le retour de la paix en 1678, et était loin d’être terminée en 1683. Il revint à Le Peletier de la poursuivre et d’assurer la conservation et la mise à jour des documents ainsi produits.

34Dès le mois de décembre 1683, le nouveau contrôleur général s’informa des modalités de cette entreprise et de son état d’avancement87. L’inspirateur de cette relance semble avoir été Claude Le Gorlier de Verneuil. Ce dernier communiqua en 1683-1684 plusieurs longs mémoires au contrôle général, qui insistaient sur l’importance du papier terrier tout en reconnaissant qu’il faudrait « renouveler ce travail tous les trente ans au moins ». Un « état des papiers terriers dans les vingt-quatre généralités du royaume » dressé au début de 1684 révéla au contrôleur général l’ampleur de la tâche à accomplir. Seuls avaient été renvoyés à la Chambre des comptes les terriers des généralités de Champagne, d’Auvergne, de Bourbonnais, d’une partie de la généralité de Lyon et des comtés de Beaufort et d’Amboise dans la généralité de Tours. Parmi les terriers « presque achevés et commencés depuis longtemps » figuraient ceux des généralités de Languedoc, de Bretagne, de Béarn, de Montauban, de Lyon, de Poitou, de Dauphiné et de la ville et faubourg de Paris. Les autres terriers restaient embryonnaires ou devaient, comme dans les trois généralités normandes, être complètement repris88.

35L’avancement de ce travail reposait sur les intendants des provinces, aidés par un trésorier de France et le procureur du roi de chaque bureau des finances89. Le Peletier nomma de nouveaux commissaires pour assister les intendants90, mais il semble également avoir su faire preuve de pragmatisme devant la lenteur de l’entreprise, qu’il arrêta pendant quelques mois en 1684, sauf dans les provinces les plus avancées91. Pour accélérer sa mise en œuvre, le contrôleur général résolut de s’appuyer davantage sur les archives des chambres des comptes des provinces et y dépêcha des commissaires spéciaux chargés de les classer et de les inventorier. À Lille, par exemple, Jean Godefroy, commis à la garde des archives de la chambre des comptes, y organisa « une sorte de Trésor des chartes ». En 1688, Claude Le Peletier ordonna aux intendants de « faire dresser des inventaires de tous les dépôts, chambres des comptes ou bureaux des finances » et d’en envoyer un double à la Chambre des comptes de Paris. Pontchartrain reprit et officialisa cette mesure par l’édit de décembre 1691 qui ordonna la constitution du dépôt général des terriers92. Il semble que les résultats n’aient pas entièrement répondu aux espérances de Le Peletier. À partir de septembre 1688, le début des hostilités l’empêcha de poursuivre ce travail et l’obligea à se consacrer exclusivement aux questions proprement financières.

36Il ne suffisait pas d’ordonner la rédaction de ces précieux documents. Il fallait encore les mettre à jour, tâche confiée, on l’a vu, aux receveurs généraux des domaines et bois créés en 1685, et les conserver dans de bonnes conditions. Colbert lui-même s’était plusieurs fois alarmé du mauvais état des locaux où se trouvaient entreposées les archives des juridictions parisiennes et provinciales. Le Peletier fit le même constat : au Parlement de Paris, « le lieu du dépost des registes […] est si petit que lesd. registres ne peuvent y estre tenus avec l’ordre nécessaire93 ». Aussi lança-t-il, dès que la situation l’exigea, de grands travaux de classement et de remise à niveau des bâtiments abritant ces archives, afin de parer aux situations les plus urgentes. Un entrepreneur privé édifia dans le Palais de Lyon, pour 4 200 livres, « un dépôt public pour les sentences et minutes des notaires », qui fut livré en 168694. La même année, l’intendant de Béarn Desmarets de Vaubourg lança une grande vérification des titres du trésor de la chambre des comptes de Pau, et fit remarquer que « le lieu où ces titres sont enfermez est presque inhabitable pendant l’hyver à cause qu’il est extrêmement bas et humide95 ». À Dijon, les réparations faites en 1688 aux bâtiments de la chambre des comptes étaient destinées à « mettre les titres et papiers de la chambre en ordre et en seureté96 ».

37Toujours dans un souci d’efficacité, Claude Le Peletier appliqua ces sages principes à ses propres services et organisa la conservation des papiers et correspondances du contrôle général des finances. Sans doute se souvenait-il des difficultés qu’il avait rencontrées pour se faire remettre les registres et les dossiers de Colbert… Le contrôleur général commença par ordonner la création d’un dépôt des minutes du Conseil des finances. Jusqu’alors, la plupart de ces minutes demeuraient aux mains des héritiers des secrétaires qui servaient par quartier, et, lorsqu’un arrêt en ordonnait la remise au successeur, il était rare que l’exécution de cette mesure ne fût pas entravée ou arrêtée complètement par les ayants droit du défunt. Les minutes devaient théoriquement être déposées au Louvre et, par un arrêt du 17 décembre 1678, l’intendant des finances Vincent Hotman avait été commis pour en faire l’inventaire. Devant l’échec des mesures prises par Colbert, Le Peletier décida par un arrêt du Conseil du 5 septembre 1684 de confier la responsabilité de ce dépôt des minutes du Conseil des finances à l’un des secrétaires du Conseil, Claude Coquille, auquel furent remises les clefs de l’appartement du Louvre97. L’arrêt portait également obligation aux secrétaires qui sortaient de charge, ou à leurs successeurs en cas de décès, de porter leurs minutes à ce dépôt. Cette mesure aurait sans doute connu le même sort que les précédentes si, désirant donner à ce dépôt une masse critique et rendre son usage indispensable, Le Peletier n’avait ordonné, par le même arrêt, d’y réunir les archives de la dernière chambre de justice, qui se trouvaient toujours entre les mains de son greffier, Joseph Foucault. Peu après, le contrôleur général y fit également déposer les dossiers des commissions extraordinaires du Conseil, les papiers de Fouquet, des trésoriers de l’Épargne Jeannin de Castille, Guénégaud et La Bazinière98, et de plusieurs comptables du roi et secrétaires du Conseil au fur et à mesure de leur décès ou de leur faillite. Dans ce dernier cas de figure, le contrôleur général commettait par un arrêt du Conseil un intendant des finances et un secrétaire du Conseil, généralement Claude Coquille, pour se rendre au logis et apposer le scellé sur les biens et les papiers ; dans un deuxième temps, les commissaires revenaient sur les lieux pour en dresser un inventaire ; enfin, les papiers mis en ordre étaient transportés au Louvre et confiés à la garde de Coquille. À titre d’exemple, les travaux d’inventaire des papiers de la Chambre de justice de 1661 effectués chez Foucault et ceux des minutes des greffiers du Conseil chez la veuve de Hotman en 1687 mobilisèrent sept commis qui noircirent plus de 6 000 feuillets99. Selon les termes de l’arrêt du 5 septembre 1684, tous ces papiers auraient dû être réunis dans un appartement du Louvre et constituer ainsi un dépôt homogène. Cependant, cet appartement n’était pas encore disponible et devait dans tous les cas faire l’objet de plusieurs aménagements. Aussi Coquille fut-il obligé de les accueillir chez lui. À la longue, son logement ne put suffire à absorber l’afflux de papiers et des chambres supplémentaires durent être louées pour accueillir des milliers de sacs et de dossiers100. Pontchartrain consacra cette réforme en créant, par un édit d’août 1691, un office de garde des anciennes minutes du Conseil des finances et des commissions extraordinaires qui fut levé par Antoine Hersant, secrétaire de Pussort, moyennant 100 000 livres101.

38Loin d’être anecdotique, l’intérêt que porta Le Peletier aux archives centrales et à celles des provinces, bien plus que Colbert, est révélateur de la montée en puissance de la monarchie administrative, désireuse d’asseoir son pouvoir sur des preuves incontestables, même si la création d’un véritable service d’archives au sein du ministère des finances revint à Desmarets. Cet intérêt fut d’ailleurs contemporain de celui d’autres ministres, tel Louvois qui établit en 1688 le dépôt des archives de la Guerre, et Torcy qui, en mars 1710, créa un dépôt identique pour les Affaires étrangères102.

La ferme générale

39La gestion des fermes générales est sans doute le domaine où l’action de Claude Le Peletier s’éloigna le plus des principes et des perspectives définis par Colbert. On a vu qu’une partie du programme rédigé par le nouveau contrôleur général en 1683-1684 était consacrée aux fermes, ou, plutôt, aux fermiers. Car si, à l’occasion du renouvellement des fermes de 1687, Le Peletier modifia le dispositif patiemment bâti par Colbert depuis 1661, ce fut davantage pour mieux en contrôler les acteurs, dont il avait pu constater les insuffisances aussi bien morales qu’administratives, que pour infléchir les objectifs qui sous-tendaient le principe même de l’adjudication des fermes.

La lente mise en place des fermes générales

40Le système de l’affermage de la perception des impositions indirectes était en vigueur depuis le début de l’époque moderne103. Ce système présentait de nombreux avantages pour le roi : il garantissait la rentrée rapide et à échéances régulières d’argent frais ; il dispensait le roi de recruter et de rémunérer une administration dédiée à cette perception, laissant ce soin aux fermiers ; il permettait, enfin, de faire tomber l’impopularité des prélèvements sur les receveurs des fermes et leurs cautions plutôt que sur l’administration royale. Les fondements de l’affermage restèrent quasiment inchangés jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Au niveau national comme au niveau local (on parlait alors de « sous-fermes », et d’« arrières-fermes »), ils reposaient sur la constitution d’une compagnie de financiers qui signaient, après avoir obtenu l’adjudication de la ferme (ou de la sous-ferme), un acte de société précisant la part qui revenait à chacun des associés104, le montant des droits de présence et des avances qu’ils étaient tenus de faire, ainsi que les modalités de gestion courante de cette véritable entreprise commerciale105.

41Du XVI^e siècle jusqu’à 1726, le fil conducteur de l’histoire des fermes est celui d’une lente concentration, voulue par les monarques successifs car, en diminuant les frais de gestion et le nombre d’interlocuteurs, elle permettait d’augmenter le revenu du roi, d’en simplifier le prélèvement et d’utiliser les fermes comme un instrument d’uniformisation du royaume. Dès 1541, on assista à une tentative d’unification des droits de gabelle, mais les révoltes qui agitèrent le Sud-Ouest obligèrent François I^er à rétablir l’ancien mode de perception. Il fallut attendre 1598 et Sully pour que les grandes gabelles soient unifiées. La même année, les traites106 des provinces allant de la Normandie à la Champagne et du Poitou à la Picardie furent unifiées sous le nom de « cinq grosses fermes ». Enfin, en 1604, on rassembla les fermes particulières des aides107. C’est avec Colbert que ce mouvement de concentration connut une accélération définitive108. Dès 1662, la ferme générale des entrées fut intégrée à celle des aides. En octobre 1664, la ferme du convoi de Bordeaux fut réunie à la ferme générale des cinq grosses fermes109. Six ensembles de fermes coexistaient encore au début des années 1680 : les fermes unies (grandes gabelles et cinq grosses fermes), les petites gabelles, les tabacs, le domaine d’Occident, les aides et entrées et les domaines.

42C’est entre 1680 et 1691 que se réalisa véritablement l’union des fermes. En 1680, Colbert fit adjuger les fermes unies à Claude Boutet en y adjoignant les aides et entrées et en intégrant les tabacs aux cinq grosses fermes. Dès 1681, le contrôleur général des finances s’aperçut que ses services avaient très mal évalué la progression des recettes de la ferme des aides et entrées qu’avaient entraînée les annexions du traité de Nimègue : les fermiers allaient réaliser un profit énorme au détriment des revenus du roi110. Dans le même temps, le bail des domaines arrivait lui aussi à échéance à la fin de l’année 1681. Informés des profits exceptionnels qu’allaient réaliser Boutet et ses cautions, les intéressés des domaines choisirent de faire une contre-proposition au contrôleur général : ils offrirent 2 700 000 livres au-delà du prix du bail Boutet à condition que les deux baux soient unis. Le 1^er juillet 1681, Colbert résolut de casser le bail Boutet et de refaire adjuger les fermes en prenant pour prix de départ l’enchère des fermiers du domaine. La solution de l’union des fermes finit par prévaloir et le bail Jean Fauconnet fut conclu pour 57 570 000 livres par an.

43C’est néanmoins à tort que l’on considère le bail Boutet ou, plus souvent, le bail Fauconnet comme signant l’acte de naissance de la « ferme générale ». En effet, plusieurs fermes en restaient encore distinctes et Colbert puis Le Peletier ne les intégrèrent que progressivement entre 1681 et 1687. Les premières concernaient les pays dits de « petite gabelle ». La ferme des gabelles de Dauphiné, Provence et Lyonnais passa dès le mois d’août 1682 sous le contrôle des fermiers de Fauconnet111. Le Peletier termina l’œuvre de son prédécesseur en réunissant la ferme des gabelles de Languedoc et de Roussillon au bail Fauconnet en septembre 1685112. Cependant, c’est en réunissant la ferme du domaine d’Occident au bail des fermes unies que Le Peletier innova véritablement. Un édit de décembre 1674 avait supprimé la compagnie des Indes occidentales et ordonné l’adjudication des domaines jusqu’alors gérés par cette compagnie. Le bail en avait été attribué en 1675 à Jean Oudiette, moyennant 350 000 livres par an. Le 10 février 1685, les droits qui composaient cette ferme furent adjugés à Fauconnet pour 500 000 livres par an113. Cette très forte augmentation était due à l’entreprise de vérification des comptes du fermier lancée par Le Peletier en 1684114. Les premières vérifications furent confiées au célèbre Jacques Savary, qui fut en mesure d’estimer les revenus de cette ferme à 500 000 livres, chiffre finalement retenu. Dans un second temps, Savary approfondit ses recherches et passa au crible les justificatifs des appointements, des passeports et des cahiers de frais de cette direction115. À sa mort en 1690, Savary faisait encore miroiter au contrôleur général la possibilité de porter le prix du bail du domaine d’Occident à 800 000 livres par an.

44En 1687, le mouvement de concentration des fermes apparaissait donc quasiment achevé. Seule manquait la consécration d’un bail unique pour pouvoir véritablement évoquer des « fermes générales »116. D’après leurs politiques respectives, il n’existe pas de solution de continuité entre Colbert et Le Peletier, le second ayant achevé l’œuvre du premier.

Le renouvellement des fermes de 1687

45Le Peletier semblait si décidé à confirmer les orientations de Colbert que sa décision de séparer de nouveau les fermes en 1687 n’en apparut que plus surprenante. Au XVIII^e siècle, plusieurs financiers se montrèrent très critiques à l’égard de cette mesure. L’un de ces mémoires, que l’on peut dater de 1730 environ, est assez représentatif de la façon dont l’administration de Claude Le Peletier était perçue. Le ton est donné dès sa première phrase :

« Toute l’Europe a reconnu M. Colbert pour le plus grand des ministres qui ayent gouverné le finances du royaume. Ses plus grands ennemis n’ont pu se dispenser d’en convenir. Tous ses successeurs ont essayé de le prendre pour modelle et de suivre ses maximes. Et […] aucun n’y est encore parvenu117. »

46Le Peletier ne pouvait donc s’élever à la hauteur du Rémois, et il le prouva en se focalisant sur de « petits objets » :

« Élevé et nourry dans les principes austères d’une jurisprudence qui ne connoissoit, dans les premiers siècles de la Monarchie, de véritables revenus pour les rois que les domaines de la couronne, le successeur de M. Colbert employa les premières années de son administration à perfectionner celle des domaines du roy. »

47Et quand cet incompétent se piqua de grands projets, il ne fit que provoquer des catastrophes, la pire étant le renouvellement des fermes de 1687 :

« On s’apperçut dès la première année des baux de Domergue et Charrière qu’ils ne pouvoient se soutenir, on en fit des remontrances également équitables et vives, et il fallut enfin en venir à une résiliation de ces deux baux qui ont été la source de tous ceux qui ont été faits depuis sous différents noms et la cause première de la décadence des fermes du roy. »

48Ce mémoire offre l’avantage de présenter en quelques phrases toutes les pièces de l’accusation : le prix des baux de 1687 fut trop élevé ; séparés, les gabelles et les cinq grosses fermes, d’un côté, les aides et domaines, de l’autre, ne purent se soutenir mutuellement ; enfin, dès 1688, la situation des fermiers devint catastrophique, au point que l’on fut obligé de résilier les deux baux dans l’urgence. Sans vouloir à tout prix réhabiliter Claude Le Peletier, il convient néanmoins de reprendre ces affirmations, voire de les contredire, chiffres à l’appui.

49Le 26 octobre 1686, un arrêt du Conseil ordonna la publication et l’adjudication au dernier enchérisseur de l’ensemble des fermes réunies sous le nom de Fauconnet depuis 1685118. Après plusieurs enchères, les fermes furent adjugées le 18 mars 1687 à deux compagnies de fermiers : les fermes générales des gabelles, cinq grosses fermes, salines et domaines de Lorraine et Franche-Comté, du tabac, de l’étain, du domaine d’Occident revinrent à une compagnie représentée par Pierre Domergue, alors que les fermes générales des aides de France, entrées de Paris et de Rouen, domaines de France et droits domaniaux du roi étaient adjugés à Christophe Charrière. Deux sociétés furent donc constituées et reconnues devant notaires, et l’administration de la ferme fut scindée afin de prendre en compte leurs limites respectives119. On l’a dit, cette situation semble si conforme aux projets couchés sur le papier en 1683-1684 par le contrôleur général des finances qu’il est difficile de ne pas y voir la main de Le Peletier. Ce dernier n’aurait-il pas fait pression sur les fermiers pour qu’ils se répartissent selon ses désirs ? Le déroulement de l’adjudication de 1687 vient détruire cet argumentaire : au contraire, les mêmes causes qui avaient provoqué, en 1681, l’union des fermes, à savoir l’offre supérieure d’un groupe de fermiers sur un autre, provoqua leur désunion en 1687120.

50Dans les écrits des économistes de la première moitié du XVIII^e siècle, on sent qu’il entre presque une part de sacrilège dans la décision du contrôleur général de scinder un objet aussi cohérent que la ferme générale. C’est oublier que cette institution n’en était qu’à ses débuts en 1687. Pontchartrain n’hésita d’ailleurs pas à revenir sur un dogme qui n’avait pas encore véritablement d’existence. Les fermiers eux-mêmes le ressentaient ainsi, car les compagnies de financiers ne formaient pas forcément un bloc uni. À plus forte raison, une compagnie comme celle qui exploitait le bail Fauconnet, née en 1681 de la fusion obligée de deux groupes concurrents, était traversée de multiples lignes de fracture. Ces tensions avaient été avivées par plusieurs scandales qui avaient frappé la compagnie peu de temps après sa création. À peine un mois après la signature de l’acte de société, le 7 août 1681, un arrêt du Conseil avait exclu Pierre Rouvière du bail car il n’avait pas été en mesure de fournir les 200 000 livres d’avances requises121. Le 18 décembre 1683, un autre intéressé, Jean Chérouvrier Desgrassières, dans une situation délicate, demanda le remboursement de ses avances122. Il était en fait soupçonné d’avoir diverti des fonds dans les caisses des fermes et sa culpabilité éclata bientôt au grand jour123. La banqueroute de Jean-Claude Gruslé, un des caissiers des fermes, vint définitivement rendre l’atmosphère irrespirable entre les associés d’hier. Après avoir pris la fuite, Gruslé fut accusé d’avoir détourné plus de 600 000 livres de sa caisse avec la complicité active de Chérouvrier Desgrassières et de Frémont. C’en fut trop pour une grande partie de la compagnie, qui demanda au contrôleur général d’exclure Frémont du bail et de l’obliger avec Chérouvrier Desgrassières à rembourser les 600 000 livres manquantes. Cependant, malgré les instances de ses adversaires, Le Peletier fut obligé de temporiser, si grande était l’importance de Frémont dans le bail général. Il est certain que ces affaires, jointes aux poursuites en cours sur les baux antérieurs124, incitèrent le contrôleur général à renforcer la surveillance qu’il exerçait sur les fermes. Elles achevèrent probablement de le convaincre de l’impossibilité de maintenir la compagnie de Fauconnet dans sa configuration des années 1685-1687. Remise dans cette perspective, la décision de séparer les fermes en deux baux en 1687 apparaît au contraire assez logique et conforme aux intérêts financiers du roi.

51Le second reproche fait à Le Peletier est d’avoir poussé trop haut le prix des baux : étranglés par les exigences du contrôleur général, les fermiers généraux auraient été incapables de respecter leurs engagements et auraient perdu des millions de livres. La hausse semble en effet très importante lorsque l’on compare les montants du bail Fauconnet et ceux de 1687 : elle dépasse les 9 %.

52Encore faudrait-il comparer des masses identiques. Le Peletier ayant accordé plusieurs remises aux fermiers des aides à partir de 1684, l’augmentation de 1687 se concentre presque entièrement sur les fermes des gabelles dont le prix est pourtant d’ordinaire l’un des plus stables, la consommation de sel n’étant pas susceptible de trop grandes variations. Et pour cause : la rubrique « gabelles » du bail Domergue de 1687 comprend non seulement les « grandes gabelles », mais également les « petites gabelles » réunies, on l’a vu, en 1682 et en 1685. À périmètre constant, l’augmentation apparaît donc minime. Le Peletier avait parfaitement conscience de la nécessité de modérer les enchères, un fermier solvable et moins disant valant mieux que la promesse d’une somme supérieure qui ne serait jamais versée125. Il n’est donc pas surprenant que, contrairement aux assertions du mémoire cité au début de ce développement, la ferme des aides et domaines ait été assez largement bénéficiaire jusqu’en 1691.

53Certes, Pontchartrain fut obligé d’accorder à deux reprises des diminutions aux sous-fermiers, le 6 mai 1690 et le 21 mai 1691, pour un total de 1 234 000 livres, mais elles furent plus que compensées par l’adjonction au bail Charrière, à partir du 1^er octobre 1689, de la régie des droits de jauge et courtage. De plus, annoncer de prétendues pertes était une technique utilisée à de nombreuses occasions par les sous-fermiers des aides126. En fait, seul le bail Domergue rencontra de véritables difficultés à partir du début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg.

54Au vu des résultats de 1688, on peut estimer que, sans le déclenchement du conflit, le bail aurait au moins pu viser l’équilibre. Cette évolution opposée des deux baux à partir de 1688 révèle le véritable point faible du système de Le Peletier. D’une part, le contrôleur général aurait pu prévoir dans chacun des baux une clause qui aurait diminué les charges des fermiers en cas de conflit. D’autre part, dans la perspective d’une guerre prochaine, réunir les baux aurait en effet permis de compenser, au moins en partie, les pertes de l’un par le gain de l’autre. C’est d’ailleurs la solution que choisit Pontchartrain par le résultat du 11 septembre 1691 qui réunissait, à la demande des cautions de Domergue, les deux baux sous le nom de Pointeau, et en diminuait le prix à 61 millions de livres en temps de guerre contre 63 millions de livres en temps de paix127. Trois remarques s’imposent : le prix des anciennes fermes réunies sous le nom de Charrière ne fut pas diminué, ce qui prouve qu’il avait été bien calibré ; les cautions de Charrière n’acceptèrent qu’à contrecoeur de fusionner avec leurs collègues des gabelles ; enfin, cette fusion n’empêcha pas Pointeau d’accumuler chaque année plus de 5 millions de pertes, preuve que c’était bien la guerre, et non un défaut de conception, qui avait mis le bail de Domergue en mauvaise posture.

Mieux surveiller les fermiers

55Même si Claude Le Peletier ne porta jamais les fermiers généraux dans son cœur, il ne chercha nullement à détruire leur puissance financière ou l’institution de la ferme. Mal nécessaire, le recours à des maltôtiers n’était justifiable à ses yeux qu’à la condition qu’ils respectassent les ordonnances et les édits royaux. Autant il était normal que leur travail au service du roi leur rapporte un profit élevé, autant ce profit devenait condamnable s’il reposait sur l’exploitation des peuples et le détournement des fonds destinés aux caisses de l’État. En suscitant une concurrence entre fermiers, sans doute Le Peletier espérait-il imposer ces valeurs à des compagnies de financiers avant tout soucieuses de rentabiliser leurs investissements. L’administration des fermes disposait de moyens de contrôle internes mais le ministre ne semble pas les avoir estimés suffisants. Aussi décida-t-il de porter la justice du roi dans les provinces en y envoyant, en 1687 et en 1688, des commissaires du Conseil chargés de relever les abus et d’y remédier, avant d’essayer d’installer ses propres inspecteurs à partir de 1689.

56En tant que compagnie d’associés intéressés aux bénéfices comme aux pertes de la société, la ferme avait théoriquement intérêt à réprimer les fraudes de ses employés. Mais, en son propre nom, chaque fermier général avait au contraire intérêt à essayer d’en retirer un bénéfice personnel, par exemple en fermant les yeux sur les pratiques délictueuses des commis qu’il avait choisis pour occuper les emplois dont la nomination lui revenait. Pour résoudre cette équation difficile, des fermiers étaient désignés chaque année pour inspecter un certain nombre de provinces ou de directions. L’un d’entre eux partait en province et correspondait avec son collègue resté à Paris, qui se chargeait de présenter les problèmes relevés devant le bureau général ou dans les séances des bureaux particuliers. Revenus à Paris, les fermiers devaient présenter une synthèse de leur mission devant le bureau général et en envoyer un mémoire au contrôleur général des finances. Ce système était loin d’être parfait. Il était très impopulaire auprès des fermiers eux-mêmes, qui excipaient de toutes les raisons possibles pour être dispensés de partir en province, de sorte que cette charge retombait le plus fréquemment sur les fermiers les plus jeunes. Non seulement ces jeunes fermiers se trouvaient désavantagés par rapport à leurs aînés mais, de plus, leur faible expérience les rendait moins susceptibles de repérer les abus des employés.

57On comprend que, prévenu de la sorte contre les manigances des fermiers, Le Peletier ait pu considérer d’un œil dubitatif les rapports qu’ils lui remettaient après leurs missions d’inspection ; sa réaction fut, pour une fois, originale. Ainsi, en mai 1687, Dangeau se fit-il l’écho d’une nouvelle étonnante :

« Jeudi 8 mai 1687. Nous apprîmes que le roi vouloit envoyer des conseillers d’État dans les provinces avec des maîtres des requêtes pour s’informer des abus qui se commettent dans la levée des droits du roi, surtout en ce qui regarde les aides et les gabelles, et pour recevoir les plaintes des communautés et des particuliers à qui les commis des fermiers auroient fait des injustices. Quand ils seront de retour, le roi pourra donner des ordres pour la réparation des injustices particulières et faire des règlements généraux […]. Cela ressemble fort aux anciens missi dominici128. »

58La référence à Charlemagne, roi justicier par excellence, n’était pas fortuite : Le Peletier entendait positionner cette initiative sur le terrain judiciaire plus que sur le terrain financier, d’où son recours à des magistrats du Conseil. Leurs commissions semblent avoir été expédiées le 12 juin 1687. Comme il était nécessaire « d’avoir une connoissance seure et exacte des faits particuliers qui dépend[ai]ent de la différence et de la sçituation des lieux et du commerce propre à chaque province, afin de choisir les moyens les plus convenables pour l’exécution [des] bonnes intentions [du roi] », et que cette connaissance ne pouvait être acquise depuis Paris, le roi avait décidé d’envoyer des personnes « choisies dans nostre Conseil, d’une probité et capacité connue », avant le début des nouveaux baux, dans les généralités où avaient cours les droits d’aides et de gabelles. Ces commissaires devaient auditionner les fermiers, les directeurs et leurs commis, ainsi que les officiers des élections et greniers à sel, sur la nature des droits qui se levaient et sur la manière dont cette perception était effectuée ; sur les fraudes dont ils avaient connaissance et sur les moyens propres à les réduire. Ils devaient se faire produire les registres des commis, vérifier qu’ils étaient tenus selon les formes prescrites et que les frais prélevés restaient modérés129.

59Chaque groupe de commissaires était accompagné par un ou plusieurs secrétaires et par un garde de la prévôté de l’Hôtel130. Des fermiers généraux étaient placés à leur suite afin d’apporter immédiatement leur expertise en cas de difficulté et de rendre compte des décisions des commissaires au bureau général de Paris131. Une instruction générale (perdue) et une lettre circulaire du 22 juillet 1687 précisèrent les principaux objectifs de leur mission et les modalités techniques de travail132. Tous partirent en juillet 1687 et revinrent en septembre. Après le retour des derniers commissaires, le roi consacra un après-midi entier à écouter le compte rendu de leur voyage et leur ordonna de « renfermer toutes leurs vues dans un avis qu’ils donneroient par écrit133 ». Outre les jugements qu’ils avaient rendus sur place, les commissaires inspirèrent également de nombreux arrêts du Conseil destinés à remédier aux abus les plus criants134.

60Satisfait du résultat de cette première initiative, Le Peletier la reconduisit dès l’année suivante, en 1688, en envoyant de nouveaux commissaires, choisis parmi ceux de 1687, mener une mission identique sur la perception des droits des cinq grosses fermes. Une nouvelle fois accompagné de fermiers généraux, chaque commissaire reçut une instruction particulière arrêtée au Conseil royal des finances le 1^er juin 1688, qui précisait son itinéraire et lui ordonnait de retrouver l’intendant de la province qu’il traversait afin de conférer sur les résultats de cette inspection135. Les intendants de Languedoc, de Guyenne, de Bourgogne, de Flandres et de Hainaut étaient chargés de mener de leur côté une inspection identique et d’en rendre compte au roi. Mieux organisées, mais d’une durée qui atteignit jusqu’à six mois, et faisant appel à un plus grand nombre d’intervenants, les missions de 1688 semblent avoir été plus difficiles à synthétiser, non en raison de leur résultat, très proche de celui de 1687, que de la variété des contributions à collecter136.

61Si ces missions étaient recherchées, car elles permettaient aux membres du Conseil d’attirer l’attention sur eux sans pour autant être obligés de partir dans de lointaines provinces pendant plusieurs années, elles étaient également très lourdes, tant en termes de préparation, de déplacements, de mise en œuvre des décisions que de restitution. Claude Le Peletier avait bien conscience qu’il ne pourrait mobiliser chaque année la fine fleur des conseillers d’État et des maîtres des requêtes. Aussi décida-t-il, dès le 1^er novembre 1688, d’envoyer des inspecteurs permanents dans les provinces, qui ne seraient pas membres du Conseil et qui seraient chargés de surveiller la perception de l’ensemble des impositions, directes et indirectes et d’en rendre compte au ministre. Une lettre circulaire expédiée aux intendants en avril 1689 officialisa cette mesure137. L’arrivée de ces inspecteurs fut très mal perçue par les intendants, qu’ils étaient censés soulager, d’autant qu’ils manifestèrent immédiatement une activité débordante138. Il est vrai que ces nouveaux venus étaient pour la plupart très liés à Le Peletier ou aux commis du contrôle général des finances. Avec le départ de Le Peletier du contrôle général en septembre 1689, cette proximité se transforma en handicap vis-à-vis de son successeur qui, désireux de faire des économies139 et d’éviter de mécontenter les fermiers et les intendants des provinces, résolut de révoquer ces inspecteurs dès le mois de mars 1690140.

62L’administration des fermes générales entre 1683 et 1689 ne fut donc pas le désastre que les admirateurs de Colbert ont souvent déploré. Si certaines initiatives de Le Peletier purent paraître contestables, la majeure partie d’entre elles se révélèrent novatrices et promises, sous d’autres formes, à un bel avenir. Comme l’ensemble de l’œuvre du contrôleur général, les résultats qu’il obtint pendant quelques années et les principes qu’il essaya d’imposer furent balayés par le déclenchement de la guerre européenne à la fin de 1688. Le Peletier fut, en quelque sorte, coupable d’avoir prévu la paix, mais non la guerre. S’il n’est pas responsable du conflit qui éclata en 1688, il est coupable de ne s’être pas donné la possibilité de l’anticiper.

63Le contrôleur général termina l’entreprise de codification des fermes lancée par Colbert en 1680-1681 en achevant et en rendant publique la grande ordonnance de février 1687 relative aux droits des cinq grosses fermes. Si les baux de Domergue et Charrière continuèrent d’être cités en exemple au XVIII^e siècle et à servir de référence presque obligée dans les mémoires relatifs aux fermes générales, ce n’est pas tant pour le montant record que leurs prix avaient atteints que pour la qualité et la précision de la description des droits adjugés aux fermiers qu’ils renfermaient.

La gestion des crises

64Si ses fonctions ne laissaient à Le Peletier qu’une faible capacité d’initiative, le ministre se trouvait régulièrement sollicité pour résoudre les crises qui ne manquaient pas de surgir à intervalle régulier. Qu’il s’agît d’accidents climatiques ou de la défaillance d’un financier important, le ministre des finances utilisait le même ressort, l’arme fiscale, avec pour but principal le maintien de l’ordre, tant dans les provinces que dans les milieux économiques parisiens. Les méthodes éprouvées que mettaient en œuvre les contrôleurs généraux pour juguler ces crises atteignaient leurs limites lorsque se dressait la crise ultime : la guerre. Colbert et ses successeurs en firent l’amère expérience entre 1672 et 1714.

Les crises conjoncturelles

65Si Le Peletier n’eut pas à gérer de crises climatiques aussi graves que celles de 1661 et surtout de 1693-1694 ou de 1709, il eut à faire face à une multitude d’incidents locaux qui, sans incidence sur le devenir du royaume, pouvaient mettre en grande difficulté une province entière. La réponse du contrôleur général était presque toujours la même : s’appuyant sur l’intendant, le ministre lui demandait d’estimer la perte des habitants et lui confiait le soin de répartir les secours accordés par le roi, qui consistaient généralement en des dégrèvements de tailles à répartir entre les communautés.

66Dans certains cas, de larges portions du territoire pouvaient être touchées. Au moment où Le Peletier arrivait à la tête des finances, la grêle et les orages ravagèrent une grande partie du pays. Dès le 17 août 1683, Colbert avait fait expédier un de ses derniers arrêts qui diminuait de 50 000 livres le montant de la taille de 1684 dans la généralité de Poitiers141. Preuve de l’étendue des dégâts, le nouveau contrôleur général des finances fit expédier huit arrêts supplémentaires le 11 septembre suivant, accordant des décharges dans huit autres généralités142. D’autres arrêts accordèrent 15 000 livres à la généralité de Paris143, 10 000 livres à celle de Tours144, 10 000 livres à celle d’Alençon et 20 000 livres à celle de Rouen145. Près de la moitié du pays, de Poitiers à Amiens et d’Alençon à Châlons, semble avoir été touchée par ces orages. Pendant l’été 1687, la grêle ravagea de nouveau une grande partie du Sud-Ouest et de la généralité de Poitiers et incitèrent Le Peletier à accorder, sur l’année 1688, 90 000 livres de réduction de taille aux généralités de Guyenne et de Poitiers146.

67Derrière ces incidents climatiques se cachait la question des subsistances, qu’il s’agisse de leur production, de leur commercialisation ou de leur consommation. Au XVIII^e siècle, les partisans de la libre circulation des grains firent de Le Peletier l’un de leurs héros pour avoir secoué le carcan de la réglementation qui encadrait sévèrement le commerce des « bleds ». Pourtant avare de compliments, Forbonnais lui-même lui fait crédit de ses efforts dans ce domaine147. Comme Colbert avant lui, Le Peletier se révéla surtout pragmatique et ajusta sa politique à la production et au prix des céréales. D’ailleurs, si, le 24 juin 1681, Colbert avait défendu la sortie des « bleds, froments, mesteils, seigles, avoines et autres grains tant par terre que par mer148 », le même Colbert avait levé cette interdiction par un arrêt du 7 août 1683149. Confronté en 1684 à une disette provoquée par les récoltes insuffisantes de l’été précédent, Le Peletier fut obligé de revenir sur cette mesure et d’interdire l’exportation des grains dès le 17 juin 1684150. Afin de maintenir les cours à un niveau supportable, il fit également acheter à Amsterdam et à Dantzig trois mille muids de blé, dont les premiers arrivèrent à Paris au mois de septembre151. Dans le même temps, la récolte de 1684 ayant été très abondante en Languedoc, la vente des blés à l’étranger fut de nouveau autorisée dans cette province dès la fin de l’année152. La récolte de 1686 s’annonçant bonne, partie à cause des prix élevés des grains qui avaient encouragé la production, partie à cause d’un temps plus clément, un arrêt du 23 février 1686 autorisa leur vente à l’étranger153. Avant de rendre public cet arrêt, Le Peletier lança une enquête auprès des intendants pour connaître l’état de la production par généralité, car le contrôleur général avait conscience de la fragilité du marché des grains, qui obéissait à des ressorts autant économiques que psychologiques. Il leur demanda de lui signaler si la situation paraissait tendue ou si la nouvelle de cet arrêt était susceptible de faire repartir les prix à la hausse, auxquels cas il leur laissait toute liberté de ne pas le faire publier dans leur généralité. La synthèse de leur réponse fut présentée en mars 1686154. La publication de l’arrêt fut échelonnée conformément à l’avis des commissaires départis.

68Loin de toute considération idéologique, le contrôleur général était aux prises avec une difficulté que devaient lui envier ses successeurs : la trop grande abondance des récoltes. La conjonction d’un climat favorable et d’une augmentation de la production risquait de faire s’effondrer les cours des grains, et donc de plonger les campagnes dans une misère source de désordres, si la demande ne se portait pas à la hauteur de l’offre. Pour soutenir les prix des mercuriales, qui atteignirent leur cours le plus bas du règne en 1687-1688 à Paris, Le Peletier facilita donc autant que possible l’exportation des grains. Cette incitation ne se révélant pas suffisante, le contrôleur général décida d’intervenir directement sur le marché des grains. Pour se procurer les fonds nécessaires, il fit créer 500 000 livres de rente par un édit d’août 1688 dont le préambule résumait les intentions du roi :

« Le soin que nous prenons de nous faire rendre compte de l’estat de la campagne afin de pourvoir au soulagement de nos peuples nous a fait connoître que l’abondance des deux dernières récoltes a remply tous les greniers de nostre royaume d’une si grande quantité de bleds, que les laboureurs n’en peuvent trouver le débit au-dedans ny les marchands au dehors, l’abondance ayant esté presque universelle dans les Estats voisins. Et comme nous voulons proffiter de toutes les occasions de contribuer au bien de nostre Estat, par tous les moyens qui peuvent dépendre de nous, nous avons résolu de faire faire incessamment des achapts considérables de bleds dans toutes les provinces qui en sont chargées pour les ressérer dans des magasins que nous ferons construire à cet effet155. »

69Par ce moyen, le roi souhaitait d’une part faire l’acquisition d’une partie des blés qui ne trouvaient pas preneur et qui poussaient les prix à la baisse, d’autre part, être en mesure de faire baisser les prix en ouvrant ses magasins dans des périodes où la conjoncture serait plus difficile et, enfin, favoriser l’activité en province en y répandant de l’argent et en y fournissant du travail par la construction des magasins. Dotée de dix millions de livres levés en août 1688, « l’affaire concernant les grains » provoqua immédiatement l’envoi de plusieurs commissaires dans les provinces, chargés de préparer les travaux et de rédiger des mémoires. Cependant, dès le 15 mars 1689, Le Peletier décida de surseoir à l’entreprise, le roi ayant un besoin plus urgent des sommes qui y étaient destinées. Forbonnais jugea cette initiative avec sévérité, notamment en raison de la spéculation qu’elle aurait, selon lui, provoquée. Selon lui, seule la « concurrence des acheteurs », tant nationaux qu’étrangers, devait fixer le prix des grains. Il critiqua le coût de la construction des magasins et de l’entretien des grains, d’autant que, selon lui, les particuliers auraient été prêts à établir eux-mêmes ces greniers pourvu qu’on les laissât vendre les grains à leur convenance156. Ce faisant, cet économiste oublie de prendre en compte le contexte et l’époque de cette mesure. Que de services cette initiative de Le Peletier aurait-elle pu rendre en 1693-1694, si elle n’avait pas été, une nouvelle fois, victime du déclenchement de la guerre !

70Né dans un siècle qui mettait au travail vagabonds et oisifs dans les hôpitaux généraux, Claude Le Peletier ne semble pas avoir porté de jugement moral sur la politique d’assistance. Seuls les aspects de « police » semblent avoir compté : si le contrôleur général redoutait l’oisiveté des peuples, notamment pendant les mois d’hiver, c’est parce qu’elle était génératrice de désordre, voire de rébellion contre l’autorité du roi. Aussi ne cessa-t-il de pousser les intendants à fournir du travail aux peuples de la campagne, qu’il s’agisse de travaux publics ou de remise en état des domaines du roi. C’est à Paris que nous pouvons le mieux distinguer les actions qu’il suscita lorsqu’il fut confronté au chômage et à la pauvreté de certaines catégories d’habitants. Pendant les quatre mois de l’hiver 1688, le contrôleur général alloua un fonds de 4 000 livres destiné aux travaux publics dans la capitale. En 1689, les pauvres valides furent employés à la porte Saint-Antoine « pour oster des terres qui estoient sur le chemin le long du fossé allant à la rivière et les rapporter contre le revestissement (sic) du mesme fossé que la Ville a fait faire », à adoucir une rampe qui montait sur l’ancien rempart et à nettoyer une butte proche de la porte Saint-Martin157. Toutefois, ce n’était là que l’aspect le plus visible de l’assistance parisienne, dont les efforts étaient plus particulièrement dirigés vers les pauvres tissutiers, rubaniers, boutonniers, brodeurs et ouvriers en soie dont le travail cessait l’hiver. Chaque année étaient organisées des distributions de pain, de potages, de bois, d’habits, de sabots et de chemises pour les malades, hommes et femmes, ainsi que pour les femmes en couche. Les jeunes mères recevaient chaque jour « les remèdes et alimens nécessaires aux enfants nouveaux nés, les paquets de langes et autres menus linges à leur usage, et à ceux plus âgés non sevrez, du lait et farine ». Ceux qui étaient trouvés couchés par terre recevaient des paillasses, des draps et des couvertures. Le Peletier y consacra des sommes importantes chaque hiver : 91 659 livres en 1684-1685, 69 394 livres en 1685-1686, 60 708 livres en 1686-1687, 75 176 livres en 1687-1688 et 80 000 livres en 1688-1689. Ces sommes étaient divisées par paroisse et leur répartition était confiée aux religieux et curés ou, lorsqu’il existait, à un « trésorier des pauvres » ou à une « communauté des pauvres filles ». En 1689, on estima le total des personnes ayant besoin de ces secours à 11 645 familles, soit 55 523 personnes, mais seules les 6 000 familles « les plus nécessiteuses » purent être prises en charge158.

Les crises financières

71Le système financier de la monarchie était bien plus robuste qu’on le pense souvent. Les défaillances des comptables étaient fréquentes ; toutefois, elles n’entravaient pas le bon fonctionnement du système fisco-financier de l’État d’Ancien Régime. La période 1683-1689 ne connut qu’une seule véritable crise financière. Elle éclata dès 1683, lorsque les problèmes que connaissait la caisse des emprunts menacèrent d’ébranler le crédit du roi et obligèrent Le Peletier à intervenir. Créée le 11 octobre 1674, la caisse des emprunts avait vocation à servir de placement temporaire pour les capitaux flottants des particuliers, auxquels elle offrait un intérêt annuel de 5 %159. Le roi forçait les fermiers généraux à mettre leur crédit à son service puisque les titres de la caisse étaient émis sous leur nom et garantis par leurs biens personnels. Les emprunts étaient effectués sous plusieurs formes, en général des constitutions de rente et surtout des promesses et des billets. La nouveauté de la caisse, qui explique son succès auprès des particuliers, était que les déposants pouvaient exiger à tout moment le remboursement de leur capital. Cependant, ce système apparemment sans défaut, puisqu’il satisfaisait à la fois le roi et les particuliers tout en faisant peser l’essentiel des contraintes sur les maltôtiers, ne tarda pas à se gripper. Les raisons en sont multiples : poids des dettes de guerre, marasme de l’agriculture et du commerce colonial, faillites en chaîne de plusieurs partis de financiers… sans oublier la tentation d’abuser de ce moyen de se procurer des fonds à meilleur marché qu’en accordant des remises aux partisans ! Le système commença à se fissurer dès 1675. Cette année-là, les emprunts furent supérieurs de près d’un million de livres aux remboursements, et la situation empira jusqu’en 1683 ; à la mort de Colbert, le Trésor royal se retrouvait débiteur de plus de 38 millions de livres160.

72La caisse des emprunts était devenue une véritable menace pour l’État, d’autant plus que ces sommes étaient généralement placées à très court terme, et Claude Le Peletier ne pouvait tolérer une telle situation. L’une de ses premières décisions de contrôleur général fut d’ordonner la liquidation de la caisse. Cette opération était délicate et devait être menée avec doigté, sous peine de ruiner le crédit du roi et de provoquer une multiplication des demandes de remboursement : la caisse n’avait été fermée que trois jours avant et trois jours après la mort de Colbert, mais cela avait suffi à soulever un vent de panique parmi les déposants161. Certains proposèrent au roi de ne pas assurer le remboursement des dépôts comme il s’y était engagé et d’obliger les créanciers à les transformer en rentes perpétuelles, mais Le Peletier s’éleva contre cette suggestion : « Après en avoir considéré solidement les conséquences, je crus que, pour soutenir le crédit de vos affaires, il falloit maintenir la bonne foy toute entière162. » Le contrôleur général réussit à faire prévaloir son point de vue et commença sur-le-champ les remboursements.

73L’arrêt du 25 septembre 1683 arrêta le principe d’un remboursement échelonné : dans un premier temps, le montant des dépôts devait être réduit à 20 millions de livres163. Les fermiers généraux devaient refuser tout nouveau dépôt mais continuer de rembourser les sommes que les particuliers viendraient retirer. Néanmoins, plusieurs prêteurs s’étant présentés pour faire renouveler leurs promesses après le 25 septembre, cette dernière mesure fut révoquée dès le 28164. Pour se procurer les fonds nécessaires à cette première réduction, Le Peletier décida que le dernier des cinq millions de livres de rente au denier 20 sur les aides et gabelles créées par l’édit de février 1682, qui n’avait pas encore trouvé preneur dans le public, serait vendu au denier 18 et que les sommes qui en reviendraient seraient employées aux remboursements165. Cette mesure fut complétée par un édit d’octobre 1683 qui créa 500 000 livres d’augmentations de gages pour un capital de 9 millions de livres, qui fut lui aussi affecté au remboursement des dépôts de la caisse166. Afin d’accélérer le débit de ces augmentations de gages, Le Peletier décida, par une déclaration du 30 octobre 1683, que les officiers qui souhaitaient avoir accès au droit annuel, renouvelé cette année-là pour neuf ans, pourraient prendre l’équivalent du montant du prêt en augmentations de gages, si possible en corps167. La mesure rencontra un tel succès que 500 000 livres d’augmentation de gages supplémentaires purent être proposées en 1684. Ces rentes et ces augmentations de gages remplirent parfaitement leur office puisqu’un nouvel arrêt du 10 juin 1684, constatant que le montant des dépôts avait été ramené à 20 millions de livres, ordonna leur réduction à 10 millions168. En 1684, le contrôleur général eut recours à d’autres moyens extraordinaires pour se procurer les fonds nécessaires. Un arrêt du Conseil du 18 mars 1684 proposa ainsi aux propriétaires des rentes constituées au denier 20 de les convertir au denier 18 en versant une augmentation de capital169. Deux édits de mai et juillet 1684 créèrent respectivement un million de livres et un million deux cent mille livres de rentes au denier 18170. Enfin, un arrêt du Conseil du 8 août 1684 ordonna le remboursement intégral de la caisse, qui fut achevé au 30 septembre, date de sa fermeture171. En 1683-1684, le remboursement de la Caisse des emprunts absorba un total de 38 316 015 livres172.

74En même temps que le remboursement de la caisse progressait, des poursuites furent lancées contre ses gestionnaires, accusés de malversations. Suspecté d’avoir détourné une partie des fonds, Jacques Durand, caissier général, fut remplacé le 29 janvier 1684 par Jean Husson, un des commis de Le Peletier173. Dès le 16 octobre 1683, le roi avait ordonné aux fermiers de remettre à Boucherat et à Pussort, conseillers au Conseil royal des finances, ainsi qu’à Claude Coquille, secrétaire du Conseil, l’état de la recette et de la dépense de la caisse depuis son origine avec l’ensemble des livres et registres tenus par ses employés, afin que leurs calculs pussent être vérifiés174. Finalement, Durand fut reconnu coupable d’avoir détourné 258 321 livres175. Comme pour tourner la page de ce triste échec, un arrêt du 10 mars 1685 ordonna de faire brûler tous les contrats, promesses et obligations faites par la caisse des emprunts et tous les états, livres, registres et autres papiers la concernant176. Contrairement à ce qu’affirme Véron de Forbonnais, qui voit dans la constitution de plusieurs millions de livres de rentes un coup fatal porté au crédit du roi177, Le Peletier mena cette affaire difficile avec sang-froid et bon sens en supprimant une institution qui était devenue, au fil du temps, une ressource extraordinaire parmi d’autres et une véritable bombe à retardement. Le Peletier sut ménager les intérêts des particuliers en remboursant exactement les sommes qu’ils y avaient déposées, et préserver ainsi le crédit que le roi s’était acquis par son paiement régulier et exact des rentes depuis 1674. Le contrôleur général fut obligé de consentir un taux d’intérêt plus élevé que celui du début de la décennie, mais il toucha les dividendes de sa politique de prudence au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg.

La guerre

75De toutes les crises auxquelles ils étaient susceptibles de faire face, la guerre était la plus redoutée des contrôleurs généraux des finances, car la seule qui ne pouvait être jugulée en ayant recours aux ressources ordinaires de la monarchie. La guerre de la Ligue d’Augsbourg constitue l’un des exemples le plus souvent cités de ce type de crise. Si Le Peletier et Pontchartrain sont passés à la postérité, c’est pour avoir ruiné l’œuvre de Colbert en créant « des milliers d’offices inutiles ». Sans revenir en détail sur les débuts de ce conflit, il convient cependant de montrer que Le Peletier essaya de différer aussi longtemps que possible le recours à ces coûteuses affaires extraordinaires, et que le financement d’un conflit long conduisait nécessairement l’État louis quatorzien à se livrer aux traitants et aux partisans.

76Pour un contrôleur général, une guerre constituait un véritable cauchemar. Il était impossible de prévoir sa durée et son ampleur. Une guerre courte, comme la guerre de Dévolution et la campagne de Louis XIV en Flandres en 1683-1684, pouvait être absorbée sans trop de difficultés par quelques créations de rentes, alors qu’une guerre longue nécessitait la mise en place de circuits financiers parallèles. Conscient qu’un conflit approchait et que, en pleine paix, les dépenses militaires étaient déjà le triple de celles de 1662, Le Peletier essaya de convaincre le roi et les autres ministres de réduire les dépenses pour constituer un fonds de réserve, à l’image de Sully et de Richelieu en d’autres circonstances178. Cette initiative n’ayant pas rencontré le succès escompté, Le Peletier décida néanmoins de s’inspirer de ces modèles. Il imita Sully en créant une réserve de 2,1 millions de livres destinée à parer aux dépenses les plus urgentes179. Livré à lui-même, Le Peletier arrêta donc une ligne de conduite qu’il présenta au roi en novembre 1688. Pour soutenir les importantes dépenses qui s’annonçaient, il était hors de question d’augmenter les impositions directes et les fermes, car cela reviendrait à faire retomber le poids du conflit sur les peuples des campagnes, que tous les intendants décrivaient comme pauvres et épuisés. En revanche, grâce au paiement exact des rentes, le crédit du roi demeurait intact et celui des corps et des compagnies d’officiers pouvait être utilisé, ce qui permettrait d’éviter, au moins dans un premier temps, le recours aux traitants180. Jusqu’en septembre 1689, Le Peletier s’efforça de naviguer entre ces deux contraintes, tout en fournissant les sommes qui lui étaient demandées. Sa tâche fut compliquée par l’incapacité de Louvois et de Seignelay à prévoir le montant des sommes dont ils avaient besoin. Alors qu’on lui avait fait entendre au début du conflit qu’elles ne s’élèveraient qu’à 20 millions de livres chaque année, Le Peletier fut contraint de fournir plus de 80 millions de livres en moins de douze mois.

77Sa résolution d’éviter autant que possible le recours aux traitants explique que ses premières mesures soient restées très « classiques ». En 1688, les affaires extraordinaires représentèrent près de 16 % des recettes, soit 17 243 554 livres, dont la plus grande partie fut levée sans la participation des financiers. On a vu que l’aliénation de 500 000 livres de rentes au denier 20 sur les aides et les gabelles par l’édit d’août 1688 rapporta 10 millions de livres, et que ces sommes, initialement destinées à la création de magasins à blé, furent employées aux dépenses militaires. Un édit de novembre 1688 ordonna l’aliénation de 500 000 livres supplémentaires au même taux. Les officiers de la grande chancellerie de Paris et les 240 secrétaires du roi apportèrent un secours d’un million de livres qui leur fut compté comme une augmentation de la finance de leurs offices181, et 200 000 livres supplémentaires furent obtenues par l’intermédiaire des officiers des chancelleries de province182. Enfin, on l’a dit, Le Peletier négocia en septembre 1688 avec les receveurs généraux des finances un supplément de forfait de 500 000 livres sur le traité des offices vacants. Au début de 1689, le ministre s’efforça de conserver sa ligne de conduite. Il se procura des ressources à moindres frais en concluant de nouveaux traités pour le recouvrement des débets des comptables183. Un nouvel édit, daté du mois de juillet 1689, créa 500 000 livres de rentes, mais il fallut les proposer au denier 18 pour qu’elles trouvent rapidement preneurs184. Un autre édit du même mois aliéna 600 000 livres d’augmentations de gages au denier 18, mais, quoique la possibilité d’acheter ces augmentations de gages ait été ouverte à tous les particuliers, qu’ils soient titulaires d’offices ou non, seule une fraction trouva preneur en 1689, ce qui constituait un nouveau signe de la difficulté des temps et du tarissement du crédit185.

78Le Peletier fut donc contraint d’avoir recours à la création d’offices. Plutôt que de créer des charges nombreuses et dispersées sur le territoire, qui n’auraient pu être placées qu’avec le secours d’un traitant et qui n’auraient produit des ressources nouvelles qu’au bout de plusieurs mois, le contrôleur général préféra se concentrer sur quelques offices phares, dont il savait qu’ils trouveraient immédiatement preneurs. En février 1689, plusieurs édits créèrent deux charges de garde du Trésor royal, au prix de 800 000 livres chacune, deux charges de receveur général des revenus casuels, à 400 000 livres pièce, et deux autres de garde des registres du contrôle général des finances, à 70 000 livres pièce186. En mars, on recréa en titre d’office les seize charges de grand maître des eaux et forêts jusque-là exercées par commission, qui rapportèrent 1 960 000 livres. Enfin, un édit de février créa huit nouvelles charges de maître des requêtes à 190 000 livres pièce, soit une recette de 1 520 000 livres187. Cette dernière création montra toutefois les limites de l’exercice et incita le contrôleur général à se tourner vers des emprunts « en corps » auprès des compagnies d’officiers, plus susceptibles de succès188. Le Peletier sollicita certaines communautés de Paris : les deux cents barbiers versèrent 100 000 livres, les banquiers expéditionnaires en cour de Rome 120 000 livres, et la communauté des procureurs au Parlement de Paris 600 000 livres189. Surtout, Le Peletier s’adressa aux plus importantes villes du royaume afin qu’elles versassent des dons gratuits extraordinaires. Ce fut semble-t-il une initiative venue du Languedoc : l’intendant Lamoignon de Basville ayant remarqué lors de ses déplacements que plusieurs municipalités étaient prêtes à « offrir quelque secours à S. M. », le signala au contrôleur général et reçut l’autorisation d’en étudier la possibilité avec la ville de Toulouse190. Le Peletier utilisa habilement le patriotisme des Toulousains pour inciter les autres villes à suivre leur exemple. Dès le 21 février, il écrivait à Le Bret, intendant de Provence, que « l’exemple de Toulouse produit son effet dans d’autres villes du royaume », et lui confiait le soin d’entamer des discussions avec Marseille191. Cependant, tout en poussant en sous-main à la réussite de l’opération, Le Peletier recommanda aux intendants de lui donner l’apparence d’un mouvement de soutien spontané, « tout à fait libre et volontaire »192, afin de donner aux étrangers l’image d’un pays rangé derrière son roi. Au besoin, le contrôleur général se permettait de refuser le secours proposé, comme dans le cas des 50 000 livres offertes par la ville de Tours, qui était « chargée de plusieurs autres despenses extraordinaires »193, ou les 40 000 livres proposées par Grenoble. L’ensemble de ces dons rapporta 4 737 500 livres194.

79En février 1689, Le Peletier sentit que la situation commençait à lui échapper195. Le ministre fut dès lors obligé d’avoir recours à des créations massives d’offices. Comme l’achat de ces offices, surtout pour les charges provinciales, demeurait malgré tout soumis à un certain délai, alors que le Trésor avait un besoin urgent de fonds, le contrôleur général fut amené à confier le recouvrement de leur finance à des traitants, qui, moyennant une remise, versaient dès la conclusion du traité une partie du montant de cette finance au Trésor royal. Commence alors une longue litanie de traités qui ne se termina qu’avec la guerre elle-même, en 1697. Par un résultat du 30 juillet 1689, Jean Fumée conclut le plus important traité de l’année et l’un des plus rentables du règne en se chargeant du recouvrement des droits d’amortissement et des nouveaux acquêts pour une somme de 4 000 000 de livres196. Cinq résultats supplémentaires se succédèrent jusqu’en 1692, portant le montant du traité à 14 000 000 de livres, avec un gain de 3 733 333 livres pour les traitants197. Le 22 février 1689, le contrôleur général fut contraint de relever le prix du sel de 30 sols par minot pour les gabelles de France et de 20 sols par minot pour les petites gabelles198. De tels chiffres contrevenaient trop aux valeurs de Claude Le Peletier pour qu’il n’en tire pas les conséquences qui s’imposaient. Conscient de n’avoir pas réussi, sous la pression des événements, à respecter la ligne de conduite qu’il s’était fixé en 1688, conscient également que les nouveaux expédients que préparaient ses services mettraient encore un peu plus l’État à la merci des financiers, il démissionna de son emploi de contrôleur général en septembre. Son successeur, Louis de Pontchartrain, pourtant donné pour plus habile, fut contraint de recourir aux mêmes expédients.

80Au-delà de la faillite des idéaux de Claude Le Peletier, il est nécessaire de s’interroger sur la capacité structurelle de l’État d’Ancien Régime à faire face au coût d’un conflit. En se plongeant dans les archives laissées par Nicolas Desmarets, on constate avec une certaine surprise que le déroulement de la crise que nous venons de décrire est la copie conforme de celle de 1672-1678199. Dès 1672, raconte Desmarets, « il a fallu retourner aux moyens extraordinaires dont l’usage avoit cessé pendant dix ans, pour trouver des fonds suffisans pour [les] grandes dépenses » de l’extraordinaire des guerres et des fortifications. Et d’énumérer une longue liste d’expédients mis en place par Colbert. Le Peletier et Pontchartrain ne firent que reprendre les recettes de leur prédécesseur. Le recours du Rémois à des affaires extraordinaires dans une conjoncture pourtant bien plus favorable que celle de 1689 invite donc à nuancer les appréciations portées sur les contrôleurs généraux de la fin du règne ; il révèle surtout que la monarchie ne pouvait assurer le financement d’un conflit sur ses ressources traditionnelles, y compris en jouant sur les rentes, au-delà d’un ou deux ans. Au bout de quelques mois, pour leur plus grand profit, traitants et partisans redevenaient les maîtres d’un jeu dont Le Peletier avait rêvé de les exclure.

*

81Au terme de cette étude, il apparaît bien difficile de discerner une véritable rupture entre l’administration de Claude Le Peletier entre 1683 et 1689 et celle de Colbert avant lui. Hormis quelques changements de personnes dans l’administration des finances, la continuité a prévalu, tant du point de vue des principes invoqués que des moyens mis en œuvre. Réduit à son emploi de contrôleur général, et donc à des matières purement financières et comptables, l’ancien prévôt des marchands ne pouvait égaler l’ampleur et la richesse des réalisations de son prédécesseur. Sa prudence constante et son habitude de n’agir qu’après de longues réflexions le desservirent bien plus que l’ampleur modeste des réformes qu’il put mener. Au-delà du contrôleur général, c’est bien l’homme que les contemporains et la postérité n’ont pas estimé à la hauteur de ses fonctions.

82Les dernières avancées de la recherche sont moins sévères avec Claude Le Peletier, et tendent à mieux reconnaître les contraintes qui pesaient sur le contrôleur général, dont l’image de ministre tout-puissant se fissure200. Chacun s’accorde à reconnaître que les finances royales auraient nécessité une puissante réforme, afin de mieux répartir les prélèvements de l’État, mais un tel « grand soir fiscal » n’était guère envisageable, comme le montre la chronologie des tentatives de réformes au XVIII^e siècle. Plus lente, quasi invisible, sauf sur la longue durée, la méthode choisie par Le Peletier et de nouveau expérimentée entre 1715 et 1726 apparaît plus réaliste : l’amélioration continue de la comptabilité royale, de ses moyens de contrôle sur les recettes, de son information sur les capacités des provinces pouvait contribuer à soulager les peuples, à contenir les abus, et à fournir aux entreprises du roi de guerre le métal dont elles étaient si friandes.