Habiter Le Corbusier
| , , ,Chapitre V. L’architecte et les habitants
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1Le projet de confronter les théories architecturales de Le Corbusier réalisées dans la Maison Radieuse de Rezé avec les pratiques des habitants de l’immeuble nous a amenées à analyser comment la vie quotidienne s’inscrivait dans l’architecture. Ce projet qui était déjà celui de Paul-Henry Chombart de Lauwe en 1957 alors que l’immeuble abritait ses tout premiers habitants, s’appuie maintenant sur cinquante ans d’expérience.
2Ce temps relativement long d’usage de la Maison Radieuse a engendré des mutations conséquentes des points de vue sur l’immeuble, mutations qui sont le reflet des changements qu’a connus l’ensemble de la société. Ce qui ressort de nos observations, ce sont les balancements entre la consonance des projets sociaux et corbuséens à certaines époques et les écarts qui se creusent à d’autres. Mais nous avons souligné également les réinvestissements de la proposition architecturale et urbanistique par des logiques sociales différentes de celles des années du projet. Les choses se passent comme si la force de proposition de l’architecture et de l’urbanisme modernes de Le Corbusier ou la prégnance de la qualité architecturale de son œuvre permettaient un engagement renouvelé dans cette expérimentation initiale.
3Nous avons vu dans la vie quotidienne des habitants comment s’articulait la proposition architecturale expérimentale qu’est la Maison Radieuse avec les nouveaux besoins en mobilité, les nouveaux rapports à la nature, les nouvelles façons de vivre la famille, l’éducation des enfants, les nouvelles façons de participer aux logiques d’actions collectives, etc.
4Il nous semble utile maintenant de rechercher dans la proposition architecturale elle-même ce qui peut distinguer la Maison Radieuse des autres immeubles d’habitation.
5Les unités d’habitation ont été la mise en œuvre par Le Corbusier de tous les principes qu’il avait réfléchis avant le milieu du siècle. Elles sont les éléments de l’urbanisme moderne qu’il préconise (même si cet urbanisme n’a pas vu le jour, du moins en France). Elles sont surtout l’expression de ses choix en matière d’architecture. Et l’on peut dire de la Maison Radieuse que, si elle n’a pas eu le caractère fondamentalement expérimental de la construction de Marseille, elle a connu une histoire sociale beaucoup plus proche de ce qui avait été prévu qu’aucune autre unité.
6Rappelons donc pour ce qui est de l’architecture que, dès ses années de jeunesse, et notamment dès la conception de la maison « Domino » durant la Première Guerre mondiale, Le Corbusier va développer les grands principes de son architecture mais, très au-delà, les principes de l’Architecture en général.
- 1 « Le travail du mathématicien reste tout de même l’une des plus hautes activités de l’esprit humain (...)
7En 1923, dans Vers une architecture, Le Corbusier délimite l’Architecture : elle se distingue des sciences de l’ingénieur mais partage avec elle un rapport fondamental à la rationalité et aux mathématiques1 ; elle concerne le volume, la surface et le plan ; elle s’applique par la mesure et l’ordre ; elle exprime chaque moment de l’histoire de l’Humanité et le moment actuel, c’est le temps nouveau de la modernité ; par la maîtrise plastique, elle produit l’émotion esthétique. Dans ce texte, c’est le rapport même de Le Corbusier à la modernité qui est décliné : sa foi dans le rôle fondamental de la raison qui trouve, à travers la géométrie, l’expression même de la beauté, sa certitude que l’Humanité s’exprime par sa capacité à mettre de l’ordre dans le monde et que l’Architecture est par essence au fondement de cette démarche.
- 2 Le Corbusier, Mise au point, Paris, 1965, cité par Jean Jenger, Le Corbusier l’architecture pour ém (...)
8Le volume détermine l’architecture car si « L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière », « l’architecte a pour tâche de faire vivre les surfaces qui enveloppent ces volumes ». Pour cela, il travaillera le plan qui « est la détermination de tout ; c’est une austère abstraction, une algébrisation aride du regard ». « Faire un plan, c’est préciser, fixer des idées. C’est avoir eu des idées. » « Sans plan, il n’y a ni grandeur d’intention, d’expression, ni rythme, ni volume, ni cohérence. » C’est par la mesure et l’ordre qu’il parviendra à mettre en œuvre les tracés régulateurs qui construisent l’harmonie sensible à l’œil : « le tracé régulateur est une satisfaction d’ordre spirituel qui conduit à la recherche de rapports ingénieux et de rapports harmonieux. Il confère l’eurythmie ». Alors l’architecte produira cette essence même de son travail qu’est l’émotion esthétique, accord entre usage et forme : « Avec des matériaux inertes, sur un programme plus ou moins utilitaire que vous débordez, vous avez établi des rapports qui m’ont ému. C’est l’architecture. » Pour Le Corbusier, la mesure est essentielle à la qualité d’harmonie du bâti et il a consacré beaucoup d’effort à la mise en évidence des tracés régulateurs. Mais il a aussi longuement travaillé à ce système de mesures qu’il juge si fondamentalement humain et porteur d’harmonie dans les bâtiments qu’il construit : le système de mesure du Modulor. C’est en 1947 qu’il propose ce néologisme et il en publie les principes en 1950 dans Le Modulor Essai sur une mesure harmonique à l’échelle humaine applicable universellement à l’architecture et à la mécanique et un bilan en 1955, Modulor2. Le dessin de ce système de mesures, qui orne comme un traité d’harmonie architecturale les unités, est très connu. L’homme de 1m83 au bras levé (2m26) détermine l’ensemble d’un système de mesures qui correspond aux activités humaines dans les bâtiments, et surtout dans les logements que doivent construire les concepteurs.
9« La tâche est de s’occuper de lieux et de locaux. C’est la tâche des « constructeurs ». Et les « constructeurs » sont précisément la nouvelle profession qui doit lier en un dialogue inlassable et fraternel l’ingénieur et l’architecte, cette main gauche et cette main droite de l’art de bâtir 2 ». Ce lien entre technique et architecture, Le Corbusier l’a de nombreuses fois éclairé : « la construction, c’est pour faire tenir ; l’Architecture, c’est pour émouvoir. L’émotion architecturale, c’est quand l’œuvre sonne en vous au diapason d’un univers dont nous subissons, reconnaissons et admirons les lois. Quand certains rapports sont atteints, nous sommes appréhendés par l’œuvre. »
- 3 Entretien avec des étudiants en 1943, cité par Ph. Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 19 (...)
10Pour appliquer ces principes dans sa production, l’architecte doit d’abord se dégager des contraintes de sa formation. La critique de l’école des Beaux Arts et de la formation qui y est dispensée est féroce : « Les architectes vivent dans l’étroitesse des acquis scolaires, dans l’ignorance des nouvelles règles de bâtir, et leurs conceptions s’arrêtent volontiers aux colombes entre-baisées. […] L’architecture étouffe dans les usages. » Car ce qu’on n’apprend pas à l’École, c’est l’art du logis : « Vous savez qu’à l’école des Beaux Arts de Paris, qui est un des plus grands lieux d’enseignement de l’architecture, le logis n’a jamais figuré dans les programmes3. » ; ou encore dans un entretien avec Paul-Henry Chombart de Lauwe : « On donne des diplômes pour faire des cathédrales, et même des porte-plumes, mais on n’en donne pas pour le logis […]. Le logis, c’est la saloperie qu’on fait pour gagner sa croûte. »
- 4 Le Corbusier Quand les cathédrales étaient blanches, Paris, 1937, cité par Jean Jenger, Le Corbusie (...)
11L’architecte doit rompre avec cette formation du décor et du conservatisme pour donner toute la place nécessaire à la réflexion sur l’habitat, révolution nécessaire des temps modernes comme l’a été celle de la construction des lieux de culte « alors qu’un monde nouveau naissait, voici sept siècles, quand les cathédrales étaient blanches4 ! »
- 5 Alexandre Tzonis, Le Corbusier Poétique, machines et symboles, Paris, 2002, p. 34-35.
12Les principes de cette nouvelle voie dans l’architecture, Le Corbusier les a posés, dès 1927, à Stuttgart, en énonçant les « 5 points d’une architecture nouvelle » : les pilotis, le plan libre, la fenêtre en longueur, la façade libre et le toit-jardin. Avec les pilotis, on libère le sol pour les espaces verts, avec le plan libre et la façade libre, on se libère des murs et donc des notions de pièces et de couloirs pour ne plus laisser place qu’à celle « de fonction et d’organe de circulation horizontale ; de même, le mobilier devient l’« équipement ». […] Soudain, tout est réalisable, la lumière, l’air et la végétation passent au travers, ils circulent sous la maison. Il est maintenant possible d’avoir un jardin sur le toit, une fenêtre horizontale offrant des vues imprenables et un nombre infini de combinaisons pour la distribution intérieure des espaces. Ce type nouveau de construction purifié et redéfini, permet surtout la standardisation, donc l’industrialisation et la production de masse5 ». Avec les fenêtres en longueur : « des appartements ouvrant sur toutes les faces à l’air et à la lumière, et donnant, non pas sur les arbres malingres des boulevards actuels, mais sur des pelouses, des terrains de jeu et des plantations abondantes ». Avec le toit-terrasse, c’est la possibilité donnée par les nouvelles techniques de construction et les nouveaux matériaux de proposer un espace dans le ciel pour les équipements de loisir. Les écoles, que Le Corbusier n’avait pas pensé initialement installer sur la terrasse, viendront ponctuer cette logique des services de proximité dans les unités d’habitation.
- 6 Discours d’inauguration des quartiers modernes Frugès à Pessac en 1926, cité par Ph. Boudon, Pessac (...)
- 7 Dialogue avec Frugès, cité par Ph. Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 1969, p. 33.
13Car, les principes des unités d’habitation de grandeur conforme sont tous là, à la fois dans leur rapport à l’espace, dans leur conception interne, dans leur production industrielle possible pour une économie de moyens. Pour Le Corbusier, non seulement la standardisation est la marque de l’épure intellectuelle mais elle est aussi celle de la fonctionnalité maximum et celle de l’économie la plus grande. « Le standart est une nécessité d’ordre apporté dans le travail humain. » « La standardisation permettait d’établir scrupuleusement le modèle le plus parfait de chaque élément6. » Elle permet la reproduction mais n’interdit pas une conception très personnelle : « Les standards sont des lettres, avec ces lettres, il faut d’une certaine manière, écrire les noms propres de vos futurs propriétaires7. » ; ou encore « Si les maisons étaient construites industriellement, en série, comme des châssis, on verrait surgir rapidement des formes inattendues, mais saines, défendables, et l’esthétique se formulerait avec une précision surprenante ».
14« L’architecture agit sur les standarts. Les standarts sont choses de logique, d’analyse, de scrupuleuse étude. Les standarts s’établissent sur un problème bien posé. L’architecture est invention plastique, est spéculation intellectuelle, est mathématique supérieure. L’architecture est un art très digne. Le standart imposé par la loi de sélection, est une nécessité économique et sociale. L’harmonie est un état de concordance avec les normes de notre univers. »
15Et la logique des standards qui concernent toute la production architecturale s’applique aussi à l’intérieur du logement, remplaçant le mobilier par « l’équipement » du logis. « Le standart de la maison est d’ordre pratique, d’ordre constructif […] Le standart du mobilier est en pleine voie d’expérimentation […] une chaise n’est point une œuvre d’art ; une chaise n’a pas une âme ; c’est un outil pour s’asseoir. »
- 8 Entretien avec Le Corbusier, P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation t. 1 Sciences humaines (...)
- 9 Le Corbusier, L’art décoratif d’aujourd’hui, Paris, 1925, cité par Jean Jenger, Le Corbusier l’arch (...)
16Pour le mobilier, c’est encore la vision moderne et l’esthétique rationnelle qui s’imposent pour Le Corbusier. On doit se libérer des références passées qui peuvent être parfois agréables mais qui sont rarement fonctionnelles : « Les Louis XV, XVI, XIV ou le Gothique, sont à l’architecture ce qu’est une plume sur la tête d’une femme ; c’est parfois joli, mais pas toujours et rien de plus. » « Il est des usages sentimentaux, et fallacieux en vérité : le fait d’accorder de l’importance au mobilier et à son style. On s’attache ainsi la société par des chaînes énormes. L’homme ayant à ses trousses un stock de mobilier inerte va le traîner toute sa vie derrière lui. Une telle déclaration me vaudra la guerre des chambres de commerce du mobilier, à moins qu’on ne fasse rentrer le meuble dans le logement même. Ainsi autrefois les meubles étaient des casiers dans les murs : il n’y avait en plus des sièges que des tables et des lits. On ne sait plus ce que c’est qu’un casier : c’est une boîte dimensionnée aux membres humains, adaptée à la pièce ou à la fonction de la pièce8. » « Nos meubles répondent à des fonctions constantes, quotidiennes, régulières. Tous les hommes ont les mêmes besoins, aux mêmes heures, chaque jour, toute la vie9. »
17Dans cette logique fonctionnelle, Le Corbusier qui travaillera l’équipement des logements avec Charlotte Perriand, proposera une gamme complète de meubles qu’on peut voir dans la plupart des logements actuellement ouverts au public, dans les villas mais aussi dans les appartements-témoins des unités d’habitation. Ces meubles « équipent » aussi de nombreux intérieurs contemporains, à la fois emblèmes de modernité et objets patrimoniaux.
- 10 Le Corbusier, L’art décoratif d’aujourd’hui, Paris, 1925, cité par Jean Jenger, Le Corbusier l’arch (...)
- 11 Le Corbusier, L’art décoratif d’aujourd’hui, Paris, 1925, cité par Jean Jenger, Le Corbusier l’arch (...)
18Ce mobilier respecte le grand principe selon lequel « l’art décoratif moderne n’a pas de décor10 ». Ce principe est aussi celui que proclamera Le Corbusier dans son rejet de tous les objets de décoration et son apologie du Ripolin et du lait de chaux. « Chaque citoyen est tenu de remplacer ses tentures, ses damas, ses papiers peints, ses pochoirs, par une couche de ripolin blanc. On fait propre chez soi… Puis on fait propre en soi… » « Sur le Ripolin blanc de murs, ces amoncellements de choses mortes du passé ne sauraient être tolérées ; elles feraient tache11 ». Il écrivait déjà en 1923 : « Vos staffs et vos papiers de couleur sont insolents comme des valets, et je remporte chez moi le tableau de Picasso que je venais vous offrir, car on ne le verrait pas dans le bazar de votre intérieur. »
- 12 Discours d’inauguration des quartiers modernes Frugès à Pessac en 1926, cité par Ph. Boudon, Pessac (...)
19Pourtant, si Le Corbusier se fait le chantre des murs blancs, en tant qu’architecte, et surtout en tant que peintre, il travaille continûment son rapport aux couleurs. À Pessac, lors de l’inauguration du lotissement Frugès en 1926, il déclare : « Nous avons aussi appliqué une conception entièrement neuve dans la polychromie, poursuivant un but nettement architectural : modeler l’espace grâce à la physique même de la couleur, affirmer certaines masses du lotissement, en faire fuir certaines autres, en un mot composer avec la couleur comme nous l’avons fait avec les formes12. »
- 13 Le Corbusier, « L’espace indicible », Architecture d’Aujourd’hui, avril 1946, cité par Jean Jenger,(...)
20En 1946, dans une revue d’architecture, il expliquait les liens étroits entre les arts et l’architecture : « L’architecture, la sculpture et la peinture sont spécifiquement dépendantes de l’espace, attachées à la nécessité de gérer l’espace, chacune par des moyens appropriés. Ce qui sera dit d’essentiel, c’est que la clef de l’émotion esthétique est une fonction spatiale13. »
21Les unités d’habitation, et la Maison Radieuse, répondent parfaitement à ces principes de leur concepteur.
- 14 Entretien avec Le Corbusier, P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation t. 1 Sciences humaines (...)
22Rappelons que lorsqu’en 1957, Paul-Henry Chombart de Lauwe demande à Le Corbusier, qui lui expose ses principes, si l’architecte doit tenir compte des désirs des familles logées, l’architecte répond : « Tenir compte de ce que la famille exprime ? NON je ne crois pas qu’on puisse le faire. Il faut concevoir et discerner, puis offrir, poser la question à qui de droit. […] Il faut construire et installer les occupants, ensuite la radiation opère. C’est le fait de toutes les entreprises humaines […] Il faut l’expérimentation14. »
23Les logiques de la réflexion, de l’expertise, de l’expérimentation sont celles qui permettent de renouveler l’architecture et de développer le monde nouveau. Le Corbusier a défendu avec constance ces idées. Il reste à voir comment cela a été vécu par les habitants de la Maison Radieuse.
L’ARCHITECTURE DU LOGEMENT
24Dans les années d’après-guerre, les rapports à l’immeuble ne sont pas posés du tout en termes d’architecture, au sens où ce serait un projet architectural parmi d’autres que l’on aurait à estimer. Tout au contraire, pour les habitants, mais aussi pour les sociologues de l’étude de Paul-Henry Chombart de Lauwe, c’est l’habitation en immeuble qui est prise en compte. On considère que la nouveauté, le « modernisme », est dans l’habitation en immeuble de grande hauteur, conçu avec un niveau de confort peu répandu alors et dans des matériaux auxquels on n’est pas habitué. Mais c’est cette proposition d’habitation dans sa globalité qui est jugée par rapport aux logements dont on disposait auparavant et ce n’est pas le projet spécifique qui est comparé à un autre pour la bonne raison, que si l’immeuble n’est pas unique, il est cependant pionnier à cette époque-là. D’une façon intéressante, les propos portent presque exclusivement sur le bon fonctionnement de la proposition : les pièces correspondent-elles au besoin, l’école est-elle pratique, le voisinage est-il acceptable, etc.
- 15 P. H. Chombart de Lauwe Famille et habitation t. 2 Un essai d’observation expérimentale, éd. du CNR (...)
25Les sociologues qui pensent se trouver en face « de l’apparition de nouvelles formes de vie sociale » écrivent : « Qu’on le veuille ou non, c’est en partie dans les nouveaux ensembles urbains que s’élabore, […] la civilisation de demain. » Très sensibles aux thèses de Le Corbusier, ils considèrent que « techniquement, la conception de l’habitation a totalement changé en raison notamment des possibilités de développement en hauteur. Les “rues” au sens ancien sont inadaptées aux moyens nouveaux de circulation. Tandis que les immeubles s’élèvent au milieu des espaces verts reliés à d’autres quartiers par des autoroutes, les logements, dans une grande unité d’habitation, sont reliés entre eux à l’intérieur même du bâtiment par une “rue intérieure”15 ».
- 16 Il faut rappeler à ce propos que dans les années cinquante la situation de surpeuplement dans les l (...)
26Après avoir interrogé les habitants sur leur satisfaction à l’égard de leur logement, ces chercheurs inscrits dans cette époque de l’esprit nouveau que revendique Le Corbusier, ont montré que les habitants de Rezé étaient moins mal logés avant de venir habiter la Maison Radieuse que les autres habitants observés ; qu’ils sont moins que les autres en situation de surpeuplement dans leur nouveau logement16 et donc peu demandeurs d’avoir des pièces supplémentaires (les chercheurs rendent hommage à Le Corbusier d’avoir conçu un ensemble de logements dans lequel les petits logements sont peu nombreux) ; qu’ils sont bien plus satisfaits de leur logement que les autres.
27On ne trouve quasiment pas de remarques sur la qualité propre de l’architecture de Le Corbusier. Pourtant l’architecte a déjà une renommée conséquente mais manifestement cet élément déterminant du jugement n’est pas venu jusqu’aux habitants qui investissent le lieu.
28Quand on regarde ce qu’il est advenu de ces points de vue dans les années quatre-vingt avec l’enquête de Ph. Bataille et D. Pinson, on remarque très nettement que les temps ont changé. D’abord, la population est divisée entre propriétaires et locataires de HLM, après l’application de la loi Chalandon. L’enquête concerne d’ailleurs essentiellement les locataires puisque l’office de HLM est l’opérateur principal de la réhabilitation. Les premiers habitants qui sont encore dans les lieux et qui sont locataires disent le confort de l’immeuble en référence à leur arrivée dans la Maison Radieuse, alors que la plupart des autres locataires disent leurs griefs contre des logements vétustes et mal adaptés aux équipements du confort jugé nécessaire dans les années quatre-vingt. Les auteurs signalent comme fait exceptionnel les remarques de quelques personnes de milieu social plutôt favorisé concernant la qualité architecturale de cet habitat. Les habitants de ces années-là apprécient l’organisation du logement en duplex, et ont des avis plus divergents sur les grandes ouvertures des appartements dont certains disent qu’elles relient à l’extérieur et d’autres qu’elles interfèrent avec la climatisation du logement.
29Dans la décennie quatre-vingt, c’est surtout le vieillissement de l’immeuble et son caractère d’habitat social qui ressort de l’enquête.
30Dans les années 2000, le discours architectural est beaucoup plus général qu’aux époques antérieures. Les logiques patrimoniales sont à l’œuvre, l’ensemble social met en exergue l’œuvre d’un maître de l’architecture et, on l’a vu, les habitants, propriétaires et locataires, investissent cette image valorisante de la Maison Radieuse, à travers leurs revendications, les fêtes, les commémorations, etc.
31À travers les propos que nous avons recueillis, nous percevons les jugements des habitants sur la qualité de leurs logements et sur les liens entre les espaces dont ils disposent et la conception architecturale de Le Corbusier. Les occupants de la Maison Radieuse rapportent leurs satisfactions ou leurs mécontentements à la conception de l’immeuble par l’architecte.
Lumière, vue, orientation
32Le Corbusier avait placé au centre de ses préoccupations la lumière et l’ensoleillement des logements. Il exigeait qu’un nombre minimum d’heures d’ensoleillement soit fixé pour chaque appartement et condamnait tout plan de maison dans lequel un seul logis serait exclusivement orienté au Nord.
33Les appartements de l’unité d’habitation de Rezé qui sont traversants, bénéficient tous d’une double orientation Est-Ouest, à l’exception des studios et des appartements qui se situent au Sud du bâtiment. De plus, la construction sur pilotis, qui permet l’élévation des appartements des premiers étages, et l’espace libéré par le parc dégagent les perspectives offertes depuis les logements. Ces derniers bénéficient par conséquent de longues vues, qui sont fortement appréciées par les habitants. Presque les deux tiers des personnes que nous avons interrogées disent l’importance de la lumière et de la vue dans leur plaisir à habiter la Maison Radieuse :
« Alors, c’est peut-être la chose à laquelle je suis le plus attachée ici. Je dis que c’est pour moi une partie importante de ma vie. Le plaisir d’avoir cette vue dégagée, la vue du soleil couchant, le soir. C’est un spectacle ! [...] Et c’est un spectacle gratuit et formidable qu’on a quand même de très très nombreuses fois dans l’année. Ça, c’est fantastique. » Mme Boissay.
« Là l’environnement est très spécial, très spécifique, avec beaucoup de lumière, la vue dégagée, une vue très lointaine, on a l’impression d’être ailleurs mais de ne pas être dans un appartement, un immeuble. Des fois même, j’ai l’impression d’être dans une montagne, sur une montagne. » M. Lubin.
34L’environnement joue un rôle primordial dans l’appréciation du cadre de vie car c’est de l’intérieur des logements qu’on profite de l’espace de verdure. La sensibilité à l’environnement, les nouvelles logiques d’espaces verts, l’importance du cadre de vie, viennent confirmer, cinquante ans plus tard, le travail de l’architecte sur la lumière et les perspectives qu’offrent ses logements.
« Voilà, c’est pas désagréable. Je préfère amplement avoir des arbres devant moi, qu’avoir des tours ou autre chose. Sachant que Le Corbusier a construit cet immeuble sur le concept de l’arbre. Enfin vous savez très bien que les espaces verts font partie intégrante de la conception de l’habitat Le Corbusier. » M. Thiercy.
35Pour pouvoir profiter au maximum de la vue et de la lumière, on préfère souvent les logements des rues supérieures. Les habitants expliquent que plus on monte dans l’immeuble et plus les perspectives sont dégagées. Les appartements les plus élevés bénéficient davantage de clarté, ce qui est particulièrement apprécié :
« Venez on va passer sur la loggia pour jeter un coup d’œil sur le parc là… Alors vous voyez la vue qu’on peut avoir là, nous on préférait être à la quatrième rue parce que c’est bien aéré et puis on a une jolie vue, alors qu’en dessous c’est moins bien, ils sont plus dans les arbres. Là c’est assez haut on est bien, on est à l’air… » M. Almera.
« J’ai été très surpris par l’intérieur des appartements par rapport à l’extérieur de l’immeuble, qui est très différent. Ce qui m’a plu, c’est la vue, c’est le fait d’être en hauteur, surtout que là on est complètement haut, donc c’est sympa. » M. Larty.
« L’avantage, on va commencer par le positif, ça va être donc la bonne exposition, la lumière, euh, d’être au sixième étage je trouve ça super parce que donc on a une superbe vue. » Mme Brémont.
36D’ailleurs, les appartements les plus estimés sont ceux des niveaux les plus hauts. Ainsi, le nombre d’appartements achetés croît en même temps que les étages. À l’inverse, les premières rues sont celles où il y a le plus de logements HLM. Cette répartition des appartements en fonction des statuts d’occupation n’a pas été souhaitée par la société de HLM, qui a vendu ses appartements au gré des acheteurs potentiels. De même, cette division spatiale n’est pas perçue par les résidents de l’immeuble. Pour tous, les logements de l’unité ne présentent pas de différences de qualité et sont distribués de façon égalitaire. C’est d’ailleurs ainsi que l’avait voulu le concepteur. Pourtant, déjà dans les années cinquante, P. H. Chombart de Lauwe avait remarqué que les catégories sociales supérieures étaient plus largement représentées dans les rues les plus hautes.
37Quels que soient l’étage et le type d’appartement, l’architecture des logis présente la particularité de libérer les façades et de permettre ainsi l’ouverture vers l’extérieur. Lumière et orientation vont de pair. Les appartements traversants bénéficient d’une multiplicité de vues et de lumières, même si d’une façon générale, le cloisonnement empêche de bénéficier simultanément des deux orientations. On reçoit la lumière de l’une ou de l’autre façade alternativement, selon les pièces où on se trouve.
« Après, les avantages, eh bien c’est la lumière, il y a beaucoup de lumière et ça c’est très agréable. C’est vrai que dans ce que je pourrais garder de positif ce seront les levers de soleil et les couchers de soleil. Ça c’est clair. Je pense que je trouverai difficilement la même chose ailleurs. Ça c’est vraiment un spectacle magnifique, tous les jours, ça aide à se lever le matin quand même. » Mme Angélini.
« Par contre moi je préfère cette vue-là, ce côté-là, Ouest, que ceux qui sont en face, donc les montants ont la vue Est… Bah ouais parce que tous les soirs tu as un magnifique coucher de soleil… » Mme Larcher.
38La configuration des logements et leur ouverture sur les loggias mettent en évidence l’importance du rapport avec l’extérieur. Les loggias sont utilisées comme des espaces de vie, parfois de rangement, et même comme des petits jardins. Par ailleurs, les habitants des appartements descendants se plaignent régulièrement de ne pas pouvoir bénéficier d’un balcon au niveau de la salle de séjour. Les différents témoignages d’habitants montrent l’intérêt de ces ouvertures comme prolongements des logements vers l’extérieur :
« Oui, je préfère les montants, pourquoi ? Parce que y’a la loggia là [dans la pièce de vie], et je trouve ça hyper important, parce que moi j’adore être dehors […] donc j’adore aller dehors et là je me plais énormément dans ma chambre, tu comprends pourquoi, parce que y’a la loggia, dans ma chambre la loggia bah c’est mon petit jardin, mes petites fleurs, j’adore faire mes petites choses comme ça, et je me plais énormément sur ma loggia, je la laisse ouverte tout le temps, j’aère ma chambre tout le temps, les enfants rouspètent, c’est tout le temps ouvert, tu vois je vis dehors et dedans et ça j’aime bien vivre comme ça… » Mme Meira.
« Vous voyez ma femme en fait un petit jardin l’été, pas maintenant parce qu’il n’y a pas de fleurs, mais elle l’arrange bien… » M. Almera.
« Ah, j’aurais bien voulu combiner les avantages du montant et du descendant ! À savoir, avoir la loggia attenante à la salle de séjour mais j’aime mieux cette exposition […] C’est ça le regret mais on y peut rien. » Mme Boissay.
39Ainsi, l’ouverture des appartements vers l’extérieur prend une place très importante dans la vie quotidienne des habitants et modifie considérablement leur idée de l’habiter.
40Lorsqu’il fait part de ses projets, un jeune résident explique, par exemple, que sa conception du logement s’est transformée. Il s’interroge sur ses habitations futures car il pense qu’il aura désormais du mal à vivre dans un endroit qui ne lui offrirait pas le même type de vues et de perspectives sur l’extérieur :
« On ne va pas rester là très longtemps, peut-être cinq ans maximum, c’est plus comme un tremplin mais je ne concevrai pas d’habiter dans un tout petit pavillon comme il y a en bas, avec un tout petit jardin, même s’il y a le parc, et cette vue dégagée. Voilà, ce que je ne conçois plus, c’est de ne plus avoir cette vue dégagée. » M. Lubin.
- 17 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, Habitations, § 26.
41Dans le projet d’unité d’habitation, les réseaux de lumière pénétrant le bâtiment ont fait l’objet d’une étude précise. L’édifice, malgré la grande profondeur des logements, s’ouvre largement aux rayons du soleil. « Le soleil est le maître de la vie. […] Le soleil doit pénétrer dans chaque logis quelques heures par jour, même durant la saison la moins favorisée. La société ne tolérera plus que des familles entières soient privées de soleil et par là, vouées au dépérissement. […] Introduire le soleil, c’est le nouveau et le plus impératif devoir de l’architecte17. » Ainsi, l’architecture des unités d’habitation est une architecture de lumière et de transparence. Par les ouvertures dont ils bénéficient, les logements dialoguent avec le paysage alentour et s’ouvrent vers l’extérieur. Les perspectives ainsi offertes semblent être la caractéristique des appartements la plus appréciée par les habitants de la Maison Radieuse. En effet, on ne trouve pas vraiment de critiques sur ce rapport à l’ensoleillement et à l’extérieur, sinon d’un ou deux locataires de HLM qui ne songent qu’à partir et voient dans ce rapport à l’extérieur un problème pour la climatisation du logement :
« Dans l’été, quand il fait chaud, il fait chaud, oui. Et puis alors, on ne peut pas ouvrir et puis on ne peut pas faire courant d’air. Et l’hiver il fait froid. Les vitres, on s’en rend compte. » Mme Poirel.
« C’est le soir à partir de 4 heures et demi, 5 heures, c’est insupportable. L’été je parle. L’été on a très très chaud, ça nous est arrivé d’être carrément les enfants en caleçon, ou en petite culotte sans rien, tellement ils ont chaud. » Mme Delacour.
42Mais d’une manière générale, cette spécificité de l’agencement de la lumière et des volumes qui est au cœur de l’expression de Le Corbusier est sensible aux habitants qui souvent racontent leur première visite comme une révélation de la lumière dans les appartements alors que les « rues intérieures » leur avaient semblé sinistres :
« L’immeuble en général, quand on rentre, le hall d’entrée c’est bof, ça fait un peu pouilleux, sale et tout. Et puis tout le noir dans le couloir. Par contre les apparts, ce que j’ai adoré en fait c’est la vue. Il n’y a pas de voisins, on voit la Loire et tout. Et le bois qui est là, les grandes fenêtres et puis le fait que ce soit un duplex, c’est original et le fait que les apparts soient imbriqués les uns dans les autres. » Mme Jayat.
« - Et en fait la première fois que vous avez vu un appart ici, ça vous a vraiment plu ?
- Oui, oui parce que j’adore tout ce qui est comme ça lumineux, spacieux, et puis l’exposition c’est vraiment… ça me plaît, le soleil est presque toujours là, donc voilà… et puis le soir, le soir on a des couchers de soleil sublimes côté Ouest. » Mme Brémont.
Volume, espace, mesure
- 18 « Seule la Maison Radieuse est dotée d’un tel dispositif et [ces différences] démontrent à quel poi (...)
43Non seulement les habitants de la Maison Radieuse apprécient la lumière mais ils voient même dans les avantages de ce rapport visuel à l’extérieur une compensation à leur impression d’enfermement. Le travail de la lumière se révèle souvent comme une contrepartie à l’exiguïté des volumes. Car, alors que les habitants des années cinquante ne se plaignaient guère de la dimension de leurs logements, sinon les plus modestes qui ne disposaient pas d’une surface suffisante pour la grandeur de leur famille, les habitants des années 2000, sont beaucoup plus exigeants. Aux enquêteurs de l’équipe de Paul-Henry Chombart de Lauwe, les habitants de Rezé qui sont les seuls à avoir une cuisine minimale en lien avec la salle de séjour, se plaignent, comme on l’a vu dans le chapitre III, de ne pas avoir assez de place dans la cuisine, mais ils trouvent cependant presque tous que l’association cuisine-salle de séjour est une chose agréable, comme si l’expérience entraînait ici l’adhésion18. Ils ne se plaignent par contre aucunement des chambres qu’ils trouvent bien proportionnées.
44À partir des années quatre-vingt, au contraire, tous les ménages interrogés disent le manque de place alors que déjà s’est effectuée la modification importante qui fait que des familles moins nombreuses occupent des appartements plus grands que ce n’était le cas dans le passé. En fait, les normes de surpeuplement des années d’après-guerre sont très loin et l’exigence de place est beaucoup plus grande, quel que soit le niveau social des personnes interrogées. Non seulement cuisine et salle de bain sont estimées trop petites mais les chambres sont aussi jugées trop étroites et l’ensemble de l’appartement est considéré comme exigu, là encore quelle que soit sa grandeur effective. La salle de séjour n’est pas suffisante pour accueillir la télévision et les sièges qu’elle demande. Enfin, les espaces de rangement continuent à faire défaut.
45Ce qui frappe dans ces années, c’est l’élévation du niveau d’exigence en matière d’espace et d’équipement ménager. Beaucoup de logements ont un taux d’occupation bas et pourtant le manque de place est fortement dénoncé. Dans les années quatre-vingt, toutes les préoccupations de l’urgence du logement ont cédé et l’on s’est installé dans la consommation de masse, entre autres des appareils électro-ménagers.
46Dans les années 2000, on se plaint encore de l’exiguïté des logements mais on rapporte plutôt cela à l’espace global, au volume du logement et c’est surtout l’étroitesse de certaines pièces et la hauteur des plafonds qui sont vilipendées.
« Vous voyez bien le plafond c’est pas standard, c’est pas très haut, par rapport au… [il se lève et touche le plafond] vous voyez je le touche, bon normalement c’est plus haut, donc on perd de la place… quand on fume y’a moins d’espace, y’a moins d’air, on est quasiment obligé de laisser toujours ouvert, les fenêtres quoi. » M. Nollier.
« Et là le plafond, il me coûte aussi. Quand on est dans la douche, on est pratiquement la tête au plafond. C’est très oppressant. » Mme Hamon
« C’est sûr que si on aime les vieilles poutres et les petits carreaux, je ne suis pas sûre qu’on se sent bien ici. Il n’y a qu’un seul problème pour les gens qui sont grands c’est que ça fait 2 mètres 20 seulement de hauteur de plafond. Moi ça ne me pose pas de problèmes, mais pour des gens qui font 1 mètre 80 ils se sentent peut-être un peu à l’étroit. Là il y a peut-être la hauteur de plafond qui est peut-être un peu problématique. » Mme Douglas.
47S’ils se plaignent de la hauteur des pièces, les habitants sont aussi capables d’en juger par la volumétrie générale de l’espace. C’est ainsi qu’un inconfort peut aussi être relativisé par la perception des avantages liés à cet inconvénient, comme l’impression d’intimité, de protection que donne un espace enveloppant.
« Mais quand on a emménagé, on s’y est très vite plu ; enfin moi particulièrement, justement du fait des plafonds bas parce que c’était assez chaud. » Mme Hamon.
« C’est l’espace, c’est petit, c’était conçu… bon tu vois là par exemple la hauteur de plafond… quand je suis arrivée que je suis venue visiter l’appartement, euh… j’ai eu une impression d’oppression, quand tu connais pas tu as l’impression d’être écrasé, mais c’est compensé par la lumière et l’espace visuel et puis l’horizontalité en fait, y’a pas de verticalité mais il y a un grand horizontal, ce qui fait que t’oublies en fait, et puis en plus ça finit par ne plus être gênant. » Mme Larcher.
48Mais les habitants ont suffisamment analysé leur mode de vie dans la Maison Radieuse pour savoir aussi que son caractère innovant, s’il peut heurter les habitudes, apporte une autre lecture de l’espace, notamment à travers la dimension exceptionnelle des jeux de lumière et de perspectives.
« J’ai découvert en fait la relation entre l’intérieur et l’extérieur qui est très importante par rapport à la hauteur des plafonds, c’est-à-dire que ça nous oblige en fait à porter le regard à l’extérieur de l’appartement et puis les baies vitrées aussi, le fait d’avoir un appartement en duplex c’est vrai qu’on monte et on descend donc la sensation d’espace est différente parce que les mètres carrés et mètres cubes sont multipliés dans la tête. » M. Marlin.
« Oui, alors c’est vrai que la question s’est jamais posée pour moi parce que j’ai toujours vécu ici et que les gens qui forcément y rentrent et qu’ont des plafonds supérieurs à 2 mètres 28 pour être précis, effectivement il est évident que ça peut paraître plus ou moins étouffant quoi, plus ou moins étouffant, le sentiment d’un plafond bas. Alors c’est vrai que moi je me suis jamais posé la question parce que euh… La question ne s’est pas posée dans la mesure où j’ai toujours vécu là. Mais c’est vrai que l’explication je l’ai parce que je la connais, parce que je connais Le Corbusier, le Modulor, c’est l’échelle d’un être humain et la question qui est posée c’est simplement si on vit au sol ou si on vit en l’air. » M. Thiercy.
- 19 Même si quelques erreurs se glissent dans ce savoir : « Pas plus tard qu’hier il y avait encore des (...)
49La plupart des habitants actuels connaissent les normes de Le Corbusier et le Modulor qui harmonise les mesures de leurs espaces19. On peut dire que, pour les propriétaires et les locataires de l’immeuble, les inconvénients de l’exiguïté sont compensés par une qualité d’espace qui participe du rapport à l’extérieur et à la lumière. Par ailleurs, ils comprennent que le volume du logement, sur deux niveaux, participe de cette ouverture. Le plus généralement ils apprécient le fait d’habiter un duplex :
« L’originalité, je dirais quand même. Parce qu’il y a le côté duplex. Ça donne même un côté luxe, nous qui sommes en HLM en plus. C’est quand même rare de trouver des apparts comme ça, conçus de façon originale comme ça. » Mme Mazelier.
« C’est vrai que c’est sympa cet appartement à deux niveaux. Ça permet quand même d’avoir un espace en haut, bon, nous, quand on était en haut, on avait fait aussi le coin télé et c’est vrai qu’on se sentait vraiment, les filles allaient en haut, et nous on était tranquille en bas, quoi. Je trouve que ça permet une intimité qui n’est pas inintéressante. » Mme Toniolo.
50Pourtant quand on a de jeunes enfants ou qu’on vieillit dans l’immeuble, on peut souffrir des escaliers. Et quelques rares habitants disent ces difficultés.
« Par contre quand on a des problèmes de santé c’est catastrophique les escaliers ! » Mme Saulnier.
« Et puis avec l’âge, moi pour l’instant ça va encore, mais je vais avoir 79 ans, ce qui fait que l’escalier peut devenir un problème. Ceci dit, l’escalier ne me gênait absolument pas. Je touche du bois, pour l’instant ça va encore, mais c’est vrai qu’en vieillissant ça peut devenir un inconvénient. » Mme Arnou.
51Globalement et très majoritairement cependant, les personnes que nous avons interrogées trouvent que la Maison Radieuse est un lieu qui gagne à être pratiqué car elle ouvre des possibilités d’aménagement et d’épanouissement importantes.
« Il y a une appréhension au départ parce que c’est pas conventionnel. [...] pour comprendre et apprécier Le Corbusier, il faut vivre à l’intérieur et pas seulement en visitant parce qu’en visitant vous n’avez qu’un aperçu superficiel. » M. Chatillon.
52Il y a certes des critiques sur les logements mais elles portent essentiellement sur les dimensions du logement. Elles sont le plus souvent ramenées à l’ancienneté de la conception. En fait, elles expriment probablement un malaise social, ce sur quoi nous reviendrons.
« C’était bien dans les années cinquante quand les gens arrivaient de maison où il y avait des terres battues, où y’avait même rien… » M. Nollier.
53Alors qu’on aurait pu penser que les normes estimées de l’espace d’un appartement ayant largement progressé, ces critiques auraient été plus virulentes, il n’en est rien. Cela est probablement dû au mécanisme qui s’est beaucoup renforcé de l’occupation de grands appartements par des familles beaucoup moins nombreuses. Certains habitants perçoivent clairement ce phénomène.
« Et puis, mais ça vous le savez aussi, Le Corbusier a été obligé de réduire ses surfaces pour des questions de budget, et c’est vrai que si on avait un mètre de plus de salle de séjour, on n'aurait pas les mêmes problèmes, alors bon de toute façon le problème on l’a résolu, on l’a résolu en étant une personne seule dans un T3, en étant un couple dans un T4, en étant une famille avec enfants dans un T5 ou un T6, c’est comme ça qu’on a résolu le problème des surfaces. » Mme Bialas.
54Mais il est vraisemblable également que les cuisines intégrées dans les salles de séjour se sont imposées dans les aménagements des logements actuels et que cette organisation corresponde assez bien à cette importante évolution qu’a été le développement voire la généralisation du travail féminin à partir des années quatre-vingt. Par ailleurs, comme on l’a vu au chapitre III, pratiquement tous les habitants que nous avons rencontrés ont réaménagé leur appartement et ont trouvé des solutions pour l’intégration de leur équipement ménager. Les familles qui ne déjeunent pratiquement plus à midi à la maison, qui ont de plus en plus recours aux aliments préparés à l’extérieur, dont la femme n’est plus au foyer, ont un usage de la cuisine qui s’est singulièrement rapproché des conceptions de Le Corbusier. L’architecte préconisait une cuisine laboratoire pour une vie hygiéniste, tournée vers les activités sportives et avait la vision utopiste d’un collectif d’employés pour assurer les tâches ménagères de l’ensemble de l’unité d’habitation. Cette organisation n’est pas advenue mais le désinvestissement des familles, et surtout des femmes, dans le domaine des tâches domestiques a coïncidé avec le développement industriel de services externes, notamment en matière d’alimentation. Du coup, le projet corbuséen, par un retournement de situation, se retrouve dans l’esprit du temps actuel.
55Au-delà des critiques sur les dimensions des logements, on note que la plus grande partie des personnes que nous avons interrogées montre au contraire un véritable intérêt pour l’originalité de ces duplex et s’inscrit aisément dans des logiques de valorisation patrimoniale. Il y a une vraie compréhension des espaces et des volumes proposés par le concepteur, comme si l’architecture, ou peut-être le discours sur l’architecture, devenaient familiers à des habitants qui ont conscience d’habiter un lieu emblématique.
Aménagement et décoration
56Voyons comment cette sensibilité à l’architecture s’applique dans l’aménagement des logements et comment sont connues ou perçues les conceptions de Le Corbusier.
57La décoration clive, en effet, de façon particulière les habitants entre ceux qui s’inscrivent dans un esprit corbuséen et ceux qui adaptent le logement aux modes du moment, les premiers étant sensiblement de milieu social plus élevé que les seconds.
58Dans les années cinquante, les habitants de la Maison Radieuse accordaient de l’importance à l’aménagement de leur logement mais la référence aux conceptions de l’architecte ne semblait pas faire véritablement sens.
« Je crois qu’au départ, on ne savait pas qui était Le Corbusier donc le respect de l’œuvre euh bon… mais c’est vrai qu’il fallait pas arriver avec trop de meubles… » Mme Bialas.
59C’est encore le cas dans les années quatre-vingt, puisque, comme on l’a noté plus haut, les habitants disent tout à fait exceptionnellement leur intérêt culturel pour l’immeuble alors qu’ils expriment fortement leurs besoins de place pour l’installation des appareils nouveaux de la vie quotidienne. C’est en particulier le cas pour la télévision qui, étant devenue un bien de consommation courant, quitte les espaces communautaires, comme on l’a vu plus haut, pour rejoindre les appartements.
60Au contraire, dans les années 2000, les propos sur la décoration et l’aménagement des logements sont nombreux et montrent une capacité importante à intervenir dans l’appartement.
« Et puis ce qui est original dans les apparts, puisque j’en ai visités plein, c’est qu’ils sont tous différents. Ils sont conçus sur la même base au départ et puis ils ont tous été modifiés. » M. Kerhoas.
« C’est séduisant un appartement qu’on refait à son goût [...] c’est vrai qu’il n’a plus rien à voir avec ce qu’il était à l’origine mais bon, il était très clair, je me projetais bien dedans, j’imaginais très bien ce que ça pourrait être et effectivement, je m’y sens très bien. » Mme Toniolo.
61L’intervention sur le logement est généralement forte dans le cas des propriétaires qui investissent, comme en tout autre lieu, l’univers qu’ils ont acquis. Mais il est intéressant de noter qu’elle est aussi importante pour les locataires qui s’installent au mieux et se plaignent davantage des règlements qui les empêchent d’intervenir à leur guise que des contraintes architecturales.
« Déjà qu’il y a pas beaucoup de place, bon d’un côté c’est pratique mais d’un autre côté c’est pas pratique du tout parce que les propriétaires ont mis des placards, ce qui fait qu’il y a des murs qui sont condamnés, donc on peut pas aménager comme on veut… » Mme Larcher.
« Par exemple ici y’a 300 logements il pourrait y avoir un câble satellite quoi, alors qu’il y en a pas, alors en même temps ils interdisent les paraboles… » M. Nollier.
62Les propos sur la décoration sont surtout le fait de personnes intéressées par l’originalité de leur logement et par la fidélité aux conceptions de Le Corbusier. On évoque les matériaux de la construction et leur intérêt, les possibilités offertes par l’architecture ouverte des duplex, les choix des couleurs. Il y a un véritable intérêt pour la particularité du logement.
« Même dans les constructions modernes on ne voit pas trop de bois ou de choses comme ça et j’adore le bois. J’aime bien les couleurs et tout, les couleurs des balcons. » Mme Jayat.
« Les gens me disent : “ça fait vraiment petit voilier”, c’est vraiment la copie quoi, la petite baignoire sabot, les WC dans un coin, le lavabo, y’a des gens qui font du voilier qui m’ont dit : “mais c’est vraiment comme dans un voilier” ! » M. Jendoubi.
« Moi je suis quand même très sensible au béton, aux couleurs, aux lignes, pour moi c’est très agréable. Toutes les matières, le bois, la façade extérieure, je veux dire, donc même si c’est pas facile, même s’il y a plein de choses à gérer, des côtés pas très pratiques, je trouve ça quand même très agréable, quoi. » Mme Angélini.
63On met également en valeur les aménagements intérieurs d’origine mais on transforme aussi beaucoup. Bien des habitants disent la malléabilité de l’organisation spatiale du duplex. Ils utilisent selon des logiques évolutives tous les potentiels qu’a ouverts l’architecte : cloisons mobiles, espaces intermédiaires, espaces ouverts, escaliers, etc. Et cela constitue un esprit du lieu, qui peut être parfois « l’esprit nouveau », mais qui peut aussi le trahir en toute bonne foi.
« Et puis j’ai mis du jonc, parce que par terre c’était pas ça, c’était une imitation lino, horrible. C’était vraiment pas beau et je ne pouvais pas garder ça, donc je me suis dis que le jonc c’était la meilleure solution. Et puis c’est chaleureux. » Mme Villèle.
« Le passe-plat était quand même simplet il faut bien le dire hein… on a mis le passe-plat là, ça s’ouvrait des deux côtés, alors on a fait mettre une penderie et puis derrière, ça nous fait un petit coin jusqu’au fond, alors je peux mettre un tas de choses quoi. On a supprimé la cloison et puis on a mis une poutre qui est en plastique, qui est très légère… Ça fait une pièce de près de 30 m 2 hein. Alors vous voyez j’avais du meuble ancien depuis toujours quoi… » M. Almera.
64Chacun essaie de faire au mieux et inscrit dans ces volumes ouverts son univers culturel. La visite des appartements et les photographies des intérieurs montrent que les écarts sont considérables en la matière. Certains logements sont aménagés, avec un jeu de volumes équilibrés, dans l’esprit épuré et blanc du modernisme. D’autres sont au contraire dans un style rustique. Et, bien évidemment, toute une gamme d’agencements divers, faisant plus ou moins de place aux modes et aux moyens de chacun, se retrouvent dans l’immeuble.
- 20 Lorsque nous avons visité, en 2002, l’unité de Firminy, les travaux qui ont divisé l’immeuble en de (...)
65La seule question des revêtements des murs mériterait une étude à part entière car depuis les critiques des années cinquante sur le béton brut que certains habitants ont gratté et poli pour pouvoir y poser du papier peint jusqu’à la pléiade extraordinaire de choix de papiers peints, en passant par les couleurs des peintures, la diversité est énorme. Elle rend compte, d’une façon synthétique, des rapports que les habitants peuvent entretenir avec le concepteur de leur logement ou avec ses théories. L’étude de Philippe Boudon le montrait excellemment pour Pessac, celle des papiers peints pourrait servir également d’indicateur pertinent20.
66Si on regarde globalement le point de vue des habitants que nous avons rencontrés sur leur appartement, on peut noter qu’un tiers d’entre eux est très critique par rapport à son logement, un tiers très enthousiaste. Nous pourrions caractériser le tiers restant comme satisfait de son habitation. 95 % disent au moins un élément qui leur plaît dans leur logement alors qu’il n’y a que 40 % des habitants qui déclarent au moins un inconvénient de l’architecture de l’appartement.
67Si près des deux tiers de nos interlocuteurs nous ont dit l’originalité, la « classe » de leur logement qui n’est en rien un logement banal, la modernité des équipements est devenue habituelle, voire paraît même parfois obsolète. Par contre, la qualité de la conception architecturale est maintenant perçue par tous, sinon toujours reconnue.
68Cette reconnaissance de la spécificité de l’espace architecturé par les habitants ne fait pas de doute lorsqu’on entend leurs propos très explicites sur l’intérêt des pans de verre des façades et du rapport à la lumière et à l’extérieur qu’ils permettent.
- 21 Ph. Bataille – D. Pinson, Rezé évolution et réhabilitation Maison Radieuse, éd. du Ministère de l’É (...)
69Là encore, vraisemblablement la conception que l’ensemble social a du logement tend davantage, à l’heure actuelle, à se rapprocher des thèses de l’architecture moderne, que ce n’était le cas il y a vingt ans. Les journaux et les revues présentent beaucoup plus de productions d’architectes et l’on a même quelques séquences consacrées à des maisons d’architectes sur les chaînes de télévision aux heures de grande écoute. Même si ces modèles ne sont pas encore, et beaucoup s’en faut, le choix dominant, on note un intérêt des classes moyennes pour ces habitations qui sont encore considérées comme le privilège des élites sociales. On retrouve sans doute là le mécanisme bien connu d’imitation des comportements attribués aux classes sociales supérieures par les classes moyennes en ascension souvent plus symbolique qu’économique. Ph. Bataille et D. Pinson indiquaient, dans leur étude21, le début de ce mouvement qui s’est largement répandu aujourd’hui puisque même des locataires modestes tiennent ces propos.
70Deux autres types de propos sur la qualité du logement sont tenus par un bon tiers des personnes interrogées qui dénotent une intériorisation d’un discours architectural sur l’habitat : on nous vante la polyvalence des espaces qui permet à chacun de réaliser l’aménagement qui lui convient le mieux et on présente les logements de la Maison Radieuse comme des lieux propres à l’épanouissement personnel et familial. C’est le discours même du concepteur qui est ici énoncé.
71Globalement, de façon très nette, les propos positifs qui sont tenus par une majorité des habitants rencontrés le sont au nom d’une conception du logement qui fait une place importante à un discours élaboré culturellement dans le creuset des métiers de l’architecture. Il n’est donc pas surprenant que la proximité avec le concepteur soit assez grande quand on sait l’influence déterminante de Le Corbusier sur la formation des architectes à partir des années soixante. Il est intéressant également de remarquer que la moitié des personnes que nous avons rencontrées déclarent leur intérêt pour l’art et l’architecture comme nous allons le voir dans la suite.
72Quand on s’attache à examiner qui sont les plus critiques et les plus enthousiastes à propos de leur logement, on note que les plus critiques sont des hommes et des femmes à part égale, qu’ils sont plutôt jeunes, qu’ils habitent l’immeuble depuis relativement peu de temps, qu’ils y sont locataires et qu’ils connaissent des situations professionnelles précaires. Les plus enthousiastes sont quant à eux un peu plus âgés, davantage des femmes, majoritairement propriétaires et détenteurs d’un capital culturel plus important et d’une position professionnelle beaucoup plus favorable. On notera aussi qu’ils sont plus anciens dans l’immeuble (moyenne 16 ans) et bien insérés socialement puisque 80 % d’entre eux font partie de l’Association des Habitants de la Maison Radieuse alors que ce n’est le cas que de 40 % des plus critiques.
73Cette typologie nous présente donc bien une évolution de la population de l’immeuble dont on a vu plusieurs indications dans tout ce qui précède. Il y a une augmentation du niveau de vie des anciens habitants, un choix explicite de l’immeuble par certains, propriétaires ou locataires qui ne sont pas toujours dans des situations économiques correspondant à leurs aspirations culturelles alors qu’une partie des locataires est en dissonance par rapport à l’immeuble, le plus souvent pour des raisons culturelles et économiques et aspire à en partir. On n’est donc pas surpris de trouver plutôt ces derniers dans les plus critiques et les autres dans les plus enthousiastes sur l’architecture de leur logement.
74Mais si l’on doit placer le curseur des interprétations sur la question de la position sociale des habitants, c’est surtout dans le frottement social généré par le village vertical que des différences apparaissent, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, alors que, dans la cellule intime de l’appartement, chacun trouve sa place.
L’ARCHITECTURE DE L’UNITÉ D’HABITATION DE GRANDEUR CONFORME
75Lorsqu’en effet, on interroge les habitants non plus sur le logement personnel mais sur l’ensemble de l’immeuble, il est tout à fait frappant de constater que les références aux qualités architecturales, aux qualités de conception perdent de l’importance par rapport aux critiques qui s’abattent sur la Maison Radieuse.
76Pour indication, alors que pour l’appartement lui-même, critiques négatives et positives s’équilibraient, quand il s’agit de l’immeuble dans son ensemble, 14 items de critique émergent des entretiens pour seulement 3 qui disent la qualité de la construction.
- 22 Ce dont nous traiterons dans le paragraphe « Le patrimoine et l’architecte ».
77Il y a très manifestement un dedans et un dehors de l’immeuble qui clivent la perception architecturale : on aime les volumes et la lumière intérieurs et on n’apprécie guère la réalisation globale de l’immeuble. Mais, ce clivage est bien plus encore celui qui oppose ceux qui connaissent la Maison Radieuse, parce qu’ils l’habitent et ceux qui lui sont extérieurs. C’est aussi de façon significative, ceux qui, extérieurs à la Maison Radieuse, disent la stigmatisation de l’habitat social, qui renvoient l’image de la pauvreté déviante par rapport à ceux qui, vivant dans un immeuble, luttent contre cette forme de relégation sociale. Et à la Maison Radieuse les formes de cette lutte sont, comme partout ailleurs, dans la différenciation sociale interne. Mais, à la différence des autres lieux d’habitat social, cette lutte, ici, s’inscrit très fortement dans toutes les manifestations de la reconnaissance patrimoniale de l’immeuble de Le Corbusier22.
Un bloc de béton
- 23 Résultat du questionnaire passé à l’ensemble des habitants en avril 2005.
78Pour ce qui est de la seule architecture, une grosse moitié des habitants23 trouvent l’immeuble beau alors que ce n’est qu’un tout petit tiers des habitants que nous avons rencontrés lors des entretiens qui sont dans ce cas. Les autres énoncent plusieurs griefs contre cette architecture, que ce soit du fait de la masse de l’immeuble, de sa non-intégration dans le paysage ou du béton omni-présent.
« Enfin, il y a un point de vue où on ne voit pas du tout les couleurs de l’immeuble et on ne voit que le béton. Ah c’est horrible ! Hein ? C’est atroce ! C’est vrai que c’est joli avec les couleurs mais sinon, non. » Mme Montigny.
« Mais moi j’ai pas changé d’idée sur l’aspect extérieur. Je trouve que l’aspect extérieur, c’est quand même une masse de béton. » M. Larty.
79La difficulté à accepter le matériau brut « béton » et le caractère massif de l’immeuble est très grande.
« C’est vrai que la masse, cette barre qui casse l’horizon, mais c’est vrai de loin vous la voyez depuis les ponts de la Loire, c’est vrai que ça brise la ligne d’horizon et c’est disharmonieux. » M. Jendoubi.
80Mais surtout, le regard des autres, ignorants de l’architecture et prêts à stigmatiser l’habitat social, met mal à l’aise.
« Oui, c’est vrai que moi, je pense, j’entends plus des trucs négatifs comme :'mais comment tu peux habiter là dedans ? C’est moche ! Mais c’est du béton, c’est pas fini !'Tu vois ? J’ai entendu plein de trucs comme ça. Plein, plein, plein. Alors moi je leur dit :'ah non, moi je trouve ça super beau', sauf pour le bas, tu vois, le bas en ciment, j’ai vraiment du mal. Oui. Le béton en bas, c’est pas rien quoi. Je trouve que c’est quand même assez agressif. » Mme Villèle.
81Cette architecture semble difficile à comprendre mais pourtant les habitants de la Maison Radieuse disent tous qu’il faut y entrer, y vivre, mais aussi avoir « l’esprit nouveau » pour l’apprécier. Ils font clairement référence à une connaissance de l’architecture acquise sur le tas, connaissance qui, loin des habitudes, s’acquiert par l’usage des conceptions novatrices.
« Et je pense que l’avis des gens c’est trop souvent le rejet à cause de la masse de béton. Et moi je dois dire que de loin elle ne me plaît pas du tout la silhouette du Corbusier. De loin. Je dis que pour l’apprécier il faut vraiment l’approcher. Et qu’au niveau de l’architecture du bâtiment, il y a des conditions à réunir, il faut une certaine lumière. Par exemple, pour mettre en valeur la polychromie des façades, le jeu, aussi ombres et lumières sous les pilotis, eh bien ce sont des choses qui sont sensibles avec un certain éclairage. » Mme Boissay
« Ce bloc de béton, vu de loin, il y a un tas de gens qui ont un a priori négatif, de toute façon avant d’entrer. Après, tout le monde est séduit par les appartements. Moi je vois des personnes extérieures qui sont revenues et qui m’ont dit que ce n’était pas très beau dans le paysage. On ne voit pas tout de suite les couleurs, si on n’est pas non plus sensible un peu à l’art ou à l’architecture, on peut peut-être rester dans une impression assez négative. » Mme Angélini.
« Et puis il y a une autre légende qui dit “le Corbu, soit tu détestes, soit t’adores”. Il y a de tas de gens qui détestent, c’est un bloc de béton gris avec ses couleurs pétantes, il y en a qui détestent parce que c’est peut-être trop moderne pour eux encore. » Mme Mazelier.
82Le même mouvement de rejet puis d’acceptation, voire de compréhension, du sens architectural se produit à l’entrée dans les espaces communs, si particuliers ici avec le hall, lieu de services, et les « rues intérieures ». Le rejet est immédiat puis on s’y habitue, enfin on investit ces espaces intermédiaires.
« Par contre, ce qui m’a gênée, ce qui m’a dérangée c’est le couloir. J’avais l’impression de rentrer dans une prison, il faisait noir, avec les portes de chaque côté, ça m’a fait bizarre et j’ai mis du temps à m’y habituer. Et maintenant, j’y suis complètement habituée, ça ne me dérange plus du tout. Mais ça, ça m’a gênée. » Mme Toniolo.
« Ces espèces de très très grands couloirs où… quand les enfants jouent là ça devient caisse de résonance des fois, euh c’est un peu gênant aussi, je trouve que du coup le côté… même si y’a les couleurs, mais malgré tout y’a ce côté déshumanisant. » M. Jendoubi.
« Mais le hall il fait peur, les gens sont pas à l’aise, enfin oui ils ont un sentiment d’insécurité, qu’est-ce qu’on pourrait faire pour le rendre plus accueillant ? Et voilà, moi c’est cette impression que ça m’a donnée quoi » Mme Amary.
83La Maison Radieuse est un immeuble certes mais c’est aussi une formation permanente à l’architecture et à l’art, de l’avis même de ses habitants. Ainsi en est-il de l’architecture d’ensemble mais également des premières impressions d’entrée dans les espaces communs du bâtiment.
« La première fois que je suis venue visiter l’appartement chez la personne que je connaissais à la une, j’ai trouvé ça immense, sombre. C’était ça, ma première impression, que c’était vraiment, pas forcément joli, trop long, trop sombre. D’où le contraste justement quand on rentre dans l’appartement, quand je suis venue visiter cet appartement-ci, c’est vrai que dans la rue il faisait sombre, et quand il a ouvert la porte, c’était rigolo, quoi. C’était vraiment le noir et puis hop on a l’impression de passer vraiment dans un autre truc. » Mme Auger.
« C’est vrai qu’il y a une appréhension au départ parce que c’est pas conventionnel. C’est bas, c’est sombre dans les couloirs et donc les gens qui souffrent de claustrophobie alors là ils peuvent pas venir ici. En général, si ils souffrent de claustrophobie ici, ils peuvent en souffrir ailleurs aussi. Donc pour comprendre et apprécier Le Corbusier, il faut vivre à l’intérieur et pas seulement en visitant parce qu’en visitant vous n’avez qu’un aperçu superficiel. » M. Chatillon.
84C’est, en effet, la lumière des logements qui révèle la richesse du contraste voulu avec les couloirs et les habitants le ressentent en vivant dans la Maison Radieuse.
85Et ils s’entendent aussi très largement pour dire que les critiques viennent surtout des gens qui ne connaissent pas vraiment la Maison Radieuse, qui ne vivent pas ces espaces, qui ne connaissent pas l’architecture. Ils indiquent ainsi tout à la fois leur appartenance à une élite culturelle qui est familière de l’architecture et le mépris ignorant pour l’habitat social de ceux qui critiquent l’immeuble. Ils disent les préjugés essentiellement fondés sur l’ignorance de ceux qui ne voient dans la Maison Radieuse qu’un grand ensemble de logements sociaux.
« Le Corbusier donc, de par son aspect esthétique extérieur, n’a pas une bonne réputation [...] Quand je suis arrivé moi, en fait, au niveau zéro du bâtiment, l’aspect extérieur me rebutait beaucoup » M. Marlin.
« C’est vrai que plus dans l’entourage professionnel. Quand je dis, j’habite au Corbusier, ah cet énorme bloc là plein de couleurs c’est… ! Le mot qu’on entend le plus souvent, c’est blockhaus ou le bloc de béton. » Mme Hamon.
« T’as des gens, moi j’ai des copains qui sont super délicats et qui me disent : “ah ! T’as acheté quoi dans cette vérole ? !” Qu’est-ce que j’ai entendu aussi ? La verrue rezéenne. [...] J’entends plus des trucs négatifs comme : “mais comment tu peux habiter là dedans ? C’est moche ! Mais c’est du béton, c’est pas fini !” Tu vois ? J’ai entendu plein de trucs comme ça. » Mme Villèle.
« La Maison Radieuse est connue dans la région, avec une certaine mauvaise réputation, dans l’ensemble de l’esprit nantais. Déjà Rezé en fait n’a pas une très bonne réputation dans l’agglomération, enfin c’est ce que je ressens. Le Corbusier donc, de par son aspect esthétique extérieur, n’a pas une bonne réputation. » M. Marlin.
86Mais quand on connaît vraiment la Maison Radieuse, on est alors en mesure d’en apprécier l’exceptionnelle qualité et de la distinguer des constructions des quartiers sensibles.
« Nous, quand on a acheté ici, on se disait « ah on a trouvé un super appartement incroyable » et il y a des gens qui nous ont dit « ah non, c’est triste ». Et nous on disait que ça avait changé, moi je connaissais parce que je suis rezéen et j’ai des amis qui habitaient là avant mais c’est vrai que les gens ont souvent une image très négative. C’est souvent le débat du j’aime/j’aime pas. Il y a des gens qui connaissent parce qu’ils sont rentrés dedans, ils connaissent des gens qui habitent dedans, et il y a des gens qui ne connaissent pas, qui voient une grosse masse grise dès l’entrée. Et c’est intéressant, j’aimerais bien dépasser ce débat là pour faire connaître un peu, quoi. » M. Lubin.
« Bon, moi je sais que, l’hôpital où je travaillais n’est pas très loin donc j’ai plein de mes collègues qui habitent dans le coin, et c’est vrai qu’on m’en a toujours parlé en négatif, oui. Et je trouve ça ridicule parce que, souvent, quand il y a des dégradations ou quoi que ce soit, souvent ce sont les gamins du Château qui viennent ici plutôt que ce soit les nôtres qui fassent des bêtises. » Mme Poirel.
« Proximité spatiale, distance sociale »
87C’est tout à la fois une méconnaissance de l’immeuble, voire de l’architecture, mais aussi un ensemble de préjugés sociaux qui, du point de vue des habitants, génèrent ces critiques qu’on pourrait éventuellement partager si on habitait ailleurs. Car si certains défendent la Maison Radieuse, d’autres se plaignent du caractère social de l’immeuble, en dénonçant les « cas sociaux » comme perturbateurs d’une quiétude d’habitat et ils s’énervent d’un vandalisme qu’ils montent en épingle.
« Y’a dans ma rue ici et dans la deuxième je crois qu’il y a un peu plus de familles sociales, de cas sociaux… donc voilà, c’est un peu plus mélangé, donc on le voit on le ressent des fois quand les gamins courent… là ça devient justement… euh, c’est dommage… ici, y’aurait pratiquement besoin d’un petit centre social. » M. Jendoubi.
« C’est vraiment une population ici euh… on va dire hétérogène quoi, y’a vraiment des cas sociaux » Mme Brémont.
« Il y a deux trucs quoi, niveau personnel, bon on préfère que ça soit calme et propre et bien tenu et tout ça. Au niveau du principe il faut dire quand même que les HLM c’est des logements sociaux. [...] Par contre là depuis trois mois j’ai un cas social à côté de moi, bon, ce n’est pas forcément facile. » Mme Douglas.
« Le Corbusier c’était comme la cité en fait, c’est une cité, mais c’était que des jeunes qui commandaient, c’était des gens vulgaires, c’était des gens qui tapaient, qui volaient, c’était vraiment on va dire [en murmurant] la racaille. J’appelle ça comme ça. Je cherchais un autre mot mais je ne sais pas comment. Et c’est vrai qu’ici quand on m’a dit “Venez voir Le Corbusier” j’ai eu très peur, je l’admets, j’ai dit : “Non, non, c’est très mal réputé, là-bas il n’y a que de ça, non, non je préfère pas.” Et puis quand je suis venue, mais pas du tout, je me suis complètement… bah, ça a évolué bien sûr, et maintenant non, ça se passe très bien. Bien sûr qu’on a quelques… comme tous les immeubles, comme dans tous les quartiers on a quelques problèmes avec nos voitures, mais, dans l’ensemble, ça va. Il y a eu pire apparemment à une certaine époque, on va dire. » Mme Delacour.
88La critique de l’immeuble passe, en effet, très aisément de l’opinion sur l’architecture à celle que l’on peut avoir sur l’habitat social et sur la misère de façon générale. On retrouve la gêne à stigmatiser soi-même une difficulté sociale dont la responsabilité n’est peut-être pas le fait de ceux qui sont pauvres. Mais pourtant, la misère n’explique pas tout et la stigmatisation de ces autres, déviants, dont on souhaite ardemment se distinguer, se réactive aisément
« En fin de compte, socialement c’est quand même dur de vivre ici. Des fois je trouve ça vraiment hard parce qu’il y a quand même pas mal d’alcooliques dans l’immeuble. » Mme Villèle.
« Là il y a plusieurs mois, on nous a éclaté la porte d’en bas à coups de pieds, alors si on nous la remet je ne sais pas quand avec l’hiver qui arrive, ça ne fait pas rire tout le monde, parce que si ça n’est pas remplacé, je vous dis pas les courants d’air, ça va prendre à la fois des deux côtés, c’est clair. Ils nous ont défoncé là où il y a les petites affichettes, où il y a le club vêtement, ils nous ont défoncé ça. Ils l’ont remis pour l’instant, combien de temps ça va tenir, on n’en sait rien ! » Mme Saulnier.
« Tu as ces problèmes de vandalisme. Il y a énormément de vandalisme. Il ne se passe pas une semaine sans qu’il y ait une vitre de cassée en bas. » Mme Mazelier.
« Pour les graffiti, maintenant, cet hiver, et j’ai peut-être très récemment pu faire le lien, à la faveur du Conseil Local de Prévention et de Sécurité où on a évoqué les problèmes du quartier. On était en réunion, un soir, on était en réunion de conseil d’administration de l’association, quelqu’un est venu nous prévenir que des extincteurs avaient été vidés. Alors dans l’escalier, hein, il manque des housses aux extincteurs. » Mme Boissay.
89Ces vandales indéfinis qui ne sauraient être dans les instances associatives portent la stigmatisation sur la Maison Radieuse. Il faut les ramener à leur juste place mais surtout il faut se rendre compte que c’est la situation de mixité sociale qui crée les difficultés. Une bonne moitié de nos interlocuteurs partagent cet avis. Et ils y ajoutent fréquemment le point de vue selon lequel ce sont des personnes extérieures à l’immeuble, et surtout des jeunes, qui posent problème.
« Comment on pourrait interdire l’accès aux personnes indésirables ? On n’a pas de solution, c’est une passoire l’immeuble… » Mme Bialas.
« Ici n’importe qui peut rentrer, par exemple les SDF ils peuvent rentrer. » Mme Saulnier.
« Moi je sais que la porte de l’appart était tout le temps ouverte. Maintenant en raison de quelques petits trucs, je la ferme. Mais il y a pas si longtemps que ça. En tout cas dès que je sors du Le Corbu pour aller à un endroit du Corbu ou sur la… je ferme pas. Après quand je vais à l’extérieur, je ferme tout. » M. Richa.
90Ces discours sont clairement des rejets de la misère assimilée aux déviances qu’elle peut entraîner et la crainte d’être confondu avec ces exclus, insupportable pour certains habitants et comme nous allons le voir, des habitants qui sont dans des situations assez complexes du point de vue du positionnement social. Ils occupent, en effet, des positions fragiles du point de vue économique alors qu’ils ont parfois un niveau de formation qui pourrait leur permettre d’être socialement mieux établis. Et ce sont ces habitants-là qui défendent des logiques de surveillance et de fermeture de l’immeuble, pour prévenir des intrusions de la misère. Ils jugent qu’existe dans la Maison Radieuse une tradition militante historique trop laxiste qui cautionne ces intrusions éventuelles au nom du respect de l’esprit du lieu.
« Sincèrement on se sent en sécurité quand on voit qu’il y a des gardiens qui sont là. » Mme Delacour.
« Moi, je suis partisan de l’ouverture, de laisser la liberté effectivement là-dessus ; sauf que vous avez des gens qui quand ils se sentent menacés ou quand ils se sentent en insécurité, il y a des gens qui demandent la pose d’interphone. » M. Chatillon.
91Voici un discours bien habituel ces dernières années sur les quartiers d’habitat social, plus communément désignés comme « les quartiers ». C’est même ce qui a provoqué les pratiques actuelles de « résidentialisation » qui font l’hypothèse que la fermeture privative de tous les espaces communs permettra d’éviter les dégradations.
92Bien évidemment, ce discours était inconnu au début des Trente glorieuses. Les primo-habitants n’ont aucune raison en 1957 d’envisager une telle évolution pour des constructions expérimentales qui sont des réponses théorisées à la lancinante question du logement. Le changement les fait globalement passer d’un habitat peu salubre ou de la cohabitation familiale à un habitat autonome, confortable, « moderne ». Ceux qui y accèdent, et cela est particulièrement vrai à Rezé avec la location-coopération, ne sont pas en difficulté sociale et même s’ils sont de niveau social modeste, l’élan ascensionnel de la croissance économique leur permet d’envisager l’avenir avec optimisme. Quand les habitants évoquent des difficultés, elles sont essentiellement liées à la situation démographique : manque de place pour des familles nombreuses, ou agitation d’une jeunesse en pleine explosion. La question de la composition sociale de l’immeuble ne se pose guère et il est très intéressant de noter que l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe qui part de la différenciation sociale comme hypothèse lourde ne fait guère apparaître de comportements très fortement différenciés entre des catégories qui, par ailleurs, ne sont pas très éloignées socialement (ouvriers, employés, professions intermédiaires).
- 24 Interview de Serge Renaudie dans la revue d’A, n° 141, novembre 2004, p. 31.
93Par contre dans la fin des années quatre-vingt, la situation a déjà changé. Non seulement les nécessités de la reconstruction sont de l’histoire ancienne mais les profondes mutations économiques de la fin des années soixante-dix sont passées en laissant dans leur sillage, les marques de la difficulté sociale qui ne tardent guère à être perçues comme stigmates. L’attribution des logements sociaux répond, certes à des besoins, mais aussi à ce que Serge Renaudie qualifie justement de « rente cynique » du « seul fait que les loyers remboursent le coût de la construction »24 et que les politiques sociales du logement aient rendu solvables des locataires en grande difficulté, spatialisant ainsi des difficultés sociales multiples. Dans les années quatre-vingt, bien davantage que maintenant d’ailleurs, pour la Maison Radieuse, cette politique a fonctionné et la vétusté de la construction a accentué ces problèmes. Du fait de la réhabilitation, un turn over exceptionnel des locataires et une politique volontariste d’attribution de logement favorisant la mixité sociale menée par l’office de HLM à la fin de la décennie vont entraîner un changement important de la population de l’immeuble, comme on l’a vu dans le chapitre IV.
94On aurait pu penser que, à la fois la politique de vente avant les travaux, la réhabilitation et le renouvellement des locataires, auraient eu raison de la stigmatisation sociale de la Maison Radieuse mais ce serait sans compter sur les faits d’opinion qui souvent s’imposent face à la contradiction même que leur inflige la réalité.
95Revenons sur cette question : la Maison Radieuse a été et demeure un immeuble emblématique des grands ensembles. C’est d’ailleurs en partie à ce titre qu’elle est classée Monument Historique. Mais cet habitat social n’est pas celui de la misère, il est celui de la réponse collective au changement de temps et de besoins. Lorsque les difficultés sociales deviendront monnaie courante dans l’habitat collectif, il restera autour de tous les immeubles, et évidemment autour de celui-ci qui est comme une représentation idéal-typique de tous les autres, une atmosphère de stigmatisation sociale. Tous les discours politiques et médiatiques se centrent sur les politiques de la ville comme solution des questions sociales à partir du milieu des années quatre-vingt et surtout dans les années 90. Il en passe forcément quelque chose dans l’ensemble social.
96Pourtant, objectivement, la population de la Maison Radieuse n’est pas en difficulté sociale ; le lieu est parfaitement bien situé dans la ville et l’agglomération ; les transports en commun sont satisfaisants ; l’immeuble n’est pas dans un grand ensemble d’habitat social, il est isolé au centre même de Rezé ; toutes les commodités sont convenablement assurées et même au-delà puisque aussi bien les services scolaires, culturels que de loisirs ou de commerce sont dans le voisinage immédiat de l’immeuble ; l’environnement est constitué par un parc privatif de six hectares ; les dégradations que peut connaître l’immeuble sont minimales ; la sociabilité est exceptionnelle dans ce bâtiment qui vit encore sur son histoire remarquable et sur le potentiel culturel et patrimonial qu’il représente : qu’est-ce qui fait donc problème pour une part non négligeable de ses habitants ?
97Pour répondre à cette question, nous avons examiné les propos des personnes les plus critiques sur l’immeuble, le voisinage, la réputation du lieu et ceux des plus enthousiastes sur l’architecture, les références culturelles, l’esprit de l’architecte. De façon très intéressante, il est apparu que ces deux groupes sont constitués, pour les deux tiers, des mêmes personnes.
- 25 On a vu cette typologie s’inscrire dans une conception ambiguë du voisinage dans le chapitre précéd (...)
98Qu’est-ce qui caractérise ces personnes à la fois proches de l’esprit du lieu et si critique de sa composition sociale ? On peut dire que l’archétype en est une femme de 40 ans, seule avec enfants, propriétaire ou locataire mais habitant depuis assez peu de temps dans l’immeuble. Elle occupe un emploi dans la catégorie des professions intermédiaires, mais sur un statut de précarité très nette, quoique bénéficiant d’un bon niveau de formation et plutôt d’une culture artistique et elle est très bien intégrée dans l’immeuble par l’adhésion à l’association des habitants. Paradoxalement, alors qu’elle se plaint de la mauvaise réputation de l’immeuble, elle dénonce surtout les différences entre propriétaires et locataires en soulignant la relégation des locataires par des propriétaires « snobs25 ».
99Le clivage locataire/propriétaire cristallise dans les propos des personnes interrogées la différenciation sociale. Il s’impose comme marqueur social évident en particulier pour les locataires qui peuvent avoir les mêmes aspirations d’ascension et qui s’indignent d’être mal considérés par les propriétaires.
100Cette jeune locataire arrivée depuis peu et qui a investi la vie associative de l’immeuble souligne que finalement on sait qui est quoi.
« Si, moi je sais, dans les gens que je fréquente régulièrement, moi je sais si c’est un propriétaire ou un locataire. D’ailleurs, c’est plus des locataires LAH que des locataires privés que je fréquente. » Mme Auger.
101Un tiers des personnes que nous avons interrogées décrit cette distinction dans la façon dont les relations s’établissent entre habitants.
« La ségrégation sociale se fait d’elle-même, en fait les castes se font d’elles-mêmes, les gens ne se côtoient qu’entre même classe sociale, ça c’est très clair, ça se voit immédiatement, même les enfants se mélangent rarement, surtout quand les parents sont là. » M. Jendoubi.
« Oui, mais les gens ne se mélangent pas. Et ça, c’est quand même assez fort parce que, je pense que ça a aussi contribué à mon sentiment de malaise parce que je pense que les gens n’ont pas réussi à me situer non plus, ce que j’étais, de quel côté j’étais, quoi. Et ça, ils ont du mal, hein. Moi, je le vois bien. C’est comme l’école, les parents un peu plus bourgeois entre guillemets, ils m’ont pas spécialement accueillie, quoi, c’est vrai, j’étais plus accueillie pas les locataires LAH. Non, je n’aime pas la mentalité des gens, ce cloisonnement où c’est, tu travailles dans l’éducatif, tu travailles dans le social, t’es ouvrier, bon, on ne se mélange pas, quoi. C’est fatiguant, quoi. » Mme Angélini.
102En fait, la propriété peut générer des formes de sociabilité comme la participation au syndic de copropriété qui permet aux propriétaires d’être informés d’un ensemble de faits concernant la gestion de l’immeuble dont les locataires sont tenus à l’écart. Ils sont interpellés par exemple sur des questions concernant la dégradation de l’immeuble que ce soit pour des raisons de vétusté ou de « mauvais » usages entraînant des dégradations. Les locataires ne sont pas directement informés sur toutes ces questions qui les concernent. Ils peuvent donc se sentir mis à l’écart, déresponsabilisés. Ce sentiment est d’autant plus intolérable pour les locataires qu’ils se sentent complètement partie prenante de la vie de l’immeuble.
103Dans l’association, on retrouve des propriétaires qui nient la différence locataire/propriétaire au nom de la mémoire et de l’histoire de ce patrimoine social qu’est la Maison Radieuse. Mais certains marquent néanmoins une volonté de garder à distance les habitants des logements HLM. Et les locataires actifs dans la vie sociale de l’immeuble perçoivent cette attitude de distinction.
104Il existe des moments privilégiés à l’initiative de l’association des habitants où tout le monde pourrait se retrouver indistinctement mais ce n’est pas aussi simple.
« Les propriétaires restent polis avec les locataires lorsqu’ils se rencontrent pour les fêtes. Même si les locataires et les propriétaires se mélangent lors des fêtes collectives, ils ne vont pas créer de liens. » Mme Delacour.
« Quand il y a des fêtes collectives comme la fête de Noël. Samedi, il y aura la fête des enfants donc fête de Noël. [...] Après il y a un goûter avec les mamans, voire les papas, qui peuvent boire un coup aussi. Donc, là, oui, ça se mélange, là, facilement. Parce que ça boit un coup ensemble, là, à la limite, mais ce n’est pas forcément, ils ne vont peut-être pas parler ensemble. Les locataires vont se mettre ensemble et les proprios… Mais ça n’empêche pas qu’ils soient polis les uns envers les autres. Mais à mon avis, ça reste au niveau de la politesse. » Mme Mazelier.
- 26 On a vu dans le chapitre IV la sédimentation historique de ces diversités.
105La complexité des positions sociales des habitants de la Maison Radieuse se double de celle des différences de statut d’occupation des logements26. Il y a d’anciens locataires-coopérateurs devenus propriétaires et d’autres qui sont devenus locataires de HLM. Il y a d’anciens locataires de HLM qui sont devenus propriétaires de leur logement. Il y a des locataires HLM qui ont choisi d’habiter la Maison Radieuse et d’y rester. D’autres se sont vus imposer le logement qu’ils occupent. Certaines personnes louent des logements à des propriétaires privés.
106Ces différences recoupent des situations sociales très diverses bien qu’elles demeurent toutes, proches de catégories sociales modestes. Certains, les plus âgés, sont au terme d’une ascension sociale portée par les Trente glorieuses. Les plus jeunes, propriétaires ou souvent aussi locataires, sont de niveau de formation supérieur au baccalauréat mais ne disposent pas encore d’un niveau de revenus stable. Certains locataires sont en difficulté sociale manifeste. Enfin, il y a dans l’immeuble beaucoup de familles monoparentales qui, bien que ne disposant que de revenus peu élevés, ne se trouvent pas du tout en position de relégation sociale.
107Cette diversité du peuplement de la Maison Radieuse fait apparaître une homogénéisation sociale bien davantage qu’une mixité. Et cette homogénéisation s’accroît considérablement au tournant du XXIe siècle, au profit des classes moyennes disposant d’un bon niveau culturel et d’un niveau de revenus modeste et/ou de personnes aux revenus stables.
108Cette proximité sociale est portée par la politique de vente de certains de ses logements par LAH et par une attribution de logements à des catégories sociales culturellement plutôt favorisées bien qu’en situation économique instable.
109Il semble bien, au vu des résultats du questionnaire passé à l’ensemble des habitants, que la mixité sociale de la Maison Radieuse tende de plus en plus à se resserrer autour d’une disparité limitée.
110Si ce processus qui permet de comprendre les réactions que nous avons enregistrées aussi bien d’insatisfaction sociale que d’investissement patrimonial se poursuit, il est vraisemblable que l’immeuble est entré dans un processus de « gentrification » porté notamment par son classement au titre des Monuments Historiques.
111On comprend donc que la cohabitation de différentes catégories sociales, sans être complètement harmonieuse, est pourtant bien vécue. Et le voisinage est plus significatif que la différenciation sociale pour mesurer la continuité et la proximité sociale entre les habitants. De plus, à la Maison Radieuse, s’il existe des attitudes individuelles de ségrégation, l’organisation spatiale et sociale a tendance à casser la logique de ségrégation.
112Il existe « au Corbu », une forme de résistance portée par l’organisation sociale interne à l’immeuble, c’est-à-dire son histoire, les structures gestionnaires, l’association et certains habitants. Malgré le modèle dominant de la « distinction », cet ensemble construit encore aujourd’hui une unité et une cohésion sociale que les habitants décrivent à travers des relations qui se construisent indépendamment des considérations sociales.
« En tant que locataire, je ne connais que des propriétaires. […] Je ne côtoie pas les gens en fonction de leur statut mais par affinité. […] Je crois que ce n’est pas important de savoir qui est locataire qui ne l’est pas. » Mme Brémont.
« Parce que nous, on l’a vraiment l’esprit, nous. Je ne veux pas me vanter, mais moi je côtoie autant des gens qui n’ont pas de pognon, des gens célibataires, des gens qui ont des enfants, tout ça. C’est ça qui fait l’esprit Corbusier, c’est toutes les sociétés, c’est tout. » Mme Tabory.
113Les fêtes qu’organisent l’association et les habitants qui défendent le projet de Le Corbusier sont autant d’éléments qui construisent une cohérence de l’ensemble social. Elles nivellent et régulent en partie ce qui pourrait entériner une rupture entre les habitants, rupture dont on ne nie pas le risque.
« Bien sûr, quand on va un peu plus loin, c’est sûrement pas comme à l’origine de l’immeuble parce que les mentalités évoluent et puis c’est très diversifié comme… Il y a des gens de tous horizons alors ça ne colle pas forcément avec tout le monde. » M. Larty.
« Oui parce qu’on ne sait pas forcément qui est locataire et qui est propriétaire dans l’immeuble. […] Il y a des gens, des fois, qui disent : « ah bon, t’as fait ci, ça et ça, t’es propriétaire ? Ah non, moi je suis locataire ! » On ne sait pas forcément qui est propriétaire, qui est locataire. Il n’y a pas de différence. » Mme Auger.
114Cette indistinction sociale, cette communauté est surtout soutenue par les habitants investis dans la vie associative. Ils tentent de maintenir un esprit en référence à une époque où, avant la loi Chalandon, il n’y avait pas ce clivage entre les habitants. Aujourd’hui, les deux tiers des habitants que nous avons interrogés évoquent cette distinction lorsqu’ils abordent le thème des relations de voisinage car c’est aussi autour de cette distinction que s’articule et se vit la mixité sociale qui existe à la Maison Radieuse.
115Ces faits reflètent un phénomène de promotion sociale qui concerne les catégories populaires supérieures et les professions intermédiaires. C’est là que se joue une tension entre propriétaires et locataires pour tous ceux qui aspirent à l’ascension sociale. Et cette ascension est plus ou moins bien vécue par les uns et les autres selon s’ils s’estiment des locataires « snobés » ou des propriétaires vivant dans du logement social. Face à cette logique dominante de la promotion dans l’ensemble social qui traverse aussi les habitants du Corbusier, il y a tous ceux qui ont choisi par militantisme social ou « corbuséen » de vivre ici et de porter le projet social de l’immeuble et qui participent ainsi à lutter contre la fracture sociale qui, comme partout ailleurs, peut s’installer.
- 27 J. C. Chamboredon – M. Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale Les grands ensembles et le (...)
- 28 Ibid., p. 22.
- 29 Ibid., p. 32. Jusque dans le détail, on retrouverait trace de ces mécanismes de distanciation soci (...)
116Ceux qui ont le plus de difficultés sur ces questions sont ceux qui souhaitent une intégration à un groupe valorisé et rejettent, au contraire, la proximité spatiale avec des catégories sociales avec lesquelles ils veulent marquer une distance sociale. Cela est d’autant plus vrai lorsque, précisément, cette distance sociale est encore difficile à établir, en tous cas au niveau économique. Pour le coup, on est en présence d’un cas d’école du phénomène si pertinemment mis en évidence par J. C. Chamboredon et M. Lemaire dès la fin des années soixante27. On se trouve dans un de ces cas où « la similitude apparente des conditions de logement est de nature à renforcer les mécanismes de différenciation28 ». Ici, c’est la compréhension du lieu comme lieu de culture et comme expression architecturale qui va servir la différenciation à la fois par rapport à des propriétaires qui peuvent ne pas avoir une condition sociale très élevée du fait de l’histoire de la propriété dans l’immeuble et par rapport aux locataires socialement défavorisés qui n’ont certainement pas un niveau d’instruction permettant ces connaissances. Les personnes qui ressentent le plus le besoin de la distinction sociale mobilisent beaucoup leur rapport à l’architecture et se retrouvent donc logiquement à la fois dans le groupe qui dit la stigmatisation sociale de l’immeuble et dans celui qui en exprime le mieux la qualité architecturale. Cette distinction culturelle constitue la « distance qu’il faut marquer d’autant plus nettement que les conditions objectives sont plus proches et que le rapprochement dans l’espace expose davantage à la confusion avec des catégories sociales qui fournissent une image-repoussoir de la condition populaire29 ».
117Si, donc, la Maison Radieuse ne semble pas souffrir de stigmatisations très marquées, elle n’en est pas moins le théâtre de ces mécanismes de distanciation sociale dont les grands ensembles sont porteurs par la proximité qu’ils créent entre des populations qui ne se situent pas dans les mêmes couches sociales, surtout quand elles sont proches. Cela doit amener à réfléchir sur cette recette politique pour l’amélioration de la vie collective qu’est le recours, la mise en place volontariste d’une mixité sociale. On peut légitimement s’interroger sur ses limites et bien plus encore sur ses effets pour autant qu’on ait même une possibilité réelle de la mettre en œuvre.
- 30 Maurice Blanc, « Les paradoxes de la mixité dans le logement social », Actes du colloque Habitation (...)
118Maurice Blanc30 souligne à juste titre qu’il y a à peine trente ans, les tentatives de mélange des classes sociales étaient dénoncées, « comme le pur produit d’une idéologie réactionnaire » dont Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire font une critique impitoyable.
- 31 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2000.
119Aujourd’hui, cette idée de mixité est présentée comme progressiste et comme solution pour résoudre des problèmes sociaux rencontrés dans les cités. Mais la mixité vaut pour les « quartiers sensibles », pas pour les « beaux quartiers31 », pour les classes moyennes et les classes populaires, pas pour les classes aisées.
120On pourrait croire que la Maison Radieuse est un exemple de cette cohésion sociale engendrant un climat pacifié du fait de la mixité. Mais, si c’est le cas, il faut à tout le moins noter que la cohabitation actuelle des différentes catégories sociales est le résultat d’un long processus. Elle n’est pas le fait d’une politique volontariste mais d’un projet social qui a subi diverses modifications au fil du temps et qui a su s’adapter tout en conservant des éléments essentiels du projet initial, même si on y note une tendance au recentrement sur les classes moyennes. Et le projet architectural n’y est peut-être pas totalement étranger.
« Si, ça [relations entre habitants] peut être aussi des fois hypocrite ou pas réel. Il y a des relations de voisinage, mais je dirais que c’est peut-être un peu plus, de part la conception de l’appartement et puis son historique, quoi, justement, son essence même. Donc, comme c’est un appartement différent, je ne sais pas, peut-être que les gens ont une conception différente du voisin. Je ne sais pas, je ne suis peut-être pas là depuis assez longtemps pour en juger. » M. Lubin.
121Dans la mesure de sa réussite, cette cohabitation s’explique aussi parce que le projet dans son ensemble, immobilier et social, a été défendu par les acteurs sociaux, habitants et institutions sociales. Et même si le contexte a changé, il reste dans les relations quotidiennes entre les habitants une habitude, un esprit qui a été transmis et qui se manifeste à travers une ambiance propre « au Corbu ».
122Sur ces questions de cohabitation sociale, on voit que la Maison Radieuse, lorsqu’on l’observe sur le temps long, constitue un condensé exceptionnel des évolutions du second XXe siècle. Elle met en évidence l’apparition et le fonctionnement social de la spatialisation des difficultés sociales comme vecteur idéologique d’une conception qui occulte le déficit important des analyses des conditions économiques et culturelles des populations habitant les grands ensembles. Elle montre également qu’il importe de ne pas oublier les appartenances de classe et les divergences d’intérêt de classe au profit des logiques des choix individuels, aussi bien dans les sciences sociales contemporaines que dans l’analyse politique.
123Dans la Maison Radieuse donc, le logement est plutôt satisfaisant mais cet immeuble d’habitat social garde, pour une part de la population, une connotation de relégation sociale contre laquelle va être appelée la culture d’élite. Et il est particulièrement significatif, du point de vue architectural, que ce soit par le processus de patrimonialisation de l’unité d’habitation que passent la fierté et l’identité des habitants de ce lieu, dont on a compris qu’ils peuvent être aussi ceux qui craignent pour leur position sociale.
LE PATRIMOINE ET L’ARCHITECTE
124Tout comme on ne trouve rien dans l’étude des années cinquante sur la stigmatisation sociale des grands ensembles, on n’y trouve rien non plus sur la logique de patrimonialisation de l’unité d’habitation. Même les chercheurs de ce temps, qui pourtant confrontent les points de vue des concepteurs à ceux des habitants, ne s’inscrivent pas du tout dans le procès de mise en exergue d’un site pour représenter une richesse, une universalité qui en fait l’emblème d’un temps ou d’une idée.
125Dans les années quatre-vingt, comme on l’a vu plus haut, ce point de vue apparaît mais il reste très marginal malgré les vingt années déjà passées d’inscription des façades à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques. Il se peut qu’une interrogation des propriétaires aurait davantage fait ressortir un sentiment patrimonial mais cela n’est pas certain car la reconnaissance, au titre des Monuments Historiques, du bâti contemporain n’est pas encore très établie alors, y compris dans les milieux concernés ; et c’est, dans le cas de la Maison Radieuse, surtout la notoriété de Le Corbusier qui porte la validité du classement dans l’esprit de tout un chacun. Les années quatre-vingt sont d’ailleurs celles du trentenaire de l’immeuble, très fêté par des habitants qui se sont largement impliqués dans la manifestation, mais aussi celles du centenaire de la naissance de Le Corbusier qui prend une dimension nationale et intéresse relativement peu la Maison Radieuse par comparaison. Seule l’inauguration du bureau de poste accompagnée de l’émission d’un timbre « Modulor » est relatée dans la presse, à cette occasion, comme on l’a vu plus haut. Il y a donc bien à travers la vie associative de l’immeuble un intérêt porté à la spécificité du lieu mais il semble bien plus tourné vers la vie locale que vers la perspective architecturale, dans ces années-là.
Connaissances en architecture
126Ce qui frappe tout au contraire, dans les années récentes, c’est l’implication personnelle importante autour des questions d’architecture qui anime nos interlocuteurs. Les deux tiers disent leur intérêt pour l’art, l’architecture et principalement évidemment l’œuvre de Le Corbusier. Ils lisent des ouvrages, visitent d’autres réalisations de l’architecte et tout particulièrement les autres unités dont celle de Marseille qui, de l’avis général, est la plus belle, regardent des émissions de télévision, etc. Certains, du fait de leur niveau de formation et parfois de leur sensibilité à l’expression artistique, le font dans la continuité de leurs intérêts personnels mais d’autres, fort éloignés culturellement des logiques artistiques, développent de réelles connaissances acquises par une implication constante autour de l’œuvre du maître. La Maison Radieuse est une formation continue à l’architecture.
« Ah oui, moi j’ai lu des trucs parce que je ne connaissais rien avant. […] J’ai le livre de Gérard Monnier […] C’est pas mal parce qu’il y a un peu tout. Il y a l’aspect social, il y a l’aspect économique, il y a l’aspect, aussi, construction. C’est pas trop mal fait. […] je dirais que c’est assez, que ça apporte pas mal de choses, ça aborde l’aspect chronologique, la construction du bâtiment, les différents choix qui ont été faits. Enfin, moi ça me, je suis dans le B. T. P., moi alors, c’est vrai que ça m’a pas mal intéressé. Et puis c’est vrai qu’il y a aussi toute la relation avec la ville, et puis tout ce qui est financement. C’est pas mal fait. » M. Larty.
« Je n’ai connu Le Corbusier que lorsque la cité de Marseille s’est construite […] et puis après quand on s’est décidé, on a lu les livres, on a lu sa vie, j’ai toujours gardé du reste un livre là de sa vie et de son concept, j’ai même une cassette vidéo que j’avais enregistrée dans laquelle il expose sa vie. » M. Almera.
« Et j’écoute très souvent, notamment les émissions de France Culture sur l’architecture, et il y a souvent des gens qui font des émissions sur Le Corbusier et quand je sais qu’il y aura une émission dessus, j’essaie d’écouter. » Mme Boissay.
« J’ai une Licence d’Arts Plastiques donc je suis un petit peu portée sur l’histoire de l’art et puis j’aime beaucoup. Du coup, c’est vrai que je me suis aussi replongée dans Le Corbusier, j’ai relu la Charte d’Athènes, que je trouve vraiment très intéressante. […] j’ai même trouvé un livre sur Le Corbusier pour les enfants, effectivement, et ils ont tout de suite accroché, quoi, c’est vrai que c’est un petit bouquin qui est intéressant, qui est pas mal. » Mme Angélini.
« Oui, oui, voilà, je me suis installée voilà. J’ai essayé de chercher un petit peu, voir ce que c’était, ce qu’il faisait, pas curiosité oui. Et après c’est là que j’ai vu qu’il y en a, je ne sais plus c’est combien, quatre ? C’est quatre Corbusier qu’il y a… dans le monde ? Enfin, oui, dans le monde, oui. Et c’est vrai que je me suis renseignée, oui, j’y tiens, j’ai regardé, le reportage de Marseille ça m’a plu, déjà le hall et tout, il est beaucoup plus rond que le nôtre, c’est assez sympa, si j’avais la possibilité d’aller à Marseille le visiter oui, j’y serais allée. Pour voir, oui, parce qu’apparemment, ce n’est pas encore pareil. » Mme Delacour.
« Au fur et à mesure, on s’intéresse. Moi j’ai un bouquin, quand il y a des reportages on regarde. À la médiathèque aussi, dès qu’on voit qu’il y a quelque chose […] Moi j’aime bien tout ce qui est artistique, tout ce qui est original. […] Ils en parlent souvent, dans « Questions pour un Champion » quelques fois. Mais c’est une référence, hein. L’émission du samedi matin, là, sur la 5, ils en parlent souvent de lui. » Mme Dias.
« Oui, je connaissais les meubles Le Corbusier, genre le fauteuil noir, basique, la chaise longue, là, comme ça. […] J’ai un bouquin sur lui. Tu vois, si on va à Saint-Étienne, peut-être que j’irais à Firminy. À Marseille j’avais pas le temps d’aller voir […] Forcément on compare entre immeubles Le Corbusier. Et puis, il y a plein de choses qu’il a fait que je trouve magnifiques. En Suisse, aussi, on est allé voir sa maison, la maison de ses parents, tout ça. C’est important, quoi. » Mme Villèle.
« J’ai visité beaucoup de choses. En Suisse là au bord du lac de Genève, la maison qui a été construite, la petite maison qui a été construite pour ses parents. J’ai visité, bien sûr Marseille et Bordeaux et puis j’ai envie de voir le reste. » Mme Boissay.
« Ah oui, je suis plus intéressé par ce qu’a fait Le Corbusier. J’aimerais bien connaître ses autres styles d’habitation. D’ailleurs, je crois que l’association a un projet début juillet d’aller à Paris un week-end. À la fondation Le Corbusier. Donc, ça m’intéresse moi. […] Et puis l’architecture aussi, en général. C’était quelque chose que j’aimais bien auparavant, j’aimais bien les concepts, souvent on dit que les maisons d’architecte sont différentes des autres, avec des intérieurs, aérés, ouverts. » M. Lubin.
« Ah oui, c’est vrai que si je tombe sur des bouquins du Corbusier, je feuillette, je regarde, ah oui ça m’intéresse ouais, ah oui bien sûr… d’ailleurs je me souviens que quand j’étais chez Christine elle avait un gros bouquin sur Le Corbusier et je me souviens je l’ai feuilleté, je trouvais ça très intéressant […] Oui, bien sûr et puis je crois qu’on est plus curieux, on s’intéresse plus, enfin c’est… ça me paraît logique, oui faut croire… mais c’est vrai qu’il a quand même une certaine renommée et puis c’est pas un architecte banal quand même donc… je crois qu’il y a vraiment… on peut lui porter de l’intérêt. » Mme Brémont.
127On s’intéresse, on lit, on apprend. Et les propos tenus sur la beauté de la réalisation architecturale relèvent d’une perception avertie des volumes et de la lumière que n’aurait certainement pas reniée Charles-Edouard Jeanneret. Les habitants de la Maison Radieuse savent dire cette émotion esthétique dont Le Corbusier a fait la marque même de l’architecture.
« Du point de vue esthétique, moi je suis quand même très sensible au béton, aux couleurs, aux lignes, pour moi c’est très agréable. Toutes les matières, le bois, la façade extérieure… » Mme Angélini.
« Un soir, au coucher du soleil, j’étais dans le parc, là-bas, c’était une autre vision encore du Corbu et j’étais : “ouah ! On dirait un paquebot ! On dirait un paquebot, c’est vrai !” Cet espèce de truc immense, on a l’impression qu’il va avancer. » Mme Villèle.
« Quand je l’ai visité j’avais déjà eu cette sensation agréable de rentrer dans quelque chose qui est doux à l’intérieur quoi, et en plus maintenant même j’aime l’extérieur donc… j’aime le parc, j’aime… ouais je trouve que c’est vraiment un espace, pour un groupe de gens, qui est vraiment pas mal foutu ! » Mme Amary.
« Bah je sais pas, c’est quelque chose qui me touche… bah tu vois il est là [elle me montre un portrait de Le Corbusier accroché au mur] […] Oui, bah j’aime beaucoup ce bâtiment si tu veux parce que le béton, les pilotis et tout, j’ai beaucoup regardé les myriades de l’eau de l’étang dans les pilotis, et puis je suis assez rêveuse, et puis avant je fréquentais des peintres et des artistes donc je suis un petit peu sensible à l’art, je voyais toutes ces lumières, tous ces trucs, ça bouge un peu, c’est un bâtiment chaleureux quoiqu’on en dise, parce que c’est vrai que le béton ça fait un peu dur et tout, et puis j’adore les couleurs, alors je te raconte pas quand il y a du soleil comme ça, le soir à 7 heures je me régale devant parce que je regarde la façade, c’est une merveille ! J’adore voir les couchers de soleil du bâtiment, c’est magnifique, et puis autrement si tu veux l’intérieur ça me plait, y’a du bois, j’ai l’impression d’être dans un chalet ou un bateau, ça me donne cette impression-là, et puis ici j’ai découvert le fait 'de mon âme à ton âme' ». Mme Meira.
« Bah je les trouve très belles les rues moi, mais bon… ouais esthétiquement je trouve ça beau ce côté… cette enfilade de couleurs, et le côté un peu sombre, ouais… » Mme Amary.
128D’autres disent modestement la richesse acquise à travers l’immeuble, du fait de l’immeuble. Leur propos est moins lyrique, moins culturel mais ils s’attachent à dire les changements que cette conception architecturale a apportés à leur vie, à leurs rapports aux autres.
« Bah j’adore ça tu vois, puis ça m’a énormément apporté, tu vois j’ai l’impression que son poème là [elle me montre un poème de Le Corbusier accroché au mur] il est vrai : « pleine main tu donnes, pleine main tu reçois », ça c’est ce que je vivais et c’est ce que je vis toujours, parce qu’à chaque fois que je vois des visiteurs, t’inquiète pas, quand on échange ils sont tous motivés par quelque chose, ils ont tous des arguments, que ce soit des architectes ou des amoureux des bâtiments, ou ceux qui font de la photo, ou ceux qui sont écologistes qui voient le parc et tout, bah la façon dont on parle et tout, bah ils m’en apportent autant que moi je leur en dis, donc c’est toujours un échange riche et c’est ça qui est bien. » Mme Meira.
« Moi je dirais que ça m’a changée au niveau de la sociabilité moi, je suis devenue plus… j’ai jamais été très sociable, je suis sociable mais quand je rentre chez moi je suis un peu… un peu… tu vois j’aime bien avoir la paix, passer inaperçue, j’aurais plus un côté un peu sauvageon tu vois, et depuis que je suis là… je suis devenue beaucoup plus, bon j’ai toujours été je dirais polie, respectueuse, je suis du genre à dire bonjour, y’en a tu leur dis bonjour ils te répondent pas, moi j’ai jamais été comme ça mais j’étais pas non plus tu vois à copiner comme ça facilement, en fait tu vois c’est ce côté-là, que ici je me lie beaucoup plus facilement. » Mme Larcher.
« Donc on s’est donc aperçu que bon l’architecte avait pensé, bon les formes dans les marches pour que les gamins s’agrippent, des tas de petits trucs comme ça, euh… et puis aussi mes parents avaient toujours eu des activités associatives donc ils se sont tout de suite engagés aussi dans l’association des habitants, ça y a fait, on a fait visiter, moi mon argent de poche de lycéenne et d’étudiante je l’ai gagné en faisant visiter tous les dimanches l’immeuble, donc c’est vrai que puisque je faisais visiter l’immeuble j’étais amenée à me documenter, à rechercher… et puis voilà comment ça s’est fait […] Non, moi je trouve que c’est bien, d’abord on a toujours plaisir à rencontrer les visiteurs, et puis surtout plaisir à les convaincre. » Mme Bialas.
129C’est d’ailleurs fréquemment aussi dans des propos de défense de l’esprit de la Maison Radieuse, donc de défense de la qualité architecturale, que l’on retrouve le plus grand nombre de personnes. C’est le cas pour ce qui concerne la fermeture du bureau de poste, comme on l’a vu plus haut ; c’est le cas également dans l’intérêt et le soutien constant qui est montré pour l’école maternelle ; c’est le cas encore lorsqu’il est envisagé de fermer le hall de l’immeuble pour éviter les dégradations. On trouve alors à la fois une demande de fermeture pour préserver la qualité de l’immeuble.
« À un moment, ils se demandaient s’ils n’allaient pas carrément fermer la porte avec interphone, sonnette. Bah, ça va à l’inverse de la politique du Corbusier. Mais bon, tu as ces problèmes de vandalisme. Il y a énormément de vandalisme. » Mme Mazelier.
« Plusieurs fois on a envisagé de fermer… On n’a pas de solution, c’est une passoire l’immeuble […] En assemblée générale de copropriété ça a été évoqué des fois et des fois, surtout à des périodes où il y a eu plus de vandalisme, mais là c’est calme en ce moment, mais ça tient quelques fois à deux ou trois individus qui font venir… mais ça c’est un problème de société c’est pas un problème du Corbusier. » Mme Bialas.
130Il y a une exigence de laisser l’entrée comme elle a été conçue pour préserver l’esprit de la Maison Radieuse :
« Moi, je pense en tout cas que c’est important de conserver ce qui était au départ. Parce que je pense que c’est une logique et je pense que c’est dommage de larguer la salle parce qu’elle est devenue complètement insalubre, larguer la Poste parce que finalement c’est devenu plus pratique maintenant d’aller à Rezé Château. Des choses comme ça, je trouve que c’est dommage parce que le bâtiment aussi il a une âme et je trouve que c’est un état d’esprit qui s’en va, quoi. » Mme Toniolo.
« C’est matériellement difficile de fermer l’accès au hall. Il faut tenir compte des multiples ouvertures et des travaux que ça suppose. Ça a été envisagé. Oui mais repoussé. Et c’est dur à accepter aussi. L’idée est difficile à accepter. » Mme Boissay.
131Les habitants se retrouvent hésitants entre les logiques de préservation des conceptions initiales d’ouverture sociale et le désir de prévenir des dégradations éventuelles.
132De la même façon, lorsqu’on envisage quelques modifications que ce soit, le propos s’engage immédiatement sur l’esprit des lieux, leur préservation à la lettre ou selon l’esprit de leur concepteur. Les personnes qui rejettent le plus le caractère trop figé de l’immeuble, inscrivent cependant toujours leur propos dans une opposition entre concepteur et usagers de l’architecture. Ils se révoltent contre le diktat culturel qu’ils jugent comme un fait de mode ou peut-être de classe.
« Il faut dire la vérité parce que y’en a ras-le-bol de ces discours-là… parce que ceux qui font des discours, qui écrivent des livres sur Le Corbusier, ils y habitent pas ! Enfin moi, si j’avais les moyens je déménagerais hein, comme beaucoup de gens dans l’immeuble d’ailleurs, parce qu’à part les fanatiques qui sont dans les associations d’habitants, ils sont complètement lessivés, lavage de cerveau quoi, autrement la plupart des gens ne restent pas ici, ils sont de passage hein ou ils s’en vont, ceux qui restent vraiment… bon j’sais pas y’a quelques nostalgiques, ça fait snob, bon y’a pas mal d’architectes qu’habitent ici, ça fait bien de… » M. Nollier.
« On admire Le Corbusier, moi je mets un bémol fort, négatif, pour dire pour moi c’est un petit bourgeois qu’a fait ça à la dimension de son ego, […] je crois que c’est comme beaucoup d’architectes, c’est l’artiste, bon beaucoup l’ego, et puis on pense pas vraiment au bien-être des gens, on voit que le côté beauté et faire pour soi, il a fait des cages à lapins, il a pas pensé au peuple, donc c’est un irrespect total […] c’est quelqu’un qui n’a pas compris, pour moi c’est pas quelqu’un qui a respecté l’habitat, il a fait l’habitat pour lui, il l’a pas fait pour les gens qui y habitaient. » M. Jendoubi.
133Mais cependant, ceux-là même qui portent une critique rude contre l’architecte, reviennent sur leurs propos pour préciser :
« Ici finalement d’une certaine façon, ça a un certain cachet, finalement c’est vrai hein, et c’est la loggia qui fait le cachet, la vue et la loggia en elle-même, […] le soir je mets des bougies des trucs comme ça, là c’est génial, quand vous avez des nuits étoilées vous pouvez en profiter, c’est super, là c’est un standing véritablement, et ça j’ai peur de le perdre. Finalement je critique mais en même temps y’a des choses positives… » M. Jendoubi.
« Je suis allé à New York, à Chicago, ils font dix fois plus que Le Corbusier, à côté c’est de la rigolade hein, d’abord les pièces sont dix fois plus grandes et c’est des vrais lofts, que ici c’est quoi ? C’est la campagne là, allez à New York un jour, vous allez comprendre, vous verrez vous serez au 52e étage et vous aurez une vraie terrasse et un vrai jardin avec des plantes dedans, je veux dire attendez si vous voulez vraiment parler d’architecture j’sais pas… vous allez voir dans les revues […] je veux dire ici, ils sont en train de se… j’sais pas pourquoi y’a tout un… parce que ça a été le premier qui a fait ça en France j’sais pas sans doute… et puis y’a une idéologie derrière, une idéologie communiste, de masse, c’est pour ça qu’ils essaient de resurgir quoi, mais bon moi j’y crois pas hein, je pense que l’homme est mieux… si tous les gosses ici avaient un petit bout de jardin, ils seraient plus heureux, c’est mon avis hein, parce qu’on a beau être idéalistes, utopistes euh… mais bon y’a la réalité. » M. Nollier.
134Même en opposition à l’architecte, la question architecturale et ses implications idéologiques restent au centre des discours, ce qui est suffisamment exceptionnel en soi pour être largement souligné : cet immeuble porte à la perception d’un espace architecturé. Le caractère patrimonial de l’immeuble n’échappe à personne, même si la critique de l’architecture de Le Corbusier est parfois sévère.
135Mesurer ce qui implique ces comportements est complexe : certes l’originalité des lieux par rapport à l’ensemble des autres logements que peuvent connaître les habitants est un point manifeste mais ce qui joue aussi de façon très importante, c’est la très grande notoriété de Le Corbusier dont le nom est connu, très au-delà des cercles de l’architecture et de l’art. Habitant une de ses réalisations, il est difficile de l’ignorer totalement.
Patrimoine visité
136Mais un autre fait rappelle régulièrement aux habitants la particularité de leur immeuble et la notoriété de son architecte, ce sont les visiteurs de l’immeuble. Ils sont très nombreux et viennent à la fois dans le cadre organisé des visites municipales mais aussi de leur propre chef pour voir la Maison Radieuse. Pratiquement toutes les personnes interrogées nous parlent des visiteurs qui traversent l’immeuble, les uns s’en félicitent, les autres sont plus réservés. Néanmoins, clairement le discours dénote une certaine fierté, et même une fierté certaine, à habiter un lieu qu’on vient visiter, parfois de fort loin. Et ces visiteurs nous sont désignés aussi pour leur qualité, artistique certes mais surtout sociale : ce sont des architectes, des intellectuels.
« Des fois j’ai croisé des gens et je les ai fait entrer, parce qu’en fait ils me posaient des questions et puis voilà, et puis je leur disais : “ça vous ferait plaisir de rentrer dans un appart ?” Moi je comprends quand on est fana d’archi, y’a un monsieur qui était très ému, au bord des larmes, qui est venu ici, parce qu’il avait connu Le Corbusier, voilà on l’a fait rentrer, il était tout en émotion » Mme Amary.
« Tu vois plein d’étudiants, des étudiants d’archi, des beaux-arts. Moi je trouve que ça draine une population que j’aime bien et que je fréquente en plus. Tu vois, moi hier soir, j’étais encore à un vernissage où il y avait des archi et je connais un des mecs, quand il a su que j’habitais au Corbu, il est architecte et tout de suite il a dit : “ah ! Je pourrais venir voir ton appart ?” Tu vois, les gens sont curieux et ça, c’est vachement bien, il y a souvent des gens des beaux-arts, tout ça, et ils viennent souvent visiter mon appart. Tu vois, ce que ça amène comme gens c’est, même des familles, il y a des familles qui viennent visiter aux portes ouvertes et je trouve ça vachement bien. Je trouve que les gens sont de plus en plus curieux, ils sont de plus en plus intéressés par l’architecture. » Mme Villèle.
« Et donc c’est vrai que moi je sais que j’ai toujours beaucoup de plaisir à leur faire visiter, y compris, bon ça m’arrive de rencontrer des gens dans la rue un dimanche qui voudraient visiter mais c’est pas possible, de faire visiter mon propre appartement, parce que j’ai envie de leur montrer que bon la notoriété de Le Corbusier elle est justifiée ! » Mme Bialas.
« Les gens qui viennent visiter sont des gens bien. » Mme Meira.
137Ce qui nous est dit, c’est la demande d’information, la demande de visite des appartements et, même lorsqu’on rejette cette demande, parfois au nom d’une illégitimité sociale qui fait penser que son appartement n’est pas assez bien pour être montré, on est à tout le moins flatté de disposer de quelque chose dont les autres sont curieux, voire envieux.
« Il faut quand même respecter un peu l’intimité des gens. Oui, enfin, moi ça ne me gênerait pas plus que ça [de faire visiter mon appartement] mais faut pas abuser quoi. Des fois on n’a pas envie, c’est tout. » M. Larty.
« [Pour visiter] maintenant qu’il y a des appartements témoins, il faut voir avec la mairie. Moi je pense que je ne le ferai plus. Le mien n’est pas en état non plus alors. C’est sûrement pas un des plus beaux. » Mme Dias.
138Presque tous les habitants avec lesquels nous avons parlé se déclarent fiers du classement au titre des Monuments Historiques de la Maison Radieuse et sur l’ensemble des habitants, c’est une très grosse majorité qui pensent que ce classement est légitime.
« Bah oui tout à fait parce que je suis fière d’avoir un bâtiment Monument Historique, et puis en même temps qui reste simple et où on peut vivre et faire des choses simples… » Mme Meira.
« Eh bien, je sais que, moi, je fais beaucoup de voyages et en général, dans les voyages, on sait où vous habitez etc. Bon, j’habite Rezé, personne ne connaît. J’habite Nantes, mais presque à chaque fois je dis que j’habite Le Corbusier. Rezé, personne ne connaît. Tandis qu’on dit Le Corbusier à Nantes, tout le monde connaît. En principe, il y a au moins une personne dans le truc à qui ça fait tilt. » Mme Poirel.
« Bon, j’étais un tout petit peu concerné par tout ce qui se passe dans l’architecture donc c’est vrai que je connaissais l’importance du bâtiment. Le fait que les façades soient Monument Historique et les couloirs, ça change pas grand-chose, peut être inconsciemment une valorisation sans doute de l’habitat. Je travaille dans un milieu culturel en plus donc c’est vrai que quand on dit qu’on habite à la Maison Radieuse tout de suite ça engendre une conversation sur l’architecture, etc. » M. Marlin.
« En même temps c’est vrai que d’habiter dans un monument historique, que ce soit Le Corbusier ou pas, c’est vrai que ça a un petit côté sympa, un petit côté différence quoi. Ça fait “j’habite pas n’importe où”. En plus, visuellement on voit qu’on habite pas n’importe où parce que c’est pas n’importe quoi au point de vue de l’immeuble. » M. Lubin.
« Des fois je me le demande, je me dis “tiens, c’est marrant”, c’est comme si je vivais dans une cathédrale ou au musée, enfin tous les trucs du patrimoine, quoi. Ça doit être rarissime en France de demeurer dans un lieu classé. » Mme Mazelier.
139De surcroît, depuis qu’existe la manifestation des « Journées du Patrimoine », l’immeuble se retrouve au centre d’un intérêt culturel spécifique et tout un chacun nous parle selon son mode de ces journées. Pour les uns, c’est trop de monde, pour les autres c’est la fête. Mais on voit bien que pour tous, c’est aussi la reconnaissance d’une qualité de leur habitation qui ne les laisse pas indifférents. Car ceux qui, à l’extérieur de l’immeuble, le comprennent et l’apprécient sont gens de qualité qui effacent par leur intérêt la stigmatisation des gens ordinaires qui ne voient qu’habitat social où il s’agit de voir de l’architecture. Habiter l’un des lieux visités confère un avantage social certain.
« Des fois, l’été, il y a des gens avec des appareils photo qui viennent. Et puis ils nous posent des questions, on aime bien. » Mme Tabory.
« Alors, les journées du patrimoine, c’est une occasion pour nous de voir comment les gens réagissent et, en général, les gens sont très étonnés. » Mme Boissay.
« Je trouve ça marrant, moi. De sortir de chez soi et puis de voir plein de touristes, surtout aux beaux jours là, de voir les écoles d’architectes qui viennent prendre le bâtiment en photo. Il y a des visites dans le hall d’accueil, non il y a une vie quand même, c’est… moi je trouve ça intéressant. » M. Kerhoas.
140Quand la critique ne porte pas sur l’architecture, elle s’accroche parfois aux contraintes qui sont liées au classement, contraintes concernant les aménagements mais aussi les coûts d’entretien.
« Vous n’avez pas le droit de faire ci, vous n’avez pas le droit de faire ça. On n’a pas le droit de faire un trou dans le béton, je veux bien croire que ça peut abîmer, mais il ne faut pas exagérer non plus. » Mme Arnou.
« On ne peut pas faire entièrement ce qu’on veut quand même. Parce que moi je viens de supprimer mon ballon d’eau chaude et tout et avant de faire tout ça j’ai quand même appelé le régisseur pour lui dire “je vais faire ça et tout 'et il m’a quand même dit' j’aime quand les propriétaires viennent me dire ce qu’ils font dans leurs appartements ou quoique ce soit”, parce qu’il y a des choses qu’il pourrait nous interdire de faire. » Mme Poirel.
« C’est même un peu casse-pieds pour l’école. Parce qu’on ne peut pas faire ce qu’on veut. Surtout à l’école maternelle. Ça fait x années qu’on a des problèmes de cour, d’aménagement. » Mme Simon.
141Rares également sont les propriétaires qui admettent que les subventions liées au classement compensent les exigences qui lui sont dues, alors qu’ils sont prompts à souligner les obligations. Pourtant, en dépit des difficultés, on cherche des solutions.
« Pour nous c’est plutôt bien qu’il y ait LAH, c’est une locomotive, ça force à faire des travaux, parce que c’est vrai que les travaux ont quelques fois été coûteux et puis on est Monument Historique… d’accord on est subventionné mais en contrepartie il faut prendre les couleurs d’origine, les matériaux d’origine etc., on ne peut pas faire n’importe quoi, ça coûte plus cher et donc là c’est bien qu’il y ait LAH… » Mme Bialas.
« Oui, au niveau financier, euh… moi je suis étonnée mais il y a quand même des gens qui sont là depuis très longtemps et avec qui on discutait, notamment une grand-mère là, qui nous disait qu’en fait elle avait choisi d’être locataire parce qu’être propriétaire ça coûtait trop cher […] les gens qui ont choisi d’être propriétaires ils alignent quoi, donc c’est vrai que quand par exemple y’a des choses de cassées, bah nous on paye […] Par exemple moi j’ai dit non à… on a un local qui est très abîmé et c’est clair que refaire ce local, on va aligner encore plein de fric, et je trouve que ça ça pourrait être la mairie de Rezé qui le prenne en charge, parce que je pense que ça pourrait servir aux habitants autour aussi… » Mme Amary.
« Mais quand je l’ai acheté, les proprios venaient de payer 50 000 francs pour la rénovation des façades et là je m’étais dis : “oh ! la vache !” Bon, bah c’est fait, c’est fait. Et puis genre deux ans après on a eu quand même de gros gros travaux de normes de sécurité, moi j’ai payé 21 000 francs ou un truc comme ça, j’ai vu qu’il fallait payer en quatre mois, donc je leur ai dit : “vous ne les aurez pas en quatre mois, c’est pas possible, quoi”. Et ça c’est vraiment un inconvénient. » Mme Villèle.
142Mais quoiqu’il en soit du rapport des habitants à ce classement, il est manifeste que la reconnaissance culturelle et sociale portée par le classement de l’immeuble a engagé une logique positive de contre-balancement de la stigmatisation sociale dont sont porteurs les immeubles d’habitat social. Et il est tout à fait significatif, comme on vient de le voir, que ceux qui relaient le plus le discours de la dégradation de l’immeuble par un vandalisme social, soient aussi ceux qui soulignent au maximum la qualité du lieu.
143Lorsqu’on examine dans le détail, ce qui entraîne l’adhésion des habitants à l’immeuble, on note tout d’abord la déclaration récurrente qu’« on est mieux à la Maison Radieuse que dans les autres immeubles ». En comparaison avec les autres immeubles d’habitat social de la ville, la Maison Radieuse fait très bonne figure.
« Ah c’est quand même vachement plus agréable, je ne sais pas. Moi j’ai une copine qui habite à Malakoff ! Malgré tous les mauvais côtés dont j’ai pu parler, je trouve que c’est quand même vachement agréable d’être ici, quoi. » Mme Angélini.
« Si on fait la comparaison, parce qu’on a une autre réalisation qui peut être mise en parallèle c’est le Sillon de Bretagne, que je ne connais pas à fond, que je ne connais qu’un peu, mais je pense que le Sillon de Bretagne a moins bien subi le temps. » Mme Boissay.
« Ah bah, il n’y a pas longtemps, moi je dis « ah quel bel immeuble coloré », c’est vrai qu’il a plein de couleurs, et on m’a répondu que c’était tout noir. Bah non, il faut venir voir à l’intérieur, les gens sont gais. C’est ça qui met le soleil dans l’immeuble. […] Le béton. En fait, ils comparent le béton comme les cités autour de Paris en fait. Bah non, là c’est pas pareil, hein. Les couleurs sont trop vives dans les rues, c’est noir. Non, moi j’adore. Moi je peux dire comme ça que j’habite dans un immeuble spécial. » Mme Tabory.
144Mais surtout, les logements sont, à la Maison Radieuse, mieux conçus, plus originaux qu’ailleurs. Et seule l’envie d’une maison individuelle pourrait pousser vers un autre logement ;
« Et puis, non, moi je me plais bien ici, je serai peut-être amenée à déménager un jour et partir d’ici mais si je pars d’ici, ce sera a priori pour partir en maison. Je ne vais pas quitter un appartement ici pour un autre appartement. » Mme Auger.
« Non parce que j’y trouve beaucoup d’avantages et quelques fois quand je vais dans un appartement normal je me dis que je suis mieux là quoi… » Mme Bialas.
145Puis, si l’on évoque les difficultés que peut amener ce grand collectif, on note encore que les habitants nous disent majoritairement que ce sont plus des problèmes de société, généraux à toutes les formes d’habitat, qui sont causes de ces désagréments et que la Maison Radieuse en elle-même n’en génère pas.
« Ce n’est pas nécessairement des gens du Corbu. Bon, il y a un lien, c’est-à-dire qu’il y a un ou deux jeunes du Corbusier et puis d’autres, qu’ils soient ici ou ailleurs, ils tournent. Mais peut-être que les dégradations les plus importantes ont été faites par des gens de l’extérieur. […] C’est souvent en bas et c’est souvent les vitres, hein. Les escaliers, les graffiti, on a un escalier avec des graffiti. […] Ça c’est un phénomène qu’on connaît partout ça. » Mme Boissay.
« Apparemment c’est par périodes. Mais c’est pas spécifique à ici, moi quand j’habitais les pavillons un petit peu plus loin, on n’était pas loin du commissariat de police mais on n’était pas arrivé depuis cinq jours qu’on s’est fait voler notre voiture. Déjà ça met en condition quand on arrive ! Et puis deux ans après, on s’est encore fait voler notre voiture. Et puis d’autres voisins qui subissaient, là c’est peut-être plutôt des vols d’essence. Donc je dirais qu’ici avec le millier de personnes qui y habitent, on n’a quand même pas à se plaindre. » Mme Auger.
146Enfin, très fréquemment est soulignée la sociabilité particulière de l’immeuble qui passe en grande partie par la vie de l’Association des Habitants de la Maison Radieuse, dont on a vu plus haut l’activité essentielle. De façon significative, presque tous les habitants très favorables à l’immeuble sont membres de l’association.
147La préparation du cinquantenaire de 2005 est une indication d’ailleurs fort intéressante de cette vie collective particulière. Certes, elle réunit les personnes les moins en difficulté de l’immeuble, les personnes les plus impliquées dans la vie collective, dans la mémoire du lieu, dans la défense de l’architecture et de l’architecte. Mais elle intéresse tout un chacun, ce que l’on voit dans le regret d’une appropriation jugée abusive de la légitimité de l’organisation de cette manifestation par tel ou tel.
« Pour l’instant on en est au stade des projets, il y a eu une réunion récemment à la mairie, bon ce qu’on essaye c’est d’investir le plus possible les habitants de l’immeuble, mais ils ont tendance à voir ça encore loin, donc ils disent : “ah bah oui mais en 2005 on sait pas…”, donc c’est ça qui freine l’investissement à l’heure actuelle, mais ça avance, ça avance, et puis pour une organisation aussi lourde que ça, c’est absolument indispensable de commencer maintenant, si on en juge par les précédents anniversaires on sait qu’il y aura du monde et si on en juge par Marseille, on sait que ça attirera forcément du monde ! Donc ça se passera sans doute sur un week-end avec un samedi consacré comme à Marseille aux tables rondes et un dimanche plus festif avec plein d’animations… Et oui la Maison Radieuse a 50 ans mais elle est encore dynamique ! » Mme Bialas.
« Tiens j’ai la lettre là, donc c’est une réunion de l’association pour la préparation du cinquantenaire parce qu’on va avoir des réunions bientôt avec les gens de la mairie et les gens du conseil syndical, donc il va bien falloir que nous on épure un peu notre projet » Mme Meira
« Bon bah là pour le cinquantenaire y’a eu une première réunion, je me suis tenue au courant parce que ça m’intéresse, on va voir dans quelle mesure aussi… parce qu’après c’est une histoire de temps parce que pour s’investir voilà il faut avoir du temps à donner quoi, mais par exemple pour le cinquantenaire j’ai pas pu aller à la réunion, mais j’aimerais bien faire quelque chose… » Mme Amary.
148Habiter un lieu patrimonial lorsque ce patrimoine témoigne à la fois d’une reconnaissance culturelle et des difficultés sociales de notre époque est une situation très particulière.
149Cela a pour conséquence de convoquer à la fois des problèmes de préservation matérielle, comme en beaucoup d’autres lieux, les pratiques sociales actuelles entrant parfois difficilement dans les espaces classés, et des problèmes de préservation d’un patrimoine idéologique.
150Or sous ce second aspect, nous trouvons évidemment la préservation d’un bien culturel qui peut même être ici esthétique, architectural, c’est-à-dire culturel au sens étroit de représentant la culture d’élite, ce qui se trouve dans bien des lieux d’art. Mais il s’agit aussi de la préservation de modèles idéologiques de la gestion d’un problème social qu’on est fort loin d’avoir dépassé, celui de l’habitat social.
151Compte tenu de la prégnance et de l’actualité de cette question, la réalisation classée se trouve focaliser les critiques souvent violentes contre le modernisme de l’urbanisme des années 50-60 et celles extrêmement positives de l’avant-gardisme des vues de l’architecte.
152À cela se rajoute le balancement entre la reconnaissance des conceptions théoriques de Le Corbusier et celle de ses qualités artistiques.
153Ce qui est très intéressant, c’est qu’on trouve la complexité et l’enchevêtrement de ces questions dans le discours et dans les comportements des habitants qui, selon leur position sociale, développent des rapports à l’immeuble qui vont de la très grande satisfaction à un certain mal-être mais qui toujours réfèrent à la question architecturale la compréhension du problème.
« Je crois que d’abord on s’est rendu compte que l’appartement… l’architecture n’était pas anodine, que ça avait été pensé, que ça avait été pensé pour simplifier la vie des habitants. » Mme Bialas.
« C’est quand même rare de trouver des apparts comme ça, conçus de façon originale comme ça. » Mme Mazelier.
154Combien d’immeubles sont si fortement emblématiques, à la fois de l’architecture et de l’habitat social, pour que tous ses habitants lisent en termes aussi culturels les problèmes sociaux ? On est bien avec la Maison Radieuse en situation d’exception qui ne valide peut-être pas totalement le projet du concepteur mais qui fait une place considérable à cet esprit nouveau qu’il a défendu. Et si bien des critiques demeurent sur la conception, on rappellera le mot célèbre de l’architecte selon lequel : « c’est toujours la vie qui a raison, l’architecte qui a tort ».
- 32 Exposé de Le Corbusier lors de l’inauguration des « quartiers modernes Frugès » à Pessac, cité par (...)
155La volonté de standardisation de l’habitat par l’industrialisation ne fait aucun problème à Rezé où l’on reconnaît bien plus l’intimité des logements et ses particularités qu’une éventuelle confusion entre eux. La verticalité de l’habitation et la libération des espaces pour créer des lieux de loisirs s’inscrivent différemment selon les périodes de vie de l’immeuble, balançant entre crainte de l’habitat social et appréciation d’un environnement privilégié. La nécessité de l’organisation des services et des sociabilités se heurte aux évolutions sociales globales mais continue à témoigner d’un problème essentiel. Enfin, la question de la création esthétique, nous renvoie à cette certitude de Le Corbusier que l’architecture porte le bonheur des hommes : « Mais, comme en chaque homme habite un cœur, nous avons cherché à ce que ce cœur puisse habiter joyeusement la maison. À côté des recherches d’ingénieur, nous avions alors à faire ici les recherches de l’architecte32. »
156Si la Maison Radieuse a porté avec une réussite variable ce message, elle témoigne cependant de l’intérêt culturel qu’elle recèle, ne serait-ce qu’à travers les logiques de patrimonialisation qui, comme marque de reconnaissance de la société, contre-balancent très positivement celles de la stigmatisation de l’habitat social.
157Les habitants posent fort bien les termes des questions sociologiques qui sont soulevées par la Maison Radieuse : c’est un immeuble d’habitat social mais il est classé au titre des Monuments Historiques.
« C’est Le Corbusier qui l’a fait et ce n’est pas rien, dans le sens où moi je suis assez fière d’habiter dans un immeuble Le Corbusier. » Mme Villèle.
158Il est emblématique de l’architecture moderne mais les écarts entre les principes de cette architecture et la vie quotidienne au fil des années peuvent se creuser ou se modifier. La question de l’habitat social est une question globale qu’il est vain de spatialiser pour l’effacer. La qualité architecturale du lieu en fait un lieu exceptionnel et ce ne sont pas les principes de la conception théorique de la Maison Radieuse qui font problème mais bien plutôt les mésusages qui ont été faits de ces principes.
« Mais à la base il devait y avoir dans chaque grande ville une unité radieuse, et puis ça ce n’est pas fait, il devait y en avoir une à Grenoble aussi. Il devait y en avoir, je pense, 150 en France, 157, et il y en a eu que 6, de réalisés. Donc à la base c’était un projet énorme et puis ça n’a pas suivi au niveau des architectes, enfin des constructeurs. » M. Kerhoas.
« Les gens qui discutent du Corbusier ou de l’architecture de l’habitat, du béton… euh qui parle de Le Corbusier… je suis pas très content parce qu’on a tendance à rendre Le Corbusier responsable de tous les maux des grandes cités. En fait la pensée du Corbusier a été tronquée. Elle a été mutilée parce que la pensée du Corbusier, ce n’est pas une pensée béton, uniquement une pensée béton. C’est une pensée humaine, environnementale. On peut toujours critiquer ces concepts de grands habitats. Mais, euh… grands habitats ou petits habitats, il concevait toujours la vie dans une unité… Vous voyez ? Et euh… bon, tout ce qu’on peut critiquer sur l’architecture mais aussi l’environnement des grands ensembles, c’est précisément qu’on a fait du gigantisme en imitant Le Corbusier, mais sans y mettre… euh sans y mettre les valeurs qui vont avec, quoi. […] On est bien obligé de reconnaître, que ce n’est pas uniquement, si les gens sont en difficulté, qu’il y a des incivilités, il y a des manques de repères civiques et sociaux. Ce n’est pas uniquement… ce n’est pas que la faute du béton. La faute, elle est globale. Elle est économique, elle est culturelle, elle est sociale. C’est tout un ensemble. » M. Chatillon.
« C’était le principe fondateur, c’était ça, essayer de donner des appartements HLM, si vous voulez avec des prix HLM, mais décents, qui convenaient à des salaires modestes, mais quand même avec un certain niveau de confort, et ensuite permettre aux gens de se connaître, de se fréquenter et de s’entraider, voilà c’était ça la logique que nous avions, hein, permettre l’entraide, et moi j’étais très ferme là-dessus, je l’ai fait du mieux que j’ai pu tout le temps. » M. Almera.
« Parce que lui, je pense qu’il était quand même très novateur dans son esprit, dans ce qu’il écrivait, il était pour l’avenir, il était pour le futur, les générations futures. Et à l’époque, c’était quelque chose de nouveau qui tendait vers, comment on peut dire, qui tendait vers le modernisme. » Mme Mazelier.
« Je peux pas dire que je ne vois que par Le Corbusier mais enfin au niveau politique du logement il avait quand même des idées intéressantes. » Mme Boissay.
« Le Corbusier c’est pas que de l’architecture, c’est un programme social aussi, et il y a l’école mais il y a aussi les services, et dans les services il y a la Poste, et c’est vrai que c’est un peu aussi pour ça qu’on s’est bagarré parce que ça nous semblait être une atteinte au patrimoine, indépendamment du fait que ça enlevait la vie du hall, indépendamment du fait que c’était un service qui allait disparaître, bah c’était aussi le projet de Le Corbusier qui était vidé de son sens. » Mme Bialas.
159Les habitants de la Maison Radieuse ont été amenés à réfléchir la question de l’habitat social en situant ce problème dans l’histoire récente de la construction des grands ensembles. Ils ont pensé la qualité architecturale et la proposition d’équipements de la Maison Radieuse et sont à même de confronter la théorie de Le Corbusier et les pratiques sociales qu’ont connues ses réalisations. Ils sont surtout en mesure d’estimer les qualités de leur habitation par rapport à l’ensemble des réalisations de la reconstruction, et notamment les grands ensembles trop vite construits qui sont devenus des lieux de stigmatisation sociale.
160Entre la Maison Radieuse et les autres grands ensembles dont elle peut être considérée comme le modèle, il y a précisément la conception architecturale et urbanistique de Charles-Edouard Jeanneret. Et les habitants expriment de façon intéressante leur accord avec le point de vue de l’architecte selon lequel l’unité de Rezé « est une HLM de luxe », comme le rapporte Gabriel Chéreau lors d’un entretien avec l’architecte Pierre Saddy, où il rappelle que pour Le Corbusier « le vrai luxe c’était que la construction fût honnête, sincère et réalisée sans tour de passe, avec les meilleurs matériaux, les techniques les plus valables au regard du respect que l’on doit à l’homme, à la femme, à la famille, quand on prétend organiser pour eux un lieu de vie où il fasse bon vivre… »
Notes
1 « Le travail du mathématicien reste tout de même l’une des plus hautes activités de l’esprit humain. » Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, 1923, p. 37.
2 Le Corbusier, Mise au point, Paris, 1965, cité par Jean Jenger, Le Corbusier l’architecture pour émouvoir, Paris, 1993, p. 150.
3 Entretien avec des étudiants en 1943, cité par Ph. Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 1969, p. 38.
4 Le Corbusier Quand les cathédrales étaient blanches, Paris, 1937, cité par Jean Jenger, Le Corbusier l’architecture pour émouvoir, Paris, 1993, p. 123.
5 Alexandre Tzonis, Le Corbusier Poétique, machines et symboles, Paris, 2002, p. 34-35.
6 Discours d’inauguration des quartiers modernes Frugès à Pessac en 1926, cité par Ph. Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 1969, p. 147.
7 Dialogue avec Frugès, cité par Ph. Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 1969, p. 33.
8 Entretien avec Le Corbusier, P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation t. 1 Sciences humaines et conceptions de l’habitation, éd. du CNRS, Paris, 1967, p. 197.
9 Le Corbusier, L’art décoratif d’aujourd’hui, Paris, 1925, cité par Jean Jenger, Le Corbusier l’architecture pour émouvoir, Paris, 1993, p. 137.
10 Le Corbusier, L’art décoratif d’aujourd’hui, Paris, 1925, cité par Jean Jenger, Le Corbusier l’architecture pour émouvoir, Paris, 1993, p. 135.
11 Le Corbusier, L’art décoratif d’aujourd’hui, Paris, 1925, cité par Jean Jenger, Le Corbusier l’architecture pour émouvoir, Paris, 1993, p. 136.
12 Discours d’inauguration des quartiers modernes Frugès à Pessac en 1926, cité par Ph. Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 1969, p. 148.
13 Le Corbusier, « L’espace indicible », Architecture d’Aujourd’hui, avril 1946, cité par Jean Jenger, Le Corbusier l’architecture pour émouvoir, Paris, 1993, p. 138.
14 Entretien avec Le Corbusier, P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation t. 1 Sciences humaines et conceptions de l’habitation, éd. du CNRS, Paris, 1967, p. 200.
15 P. H. Chombart de Lauwe Famille et habitation t. 2 Un essai d’observation expérimentale, éd. du CNRS, Paris, 1960, p. 16.
16 Il faut rappeler à ce propos que dans les années cinquante la situation de surpeuplement dans les logements est générale dans les milieux modestes. À la Maison Radieuse, il n’y a que 25 % des familles qui se trouvent en situation de surpeuplement.
17 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, Habitations, § 26.
18 « Seule la Maison Radieuse est dotée d’un tel dispositif et [ces différences] démontrent à quel point seule l’expérience et l’usage peuvent vaincre les préventions et modifier profondément les attitudes face à certaines nouvelles solutions proposées. » P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation t. 2 Un essai d’observation expérimentale, éd. du CNRS, Paris, 1960, p. 88.
19 Même si quelques erreurs se glissent dans ce savoir : « Pas plus tard qu’hier il y avait encore des gens, en fait en bas de l’immeuble, avec le météore, le concept de construction avec l’arbre, et puis l’homme qui est gravé dans le mur… » M. Kerhoas.
20 Lorsque nous avons visité, en 2002, l’unité de Firminy, les travaux qui ont divisé l’immeuble en deux nous ont permis de visiter tous les appartements de la moitié en cours de rénovation. Nous y avons photographié de nombreux papiers peints qui donnent un très bon aperçu des variations des modes en la matière mais aussi de l’écart entre les choix des habitants et ceux des architectes.
21 Ph. Bataille – D. Pinson, Rezé évolution et réhabilitation Maison Radieuse, éd. du Ministère de l’Équipement, Paris, 1990, p. 28.
22 Ce dont nous traiterons dans le paragraphe « Le patrimoine et l’architecte ».
23 Résultat du questionnaire passé à l’ensemble des habitants en avril 2005.
24 Interview de Serge Renaudie dans la revue d’A, n° 141, novembre 2004, p. 31.
25 On a vu cette typologie s’inscrire dans une conception ambiguë du voisinage dans le chapitre précédent.
26 On a vu dans le chapitre IV la sédimentation historique de ces diversités.
27 J. C. Chamboredon – M. Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale Les grands ensembles et leur peuplement », Revue Française de Sociologie, XI, 1970, p. 3-33. On a vu ce phénomène sur les questions de voisinage plus haut.
28 Ibid., p. 22.
29 Ibid., p. 32. Jusque dans le détail, on retrouverait trace de ces mécanismes de distanciation sociale puisque dans le cas de la Maison Radieuse, on a vu par exemple combien les rues sont l’objet de « réputation » différente. J. C. Chamboredon et M. Lemaire évoquent ce mode de différenciation également lorsqu’ils indiquent que « certains immeubles tendent à rassembler certains sous-groupes particuliers. Dès lors, constituée par le rassemblement en un même lieu et par les mécanismes de sélection qui ont accusé les ressemblances internes, cette catégorie prend une existence dans la perception sociale. » Ibid., p. 29..
30 Maurice Blanc, « Les paradoxes de la mixité dans le logement social », Actes du colloque Habitation, ville et mixités, 18 au 19 mars 2003, éd. École d’architecture de Strasbourg, Strasbourg, 2004, p. 21-29.
31 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2000.
32 Exposé de Le Corbusier lors de l’inauguration des « quartiers modernes Frugès » à Pessac, cité par Ph. Boudon, Pessac de Le Corbusier, Dunod, Paris, 1969, p. 148.
© Presses universitaires de Rennes, 2006