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Servir le Roi Soleil

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Mathieu Stoll

Introduction

Texte intégral

1Dans une des salles du musée Carnavalet consacrée à l’histoire de Paris au XVIIe siècle, le public peut contempler, accroché en hauteur, le portrait d’un homme vêtu d’une sobre tenue noire. L’austérité du personnage, sa mise simple, son visage impassible ont bien du mal à arrêter le regard, et la plupart des visiteurs se contentent d’un simple coup d’œil au carton qui accompagne le tableau, pour y trouver le nom d’un illustre inconnu : Claude Le Peletier, prévôt des marchands de Paris. Pour certains, ce nom évoque une station de métro de la rive droite de la Seine ; pour quelques autres, un des révolutionnaires qui votèrent la mort de Louis XVI en 1793 ; la plupart s’étonnent qu’un peintre aussi célèbre, Mignard, ait pris la peine de réaliser le portrait de cet oublié de l’histoire ; tous passent leur chemin et portent leur attention sur les fastes de Paris sous le règne de Louis XIV. Sans doute ignorent-ils que ce personnage dont le souvenir s’estompe déjà est en bonne partie à l’origine du renouveau architectural de la capitale dans la première moitié du règne du Grand Roi ; qu’il a fait bâtir les portes Saint-Denis et Saint-Martin, raser les murailles de la ville, ériger des quais, des égouts, des fontaines ; qu’il a fait dresser, en 1676, le premier plan de Paris présentant un projet d’urbanisme pour la capitale. Sans doute ignorent-ils également qu’il fut l’un des ministres des finances de Louis XIV, pas moins que le successeur du grand Colbert, et que sa famille était, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’une des plus importantes de la capitale et du Parlement de Paris. Sans doute ignorent-ils, enfin, que le musée Carnavalet est installé dans l’hôtel érigé par le propre frère de Claude Le Peletier, Michel Le Peletier de Souzy…

2Le destin de Claude Le Peletier (1631-1711) semble tout entier résumé dans ce rendez-vous manqué avec les amateurs d’histoire parisienne. Pourtant, l’ascension de ce personnage, porté au sommet du pouvoir par un clan familial, est remarquable, tout comme la liste des fonctions qui lui furent successivement confiées : conseiller puis président et enfin président à mortier au Parlement de Paris, prévôt des marchands de Paris, conseiller d’État, contrôleur général des finances et ministre d’État, surintendant des postes. L’ascension du futur ministre s’explique par les liens qui l’attachaient à son mentor, le célèbre Michel Le Tellier, secrétaire d’État de la Guerre et père de Louvois, qui fut tout à la fois son cousin, son patron et son ami.

3Le 6 septembre 1683, la mort de Colbert propulsa Le Peletier au sommet du ministère, position qu’il conserva en dépit de sa démission – fait rarissime sous l’Ancien Régime – du contrôle général en 1689. Le Peletier fut très en cour auprès de Louis XIV. En témoignent les revenus qu’il tira du service du roi, car, sous l’Ancien Régime, le pouvoir ne se concevait pas sans fortune, qu’il s’agisse de rentes, de terres ou d’offices. En témoigne également l’héritage, tant économique que culturel, qu’il laissa à ses descendants et l’usage que ces derniers en firent au XVIIIe siècle. Comment, alors, malgré cette réussite impressionnante, expliquer l’oubli dans lequel est tombé le souvenir de Claude Le Peletier ?

  • 1 Sur l’évolution de l’image d’un ministre à travers les siècles, voir L. Avezou, Sully à travers l’ (...)
  • 2 G. Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, Paris, 1850-1855, 4 vol.
  • 3 P. Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert, Paris, 1861-1882, 10 vol.
  • 4 A. de Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux des Finances avec les intendants des prov (...)

4Dans la mémoire nationale, une figure symbolise l’émergence de la monarchie administrative et le passage de l’« État de justice » à l’« État de finance » : celle de Jean-Baptiste Colbert. Seul ministre de l’ancienne monarchie à avoir laissé son nom à un corpus doctrinal auquel il est toujours fait référence, Colbert domine l’histoire de l’État des XVIIe et XVIIIe siècles, au point que l’on peut dire que l’État d’Ancien Régime, c’est l’État-Colbert. La légende de Colbert1 a atteint son apogée dans la seconde partie du XIXe siècle à la faveur des grandes entreprises de publication de sources lancées par G. Depping2, P. Clément3 et A. de Boislisle4. Il était dans l’ordre des choses que les historiens de la IIIe République, épris d’équilibre budgétaire, de stabilité monétaire et d’expansion coloniale, considérassent avec faveur, voire ferveur, les efforts de ce ministre pour redresser, développer et enrichir un pays épuisé par trente années de guerre européenne et d’agitation intérieure. On peut dire, à bon droit, que la figure de Colbert a relégué dans l’ombre celle de Le Peletier, le condamnant à demeurer l’un des pâles épigones du grand ministre.

5Cette condamnation doit-elle rester définitive ? Sans tomber dans le piège d’une tentative de réhabilitation, à la fois anachronique et sans intérêt, on peut croire que la trajectoire, les idées, les réalisations de Claude Le Peletier ont beaucoup à nous apprendre sur la société, la culture et l’État d’Ancien Régime.

6Il est en effet surprenant que les historiens du XXe siècle ne se soient pas davantage interrogés sur les suites de ce « moment Colbert », et qu’ils aient accepté de faire du Rémois l’archétype du ministre de l’Ancien Régime, alors qu’il bénéficia d’une position et d’un contexte exceptionnels. Pour étudier les conditions de l’épanouissement de l’« État de finance », n’est-il pas plus pertinent d’investir la période de l’après-Colbert et d’éviter ainsi les partis pris historiographiques auxquels risque toujours de conduire la puissante figure du contrôleur général ?

7Le méconnu Claude Le Peletier offre un aperçu moins flamboyant, mais sans doute plus exact, de l’activité et des pouvoirs réels du ministre des finances. De plus, par rapport à Colbert, à Pontchartrain ou à Chamillart, contrôleurs généraux des finances pourvus par le roi de larges cumuls d’attributions, Le Peletier présente la particularité de n’avoir été « que » contrôleur général. À travers son exemple, il est possible de déterminer le véritable poids des finances dans l’appareil d’État des XVIIe et XVIIIe siècles, qui plus est à une période où le ministre des finances était censé se trouver au faîte de sa puissance : l’étude du contrôle général des finances sous Le Peletier invite à revoir les schémas classiques qui en font le ministère essentiel et dominant de l’ancienne monarchie.

  • 5 Sur les limites de l’exercice, voir le célèbre article de P. Bourdieu, « L’illusion biographique » (...)
  • 6 F. Hildesheimer, Richelieu, Paris, 2004 ; I. Murat, Colbert, Paris, 1980, J. Meyer, Colbert, Paris (...)

8Même insérée dans une histoire plus générale de l’État monarchique et de ses développements, l’approche biographique ne dispense pas de garder à l’esprit les limites de l’exercice et de s’interroger sur le rôle de l’individu dans l’Histoire5. Cette question a déjà été évoquée dans le cas d’un Richelieu, d’un Colbert ou d’un Louvois6, mais, en dehors de ces titans de l’histoire administrative, qu’en était-il des ministres plus effacés qui peuplent les trois siècles de l’Ancien Régime ? Pouvaient-ils avoir une politique propre et mener une action personnelle ? Pour le déterminer, la biographie classique, le récit linéaire d’une vie, ne suffisent pas. Il est nécessaire de multiplier les points de vue sur le personnage, afin de montrer comment sa figure se construit à travers le regard de ses contemporains. À l’image de l’histoire de l’État, qui ne peut se réaliser que dans la longue durée, la biographie qui ambitionne d’y contribuer doit s’inscrire dans le temps long. Si cette étude s’appuie sur la vie de Claude Le Peletier, ce n’est donc pas pour autant la biographie d’un homme seul ; au contraire, elle s’intègre dans une monographie familiale qui plonge dans le passé, afin de montrer les événements qui ont rendu son ascension possible, et qui éclaire sa postérité, afin de montrer la cohérence de l’homme, de ses idées, de son héritage. L’histoire politique est indissociable de l’histoire économique et sociale ; cette maxime est d’autant plus vraie dans le cas de Le Peletier, qui vit coïncider son arrivée au sommet de l’État avec l’apogée de l’ascension de sa famille. En ne se limitant pas à une approche politique du personnage, en le replaçant, au contraire, dans la hiérarchie sociale, dans les réseaux d’alliances et dans les pratiques culturelles de son temps, et en situant ses biens et sa fortune sur l’échelle économique des contemporains, il est possible de dépasser l’« illusion biographique ». Seule cette approche globale peut permettre de décrire un « ministre-type » dont les caractéristiques viendraient nuancer l’archétype colbertien.

  • 7 F. Monnier, « Ce que nous ignorons du contrôle général des finances », Histoire institutionnelle, (...)
  • 8 J.-P. Samoyault, Les bureaux du secrétariat d’État des Affaires étrangères sous Louis XV, Paris, 1 (...)
  • 9 F. Mosser, Les intendants des finances au XVIIIe siècle : les Lefèvre d’Ormesson et le « Départeme (...)
  • 10 T. Sarmant, « Les pratiques gouvernementales de l’ancien au nouveau Régime : une enquête dans l’hi (...)

9Le contrôle général des finances représente un observatoire privilégié du déploiement de l’État après 1661, dont il constitue, de manière assez classique, le symbole7. Cependant, on se gardera de se limiter à une approche purement financière de ces problématiques. Le ministre des finances doit être étudié dans ses relations avec le reste de l’appareil d’État, c’est-à-dire avec les autres ministres, les secrétaires d’État et le chancelier de France, mais également avec les membres du Conseil du roi et avec les intendants des provinces, afin de dégager les rapports de pouvoir qui tendaient à unir ou, au contraire, à opposer, les départements ministériels. Si elles veulent être pertinentes, et ainsi dépasser la succession chronologique des Colbert, des Le Tellier et des Phélypeaux, autour de laquelle on a pour habitude de structurer l’histoire ministérielle du règne, la définition et l’appréciation de ces rapports de pouvoir se doivent de reposer sur une mise en situation du ministre des finances et de son administration, saisis dans l’exercice quotidien de leurs fonctions. Car ces rapports de pouvoir sont, dès cette époque, pour l’essentiel, des rapports de force administratifs, engendrés par le travail quotidien d’ensembles bureaucratiques bien organisés, dont le labeur constant permettait de faire tourner la machine étatique de la monarchie. Or, aujourd’hui, à l’exception de quelques travaux pionniers8, que sait-on de la vie quotidienne des bureaux, des critères de recrutement des commis et de leurs rémunérations ? Sait-on quels liens les bureaux du contrôle général entretenaient avec les autres départements ministériels et avec le Conseil du roi et les formations (Conseil royal des finances, grande et petite directions, bureaux et commissions extraordinaires) qui traitaient des aspects administratifs et contentieux des finances ? Plus embarrassant encore, des procédures qui nous paraissent aussi naturelles que la rédaction et la gestion des correspondances ministérielles, ou, élément fondamental dans un département aussi hiérarchisé que le contrôle général, la délibération et la prise de décision, n’ont que rarement fait l’objet d’études approfondies9. La mesure du poids véritable du département des finances passe donc par l’étude des pratiques gouvernementales10. Entre histoire des institutions et histoire des pratiques sociales, l’histoire de l’État de l’Ancien Régime revêt alors les atours d’une histoire de la proto-fonction publique et, en reprenant l’outillage conceptuel laissé par Max Weber, pose une question centrale : se trouve-t-on déjà face à une bureaucratie qui correspond à l’idéal-type wébérien, c’est-à-dire hiérarchisée, reposant sur des règles abstraites et peuplée d’individus choisis pour leurs compétences ?

10La bibliographie consacrée au Grand Siècle et à l’État d’Ancien Régime est abondante. Parfois cruelle envers des historiens travaillant sur des thématiques encore en friches, la production historiographique a fait montre d’une singulière clémence à notre égard. À un socle d’ouvrages anciens mais toujours pertinents, comme les études de L. André sur Michel Le Tellier et l’organisation de l’armée monarchique (1906) et Michel Le Tellier et Louvois (1942), sont venus s’ajouter, depuis une vingtaine d’années, plusieurs travaux majeurs qui ont permis de renouveler et d’actualiser les thèmes de recherche que nous nous proposons d’explorer.

  • 11 D. Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, 1984.
  • 12 R. Mousnier, « Les fidélités et les clientèles en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles », Hist (...)
  • 13 É. Haddad, « Les Pontchartrain : ambitions et clientèles sous Louis XIV », Revue d’histoire modern (...)
  • 14 M. Nassiet, Parenté, noblesse et États dynastiques, XVe-XVIe siècles, Paris, 2000.
  • 15 F.-J. Ruggiu, « Histoire de la parenté ou anthropologie historique de la parenté ? Autour de Kinsh (...)
  • 16 Cl. Châtelain, Chronique d’une ascension sociale. Exercice de la parenté chez de grands officiers, (...)
  • 17 Parmi les plus récentes, on peut citer C. Coulomb, Les pères de la patrie : la société parlementai (...)

11En matière d’histoire financière, les travaux de D. Dessert ont permis de redécouvrir le continent oublié des manieurs d’argent du Grand Siècle, de reconstituer l’appareil fisco-financier mis en place avec la bénédiction du roi et de ses contrôleurs généraux pour fournir les ressources nécessaires au fonctionnement quotidien de son État, et de mettre en avant les liens étroits qui unissaient finance et pouvoir11. L’histoire sociale est sans doute le champ d’étude qui a connu le plus important renouvellement depuis le début de nos travaux sur Claude Le Peletier, en 1995. À cette époque, les thématiques ouvertes par R. Mousnier et Sh. Kettering balisaient les études consacrées aux liens de clientèle et de fidélité, tout en les reliant aux progrès de la centralisation monarchique et à l’affirmation de la monarchie administrative12. Malgré ses apports, l’approche « fonctionnaliste » des liens de clientèles a dû faire face, depuis cette date, à un certain « épuisement heuristique » dans ses tentatives d’expliquer la constitution de l’État moderne13. Dans le sillage des travaux de M. Nassiet14, un renouveau de ce domaine d’étude est actuellement en cours grâce à l’application de questionnements et de concepts issus des sciences sociales, en particulier de l’anthropologie historique de la parenté15. Très féconds, ces travaux portent principalement sur les liens de clientèle au sein de la noblesse d’épée au tournant des XVIe et XVIIe siècles, et replacent la parenté au cœur des liens de clientèle16. L’un des enjeux de ce livre sera d’évaluer si les conclusions qu’ils proposent s’appliquent également à la noblesse de robe et aux clientèles de la fin du XVIIe siècle. L’essor actuel des études portant sur les milieux parlementaires, tant parisiens que provinciaux, offre d’innombrables perspectives de comparaison, qu’il s’agisse de leur rôle politique, de leurs pratiques sociales, ou de leur poids économique17.

  • 18 M. Antoine, Le Conseil du Roi sous le règne de Louis XV, Genève, 1970 ; Le Conseil royal des Finan (...)
  • 19 B. Barbiche, Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle), P (...)
  • 20 F. Bayard (dir.) et al., Dictionnaire des surintendants et contrôleurs généraux des finances, Pari (...)
  • 21 M. Antoine, Le cœur de l’État. Surintendance, contrôle général et intendances des finances, 1552-1 (...)
  • 22 H. de Jouvencel, Le contrôleur général des finances sous l’Ancien Régime, Paris, 1901.
  • 23 S. Daubresse, M. Morgat-Bonnet, I. Storez-Brancourt, Le Parlement en exil, ou Histoire politique e (...)
  • 24 T. Sarmant et M. Stoll, Régner et gouverner. Louis XIV et ses ministres, Paris, 2010 ; A. Dupilet,(...)

12Quoique déjà riche des célèbres ouvrages de M. Antoine18, l’histoire des institutions a comblé plusieurs de ses lacunes avec la publication de la synthèse de B. Barbiche sur les institutions de la monarchie française19 et l’aboutissement de plusieurs entreprises prosopographiques sur le personnel politique de l’Ancien Régime20. La publication du dernier ouvrage de M. Antoine, Le cœur de l’État21, a remplacé la seule étude d’ensemble sur le contrôle général des finances jusqu’alors disponible, celle d’H. de Jouvencel22, qui datait de 1901 et n’était plus adaptée à la recherche historique contemporaine. Fort de l’assise solide que lui offre Le cœur de l’État sur les trois siècles de l’époque moderne, l’historien peut se plonger dans le fonctionnement concret du département des finances lors de sa cristallisation sous le règne de Louis XIV. Enfin, l’histoire politique n’est pas restée à l’écart de ce mouvement, puisque, outre l’attention nouvelle portée au rôle politique des parlements23, les pratiques gouvernementales ont été érigées en objet d’étude et d’analyse de l’État d’Ancien Régime24.

13Le règne du Grand Roi se signale par un foisonnement d’éditions de mémoires et de correspondances divers. On a privilégié les sources qui émanaient de personnes susceptibles d’avoir rencontré Claude Le Peletier dans l’exercice de leurs fonctions, comme Ézéchiel Spanheim et sa Relation de la cour de France en 1690. Outre les Mémoires de Saint-Simon, les références les plus utilisées ont été le Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson, les Mémoires du marquis de Sourches et le Journal du marquis de Dangeau. Nos recherches ne se sont pas limitées au seul règne de Louis XIV. En effet, les activités des ancêtres et des descendants de Claude Le Peletier sont parfois évoquées dans les journaux ou correspondances de leurs contemporains. Les Lettres de Peiresc, par exemple, contiennent de précieuses informations sur les liens qu’entretenait Louis Ier Le Peletier avec l’Académie des frères Dupuy, et le Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV de Barbier évoque à de nombreuses reprises les Le Peletier de Rosanbo. Enfin, au-delà de l’aspect anecdotique ou privé, ces sources ont également fourni d’inestimables renseignements sur la vie politique et les institutions de l’Ancien Régime.

  • 25 G. Mazel, Claude Le Peletier (1631-1711). Le successeur de Colbert, Paris, 2003.
  • 26 L. André, Michel Le Tellier et Louvois, Paris, 1942.
  • 27 L.-N. Tellier, Face aux Colbert, les Le Tellier, Vauban, Turgot et l’avènement du libéralisme, Qué (...)
  • 28 M.-F. Limon, Traitants et fraudes dans le recouvrement de l’impôt. Affaires réglées par Claude Le (...)
  • 29 L. André, Deux mémoires historiques de Claude Le Peletier publiés avec une introduction et des not (...)

14Force est de constater que, dans ces différents ouvrages, tant anciens que modernes, l’administration de Claude Le Peletier n’occupe qu’une place très secondaire. L’apparente abondance d’ouvrages consacrés à la famille Le Peletier ne doit pas faire illusion. Les livres antérieurs à 1789, à l’exception de la Claudii Peleteri… vita de Jean Boivin, se contentent en général de réciter les compliments d’usage destinés à des personnages promus à des postes importants. Parmi les ouvrages modernes, l’attention des historiens s’est concentrée sur les familles alliées aux Le Peletier. Hormis nos propres travaux et l’ouvrage de G. Mazel25, l’essentiel de nos informations sur Claude Le Peletier provient des ouvrages de L. André26 et de L.-N. Tellier27, qui citent à plusieurs reprises le contrôleur général des finances et soulignent son rôle essentiel dans la pyramide de fidélités des Le Tellier, et de quelques rares études plus spécialisées28. Le labeur inlassable de L. André nous vaut certes de disposer de l’édition de quelques-uns des mémoires rédigés par Le Peletier à la fin de sa vie, mais, malgré leur grand intérêt, ces derniers n’abordent qu’assez rapidement les années qu’il passa à la tête des finances29.

  • 30 M. Stoll, « Faut-il brûler la Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intend (...)
  • 31 Y.-M. Bercé, « Probabilisme et histoire des institutions : que pouvons-nous savoir ? Ne pas savoir (...)

15Aussi est-il nécessaire de retourner aux sources, principalement archivistiques, qui seules permettent de poursuivre notre enquête. On l’a dit, une partie d’entre elles a déjà été éditée à la fin du XIXe siècle ; présentes dans la plupart des bibliothèques de recherches, ces éditions ont été utilisées par des générations de chercheurs. Toutefois, ces ouvrages ont très vite montré leurs limites dans le cadre et l’esprit de notre étude. Ces éditions critiques ne concernent en effet qu’une sélection de documents jugés pertinents au regard des critères définis par les historiens de la IIIe République. La Correspondance des contrôleurs généraux… éditée par A. de Boislisle ne contient ainsi, en proportion, qu’une lettre sur huit conservées pour la période 1683-168930 ; quant aux Lettres, mémoires et papiers de Colbert réunis par P. Clément, dans sa volonté de magnifier l’œuvre du Rémois, elles omettent quantité de documents qui donneraient une vision plus nuancée du bilan du contrôleur général. Présentés comme livrant les éditions complètes des lettres et mémoires qu’ils contiennent, ces ouvrages présentent souvent des textes tronqués, d’où les phrases jugées « non significatives » ont été écartées. Or, ce sont justement ces mentions administratives et répétitives, la date de réception d’une lettre, l’évocation d’une affaire devant le Conseil plutôt que devant un bureau, qui permettent de reconstituer le fonctionnement quotidien de l’appareil monarchique. En somme, se contenter de ces éditions de sources revient à se heurter aux limites qu’a décelées Y.-M. Bercé dans plusieurs travaux d’histoire du droit ayant pris le parti de ne s’appuyer que sur des recueils d’arrêts imprimés31.

16Nous avons fait le choix de revenir aux textes manuscrits et, surtout, de dépouiller l’intégralité des séries d’archives concernant l’administration de Claude Le Peletier. Dans les archives du contrôle général des finances (sous-série G7 des Archives nationales), l’ensemble des lettres expédiées par le département des finances pour la période 1683-1689 a été consulté, de même que, pour les années 1677-1693, plus de 40 000 arrêts du Conseil conservés dans la série E. Dans le Minutier central des notaires, l’ensemble des liasses des notaires successifs de Claude Le Peletier ont été examinées, et des sondages effectués chez les notaires de Colbert et de Pontchartrain. Bien entendu, des dépouillements complémentaires ont été effectués dans les autres séries des Archives nationales qui contiennent les papiers du contrôle général, en particulier F, H1, G1, G2, K, KK, dans les archives des autres ministères, notamment celles de la Guerre et de la Marine, et dans d’autres institutions patrimoniales, au premier rang desquelles vient le département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.

  • 32 Le recours à des inventaires rédigés à la fin du XVIIe siècle a permis de mesurer la représentativ (...)

17Toute recherche historique est dépendante des sources sur lesquelles elle peut s’appuyer. À cet égard, tous les ministres de Louis XIV ne se trouvent pas sur un pied d’égalité. Grâce aux initiatives lancées par Le Peletier lui-même et reprises par l’un de ses successeurs, Nicolas Desmarets, les archives du contrôle général des finances remontent jusqu’à la décennie 1680. Si tous les documents n’ont pas été conservés, loin de là, la masse disponible permet cependant d’obtenir une vision à peu près complète de l’activité du département des finances. Seul des ministres de Louis XIV, à l’exception du cas particulier de Colbert, Le Peletier a laissé à la postérité un immense fonds d’archives privées, propriété du marquis de Rosanbo, dont une copie microfilmée est disponible aux Archives nationales. Autour d’un noyau de documents officiels, registres, mémoires et comptes, y sont agrégées plusieurs milliers de lettres personnelles adressées au contrôleur général, à toutes les époques de sa vie. Fort de cette documentation, qui touche les matières publiques autant que privées, nous voici en mesure de parvenir au cœur de l’intime : intimité du personnage, intimité de son action, intimité de son administration. Le propre de l’historien est également d’inventer ses sources, ou, lorsque le vivier de documents disponibles apparaît limité, de les réinventer. Le retour au document original nous a permis de nous livrer à une enquête paléographique très poussée sur les « mains » des agents du contrôle général : il devient ainsi possible de relier une fonction à un personnage et de reconstituer de véritables organigrammes ministériels. Quant à notre volonté d’exhaustivité, elle a permis, dans la mesure où les séries de documents étaient significatives et bien conservées, d’introduire une dimension d’histoire quantitative dans nos analyses sur l’administration royale32.

  • 33 M. Stoll, Pouvoir et administration au Grand Siècle. Claude Le Peletier, contrôleur général des fi (...)
  • 34 M. Stoll, Claude Le Peletier (1631-1711), contrôleur général des finances de Louis XIV, École nati (...)
  • 35 T. Sarmant et M. Stoll, Régner et gouverner. Louis XIV et ses ministres, Paris, 2010.

18Ce livre est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 200833, elle-même prolongement d’une thèse de l’École nationale des chartes commencée en 1995 et soutenue en 199934. Il participe d’une enquête au long cours portant sur l’État et l’administration en France sous le règne de Louis XIV. En 2010, en coopération avec T. Sarmant, une première synthèse a montré les apports de l’étude des pratiques gouvernementales pour l’histoire de l’État d’Ancien Régime35 ; ce nouvel ouvrage vient en grande partie illustrer et argumenter nos conclusions. Il sera suivi, en 2012, d’une étude sur l’administration centrale des finances entre 1661 et 1715 et complété, sous peu, par une étude sociale de l’ensemble des agents ayant travaillé dans les six grands départements ministériels de l’époque. C’est mis en rapport avec ces autres publications que le présent livre prend tout son sens et qu’il saura, nous l’espérons, faire ses preuves auprès des chercheurs comme des amateurs d’histoire du XVIIe siècle.

Notes

1 Sur l’évolution de l’image d’un ministre à travers les siècles, voir L. Avezou, Sully à travers l’histoire. Les avatars d’un mythe politique, Paris, 2001.

2 G. Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, Paris, 1850-1855, 4 vol.

3 P. Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert, Paris, 1861-1882, 10 vol.

4 A. de Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux des Finances avec les intendants des provinces…, Paris, 1874-1897, 3 vol., et Mémoires de Saint-Simon. Nouvelle édition augmentée des additions de Saint-Simon au Journal de Dangeau, Paris, 1879-1931, 45 vol.

5 Sur les limites de l’exercice, voir le célèbre article de P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, no 62-63, p. 69-72. Voir également la synthèse de F. Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, 2005.

6 F. Hildesheimer, Richelieu, Paris, 2004 ; I. Murat, Colbert, Paris, 1980, J. Meyer, Colbert, Paris, 1981 ; A. Corvisier, Louvois, Paris, 1983.

7 F. Monnier, « Ce que nous ignorons du contrôle général des finances », Histoire institutionnelle, économique et financière : questions de méthode (XVIIe-XVIIIe siècles), journée d’études tenue à Ségur le 7 février 2002, Paris, 2004, p. 49-63.

8 J.-P. Samoyault, Les bureaux du secrétariat d’État des Affaires étrangères sous Louis XV, Paris, 1971 ; J. Rule, « The commis of the Department of Foreign Affairs under the administration of Colbert of Croissy and Colbert of Torcy, 1680-1715 », Proceedings of the 8th annual Meeting of the Western Society for French History, Eugene 1980, 1981, p. 69-80 ; D. C. Baxter, « Premier commis in the war department in the latter part of the reign of Louis XIV », Proceedings of the 8th annual Meeting of the Western Society for French History, Eugene 1980, 1981, dactyl., p. 81-89 ; J. Félix, « Les commis du contrôle général des finances au XVIIIe siècle », L’administration des finances sous l’Ancien Régime, Paris, 1997, p. 81-102 ; et surtout, pour notre période, E. Pénicaut, « Les commis et premiers commis des bureaux du département de la Guerre sous Michel Chamillart », Annuaire-bulletin de la Société de l’histoire de France, 2002 (2004), p. 77-130.

9 F. Mosser, Les intendants des finances au XVIIIe siècle : les Lefèvre d’Ormesson et le « Département des impositions » (1715-1777), Genève-Paris, 1978.

10 T. Sarmant, « Les pratiques gouvernementales de l’ancien au nouveau Régime : une enquête dans l’histoire de l’État », T. Sarmant (dir.), Les ministres de la Guerre, 1570-1792, Paris, 2007, p. 29-42.

11 D. Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, 1984.

12 R. Mousnier, « Les fidélités et les clientèles en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles », Histoire sociale, t. XV, 1982, p. 35-46 ; Sh. Kettering, Patrons, brokers and clients in XVIIth century France, New York, 1986; É. Haddad, « Noble clienteles in France in the sixteenth and seventeenth century: a historiographical approach », French History, mars 2006, no 1, p. 75-109.

13 É. Haddad, « Les Pontchartrain : ambitions et clientèles sous Louis XIV », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2010, no 4, p. 218-224.

14 M. Nassiet, Parenté, noblesse et États dynastiques, XVe-XVIe siècles, Paris, 2000.

15 F.-J. Ruggiu, « Histoire de la parenté ou anthropologie historique de la parenté ? Autour de Kinship in Europe », Annales de démographie historique, 2010, no 1, p. 223-256.

16 Cl. Châtelain, Chronique d’une ascension sociale. Exercice de la parenté chez de grands officiers, XVIe-XVIIe siècle, Paris, 2008 ; É. Haddad, Fondation et ruine d’une maison. Histoire sociale des comtes de Belin, 1582-1706, Limoges, 2009.

17 Parmi les plus récentes, on peut citer C. Coulomb, Les pères de la patrie : la société parlementaire en Dauphiné au temps des Lumières, Grenoble, 2006 ; C. Le Mao, Parlement et parlementaires : Bordeaux au Grand Siècle, Seyssel, 2007.

18 M. Antoine, Le Conseil du Roi sous le règne de Louis XV, Genève, 1970 ; Le Conseil royal des Finances au XVIIIe siècle, et le registre E 3659 des Archives nationales, Genève, 1973 ; Le gouvernement et l’administration sous le règne de Louis XV : dictionnaire biographique, Paris, 1978.

19 B. Barbiche, Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, 1999.

20 F. Bayard (dir.) et al., Dictionnaire des surintendants et contrôleurs généraux des finances, Paris, 2000 ; L. Bély (dir.) et al., Dictionnaire des ministres des Affaires étrangères. 1589-2004, Paris, 2005 ; T. Sarmant (dir.), Les ministres de la Guerre, 1570-1792, Paris, 2007.

21 M. Antoine, Le cœur de l’État. Surintendance, contrôle général et intendances des finances, 1552-1791, Paris, 2003.

22 H. de Jouvencel, Le contrôleur général des finances sous l’Ancien Régime, Paris, 1901.

23 S. Daubresse, M. Morgat-Bonnet, I. Storez-Brancourt, Le Parlement en exil, ou Histoire politique et judiciaire des translations du Parlement de Paris, XVe-XVIIIe siècle, Paris, 2007 ; G. Aubert et O. Chaline (dir.), Les Parlements de Louis XIV. Opposition, coopération, autonomisation ?, Rennes, 2010 ; A. Lemaître (dir.), Le monde parlementaire au XVIIIe siècle, l’invention d’un discours politique, actes du colloque de Mulhouse, 16 et 17 novembre 2007, Rennes, 2010 ; E. Lemaire, Grande robe et liberté. La magistrature ancienne et les institutions libérales, Paris, 2010.

24 T. Sarmant et M. Stoll, Régner et gouverner. Louis XIV et ses ministres, Paris, 2010 ; A. Dupilet, La régence absolue. Philippe d’Orléans et la polysynodie, Seyssel, 2011.

25 G. Mazel, Claude Le Peletier (1631-1711). Le successeur de Colbert, Paris, 2003.

26 L. André, Michel Le Tellier et Louvois, Paris, 1942.

27 L.-N. Tellier, Face aux Colbert, les Le Tellier, Vauban, Turgot et l’avènement du libéralisme, Québec, 1987.

28 M.-F. Limon, Traitants et fraudes dans le recouvrement de l’impôt. Affaires réglées par Claude Le Peletier, contrôleur général des finances, Paris, 1995.

29 L. André, Deux mémoires historiques de Claude Le Peletier publiés avec une introduction et des notes de Louis André, Paris, 1906.

30 M. Stoll, « Faut-il brûler la Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants des provinces ? », Annuaire-bulletin de la Société de l’histoire de France, 2008 (2010), p. 147-162.

31 Y.-M. Bercé, « Probabilisme et histoire des institutions : que pouvons-nous savoir ? Ne pas savoir ? », Histoire institutionnelle, économique et financière : questions de méthode (XVIIe-XVIIIe siècle), journée d’études tenue à Ségur le 7 février 2002, Paris, 2004, p. 9-18.

32 Le recours à des inventaires rédigés à la fin du XVIIe siècle a permis de mesurer la représentativité des fonds actuellement disponibles : pour la période 1677-1691, les arrêts du Conseil de la série E se trouvent dans un état de conservation quasiment identique à celui de 1691.

33 M. Stoll, Pouvoir et administration au Grand Siècle. Claude Le Peletier, contrôleur général des finances de Louis XIV, université Paris-Sorbonne Paris IV, 2008, 3 vol.

34 M. Stoll, Claude Le Peletier (1631-1711), contrôleur général des finances de Louis XIV, École nationale des chartes, 1999, 3 vol.

35 T. Sarmant et M. Stoll, Régner et gouverner. Louis XIV et ses ministres, Paris, 2010.

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