1En 1683, avec sa nomination à la tête de l’administration centrale des finances et son entrée au Conseil d’en Haut, Claude Le Peletier devint, aux yeux du public, l’un des hommes les plus puissants du royaume. Successeur du plus célèbre ministre de Louis XIV, le nouveau contrôleur général des finances était en droit d’avoir de grandes ambitions : assurer une paix durable, soulager le poids de la fiscalité qui pesait sur les peuples et développer l’agriculture et le commerce.

2Le Peletier perdit bien vite ses illusions ; isolé à la Cour, il ne put influer sur les grandes décisions du règne et préféra démissionner de sa charge dès 1689. Cette trajectoire ministérielle et sa conclusion radicale ne laissent pas d’étonner : le contrôleur général des finances n’est-il pas censé être le plus puissant des ministres, celui entre les mains duquel, depuis le déclin de la chancellerie, se concentre l’essentiel des pouvoirs administratifs, économiques et financiers de la monarchie ? Étudier le passage de Claude Le Peletier au contrôle général invite non seulement à essayer de comprendre pourquoi Louis XIV choisit un magistrat blanchi sous le harnois du Parlement et du Conseil comme ministre des finances, et pourquoi il lui conserva toujours sa faveur, mais aussi à déterminer l’influence réelle du titulaire de cette fonction.

Claude Le Peletier et Louis XIV

3Étudier les rapports entre le roi et Claude Le Peletier revient tout d’abord à essayer de répondre à une question : pourquoi le roi a-t-il choisi l’ancien prévôt des marchands pour succéder à Colbert ? Il faut y voir la marque de l’influence de Michel Le Tellier et de son fils, mais également la coïncidence de plusieurs circonstances favorables. À cette époque, Louvois était tout-puissant1 ; il hérita en 1683 d’une partie des attributions jusque-là dévolues à son rival, en particulier la surintendance des bâtiments, arts et manufactures. En revanche, le clan adverse apparaissait en mauvaise posture. L’étoile de Jean-Baptiste Colbert pâlissait depuis quelques années, et le marquis de Croissy, son frère, se cantonnait dans ses fonctions de secrétaire d’État des Affaires étrangères2. Des deux héritiers présomptifs, Seignelay, fils du ministre, et Desmarets, son neveu, seul le premier obtint de succéder à son père à la tête du département de la marine, sans pour autant devenir ministre d’État. En 1683, le second se trouvait compromis dans une affaire de prévarication, « l’affaire des quatre sols », et fut contraint de se défaire peu après de ses charges et de se retirer sur ses terres. Selon Saint-Simon, le choix d’un client de Louvois s’expliquait également par la volonté du roi de faire cesser les luttes qui opposaient les deux clans rivaux : « [Le roi] se souvenoit toujours des embarras qu’il avoit essuyés des divisions de MM. de Louvois et Colbert ; il en étoit à l’abri entre Louvois et [Le] Peletier. » Les trois rivaux les plus sérieux de l’ancien prévôt des marchands, Bellefonds, Gourville et Pussort, appartenaient à la même génération que lui mais présentaient des profils très disparates. Le premier, Bernardin Gigault, marquis de Bellefonds, était l’un des seigneurs qui avait eu le plus d’ascendant sur l’esprit du roi. Maréchal de France en 1668, il avait vu son crédit ruiné par son indiscipline lors de la guerre de Hollande ; exilé en Anjou, puis en Normandie, tombé dans une grande dévotion, il était depuis peu revenu en grâce. Avec la mention de ce maréchal parmi les favoris pressentis, l’ancienne tradition d’un grand seigneur à la tête de la surintendance des finances, illustrée par les d’O, Sully, Schomberg, d’Effiat, jetait ses derniers feux. Selon Sourches, il avait « beaucoup de service, de valeur, d’esprit et d’ambition3 ». Néanmoins, il présentait le handicap d’être en mauvais termes avec Louvois et de faire preuve d’une indépendance d’esprit peu compatible avec l’exercice d’une fonction ministérielle4. Le second rival de Le Peletier, Jean Hérault, s^r de Gourville, présentait un profil plus moderne, celui du spécialiste des finances, qui était également celui de Colbert en 1661. Selon Spanheim, il était « réputé assez généralement le plus habile à remplir ce poste5 » ; cependant, ses liens très étroits avec les Condé, dont il gérait les affaires, et, plus encore, avec le défunt surintendant Fouquet, ne permettaient pas d’en faire un candidat sérieux à une place où il aurait retrouvé ceux qui avaient provoqué et la chute de son patron et son propre exil. Troisième et dernier rival, Henri Pussort, oncle de Colbert, conseiller au Conseil royal des finances, était issu, tout comme Le Peletier, de cette robe qui devait fournir aux rois l’essentiel de leurs contrôleurs généraux de 1683 à la Révolution6. Mais, outre sa parenté avec feu Colbert, Pussort était desservi par un caractère très difficile et était peu apprécié du roi. « En sorte que le chancelier [Le] Tellier trouva par là l’ouverture favorable pour faire tomber le choix sur M. [Le] Peletier7. » En effet, c’est bien la main de Michel Le Tellier qu’il faut voir derrière la nomination de son cousin. La relation la plus célèbre des circonstances de cette nomination est celle de l’abbé de Choisy :

« Cela me fait souvenir de ce que m’a conté l’évêque de Bayeux. Il alla un jour à Chaville, avec l’évêque de Coutances, voir le chancelier Le Tellier ; et dans la conversation le discours étant tombé sur M. Pelletier, M. Le Tellier leur demanda s’ils savaient comment il avait été fait contrôleur général ; ils lui dirent que non. Voici, leur dit-il, son histoire. Après la mort de M. Colbert, le Roi me dit un soir : “M. Le Tellier, j’ai envie de mettre les finances entre les mains de M. Pelletier : qu’en pensez-vous ? — Sire, lui répondis-je, Votre Majesté ne doit pas m’en croire ; le père de M. Pelletier a été mon tuteur, et j’ai toujours regardé ses enfants comme les miens. — N’importe, dit le Roi ; dites-moi ce que vous en pensez. — Sire, j’obéis. M. Pelletier est homme de bien et d’honneur, fort appliqué ; mais je ne le crois pas propre aux finances, il n’est pas assez dur. — Comment, reprit le Roi ? Je ne veux point qu’on soit dur à mon peuple ; et puisqu’il est fidèle et appliqué, je le fais contrôleur général8.” »

4Gourville rapporte une version différente, mais non contradictoire avec celle de l’abbé de Choisy. Sans doute s’agit-il de deux moments différents de la discussion entre Louis XIV et son chancelier :

« M. de Louvois me demanda si je ne pensais point à prendre des mesures pour me faire contrôleur général. Je lui dis qu’il pouvait bien croire que non, puisque je ne le priais pas de m’y rendre service. Cela n’empêcha pas que, le jour que le roi avoit déterminé pour en nommer un, il ne me proposât. Le roi avait mis en délibération de mettre en cette place M. de Harlay, procureur général ; et M. Le Tellier avoit nommé M. Le Peletier. Il était donc question que le roi fît un choix entre nous trois. M. Le Tellier opina en disant qu’il ne connoissait point M. le procureur général, parce qu’il ne se montrait pas ; qu’il convenait que j’avais de l’esprit, et entendais bien les finances. Sur ce discours, le roi dit qu’il fallait donc en demeurer là : ce qui ayant été entendu par M. le duc de Créquy, qui avait grand attention pour savoir ce qui se passait, et qui écoutait à la porte, il courut vitement pour en faire en secret la confidence à M. le Prince, et aussitôt descendit dans la cour, et m’y ayant trouvé, me tira à part et me dit que j’étais contrôleur général, qu’il l’avait entendu de ses oreilles […]. Je fus quelque temps à balancer en moi-même comment je devais regarder cela […]. Enfin, je décidai en moi-même que je serais bien plus heureux, si quelque autre était nommé au lieu de moi. En ce moment, on vint tout en courant m’apporter la nouvelle que M. Le Peletier était contrôleur général. Je puis dire très sincèrement que je me trouvai soulagé. Bientôt après, je sus ce qui s’était passé depuis ce que M. de Créquy avait entendu, qui était que M. Le Tellier, après avoir dit son avis sur M. le procureur général, avait ajouté au bien qu’il avait dit de moi, que je m’étais mêlé de beaucoup d’affaires et que j’étais actuellement attaché à M. le Prince et à M. le Duc, et que, parlant de M. Le Peletier, il avouait qu’il avait beaucoup d’esprit ; qu’il pouvait dire que c’était comme de la cire molle capable de prendre telle impression qu’il plairait au roi de lui donner, et qu’ainsi il en pourrait faire un habile financier : ce qui détermina le roi à le nommer9. »

5La déception et l’indignation qui affleurent dans le texte de Gourville montrent que ce dernier était loin de connaître les Le Tellier aussi bien qu’il s’en vantait. En cette occasion, le chancelier manœuvra à son habitude, subtile, sans accabler les concurrents de son client, ni exagérer ses mérites : point n’était besoin de flatteries mal venues, Le Peletier étant depuis plusieurs années pressenti pour entrer tôt ou tard dans le ministère. Cependant, les propos apparemment modérés du vieux ministre étaient soigneusement pesés, de même que les moments auxquels ils étaient tenus au roi, et leurs effets n’étaient que plus ravageurs. En quelques mots anodins, le chancelier parvenait à faire comprendre au roi que Harlay était soit peu assidu, soit trop indépendant, et à suggérer que Gourville, d’une honnêteté peut-être douteuse, ne serait qu’un pion entre les mains des Condé. On retrouve d’intéressantes similitudes entre le récit de la nomination de Le Peletier et celle d’Arnauld de Pomponne en 1671 :

« Le roy pensa aussytost à faire un secrétaire d’Estat et, sur l’ouverture qu’en fit S.M., M. Le Tellier proposa le président Pelletier, son parent et amy, qui est homme d’esprit et de mérite, et M. Courtin, que Vostre Altesse électorale a veu, se dispensant de proposer M. de Pomponne à cause qu’il ne pouvoit, disoit-il, sans s’incommoder rembourser M. de Lionne, qui avoit un brevet de reprise de huit cens mil livres sur la charge. M. Colbert proposa son frère qui est ambassadeur d’Angleterre, ensuitte M. de Pomponne ; et M. Le Tellier, voyant que le roy professoit estimer M. de Pomponne, se prit à le louer comme un homme habille, plein d’honneur et de probité et d’une grande capacité. Néantmoins, comme le choix demeura suspendu, M. Colbert espéra que M. son frère et le crut (sic). Mais le landemain vers les onze heures du soir, le roy se déclara en faveur de M. de Pomponne10. »

6En 1671 comme en 1683, Le Tellier ne met jamais de prime abord en avant le nom de son véritable candidat, mais commence par commenter les qualités des autres impétrants, voire à les louer, afin d’amener Louis XIV à prendre parti. Sa longue pratique du roi lui permettait de jauger son degré d’adhésion envers les uns et les autres. Il brisait alors définitivement ceux que n’agréait pas le souverain, et instillait le doute quant aux capacités des autres, avant de présenter comme un recours son propre candidat. Pour faire en sorte que le roi ait le sentiment de conserver la maîtrise de la décision finale, Le Tellier veillait à introduire dans sa demande un défaut selon lui rédhibitoire, sur lequel il insistait lourdement, mais qui n’était en rien incompatible avec l’exercice des fonctions demandées. Le monarque avait alors beau jeu d’écarter des considérations trop éloignées de ses propres critères (la fidélité, la compétence), et de choisir la personne que l’on prétendait lui déconseiller. Quant à Le Peletier, selon ses propres termes, il n’avait « ny préveu, ny désiré » cette promotion11. Son biographe anonyme rapporte qu’il posa ses conditions avant d’accepter cette charge12 : « Dire toujours au roi librement ses sentiments et le véritable état des affaires, et s’en retirer quand il ne pourroit les faire utilement pour l’État13. »

7Ministre d’État, Claude Le Peletier fréquenta Louis XIV de manière assidue dans les différents Conseils qui se réunissaient chaque semaine14 : Conseil d’en Haut (aussi appelé Conseil d’État ou Conseil du Ministère), où l’on traitait des affaires du dehors et des plus importantes questions de politique intérieure, en particulier des problèmes religieux ; Conseil des dépêches, consacré aux affaires courantes des provinces ; Conseil royal des finances, créé en 1661 pour assister le roi dans l’exercice de la surintendance. Le roi recevait également ses ministres en tête-à-tête, dans sa chambre ou dans celle de M^me de Maintenon, et discutait avec eux des affaires de leur département15. Dangeau ne mentionne pas de travail particulier du contrôleur général avec le roi en soirée, contrairement à Seignelay et à Louvois, mais évoque une séance d’un quart d’heure tous les dimanches, avant le Conseil d’en Haut, pendant laquelle il lui présentait l’état de distribution de la semaine16. Les après-dînées étant réservées à la Guerre, aux Fortifications, à la Marine et aux Bâtiments, il est possible que Le Peletier, comme Desmarets en 1708, ait travaillé seul avec le roi après chaque Conseil des finances17.

8Le « travail du roi » eut de plus en plus tendance à concurrencer les Conseils et à se substituer à eux ; la plupart des décisions en matière de finances furent prises par le roi en tête-à-tête avec le contrôleur général18. Il semble cependant que le contrôleur général ne se soit jamais accommodé de ce système de la « liasse » que le maréchal de Villars présente ainsi :

« Chacun [des ministres], à son heure marquée, apportoit au roi la liasse, c’est-à-dire tous les papiers et toutes les affaires dont ils lui rendoient compte en particulier ; et alors se faisoit quelquefois la décision des plus importantes, dont il n’étoit souvent délibéré qu’après qu’elles étaient conclues tête à tête avec le roi19. »

9Dans les mémoires qu’il rédigea vers 1689, Le Peletier précise qu’il refusa d’imiter la conduite de ses collègues secrétaires d’État et qu’il essaya sans succès de faire abandonner cette habitude au roi20. Comme Le Peletier devait le constater à ses dépens, cette entreprise était dangereuse à plusieurs titres. D’une part, elle bousculait les habitudes qu’avait prises le roi au Conseil royal des finances avec Colbert21 ; d’autre part, elle contrevenait aux règles non écrites de la faveur royale, comme l’avait finement analysé Michel Le Tellier :

« Feu M. Le Tellier m’avoit dit qu’il falloit parler au roi en particulier et souvent pour le conduire à ce qu’on vouloit lui faire faire et pour se donner du crédit auprès de lui et un air de faveur auprès des courtisans22… »

10Malgré les avertissements de son mentor, et contrairement aux autres ministres, qui abordaient souvent des sujets qui sortaient du strict cadre de leurs attributions, Le Peletier se contenta d’évoquer les questions financières avec le roi et s’appliqua à faire discuter toutes les affaires d’importance dans les différentes formations du Conseil des finances :

« J’ai été persuadé qu’en suivant les véritables principes d’honneur et de conscience auxquels j’étois attaché j’hazarderois trop en engageant le roi à résoudre les principales affaires de ses finances sur ce que je lui dirois et lui proposerois tête à tête, d’autant plus que je ne voulois pas le gouverner ni pour mon intérêt et ma fortune particulière, ni pour les avantages de ma famille et de mes amis, ni pour soutenir une cabale que je formerois dans sa cour, et que j’ai connu bien solidement les inconvénients de conscience et de prudence de vouloir entretenir le roi d’autres matières que de celles dont j’étois chargé par mon emploi, ce qui m’a fait prendre la résolution que j’ai fidèlement exécutée de parler au Conseil royal véritablement et précisément de toutes les choses qui alloient à charger et décharger les peuples en réglant les droits des fermes et les recouvrements à faire et qui concernoient la justice à rendre aux particuliers23. »

11Claude Le Peletier défendait ainsi une conception du Conseil qui fut souvent battue en brèche jusqu’à la fin du règne, comme « l’organe au sein duquel le roi éclaire son action et finalement déclare sa volonté24 ». Sans doute faut-il aussi voir dans cette volonté de régénérer le Conseil royal des finances la marque de son caractère timoré. Le ministre semble avoir été très impressionné par le traitement infligé à Fouquet après 1661 ; à ses yeux, une décision prise de manière collégiale, devant le roi et d’autres témoins, devait lui permettre d’éviter tout soupçon de prévarication ou de détournement de fonds. Contrairement à Louvois, qui n’hésitait pas à agir et à rendre compte ensuite au roi, Le Peletier se refusa à prendre la moindre initiative sans accord préalable du souverain, et l’un des principaux griefs qu’il fit à son successeur, Pontchartrain, fut d’avoir abandonné cette règle de conduite :

« Je connus que M. de Pontchartrain avoit affecté de prendre le contre-pied de la conduite qu’il m’avoit veu tenir, qu’il ne vouloist même s’assujettir en façon quelconque au Conseil de finance, que j’avois regardé comme ma véritable décharge, et le meilleur moyen pour profiter des avis et des connoissances d’autruy. M. de Pontchartrain prit le party de faire tout uniquement à sa mode, et de faire résoudre teste à teste au roy ce qu’il vouloit, n’entretenant le Conseil de finances que de bagatelles, et des affaires des particuliers25. »

12Tant au Conseil qu’en tête-à-tête avec lui, Le Peletier ne cessa de remontrer au roi la nécessité de réduire ses dépenses militaires et édilitaires et de soulager ses peuples en diminuant les impositions. Il lui représenta également les difficultés qu’il rencontrait dans la collecte des fonds et le peu de compréhension dont faisaient preuve Louvois et Seignelay à son égard. Le roi n’avait pas été habitué à un tel langage par Colbert et il en informa le contrôleur général par l’intermédiaire de M^me de Maintenon : « Elle m’a fait cognoistre que le roy ne pouvoit soufrir que l’on luy donnast de l’inquiétude sur les difficultés de fournir tout l’argent qu’il vouloit26. » Le Peletier regretta cette attitude : « J’ay veu en mesme temps que l’esprit du roy, que j’aurois cru devoir estre touché du fruit de mon travail, s’aliénoit de moy et s’aigrissoit quand j’estois obligé de luy représenter les vérités que je ne pouvois luy cacher sans blesser mon devoir et ma conscience et luy faire connoistre que l’on ne pouvoit fournir à tant de dépenses. » C’est un exemple, avec une intensité moindre, des heurts qui se produisaient entre le roi et ses ministres, tels Colbert et Louvois27.

13Le Peletier n’innova pas dans les habitudes administratives mises en place par Colbert. Il développait chaque semaine devant le souverain l’état des recettes et des dépenses du Trésor royal et lui transmettait des mémoires ou des notes que le roi annotait et lui renvoyait. Ces notes confirment ce que nous savons déjà des relations entre Louis XIV et son ministre. Le Peletier rapportait tout au roi, des affaires les plus importantes aux plus futiles, en écrivant sur la moitié droite de la page. Le roi répondait sur la moitié gauche, mais se trouvait parfois démuni devant la banalité des propos de son contrôleur général : le 16 septembre 1685, le contrôleur général écrivit une note qui mentionnait les dépenses faites pour l’agrandissement des églises du Poitou, de Guyenne et de Montauban, et la tenue par le chancelier d’un « Conseil des finances où l’on expédia sous le bon plaisir de Votre Majesté plusieurs affaires pour son service et pour les particuliers ». Le roi commenta ainsi la mention de la tenue de ce Conseil : « Il est toujours bon d’expédier les affaires28. »

14Les remontrances de Le Peletier n’affectèrent pas, semble-t-il, la confiance que le roi lui portait. Il convient de ne pas accorder une signification particulière aux dons et faveurs que le roi lui octroya entre 1683 et 1689. Le souverain agissait ainsi à l’égard de tous ses ministres et démontrait par là au public qu’il était satisfait de leurs services. Dans ses mémoires, Le Peletier parle de « fidelle liberté29 ». Le terme de fidèle n’était pas exagéré, comme le prouva à plusieurs reprises l’attitude du roi. Impressionné par la décision du ministre de renoncer à ses fonctions, qui n’eut d’équivalent qu’en 1714 avec la retraite du chancelier de Pontchartrain, le monarque chercha par tous les moyens à le retenir au contrôle général des finances, puis refusa à deux reprises, en 1689 et en 1691, de lui donner son congé. Louis XIV lui conserva jusqu’en 1697 un traitement qui en faisait l’égal de Pontchartrain ou de Barbezieux et assura la fortune de sa famille après sa retraite définitive. Si Claude Le Peletier resta un obligé de Louvois après la mort de Michel Le Tellier, il semble qu’il reporta alors son sentiment de fidélité sur le roi. Louvois était à ses yeux trop brouillon, trop brutal ; chez le roi, Le Peletier retrouva en partie le caractère du feu chancelier, pénétrant, subtil et dissimulé. Cette relation devint manifeste après 1689. Le roi trouva en lui un conseiller dévoué, qui lui révéla toujours le fond de sa pensée, sans craindre de déplaire. Honnêteté, franchise, désintéressement : tous les mémorialistes s’accordent à reconnaître ces qualités au contrôleur général des finances30. Le ministre resta fidèle à sa promesse de ne rien dissimuler à son maître et n’hésita pas à lui faire des remontrances quand elles lui parurent justifiées. Son discours en matière financière resta le même après son départ du contrôle général : il ne cessa d’inviter le roi à réduire ses dépenses pour la guerre et les bâtiments.

15On verra plus bas que ces suggestions et ces critiques furent certes écoutées, mais rarement prises en compte ; le temps révéla souvent leur bien-fondé, augmentant ainsi la considération du monarque pour ce ministre intègre. Le Peletier concluait d’ailleurs son Mémoire sur ces mots :

« J’ay eu souvent l’honneur de dire au roy que je souhaittois uniquement me tromper dans les prévoiances (sic) que je lui exposois, et que je voulois qui eussent part à son attention et à ses résolutions. S’il a bien voulu me dire plus d’une fois que j’avois trop bien préveu, je me garderay bien d’en tirer une présomption qui seroit capable de ruiner tous les principes de ma fidélité, de mon désintéressement, et de mon zèle tout pur et très sincère31. »

16Le dévouement sincère du ministre contribua sans doute à le rapprocher du roi à un moment où l’influence de M^me de Maintenon se faisait de plus en plus sentir. Pour autant, même conduit par l’amitié, Louis XIV veillait à ce que Le Peletier n’oublie jamais que sa faveur n’était que la contrepartie de ses services. Ainsi, même s’il comprit la volonté de son ministre de se retirer en 1697, et s’il l’agréa à contrecœur, il plaça, avec l’ironie mordante d’un monarque déçu, l’ancien contrôleur général devant les conséquences de son choix lorsque ce dernier lui présenta un placet pour continuer de figurer sur les listes du Conseil. C’est avec un certain embarras que le chancelier Pontchartrain, chargé de transmettre la demande au roi, lui expliqua le refus de Louis XIV :

« Il m’a en mesme temps ordonné d’ajouter qu’entre toutes les raisons qui le fixoient à ses premières décisions, celle qui le touchoit le plus sensiblement étoit l’estime dont il vous honoroit, et la considération qu’il avoit pour l’estat que vous avés choisi et que vous avez préféré à tout ce que le monde a de plus grand et de plus flatteur pour un particulier. L’esprit mesme dans lequel vous avez fait tant d’abdications luy est toujours présent, et il croit qu’il ne pouroit vous accorder ce que vous luy proposez sans affaiblir les principes qui vous sont si honorables, et sans diminuer les avantages que vous en tirez de luy-mesme par ses propres sentiments, et de tout le public par la juste vénération que l’on a pour vous. Je ne fais en cela que répéter mot pour mot ce que Sa Majesté m’a commandé de vous dire32. »

17On peut toutefois estimer toutes ces raisons insuffisantes pour justifier le choix d’un serviteur tel que Le Peletier pour occuper l’une des rares places de ministre d’État. Tout indique que Louis XIV, qui n’était pas dupe de l’étoffe de son serviteur, avait d’autres motivations à l’esprit lorsqu’il ordonna à Le Peletier de le rejoindre au Conseil d’en Haut. Certaines tiennent à la timidité d’un souverain qui n’aimait pas les visages nouveaux : présent dans l’entourage du roi depuis la fin de la Fronde, Le Peletier offrait la perspective rassurante d’une absence de surprise33. D’autres, plus cyniques, dénotaient sa profonde connaissance de la nature humaine :

« L’un des plus grands hommes de l’Antiquité […] disait que celui qui gouverne un État doit se résoudre même fort souvent à écouter des sottises. Et sa raison, à mon avis, était que ce même homme qui nous dit une chose inutile aujourd’hui peut en dire demain une très importante, et que ceux encore qui ne disent rien de sérieux, ne laissent pas faire que les autres qui traitent les plus grandes affaires auront plus de retenue à mentir, sachant par combien de voies différentes nous pouvons apprendre la vérité34. »

18Il est patent que le roi, arrivé dans la force de l’âge, ne souhaitait pas prendre le risque de choisir un ministre qui pût, à force d’habileté et d’intrigue, réussir à le gouverner. Enfin, la faveur dans laquelle le roi tint toujours Le Peletier s’explique peut-être également par le rôle de « conscience » qu’il joua, surtout après 1697. Même s’il n’en tenait aucunement compte, le roi souhaitait en quelque sorte que Le Peletier lui présente ses remontrances et ses avertissements : par leur caractère répétitif, presque incantatoire, ils finissaient par ne plus l’inquiéter, tout en lui laissant la conscience claire de celui qui, au moment de décider, a écouté tous les avis de ses conseillers, même les plus défavorables. Quant à Le Peletier, la fidélité qu’il vouait à Louis XIV ne l’empêchait pas de reconnaître les défauts du roi et de les critiquer dans ses écrits personnels : pêle-mêle, il lui reprochait de se laisser gouverner par M^me de Maintenon, de « prendre des mesures pour se flatter, plustost que pour bien faire effectivement35 » en 1692, ou, en 1699, de « se flatter et vouloir être flatté, réduisant tout à sa commodité, et à vouloir persuader à tout le monde qu’il se conduisoit par luy-mesme » et de « s’applaudir36 ». Preuve que les relations entre un roi et ses ministres, même les mieux en cour et les plus dévoués, ne sont pas exemptes d’orages et de ressentiment, Le Peletier termine son Mémoire en se qualifiant de « bon François » et de « fidèle serviteur du roy », mais sans dissimuler que, selon lui :

« Le roy veut faire par luy-mesme plus qu’il ne convient à un prince prudent. Il est sujet à se dégouster de ceux dont il s’est servi plus pour sa commodité, et par les impressions de M^me de Maintenon, que par de bonnes raisons et des preuves effectives de leurs services et de leur habilleté37. »

Claude Le Peletier et la Cour

19Ministre d’État, Claude Le Peletier fut forcé de s’installer à demeure à Versailles, où il reprit le logement laissé vacant par Louvois dans l’aile gauche des Ministres38. Il ne réussit cependant jamais à s’intégrer à la Cour et à en adopter les us et coutumes. Ostensiblement modeste – attitude dans laquelle entrait sans nul doute une part de calcul – il refusa les marques distinctives de sa fonction et conserva toujours un costume sombre, alors que les secrétaires d’État portaient d’ordinaire un manteau court de velours violet. Les estampes de Bonnart le représentent en « costume noir, soutanelle, rabat et manteau, puis en costume complet de courtisan, mais de couleur sombre39 ». Il refusa également que les courtisans et même ses domestiques l’appelassent « Monseigneur », au point que M^me de Maintenon renvoya un jour un placet qu’un de ses amis lui avait demandé de transmettre au nouveau contrôleur général et qui commençait par ce mot40 ; le ministre préféra se faire appeler « M. le contrôleur général41 ». Le Peletier refusa de mettre un suisse à sa porte, « mais un simple portier comme auparavant, et disoit souvent : “J’ay bien de la peine à faire le grand seigneur42.” » Enfin, peut-être pour marquer sa différence avec Colbert, il entreprit de faire bonne figure à tous les solliciteurs qui venaient frapper à sa porte :

« Dès que M. Le Peletier fut en place, il commença à se faire aimer par son affabilité, son honnêteté, sa douceur, en sorte qu’on entendoit ceux qui sortoient de son audience s’en louer hautement. Il ne la donnoit pas en rentrant chez lui après le Conseil, pour ne pas confondre les idées de ce qui avoit été résolu et des ordres qu’il avoit à donner en conséquence ; il la donnoit après son dîner, afin d’avoir l’esprit plus libre et la faire durer aussi longtemps qu’il étoit besoin pour écouter à loisir tous ceux qui se présentoient43. »

20Ces principes de modestie et de vertu lui valurent dans les premiers temps l’estime et l’admiration de la Cour. M^me de Maintenon elle-même écrivait en septembre 1683 : « Il montre une sagesse et une considération admirables, et tout le monde est ravi de le voir où il est ; Dieu veuille qu’il en use bien44. » La présence à ses côtés du chancelier Le Tellier, l’influence qu’il avait sur lui, enfin le triomphe apparent du clan des lézards contribuèrent à faire taire les critiques. Tout changea à partir du début de 1684. La mise modeste du contrôleur général se retourna contre lui et alimenta les ragots et les comparaisons à son désavantage. L’abbé de Choisy rapporte ainsi qu’on « l’appelait le petit ministre du vivant du chancelier Le Tellier : il le copiait dans ses manières modestes. On l’accusait de n’être pas fort habile ; mais s’il n’avait pas l’esprit aussi fin que son patron, il avait peut-être le cœur aussi bon45 ». Une fois de plus, le duc de Saint-Simon se montre le plus cruel :

« Il y a un mot du premier maréchal de Villeroy sur [Le Peletier] admirable. Il donnoit un matin petite direction chez lui ; tout ce qui la devoit composer étoit arrivé et on attendoit M. Peletier, qui étoit contrôleur général. Enfin, las d’attendre, le maréchal envoya chez lui, et, à Versailles, où ils étoient, il n’y avoit pas loin : on vint dire au maréchal de Villeroy qu’apparemment M. Peletier avoit oublié la petite direction, et qu’il étoit allé courre le lièvre. “Par… ! répondit le maréchal en colère, avec son ton de fausset, nous avons vu M. Colbert qui n’en courroit pas tant, et qui en prenoit davantage.” On rit, et on commença la petite direction46. »

21Il est vrai que le contrôleur général des finances ne fit rien pour se concilier le microcosme de la Cour. Tout en faisant bonne figure aux courtisans, il se montra peu accessible aux demandes de faveurs et de gratifications. Comme le dit l’abbé de Choisy, il avait « peine à promettre », même à ses parents et à ses amis, et ne donnait volontiers que pour les pauvres. En 1689, le petit monde de la Cour, qui dépendait des largesses du roi pour survivre dans la jungle hors de prix de Versailles, ne lui pardonna pas d’avoir fait passer le paiement des troupes avant le versement des pensions tant attendues47. Sa conception du travail d’un ministre et sa règle de conduite de n’agir qu’après s’être longuement informé auprès des personnes les plus compétentes lui valurent les sarcasmes des courtisans, pour qui cette prudence s’apparentait à un aveu de faiblesse, voire d’incompétence.

22Enfin, Le Peletier aggrava son cas en faisant preuve d’une grande défiance vis-à-vis des femmes de la Cour. Dans les discussions qu’ils eurent au sujet des événements du début du règne, Le Tellier faisait déjà de « l’esprit de femme » l’une des principales causes de la faiblesse du pouvoir royal après 164348. Il s’agit d’un topos de l’époque, et le Mémoire de Le Peletier contient plusieurs allusions au rôle tenu par les maîtresses royales, qui sont toujours présentées de façon négative. Le ministre affirme que le crédit de Colbert « avoit commencé par la disgrâce de M. Fouquet [et] par les amours de M^me de La Vallière49 ». Plus loin, il déclare que vers 1670 « le roy étoit devenu curieux de sa gloire, M^me de Montespan avoit succédé à M^me de La Vallière, et M. de Louvois avoit lors toute la confiance de Sa Majesté50 », et en 1685, il fait de Seignelay, de François de Harlay, archevêque de Paris, de Châteauneuf, secrétaire d’État de la R.P.R., « et surtout du zèle de M^me de Maintenon, de son crédit auprès du roy », les responsables de la révocation de l’édit de Nantes51. Le Peletier se servit de son fidèle veuvage comme d’un prétexte pour éviter de recevoir la gent féminine chez lui. Aussi, comme le résume son biographe, « n’étoit-il pas en grand commerce avec les courtisans, moins encore avec les femmes de la Cour. Elles ne venoient jamais à sa table, et comme il n’avoit point de femme, elles avoient peu d’accès chez lui52 ». M^me de Maintenon ne fut pas dupe de l’attitude du ministre. Dès la fin 1683, elle ne l’appelait plus que « le contrôleur général », et se plaignait de ne pouvoir le voir53. Début 1684, Le Peletier était devenu persona non grata à ses yeux ; ainsi écrivait-elle à son frère d’Aubigné :

« Je ne suis pas surprise que M. le contrôleur général n’ait rien répondu sur M. Arnaud ; il est impossible que l’on entre dans une affaire de cette nature, et vous n’en tirerez que ce que la crainte qu’il aura de moi lui fera donner. Je n’oublie rien pour qu’il se croie très mal avec moi ; c’est tout ce que je puis faire54. »

23Contrairement à la lecture qu’en faisaient ses contemporains, la réserve de Le Peletier ne doit pas être interprétée comme un signe de faiblesse. Elle témoignait d’une modestie naturelle, ou du moins présentée comme telle, mais se voulait également une critique implicite et désapprobatrice de certains de ses collègues ministres, que le contrôleur général estimait trop imbus de leur personne. En déclarant avoir du mal à « faire le grand seigneur » et en refusant de se faire appeler « Monseigneur », il visait notamment l’orgueil de son cousin le marquis de Louvois, qui avait, selon Saint-Simon, joué un rôle important dans l’introduction de ce nouvel usage lorsqu’il devint ministre55. En exprimant de la sorte sa modestie et sa conscience de n’être qu’un serviteur du roi et de l’État, le contrôleur général soulignait d’autant la prétention de ses collègues ; plus que l’exemple, ses démonstrations ostensibles de vertu suscitaient l’agacement de personnages pour lesquels le service du roi requérait, par essence, la mobilisation de toutes les ressources potentielles, qu’elles fussent humaines, financières ou qu’elles relevassent du niveau symbolique. En se faisant appeler « Monsieur le contrôleur général », et non « Monseigneur » comme Colbert ou Louvois, Le Peletier ne cherchait pas à rétablir ou à faire respecter une convention sociale, il s’appuyait sur l’ordre moral, « où les mots doivent avoir une valeur représentative et donc conduire à des propositions vraies56 ».

24Devant cette critique sous-jacente, réaffirmée presque quotidiennement au Conseil, on comprend que le tempérament de Louvois n’ait fait qu’un tour, et qu’il ait profité de la moindre occasion pour diminuer la compétence et le prestige d’un cousin qui, de plus, alarmait le roi sur le montant jugé astronomique des dépenses militaires et édilitaires. Selon le duc de Luynes, le secrétaire d’État de la Guerre n’hésita pas à critiquer ouvertement Le Peletier : « M. de Louvois disoit de lui, quand il se plaignoit de la difficulté de sa place : on nous a donné un contrôleur général qui trouve le monde bien grand57. » Et Louvois savait semer des piques insidieuses jusque dans son entourage le plus proche. Ainsi écrivit-il en 1686 à son frère l’archevêque de Reims qu’il était passé « en venant de Fontainebleau à la maison que M. le controolleur général a acheté [à Villeneuve-le-Roi]. Il aura de la peine à en rien faire de bon58 ». Dans l’esprit du secrétaire d’État, le parallèle avec son propre château de Meudon, théâtre d’une fastueuse réception du roi l’année précédente, ne faisait pas de doute, tout comme il ne doutait pas de surpasser aisément toutes les réalisations à venir du contrôleur général.

25Si Le Peletier était un excellent conseiller car il refusait la solution de facilité consistant à flatter son prince, ses scrupules et la peur de se tromper le paralysaient dès lors qu’il était livré à lui-même. Comme le rapporte l’abbé de Choisy, « il est vrai qu’étant homme de bien et fort scrupuleux, il ne pouvait prendre son parti sur rien, de peur de se tromper et de faire tort à quelqu’un59 ». É. Spanheim émet un jugement comparable : « Son conseil est très bon, mais lent ; il ne sauroit le donner sans réflexions, et la réflexion en France n’est pas trop de mise60. » Cette attitude a dû susciter l’exaspération d’un personnage aussi sanguin que Louvois, et des milieux qui gravitaient autour du contrôle général, habitués par Colbert à bénéficier de réponses rapides, claires et définitives. Si, pour sa tranquillité d’esprit et pour l’exactitude de la gestion des affaires du roi, Le Peletier voyait un grand avantage à faire délibérer les commissaires du Conseil sur la moindre affaire concernant les fermes ou les impositions, les financiers, eux, raisonnaient en termes de frais, de délais et d’efficacité, surtout en temps de guerre. Plus qu’une méconnaissance des mécanismes financiers, c’est cette peur constante de prendre une décision que ces derniers reprochaient au contrôleur général dans leurs mémoires :

« Les gens de finances ont donné un grand nombre de mémoires pour proposer des affaires nouvelles qui pourront produire au roy dans la suitte des sommes considérables, mais ces mémoires, après avoir passé en plusieurs mains, sont demeurés si longtemps sans une response décisive que la pluspart de ceux qui y seroient entrés volontiers se rebutent et se refroidissent61. »

26Comme le laisse entendre ce mémoire, il est probable que ce travers ait contribué à discréditer le contrôleur général non seulement aux yeux de la Cour, mais également au sein même de son administration, et que des ambitieux comme Pontchartrain ou d’Aguesseau s’en soient servis dans leur propre intérêt. Le récit que donne le chancelier d’Aguesseau des résultats de la mission de son père dans les provinces en 1687 fait bien ressortir toute la frustration du conseiller d’État, mis, après des débuts prometteurs lors d’une audience royale, dans l’incapacité de récolter les fruits de son travail par la lenteur du ministre :

« On s’attendoit que le public en recueilleroit bientôt le fruit, mais les décisions étoient plus rares chez le ministre [Le Peletier] que les projets. Peut-être même le désir de faire trop bien le conduisit à ne rien faire du tout, ou du moins à entreprendre un nouveau travail sur les droits des cinq grosses fermes, dont le poids tomba principalement sur mon père, en l’année 168862. »

27Les comparaisons que dressèrent les contemporains entre Le Peletier et son successeur sont certes cruelles pour le premier, mais elles offrent surtout l’opportunité de dessiner, en creux, tout ce qu’il aurait dû être et qu’il n’était pas pour satisfaire les besoins dévorants d’un royaume en guerre. D’Aguesseau se privait d’autant moins de forcer le trait que Pontchartrain ne tarda pas à procurer de l’avancement à son père en lui confiant la direction du commerce :

« M. de Pontchartrain entra donc dans ce difficile ministère, et y parut d’abord supérieur à son emploi. Il arrive souvent, surtout en France où on se lasse volontiers de l’état présent, qu’on cherche dans le choix d’un successeur des qualités directement opposées à celles du précédesseur ; et ce contraste n’a jamais été mieux marqué que dans les différens caractères de M. Le Peletier et de M. de Pontchartrain. La lenteur et l’indécision de l’un furent mises dans tout leur jour par la comparaison qu’on en fit avec la vivacité et la prompte décision de l’autre. Mais quelques surprenantes que fussent la pénétration et la rapidité de génie dont la nature avoit favorisé M. de Pontchartrain, il aimoit à consulter ceux dont il connoissoit les lumières, et possédant l’art de s’approprier en un instant leurs plus longues réflexions, il en recueilloit toute la substance avec une si heureuse précision, qu’il sembloit que dans son esprit, comme dans le fond de son œil, tous les objets vinssent se réunir sans confusion en un seul point63. »

28Moins partisan que celui de d’Aguesseau, le jugement de l’abbé de Choisy était sans doute plus juste, et faisait également bien sentir pourquoi Le Peletier se refusa à être un ministre de la même veine que son successeur :

« M. de Pontchartrain était bien d’un autre génie […] infatigable au travail, qui voit tout, qui peut tout […] ; décisif, faisant plus d’affaires en un jour que [Le Peletier] n’en faisait en six mois ; ayant pour maxime qu’il faut toujours aller en avant, quand même on devrait se tromper quelque fois, sauf à revenir sur ses pas, et réparer sans rougir les fautes qu’on aurait faites par un peu trop de précipitation : et je suis témoin que cela lui est arrivé une fois ou deux, sans qu’il en fût embarrassé ; ce qui me paraît héroïque à un ministre, qui d’ordinaire n’aime pas avoir tort64. »

29Le Peletier avait conscience des critiques et des moqueries qui s’abattaient sur lui, mais il préféra rester fidèle à ses principes et se refusa à « devenir courtisan »65. En quelques occasions, le contrôleur général montra cependant qu’il savait se défendre, et que s’il tolérait les critiques, il n’acceptait pas que l’on manquât de respect à sa dignité de ministre. En 1685, à la mort du premier maréchal de Villeroy, chef du Conseil royal des finances, une dispute s’éleva entre Pussort et le contrôleur général pour savoir chez qui se tiendrait la petite direction des finances le samedi suivant. Pussort réclama cet honneur sous prétexte qu’étant le plus ancien conseiller d’État, il avait toujours le pas sur le contrôleur général ; ce dernier répliqua que sa charge et sa dignité de ministre d’État interdisaient à Pussort de lui contester ce droit. Embarrassé, le roi décida que la petite direction se tiendrait à l’Hôtel de Villeroy comme à l’ordinaire, et qu’il réglerait l’affaire plus tard66. Quelques mois après sa retraite, en janvier 1690, le roi fut obligé d’intervenir au sujet d’un autre conflit de préséance :

« Il y a eu un petit démêlé entre M. le chancelier [Boucherat] et M. Pelletier, sur ce que M. le chancelier, en lui demandant son avis, ne lui ôtoit plus son chapeau, comme il le lui ôtoit pendant qu’il étoit contrôleur général. M. le chancelier soutenoit qu’il ne devoit plus ôter, parce qu’il ne l’ôtoit ni aux conseillers d’État ni aux ministres mêmes. M. Pelletier prétendoit, lui, qu’il lui devoit toujours ôter le chapeau, et qu’il devoit jouir des mêmes honneurs qu’il avoit eus67. »

30Le Peletier s’en plaignit pour une fois au roi, arguant que laisser impuni pareil manquement aux usages et à sa dignité de ministre serait interprété par l’ensemble du Conseil comme une marque de mécontentement à son égard, ce qui risquait de l’entraver dans le rôle d’expert qu’il devait jouer en matière de finances :

« J’ai esté honoré du chapeau par MM. les chanceliers Le Tellier et Boucherat jusques au temps que M. de Pontchartrain est entré dans la charge de contrôleur général et que Votre Majesté m’a fait l’honneur de me retenir auprès d’elle pour continuer à la servir dans ses Conseils de ministère et que j’ai reçu son ordre exprès d’assister à toutes les directions. Il est uniquement question de savoir présentement, Sire, si je dois être deschu de l’honneur du chapeau que l’on rend au doyen du Conseil, et si c’est l’ordre et l’intention de Votre Majesté que je souffre cette espèce de dégradation à la vue de tout le Conseil où je dois vous servir et employer la connaissance que je me suis acquise dans vos affaires de finances. Votre Majesté voit que ce n’est point une question nouvelle de rang ni d’usage du Conseil qui puisse regarder l’intérêt de personne puisque je suis en possession depuis plus de six ans et que je suis le seul dans les directions qui ait l’honneur d’être ministre… Je ne puis m’empescher de représenter à Votre Majesté avec toute la soumission possible que l’on chercheroit des raisons fort à mon désavantage si mon absence de la dernière direction (par ordre de Votre Majesté) qui a donné lieu à discourir estoit suivie d’un jugement à mon préjudice dans une affaire que Votre Majesté peut finir en un mot et bien naturellement en s’expliquant à Monseigneur le chancelier qu’elle ne veut pas que l’on change rien à l’honneur que je recevois dans les directions lorsque j’estois dans le contrôle général dont elle ne m’a pas déchargé par mauvaise satisfaction68. »

31Finalement, Louis XIV trancha en faveur de son ancien contrôleur général :

« Pour finir cette affaire, le roi a donné de nouvelles lettres à M. Pelletier, par lesquelles il veut qu’il jouisse de toutes les prérogatives dont il jouissoit étant contrôleur général. M. le chancelier n’en peut plus faire aucune difficulté présentement, parce qu’il a toujours ôté le chapeau aux contrôleurs généraux en leur demandant leur avis, et à M. de Pontchartrain, depuis qu’il l’est69. »

32Même après sa retraite définitive, Claude Le Peletier ne négligea pas les honneurs auxquels il estimait avoir droit. En dépit des lettres de conseiller d’État qui lui furent données après son départ du contrôle général des finances70, le chancelier Boucherat le raya des listes du Conseil d’État après 1697. Sollicités par Le Peletier, Pontchartrain et Chamillart ne se montrèrent pas d’une grande conviction auprès du roi. Le Peletier fut mortifié de ce refus, qui l’empêchait de briguer la place de doyen du Conseil, « non que je veuille sortir de ma retraite pour jouir des honneurs du décanat, ni prétendre des appointements, m’en étant passé depuis l’année 1697, mais uniquement estre reconnu par le roi pour incapable de former une prétention injuste, et pour laisser dans ma famille et dans mon billet d’enterrement le titre de doyen du Conseil du roi71 ».

L’impuissance politique du contrôleur général des finances

33En arrivant au contrôle général des finances, Claude Le Peletier avait de grandes ambitions : conclure une paix durable et soulager les peuples qu’il estimait écrasés par les exigences fiscales du roi, le premier point conditionnant le second. Or, à la fin de 1683, la France venait de déclarer la guerre à l’Espagne. Il s’agissait du point d’orgue de la « politique des réunions » lancée depuis la paix de Nimègue, notamment aux dépens de l’Espagne, dont la faiblesse militaire et le désir de paix étaient exploités sans remords par Louvois et Croissy. Par le jeu des anciens droits attachés au comté de Chiny, Louis XIV se trouva en mesure de réunir au royaume la quasi-totalité du duché de Luxembourg, à l’exception de sa capitale, mise en état de blocus de septembre 1681 à mars 1682. Enfin, le 31 août 1683, Louis XIV fit entrer son armée en Flandres puis s’empara de Courtrai et de Dixmude en novembre. Luxembourg fut prise au printemps 1684 et des négociations s’ouvrirent le 8 août avec l’Empereur et l’Espagne72. Tout en reconnaissant que Louvois avait réussi à financer une partie du coût de la guerre en levant d’énormes contributions extraordinaires sur la Flandre espagnole, Le Peletier s’investit dans les échanges diplomatiques, d’abord à La Haye avec les Provinces-Unies (signature d’une convention le 29 juin 1684), puis avec la Diète de Ratisbonne, qui mirent un terme à ce conflit et, plus largement, aux réunions :

« Je n’envisageois, rapporte-t-il, qu’une paix solide qui pût me mettre en état de restablir les provinces et le dedans du royaume dans un bon état pour la félicité publique. Comme j’estois dans le Conseil de ministerre où l’on traittoit les affaires étrangères, je commençay à m’intéresser très fort et à donner une partie de mon application pour parvenir à une bonne paix que l’on pouvoit asseurément ménager avantageusement dans l’estat où estoient les affaires généralles, mais tout aboutit à une trêve que j’avois espéré qu’on pouvoit convertir en une paix durable73. »

34Le Peletier dut se contenter de la trêve de vingt ans signée à Ratisbonne dès le 15 août 1684, consentement provisoire de l’Europe aux acquisitions faites depuis 1678. Selon lui, de « bonnes mesures » prises pour régler la succession d’Espagne, allant jusqu’à la satisfaction des exigences de l’Empereur, devaient permettre de transformer cette trêve en paix définitive. Les espoirs du contrôleur général furent rapidement déçus, et l’édit de Fontainebleau d’octobre 1685 lui ôta ses dernières illusions de paix européenne durable.

35La Révocation de l’édit de Nantes apparaît, pour les historiens comme pour les contemporains, comme la « grande affaire » de la période. Des travaux récents ont montré qu’on ne saurait en attribuer la paternité à un responsable unique, mais qu’au contraire elle résulta d’un mouvement d’adhésion quasi général des milieux catholiques et fut l’aboutissement d’une politique poursuivie de longue date74. Force est toutefois de constater que les Le Tellier père et fils y eurent une grande part. Dans ses fonctions de chancelier, Michel Le Tellier ne manifesta jamais une hostilité déclarée à l’égard des protestants75. De même, Louvois essaya tout d’abord de rallier les protestants par la conciliation. Il est néanmoins incontestable que Le Tellier rédigea l’édit de Fontainebleau et en fut l’un des principaux instigateurs76. C’est d’ailleurs lui que Claude Le Peletier désigne dans son Mémoire : s’il y écrit « l’on engagea le roy à la révocation de l’Édit de Nantes sous prétexte de dévotion », dans la première version du texte, raturée, le « on » était remplacé par « M. le chancelier77 ». Entre les Le Tellier et le marquis de Châteauneuf, secrétaire d’État de la R.P.R., quelle fut la part de Le Peletier dans cette décision ? Le nom du contrôleur général n’y est jamais associé, ni dans les relations ou les correspondances des contemporains, ni dans les analyses des historiens. Même sa participation, en tant que commissaire du roi, à l’assemblée du clergé de 1685, très hostile au culte réformé, ne constitue pas une preuve de son engagement en faveur de cette mesure78. Le Peletier ne fit pas non plus partie du « conseil pour les affaires de la religion prétendue réformée » qui se réunit les lundis après-midi à partir de 1684. Réorganisé après la Révocation, celui-ci rassembla le chancelier, l’archevêque de Paris, Seignelay, Pussort et le P. de La Chaise, confesseur du roi79. Dans son Mémoire, Le Peletier affirme qu’il adopta une attitude plus réfléchie que ses contemporains, et qu’il en vint à la conclusion que les suites de la Révocation « en pourroient être plus dangereuses pour l’État qu’utiles pour la religion catholique80 ». Outre la fuite de nombreux religionnaires, Le Peletier semble avoir craint la constitution d’un front des puissances protestantes qui aurait menacé la paix européenne tout juste acquise. Partisan de la modération, il réussit, semble-t-il, à convaincre quelque temps Louvois de la nécessité de résoudre la question protestante sans recourir à des persécutions qui ne faisaient qu’attiser les blessures des uns et le zèle des autres, tout en rendant aléatoire toute réunion volontaire et pacifique sous la bannière de la vraie foi81. Mais, une fois la décision prise, il ne put obtenir de Louvois, guidé par des motifs politiques, que la Révocation fût exécutée « avec circonspection et modération » :

« On leur fit une rude persécution par les dragons et autres voyes violentes, dont je représentois les mauvaises conséquences ; et quand j’en parlois teste à teste avec M. de Louvois, il me répondoit qu’on le feroit passer pour un maheustre si il n’employoit sa plume à cette injuste manœuvre82. »

36En raison du succès même de la politique de fermeté du roi, Le Peletier fut amené à s’impliquer dans la gestion des conversions massives qui se succédaient. Longtemps, l’essentiel de cette participation se limita à appliquer les ordres du roi et à assurer les aspects proprement financiers de cette politique : envoi de fonds supplémentaires aux intendants pour faire agrandir les églises de leurs départements, devenues trop petites pour accueillir la multitude des anciens de la R.P.R., arrêts exemptant de taille les nouveaux convertis, versement de pensions aux nouveaux convertis susceptibles d’entraîner, par leur exemple, d’autres ralliements, etc. Cependant, la fuite en masse des religionnaires après la Révocation obligea le contrôleur général à intervenir plus en profondeur. En effet, la taille étant un impôt de répartition perçu par paroisses, le départ des nouveaux convertis faisait retomber une charge d’autant plus lourde sur les habitants qui, catholiques ou sincèrement convertis, demeuraient sur les lieux. De même, certains exilés étaient partis en laissant derrière eux des dettes, prétexte pour lequel leurs créanciers souhaitaient saisir leurs biens, parfois au préjudice des membres de leurs familles restés en France. Laissés à l’appréciation des autorités locales, ces deux problèmes risquaient de faire l’objet de solutions très différentes selon les lieux et, surtout, d’exacerber les ressentiments à l’encontre des nouveaux convertis et donc d’inciter ces derniers à se joindre à la cohorte des candidats à l’exil. Une résolution générale ménageant les uns et les autres fut donc arrêtée au Conseil des dépêches, que Le Peletier présenta ainsi à l’intendant Le Goux de La Berchère en 1686 :

« L’on a regardé cette affaire comme estant tombée dans le cas général des dettes contractées par les anciens diacres et consistoires de la R.P.R., sur quoi il est nécesaire que je vous explique les intentions du roy. S. M. n’estime ni juste ni convenable à son service dans les conjonctures présentes que les communautés entières et les anciens catholiques portent les dettes ; il est plus à propos que les créanciers en touchent et s’imputent s’ils ont mal pourvu à leurs affaires. Il faut premièrement surseoir et arrester leurs poursuites contre les N.C. [non convertis] pour les ménager, et ensuite il sera de vostre prudence et de la cognoisance particulière que vous pourrez prendre avec le temps, étant sur les lieux, de proposer au roy les moyens et les expédients que vous trouverez les meilleurs et les plus faciles pour finir ces natures d’affaires, qui sont en grand nombre partout83. »

37L’inquiétude du contrôleur général apparaissait dans une partie de cette lettre rayée sur la minute : « Il est présentement capital de pourvoir sur toutes choses à arrester l’esprit de désertion des N.C. ; par la suite, le temps et la prudence de ceux que le roy emploie restabliront peu à peu les choses dans le bon ordre. » Pour le paiement de la taille et de la gabelle, le contrôleur général demandait également aux intendants de faire preuve de pragmatisme :

« J’ay rendu compte au roy de vostre lettre du 23 du mois passé sur les difficultés que les collecteurs de sel trouvent à s’acquiter de leur commission à cause de l’absence des nouveaux catholiques. Vous avez très bien fait de ne pas permettre la revente du sel de ces fugitifs ni le rejet de leur cotte sur ceux qui sont demeurés, S.M. ne pouvant approuver aucun de ces expédiens, moins encore la permission que demandent les collecteurs de s’asseurer sur les biens des N.C. sur le simple soupçon qu’ils se veulent retirer. Les conséquences en sont trop grandes, mais il faut attendre quelque temps pour voir si ceux qui se sont absentés ne reviennent point comme il est arrivé en beaucoup d’endroits. Cependant, le roy a trouvé bon que l’on donne ordre aux fermiers de ne point presser les collecteurs jusque à ce que l’on ayt veu de quelle manière les choses tourneront par la suite, et comment il sera à propos d’y pourveoir84. »

38Dans le même temps, Le Peletier demanda aux intendants de surveiller les marchands étrangers qui pouvaient profiter de la tenue des foires pour acheter les biens (vaisselle d’or et d’argent, joyaux, etc.) des nouveaux convertis souhaitant ainsi préparer leur départ85, ou d’éviter que des N.C. envoient en Hollande leurs enfants « aagés de 13, 14 ou 15 ans sous prétexte d’apprendre la langue86 ». Étant chargé des états de dépenses assignées sur les domaines, c’était également à lui qu’incombait la remise en état des prisons du royaume. Les intendants furent donc invités à en dresser des procès-verbaux estimatifs et à les adresser au contrôleur général, étant bon « que vous donniez présentement à cela une application particulière à cause des conjonctures présentes de tous les religionnaires et N.C. qu’il est nécessaire de faire arrester87 ». Autant le sort des biens qui avaient appartenu aux consistoires et qui étaient destinés à l’entretien des ministres et des pauvres de la R.P.R. fut aisé à régler88, autant celui des biens délaissés par les religionnaires sortis du royaume se révéla plus difficultueux : pour nourrir les enfants abandonnés par les fuyards, ou inciter ces derniers à revenir, il était nécessaire de les conserver et de les gérer. D’abord confiée aux intendants, cette tâche se révéla rapidement trop lourde pour eux89 et fit l’objet d’une réforme début 1688. S’il fut bien entendu associé à sa conception, Le Peletier ne semble pas avoir joué un rôle déterminant dans la préparation de l’édit de janvier 1688 qui réunit ces biens au domaine du roi, « non pas pour en augmenter nos revenus, mais afin qu’ils fussent régis et conservez par nos officiers avec le mesme soin que les nôtres et que leurs revenus pussent estre employés ainsy que nous les avions destinez90 ». Les intendants reçurent ordre de travailler avec les receveurs généraux des domaines pour dresser les affiches et faire les publications nécessaires pour l’adjudication des baux de tous ces biens91. Dès le mois de juin 1688, Le Peletier se fit décharger, à sa demande, de la gestion du service créé à cet effet, les « régisseurs généraux des biens des religionnaires fugitifs », dont il semblait peu convaincu de l’efficacité92. On peut donc affirmer que Le Peletier se montra un exécutant docile des ordres du roi, à la conception desquels il était associé, mais qu’il ne fit jamais preuve de zèle dans sa mission. Comme toujours lorsqu’il désapprouvait les décisions du monarque, le contrôleur général préféra laisser à ses collègues du ministère le soin de les appliquer et évita autant que possible de s’en mêler. Lorsqu’il ne pouvait faire autrement que de s’y intéresser, il recommandait aux intendants d’éviter de prendre des décisions de portée générale et de les justifier par les ordres du roi, mais, au contraire, de faire preuve de souplesse et de ne rendre que des jugements sur des affaires particulières. Sa philosophie est bien rendue dans une de ses lettres de 1689 :

« L’intention du roy n’est pas que l’on paroisse se relascher en rien de l’exécution des édits et déclarations qui ont été donnés sur le fait de la religion, vous jugez aysément de quelle conséquence cela est dans les présentes conjonctures. Mais aussi S.M. trouve bon, et même désire, que dans beaucoup de rencontres on ayt sur cela tout le mesnagement possible. Il y a beaucoup de petites choses sur lesquelles on peut fermer les yeux pour les laisser tomber au lieu que, quand elles sont relevées, on est obligé de les soustenir avec vigueur. Comme tout cela dépend des circonstances et des faits particuliers, il est impossible de donner là dessus des règles généralles, et le roy ne peut que s’en remettre à la prudence de ceux qui se trouvent chargés de la conduite des affaires dans les provinces93. »

39Il est donc abusif, selon nous, de faire de Le Peletier l’un des « durs » du Conseil sur la seule foi de son cousinage avec les Le Tellier. Au contraire, il paraît bien plus proche, sur cette question, de Beauvillier, d’Aguesseau, ou Pontchartrain, partisans de la modération, que des Maintenon, Louvois, Basville ou Bouchu, et il semble avoir soutenu la promulgation de l’édit de décembre 1689 par lequel le roi délaissa, à titre gracieux, aux familles restées en France, les biens de leurs parents partis en exil. Il est vrai que, chargé de la perception des revenus de la monarchie, à l’instar de d’Aguesseau, chargé du commerce à partir de 1691, le contrôleur général était bien placé pour connaître l’étendue des pertes humaines et financières provoquées par la Révocation.

40Au même moment, la position du contrôleur général au Conseil se fragilisa. Après avoir remboursé et supprimé la Caisse des emprunts, Le Peletier s’était engagé dans une politique volontariste de réduction des dépenses, qui passait selon lui par une diminution des sommes allouées à l’extraordinaire des guerres et à la marine. Il se heurta à l’opposition farouche de Louvois94, et, plus encore, à celle de Seignelay, dont le crédit auprès du roi et de M^me de Maintenon augmentait de jour en jour. Le Peletier ne put s’empêcher de stigmatiser l’attitude, à ses yeux irresponsable, de ces deux ministres, qui s’efforçaient de gagner la faveur du souverain en l’engageant à des dépenses continuelles liées à la guerre, aux fortifications et aux bâtiments95. C’est alors qu’intervint l’une des initiatives les plus singulières du contrôleur général, qui, si elle avait réussi, aurait pu bouleverser l’équilibre des clans. Ne trouvant pas d’appui auprès de Louvois, en butte à son hostilité et à celle de Seignelay, Le Peletier comprit qu’il ne pouvait espérer l’emporter seul face à leurs cabales respectives, et essaya de constituer un tiers parti composé de membres du Conseil. Il fit des ouvertures vers le duc de Beauvillier, chef du Conseil royal des finances depuis la mort du premier maréchal de Villeroy, qui comptait au nombre de ses amis et dont « les mœurs et la conduite » lui paraissaient « différentes96 » ; il s’ouvrit également de son projet à ses frères Michel, intendant des finances depuis 1684, et Jérôme, conseiller d’État semestre depuis 1685, et à ses gendres d’Argouges et d’Aligre. Ce projet ambitieux était voué à l’échec. Le Peletier constata que le duc de Beauvillier « estoit dans une entière relation à M. de Senelay (sic) », qu’il « ne vouloit qu’assiéger le roy et s’advancer en faveur » et « qu’ainsy je ne pouvois luy convenir ny luy à moy ». Les frères et la famille du contrôleur général des finances refusèrent eux aussi de le soutenir97. Après cette tentative avortée, la position de Le Peletier se dégrada encore. Il affirme dans ses écrits que l’habitude du roi de tout traiter en tête à tête l’empêcha d’être tenu au courant de l’évolution des affaires importantes, et qu’il fut bien souvent placé devant le fait accompli.

41Quel contraste entre la conception, par Louis XIV, de ses devoirs de souverain, et la perception, sur le vif, qu’en avait l’un de ses ministres ! En 1705, Louis XIV déclarait « qu’un grand monarque devoit prendre les voix de tous ceux qui composoient son Conseil, mais qu’il étoit à propos qu’il digérât leurs sentiments et qu’il choisit lui-même le meilleur98 ». Et, en effet, c’est bien le roi qui décide, mais un roi humain, prisonnier de ses passions, et de ceux qui savent trop bien les flatter. Ce que Le Peletier lui reproche, c’est non seulement de se laisser gouverner par ses désirs, mais aussi de se priver lui-même des conseils qui pourraient l’aider à garder l’intérêt de l’État à l’esprit.

42À l’extérieur, la politique de paix et d’entente avec les puissances catholiques que Le Peletier défendait fut menacée à partir du 9 juillet 1686 par la constitution de la ligue d’Augsbourg sous l’égide de Guillaume d’Orange et de l’empereur Léopold, auréolé de ses victoires contre les Turcs, ligue qui regroupait, outre l’Empereur et l’Espagne, les Provinces-Unies, les princes de l’Empire, la Suède et la Savoie. La diplomatie de Louis XIV ne réussit pas à rompre cette alliance défensive ; quelques mois plus tard, elle s’embourba dans l’affaire de la succession de l’archevêque-électeur de Cologne, client et vassal de la France, et s’opposa à Rome. En 1688, Le Peletier voyait avec inquiétude se profiler le spectre d’une nouvelle guerre. Il intervint auprès du roi et de Louvois mais ne put empêcher le conflit de débuter en septembre99. Malgré ses différends avec le ministre de la Guerre, il se résolut à l’aider à restaurer son crédit auprès du roi. Le contrôleur général avait plusieurs fois prévenu Louvois du danger représenté par Seignelay et sa cabale soutenue par M^me de Maintenon. En 1689, s’étant rendu compte de « la nécessité des services et du ministère de M. de Louvois », il fut obligé, « au milieu de l’accablement des affaires de finances et malgré mes maximes et ma réserve naturelle, d’entrer en d’autres choses à la Cour que celles de mes fonctions nécessaires, de m’appliquer auprès du roy et de M^me de Maintenon » pour l’assister100. Cependant, malgré quelques succès ponctuels, le roi refusa d’écouter ses plaintes sur la situation des finances royales et les risques que de trop grandes dépenses leur faisaient courir101. Il eut aussi à souffrir des attaques de Seignelay, de Pussort et même du duc de Beauvillier, qui lui reprochaient son attitude hésitante à la tête des finances102.

43La santé du contrôleur général des finances commença à se dégrader. Tourmenté à la fois par l’ampleur de sa tâche et par les moyens auxquels il était obligé de recourir pour l’accomplir, il en perdit le sommeil. En août 1689, il fut forcé d’en faire part au roi et de lui demander son congé103.

La démission de Claude Le Peletier

44Avant de s’en remettre à la Providence, Le Peletier envisagea de demander d’autres emplois, plus en rapport avec ses goûts de magistrat. Encouragé par une réflexion du roi, il pensa un moment solliciter la première présidence du Parlement, vacante depuis la démission de Nicolas Potier de Novion, mais y renonça en raison de sa mauvaise santé et de l’humeur d’Achille de Harlay, alors procureur général. Il songea ensuite à demander la charge de garde des sceaux, Boucherat restant chancelier, « mais ayant faict attention sur l’estat où je voyois M. de Louvois avec le roy et qu’il ne me pouvoit servir assez fortement en cela, je craignis de trop hazarder en fesant la proposition au roy ». Il envisagea enfin de lui demander l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés et de s’y retirer, mais préféra également y renoncer « par principe de conscience104 ». Le 20 septembre 1689, le roi accéda enfin à sa demande et choisit Pontchartrain, alors intendant des finances, pour le remplacer105. Il conserva sa confiance à Le Peletier, qui continua d’entrer au Conseil d’en Haut.

45Les contemporains tout comme les historiens ont vu dans cette démission une dérobade et un aveu d’incompétence, et parlèrent dès lors du « faible Le Peletier ». Sans revenir sur cette opinion, tant il est patent que le ministre n’avait pas un caractère des plus volontaires, ses mémoires suggèrent que sa retraite eut d’autres motifs, qui en font aussi une démission d’ordre politique. Le contrôleur général se retira en grande partie parce qu’il ne put peser véritablement sur les grandes décisions du règne, en dépit de sa place de ministre d’État. À la tête d’un contrôle général des finances dont les attributions n’avaient plus rien de commun avec celles de Colbert, il dut se contenter de jouer le rôle d’un pourvoyeur de fonds dont les limites lui apparurent rapidement. Ainsi déclara-t-il : « Je ne pouvois me maintenir auprès du roy qu’en luy fournissant tout l’argent qu’il vouloit sans luy donner la peine d’entendre mes remonstrances et mes réflexions106. » Aux temps de la guerre de Hollande, Colbert avait été confronté aux mêmes frustrations107. La présence de pareils états d’âme chez un ministre connu pour son tempérament volontaire invite à faire preuve d’une certaine compréhension à l’égard d’un homme qui n’était pas fait du même bois que le Rémois : le travail dans les finances pouvait être vécu comme une véritable torture morale. Le Peletier stigmatisait également le détail excessif dans lequel le ministre était obligé d’entrer et en faisait le reproche aux pratiques de travail mises en place par Colbert :

« Je dois me répéter ici à moi-même ce que je me suis dit plusieurs fois dans l’expérience que j’en ai fait que M. Colbert avoit chargé l’administration des finances de trop de détails et d’un travail qui consomme trop de temps pour laisser à celui qui doit conduire le gros d’une aussi grande affaire assez de liberté d’esprit pour prendre le dessus d’un tel emploi et se rendre par là plus utile au service du roi dans les vues du bien général de l’État. Je n’ai pas assez tôt aperçu un défaut si important et je n’ai pas été dans la suite assez hardi pour proposer au roi de faire un changement dans l’administration de ses finances108. »

46Les successeurs de Le Peletier eurent également à subir cette pression permanente. Si souvent opposé à notre héros pour son caractère décidé et sa capacité à manier les hommes et les mots, Pontchartrain lui-même avouait la difficulté de cette place. Selon Saint-Simon,

« c’est ce qui lui rendait [les finances] si pénibles, et il s’en expliquait même souvent avec amertume aux parties qui la lui remontraient. Aussi voulut-il souvent les quitter, et ce ne fut que par ruses que sa femme les lui fit garder, en lui demandant tantôt deux, tantôt quatre, tantôt huit jours de délai […]. Le nombre immense de créations d’offices et d’affaires extraordinaires auxquelles la nécessité de la guerre engagea ne laissa pas de tomber en partie sur Pontchartrain, et c’était ce qui le pressait sans cesse de quitter les finances109 ».

47Devenu chancelier en 1699, Pontchartrain fut « comblé d’être délivré du fardeau des finances qui lui devenait, malgré la paix, plus insupportable tous les jours ». Les similitudes entre Le Peletier et Chamillart sont encore plus grandes. Au début de l’année 1708, Chamillart éprouvait « une grande lassitude vis-à-vis d’une situation financière que tous reconnaissaient comme catastrophique », et qu’il ne parvenait pas à redresser faute d’une modération des dépenses dont le roi ne voulait entendre parler110. De plus, à cinquante-cinq ans, « le surmenage et l’excès d’inquiétudes l’avaient usé prématurément ; de très fortes vapeurs l’accablèrent dans les premiers jours de février, à tel point qu’il dut cesser de paraître au Conseil. Quelques journées de repos […] ne suffirent pas à lui rendre la santé. Seule une diminution de sa charge de travail pouvait lui procurer quelque soulagement ». Remplacé par Desmarets le 21 février 1708, Chamillart avouait son soulagement de se trouver dans la position de « plaindre celuy qui est obligé de fournir les fonds111 ». On doit d’ailleurs noter que tous les contrôleurs généraux disposaient, avec les intendants des finances, de collaborateurs capables de prendre leur suite sans que les finances eussent à souffrir d’une transition difficile.

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48Homme de conviction, Claude Le Peletier est loin de correspondre à l’image du ministre insignifiant que la postérité a gardée de lui. Arrivé au pouvoir sans l’avoir désiré, il s’efforça de faire entendre sa voix propre en défendant, parfois sous les quolibets de la Cour, ses idéaux de paix et de prévenance envers les peuples. Animé de bonnes intentions mais peut-être trop honnête et certainement trop isolé, il ne réussit pas à ébranler les convictions des autres ministres et de leur maître. Précurseur du libéralisme qui triompha au XVIII^e siècle, il préféra quitter sa charge lucrative de contrôleur général des finances plutôt que d’appliquer une politique que sa conscience réprouvait. Grand commis plutôt que grand ministre, Le Peletier n’était pas taillé pour supporter le poids d’un conflit qui dressa toute l’Europe contre Louis XIV ; ce n’était pas l’homme de décision qu’exigeaient ces temps décisifs.

49Longtemps considérée comme un aveu de faiblesse, cette démission témoigne au contraire de l’intégrité du personnage et de la sincérité de ses idéaux. De ce point de vue, on peut dire que Louis XIV a déçu Le Peletier. Ce dernier aurait souhaité un souverain amoureux du bien public et de ses peuples, qui fasse passer l’État avant ses passions, mais le roi restait un homme, avec toutes ses faiblesses, la moindre n’étant pas son désir de gloire. Ce désir était étranger au contrôleur général. Comme Fénelon, il opposait la vraie gloire, pur désintéressement qui aboutit au bien public, à la vaine gloire, égoïste, cupide, guerrière112. Et si cette critique explicite annonce l’émergence de la notion « d’intérêt général », elle témoigne aussi d’une incompréhension foncière de la nature de la monarchie. Pour cette dernière, au XVII^e siècle, toute gloire est militaire, même si baisser la taille ou compter les revenus tirés des eaux et forêts n’est pas sans grandeur. Louis XIV s’est lassé au bout de dix ans des projets de réforme de Colbert, car un roi, comme les empereurs romains avant lui113, pour atteindre la grandeur, pour se sentir vivre, surtout dans le monde policé à l’extrême de Versailles, ne pouvait que faire la guerre ou élever des bâtiments. Louis XIV a peut-être donné, sur son lit de mort, une victoire posthume à Le Peletier en reconnaissant avoir trop aimé l’une et l’autre.