Chapitre II. La maison radieuse dans la ville
p. 53-111
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Pour Le Corbusier, architecture et urbanisme sont indissociables : l’architecture nouvelle n’a de sens qu’intégrée dans une ville moderne.
2En ouverture de Manière de penser l’urbanisme, publié en 1946, Le Corbusier soutient que « l’urbaniste n’est pas autre chose que l’architecte1 ». Le fil conducteur de l’ouvrage balance de l’architecture à l’urbanisme, en passant par l’aménagement du territoire. Les liens entre l’architecte et l’urbaniste y sont très forts. L’ensemble de ses projets contient une dimension architecturale entière, tout autant qu’un véritable programme urbanistique. D’ailleurs, Le Corbusier s’affirmera lui-même tout au long de sa vie réformateur du désordre urbain. Il conçoit la ville comme le lieu où doivent s’exprimer toutes les évolutions de la société.
3Ainsi, Le Corbusier souhaite apporter des réponses totalement nouvelles aux questions d’habitat et d’aménagement des villes. C’est un projet inédit qu’il propose pour le bonheur des hommes et il en décrit les principes dans toute son œuvre. Dans La Charte d’Athènes, le programme des unités d’habitation prend sens au travers du projet urbain fonctionnaliste et de ses implications architecturales. En dressant le plan d’une cité idéale, Le Corbusier entend garantir les fonctions essentielles de la vie urbaine : habiter, se récréer, travailler, circuler. La Charte d’Athènes se décline donc en quatre parties.
4Pour Le Corbusier, habiter est la première des fonctions sur laquelle l’urbaniste doit porter son attention. Il pense le logis des hommes dans une ville nouvelle où les rapports entre les différents espaces de la vie quotidienne doivent s’établir de façon rationnelle à partir des zones d’habitation. Dans ces conditions, chaque déplacement est organisé, des installations communautaires sont mises en place aux abords des logements, et des espaces de plein air sont aménagés pour les jeux, les sports, les loisirs, ou la détente des citadins. À cette ville moderne, doit donc s’associer un plan d’urbanisme nouveau.
5Dès les années vingt, la question de la ville et de l’urbain est une préoccupation majeure et constante de la réflexion et des œuvres de Le Corbusier. Selon lui, « la ville prendra le caractère d’une entreprise étudiée à l’avance et soumise à la rigueur d’un plan général. De sages prévisions auront esquissé son futur, décrit son caractère, prévu l’ampleur de ses développements et limité à l’avance leur excès [...] La ville ne sera plus le résultat désordonné d’initiatives accidentelles2 ».
6Déjà en 1925, à la publication d’Urbanisme, Le Corbusier annonçait une crise et proposait de rebâtir les villes de fond en comble. Dans cet ouvrage, l’espace traditionnel est retourné et la rue, ordonnatrice de toute ville depuis l’Antiquité, peu à peu rejetée. Ce qui préexiste est condamné et la rhétorique architecturale, ses symétries, ses ordres décoratifs sont congédiés. Le Corbusier rêve d’un ordre nouveau, né de l’automobile, de la mécanisation, de l’habitat collectif normalisé ; un monde où esthétique et technique sont mêlées comme dans le paquebot. Pour construire un monde nouveau, il faut totalement raser l’ancien, Le Corbusier propose ainsi des solutions tranchées. Il prône d’abord la droite et l’esprit de géométrie, en répudiant la rue courbe : « La rue courbe est le chemin des ânes, la rue droite le chemin des hommes. La rue courbe est l’effet du bon plaisir, de la nonchalance, du relâchement, de la décontraction, de l’animalité. La droite est une réaction, une action, un agissement, l’effet d’une domination sur soi. Elle est saine et noble3. » En préconisant l’angle droit, qui régit les actes et les pensées de l’homme et qui symbolise l’ordre, il affirme que « la grande ville, phénomène de force en mouvement, est aujourd’hui une catastrophe menaçante, pour n’avoir plus été animée d’un esprit de géométrie4 ». Le Corbusier se sent poussé par l’esprit nouveau, qu’il définit comme un esprit de géométrie, de construction et de synthèse dont l’exactitude et l’ordre sont la condition. Ainsi, les nouveaux moyens de production doivent permettre l’émergence de nouvelles formes pour remplacer les vestiges anciens qui s’écroulent. Il faut repenser le plan des villes dans un nouvel ordre de grandeur, passer de la construction anachronique d’un immeuble à la construction de rues et de quartiers entiers : « L’urbanisme abandonnera la “rue-corridor” actuelle et par le tracé de lotissements nouveaux, il créera, sur une échelle autrement vaste, la symphonie architecturale qu’il s’agit de réaliser5. » La nouvelle industrie élabore des techniques inédites de construction et des dimensions nouvelles, qui doivent permettre l’élévation des logements pour libérer l’espace au sol. La surface ainsi libérée sera comblée par des arbres « pour notre bien-être physique et spirituel6 ».
7Le travail de Le Corbusier sur les unités d’habitation de grandeur conforme met en évidence le nécessaire lien entre architecture et urbanisme. Ses réflexions sur la circulation, sur les services de proximité et sur la nécessité de doter la ville de soleil, d’espace et de verdure sont trois éléments essentiels de la théorie corbuséenne, que nous nous proposons d’analyser successivement au regard des pratiques des habitants de la Maison Radieuse de Rezé.
DÉPLACEMENTS
8Pour Le Corbusier le principal problème que l’urbanisme moderne doit résoudre est celui de l’accès aux centres des villes qui « se gonflent, s’étalent ; on y accourt, on s’y presse, on y travaille, on y lutte, on vient souvent s’y brûler à la flamme de l’indifférence7 ». En effet, améliorer le logement par la création de cités-jardins en périphérie laisse entière la question du centre des villes, car les populations résidant à l’extérieur des centres urbains devront tous les jours y rentrer. Se posent donc en même temps le problème de la circulation et des transports. Ces constatations le conduisent à formuler les bases de l’urbanisme moderne sur quatre postulats : « 1° Décongestionner le centre des villes pour faire face aux exigences de la circulation. 2° Accroître la densité du centre des villes pour réaliser le contact exigé par les affaires. 3° Accroître les moyens de circulation, c’est-à-dire modifier complètement la conception actuelle de la rue qui se trouve être sans effet devant le phénomène neuf des moyens de transport modernes : métros ou autos, tramway, avions. 4° Accroître les surfaces plantées, seul moyen d’assurer l’hygiène suffisante et le calme utile au travail attentif exigé par le rythme nouveau des affaires8. »
9Ces quatre principes supposent la réfection complète des centres anciens, la création de surfaces circulables, de parkings et d’espaces verts. Ainsi, pour décongestionner les centres urbains, Le Corbusier préconise la réalisation de « villes-pilotis » : « Il est totalement inutile aujourd’hui de fouiller sous une maison, des poteaux de ciment suffisant à en assurer la fondation. Conclure que la rue n’est plus le plancher des vaches, mais une machine à circuler, un appareil circulatoire, un organe nouveau, une construction en soi et d’une importance décisive, une espèce d’usine en longueur ; qu’il lui faut un ou deux étages et qu’on pourrait, sur un simple appel du bon sens, se mettre à réaliser les villes-pilotis, solution ingénue, exécutable quand on voudra9. »
10Avec le développement de l’automobile et l’accroissement urbain, l’afflux de véhicules de toutes sortes est de plus en plus important en ville. D’après Le Corbusier, « il est grand temps de remédier, par des mesures appropriées, à une situation qui tourne au désastre10 ». Pour ce faire, « le piéton doit pouvoir suivre d’autres chemins que l’automobile11 » et les voies de grande circulation doivent être isolées du reste de la ville par d’épais rideaux de verdure. De même, la séparation des rues en fonction de leur destination s’impose : « rues d’habitation, rues de promenade, rues de transit, voies maîtresses12 ». Pour mettre en place de telles mesures, des analyses rigoureuses devront être entreprises sur l’état du transit des villes et de leurs régions. Un plan nouveau sera alors élaboré pour les cités de demain : « C’est le plan qui est le générateur. Tant pis pour ceux à qui manque l’imagination13 !»
11Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons vu que Le Corbusier a élaboré un très grand nombre de plans d’urbanisme : en France, pour des villes telles que La Pallice-La Rochelle, Saint-Dié, Marseille, Meaux ; à l’étranger, pour Berlin, Bogota ou Izmir… Dans le cas de la ville de Nantes, une opportunité s’est présentée de mettre en pratique les théories architecturales et urbanistiques défendues depuis plus de vingt ans. Nantes était à reconstruire et Le Corbusier décide d’y proposer un plan d'urbanisme. Le projet n’a pas été retenu et une seule unité d’habitation a été réalisée dans la campagne.
12La Maison Radieuse de Rezé est donc restée solitaire au cœur d’une région pourtant en pleine crise du logement. Le programme urbanistique global a perdu de son sens, mais pour autant le projet n’a pas été amputé des principes chers à l’architecte. Au contraire les théories corbuséennes se matérialisent pleinement dans l’architecture du bâtiment. Des services de proximité sont mis en place à l’intérieur même de l’unité d’habitation, autour de laquelle est créé un vaste espace de verdure.
La Maison Radieuse isolée
13En 1955, Rezé, village isolé au Sud de Nantes, est dépourvu de tout plan d’urbanisme. La Maison Radieuse est construite en pleine campagne, à quelques centaines de mètres du bourg. Rezé ne connaît pas les problèmes de sur-densité urbaine dont parle Le Corbusier, on imagine à peine la ville de Nantes au loin. Un habitant, installé dans l’immeuble dès son ouverture, se souvient de la vue dont il pouvait bénéficier depuis le logement qu’il occupe encore aujourd’hui :
« Oh bah là il n’y avait rien, y’avait un vieux château qui était en destruction, tout était comme vous voyez devant là, y’avait pas de maison, y’avait rien, ah c’est incroyable, et on voyait même pas Nantes dans le bout là-bas… » M. Almera.
14Pour les habitants de la première heure, la Maison Radieuse paraît bien isolée. Rezé n’est pas considérée comme une ville, ni même comme un village. C’est toujours à la campagne qu’on fait référence pour décrire le site où est implanté l’immeuble. À l’époque, rares sont ceux qui possèdent une automobile, la plupart des habitants se déplacent en deux roues ou à pied et le réseau de transport collectif est quasi-inexistant14. Dans les entretiens effectués en 1959 par l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe avec les enfants de l’unité d’habitation, l’opposition ville/campagne et la question de l’isolement sont clairement exprimées : « En voyant Rezé le dimanche, et même le soir, ça n’a pas l’animation d’une ville, ni d’un gros village. Ça fait un petit peu campagne. Faut sortir à plus d’un kilomètre ; à partir de Pont-Rousseau on peut quand même dire que commence la ville15 »
15L’éloignement de la ville pose non seulement le problème de l’accès aux écoles et aux équipements pour les plus jeunes, mais encore celui pour les adultes des déplacements pour aller au travail. L’enquête de P. H. Chombart de Lauwe souligne que la plupart des ouvriers de la Maison Radieuse travaillent sur les chantiers au Nord de Nantes et doivent donc traverser toute la ville pour s’y rendre. Le trajet domicile-travail semble alors laborieux, d’autant plus que la durée des trajets est fonction non seulement de l’éloignement, mais surtout du mode de transport utilisé. À l’époque, 53 % des habitants de l’immeuble vont au travail à bicyclette ou à vélomoteur, 16 % en transport en commun, 11 % en voiture et 2 % à pied.
16D’autre part, dans la zone très peu construite qu’est Rezé, la Maison Radieuse préfigure une ville moderne, que les habitants perçoivent bien comme telle. Ces derniers ont l’idée qu’ils expérimentent une vie nouvelle dans ce qui pourrait bien devenir un modèle pour les villes du futur. Dans ce sens, ils se distinguent du reste de la petite commune. Les entretiens réalisés en 1959 montrent en effet que pour les habitants de la Maison Radieuse, l’immeuble de Le Corbusier s’oppose avec le reste du quartier. D’abord, l’unité d’habitation est vécue par certains habitants comme une petite ville à part : « Si l’on respecte les limites du domaine de la Maison Le Corbusier, on a vraiment l’impression d’être dans une ville. »; « Au Corbusier, c’est quand même une ville à la campagne, alors on a tous les avantages de la ville, et tous les avantages de la campagne16. »
17Puis, les habitants de l’immeuble s’opposent aux autres Rezéens. Les relations avec les résidents du bourg semblent être rares, les rencontres se font parfois dans les commerces proches de l’unité d’habitation ou au marché sur la place centrale de Rezé. Les enfants de la cité affirment même qu’ils sont mal jugés par les autres habitants du village : « J’ai l’impression que les gens du village ne nous aiment pas tellement. Moi non plus, j’aime mieux les gens du Corbusier. Quand y’a des prunes qui sont volées dans le jardin, des prunes, des pommes, on fait toujours retomber ça sur le dos des enfants du Corbusier17 »
18Les résidents de la Maison Radieuse forment un groupe à part. Ce sentiment est renforcé chez les plus jeunes. Une habitante qui vit dans l’immeuble depuis son enfance nous a fait part de son expérience :
« Et puis c’est vrai que les enfants du Corbu ont toujours eu conscience de former un groupe, et bon moi j’ai été à l’école dans le bourg et dans le bourg on était les gamins du Corbu, on n’était pas tenu à l’écart mais bon on était à part ! » Mme Bialas.
19L’identité corbuséenne se construit. D’un côté, le sentiment de vivre une expérience unique valorise les habitants de la Maison Radieuse ; de l’autre, la sensation de former un groupe identifiable et l’incompréhension de certains Rezéens face à l’architecture moderne les placent en marge du reste de la ville.
20L’isolement de la Maison Radieuse explique certainement l’intérêt des habitants pour la ville de Nantes. Dans les années cinquante, Rezé est dépourvue d’équipements commerciaux ou culturels. Les habitants de l’immeuble de Le Corbusier vont faire leurs courses dans les grands magasins de Nantes, ils s’y rendent également pour profiter des équipements sportifs, ou encore pour aller voir des spectacles : « On va souvent à Nantes pour faire nos commissions. Ici il n’y a pas beaucoup de grands magasins. Il y a les cinémas, les théâtres, et puis aussi il y a la piscine à Nantes. » ; « Y’a beaucoup plus de spectacles variés, par exemple Hollyday On Ice, c’est à Nantes. Les matchs de boxe, de catch, ça se passe jamais en banlieue. C’est quand même assez loin d’ici, ça fait cinq kilomètres18. »
21Les habitants de la Maison Radieuse, satellisés par les équipements nantais, souffrent effectivement de la distance qui les sépare de la ville. Rezé s’établit comme une petite commune de périphérie, soumise à la suprématie de la grande ville. Elle passe progressivement du statut de village de campagne à celui de ville de banlieue. Pour Le Corbusier, « la banlieue est une erreur urbanistique [...] Elle constitue l’un des plus grands maux du siècle19 » et pose une lourde question qui reste sans réponse, celle du temps de déplacement. Évidemment la mobilité des habitants est réduite dans ces années là et se rendre à Nantes apparaît parfois comme bien compliqué. Le temps des déplacements est effectivement démultiplié par la difficulté à parcourir les distances. Pourtant, les résidents de l’unité d’habitation n’ont d’autres choix que de répéter chaque jour le pénible trajet domicile-travail.
22La tâche n’est pas simplifiée par le réseau de transport en commun très peu développé en périphérie nantaise dans ces années-là. La Maison Radieuse est desservie par une ligne d’autobus. Le trajet jusqu’à Nantes ne dépasse pas vingt minutes, mais, selon les habitants, la fréquence des bus n’est pas suffisante. Quant aux trains qui s’arrêtent à la gare de Rezé, ils desservent les destinations lointaines et sont inutiles pour les déplacements urbains. Là encore, la réalité de la banlieue nantaise s’oppose aux conceptions de Le Corbusier. Ce dernier condamne les parcours démesurés entre lieux d’habitation et lieux de travail, il accuse l’état critique des transports en commun et réprouve les heures perdues dans des parcours désordonnés. Il condamne la multiplication des déplacements et prône le rapprochement des zones de travail, d’habitation et de loisirs, pour que les habitants des villes ne soient plus contraints par « le perpétuel chassé-croisé et la déprimante cohue des transports en commun20 ».
23Au moment de la construction de l’unité d’habitation, la réalité de la commune de Rezé est bien différente de celle d’aujourd’hui. Un habitant de longue date témoigne de l’isolement des premières années, en insistant sur l’incroyable développement auquel il a assisté en cinquante ans :
« Parce que quand on est arrivé là y’avait rien du tout, euh pour s’en aller à Nantes y’avait un bus, un bus privé, il passait quand il pouvait [...] je me rappelle le directeur de la Maison Familiale disait : “vous verrez qu’un jour il y aura une liaison, ça s’appellera Commerce-Corbusier !” [La place du Commerce est au cœur du centre-ville nantais], et on a rigolé, oui, non seulement y’a eu Corbusier mais y’a eu plus loin que ça (rires), mais on ne peut pas comprendre c’est incroyable, jamais on aurait cru ça, un développement pareil. » M. Almera.
24Les enfants, dans ces années-là, se plaignent eux-aussi de l’isolement : selon eux, les trajets pour se rendre à l’école ne sont pas facilités, ils déplorent le manque d’équipements de loisirs et d’installations sportives. Les jeunes de l’immeuble imaginent alors deux solutions, le développement des équipements de la ville de Rezé et/ou celui du réseau de transports urbains : « Faudrait un car pour conduire les enfants à l’école le matin parce qu’on est très mal desservi. Faudrait un car pour aller à la mer. Tout le monde n’a pas les moyens d’aller au bord de la mer. » ; « Des cars on en voit pas beaucoup. Il y en a toutes les 40 minutes environ. Il suffit qu’on le loupe d’une minute, et puis… »; « Ce qu’il faudrait c’est une piscine, parce que ça changerait. Ici on ne fait que jouer au football et pis tout ça… On paye plus cher le trajet que le prix de la piscine, voilà ! Et on peut y aller qu’une fois ou deux par semaine alors qu’on pourrait y aller tous les jours [...] Une piscine ce serait pas mal, mais ce qui manque, c’est le nombre de terrains de sport21 »
25D’une façon générale, les familles interrogées par l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe estiment à 60 % que leur installation dans la cité a modifié leurs habitudes en matière de sorties. Pour les trois quarts d’entre elles, les sorties sont moins fréquentes qu’auparavant. Ici, c’est l’éloignement de la ville qui est mis en cause. Pourtant, dans son étude sur les cités nouvelles, l’équipe de P. H. Chombart de Lauwe observe pour la Maison Radieuse « un nombre plus important qu’ailleurs de possesseurs de véhicules individuels22 ». Dans le même temps, elle constate « un plus grand mécontentement quant à la situation de la cité par rapport au lieu de travail et aux modalités de transports23 ». Les auteurs expliquent qu’une corrélation est possible, puisqu’ils constatent que les détenteurs de véhicules personnels (voitures ou deux roues) ont une opinion souvent critique de la localisation de la cité. « La raison de cette attitude résiderait dans le fait que la situation de la cité [a] contraint certains travailleurs à faire l’acquisition d’une auto ou d’un scooter, rendue nécessaire par la carence des transports ou l’éloignement du lieu de travail24. » Ainsi, moins les habitants sont satisfaits de la situation de leur logement, et plus ils sont amenés à acquérir un véhicule personnel pour se déplacer quotidiennement.
26La circulation des citadins est une question fondamentale de l’urbanisme moderne. Les fonctionnalistes entendent y répondre par le zonage, qui est « l’opération faite sur un plan de ville dans le but d’attribuer à chaque fonction et à chaque individu sa juste place. Il a pour base la discrimination nécessaire entre les diverses activités humaines réclamant chacune leur espace particulier : locaux d’habitation, centres industriels ou commerciaux, salles ou terrains destinés aux loisirs25 ». Pour Le Corbusier, la planification doit répondre aux exigences du zonage : « ceci suppose une distribution nouvelle, suivant un plan soigneusement élaboré26 ». Dans ce plan, l’habitation, au cœur des préoccupations urbanistiques, est entourée d’équipements collectifs et de services de proximité27.
27A Rezé, comme ailleurs, les conceptions de Le Corbusier sur le zonage et la circulation n’ont pas été prises en compte. Au contraire, l’usage grandissant de l’automobile est venu court-circuiter les théories de l’architecte.
L’ère du tout automobile
28Jusqu’à la fin des années cinquante, la ville de Nantes dispose d’un réseau de tramway desservant une quinzaine d’itinéraires, avec pour pôle central la place du Commerce. En 1958, devant le développement de l’automobile, le tramway est abandonné au profit des autobus. Depuis cette date, le réseau de bus n’a cessé de s’étendre dans toute l’agglomération. En 1977, devant la montée en puissance de la voiture et l’excès de circulation, qui engendrent un engorgement de la ville et des problèmes de pollution, le maire de Nantes, Alain Chénard, décide de lancer le tramway moderne. Il faudra attendre 1985 pour que la première ligne soit ouverte au public. Aujourd’hui avec 36 kilomètres de lignes, Nantes dispose du plus grand réseau de tramway français. La ville et sa périphérie sont desservies par trois lignes de tramway et environ 70 lignes de bus, dont 7 circuits nocturnes. Pour favoriser la complémentarité entre les différents modes de déplacement des citadins (bus/tram mais aussi véhicules individuels/transports en commun), des parking-relais ont récemment été mis en place dans toute l’agglomération. La commune de Rezé, quant à elle, est desservie par 11 lignes de bus et une ligne de tramway.
29En ce qui concerne la Maison Radieuse, deux lignes de bus passent au pied de l’immeuble, dont l’une assure la liaison avec la gare de Nantes. L’arrêt de tramway le plus proche de l’unité d’habitation est à environ 500 mètres à pied, à la station Diderot, dans le quartier du Château. Deux parkings sont également à disposition des usagers du tramway dans le quartier Pont-Rousseau et sur la place du 8 mai. Les habitants se disent satisfaits des transport collectifs :
« Je n’ai pas de véhicule et j’utilise les transports en commun. L’agglomération nantaise est bien pourvue dans ce domaine. Donc il n’y a aucun problème à ce niveau là. » M. Thiercy
« On a le bus, tramway, là ça va ouais, c’est bien desservi. » M. Nollier.
« Non, c’est vrai que si on est amené à utiliser les transports en commun, il y a trois dessertes de bus, il y a le tram qui n’est pas très loin, qui est tout près, à cinq minutes à pied. C’est vrai qu’à pied on est près de tout, hein. Ça c’est quelque chose d’intéressant. » M. Lubin.
30Le réseau de transport urbain de l’agglomération nantaise ne cesse de s’améliorer depuis les années cinquante. Pourtant, l’utilisation de l’automobile croît sans relâche dans le même temps et les habitants de la Maison Radieuse possèdent désormais quasiment tous une voiture. Ils avouent d’ailleurs bien souvent avoir du mal à s’en passer.
31C’est à la fin des années soixante-dix qu’on bascule dans l’ère nouvelle du tout automobile. La question du temps de déplacement se pose alors d’une autre façon. Devant l’accroissement désordonné du nombre de voitures, il s’agit désormais d’éviter la congestion des centres-villes. Face à l’extension de l’espace urbain, les moyens de transport en commun n’ont pas su concurrencer l’automobile qui efface les distances mais qui rallonge indéfiniment le temps effectif de déplacement par les embouteillages qu’elle provoque.
32Dès les années vingt, Le Corbusier avait anticipé le problème de la congestion des villes et imaginé des solutions. Pour lui, il fallait développer les voies de communication, en classant les routes selon leur nature, en aménageant des croisements à fort débit, en différenciant les rues selon leur destination… Le Corbusier a non seulement préconisé l’application du zonage dans tout plan d’urbanisme, mais encore plaidé pour la linéarité de ce plan. Tout en restant indépendants des zones de logements, les secteurs industriels doivent s’étendre le long des voies de circulation parallèles aux quartiers résidentiels. La distance entre lieux de travail et lieux d’habitation est ainsi réduite. « Devenue linéaire et non plus annulaire, elle [la cité industrielle] pourra, au fur et à mesure de son développement, aligner son propre secteur d’habitation, qui lui sera parallèle [...] tout en restant dans une proximité qui supprimera les longs trajets journaliers28. »
33Ce souci de diminuer le temps des déplacements entre lieux de travail et lieux d’habitation, n’a pas été pris en compte. La ville a continué de s’étendre de façon concentrique et les citadins ont progressivement rallongé leurs parcours urbains. Pourtant, le quartier de la Maison Radieuse est essentiellement un quartier d’habitat, ses résidents n’y travaillent pas, n’y sortent pas, n’y consomment pas. La séparation des fonctions entre habitat, loisirs, consommation et travail, est assez bien acceptée par les résidents de l’immeuble, voire légitimée par ceux qui se déplacent en voiture en toutes circonstances. Le zonage semblerait plutôt bien admis par les citadins d’aujourd’hui. Mais paradoxalement, la séparation des fonctions dans l’espace s’oppose aux théories de Le Corbusier sur la limitation de la circulation, puisqu’il semble bien que le zonage incite les citadins à multiplier leurs déplacements. Ce phénomène est sans nul doute une conséquence directe de l’utilisation croissante et généralisée de la voiture, que l’architecte n’aurait su prévoir dans de telles proportions. En réalité, la voiture particulière s’est imposée comme moyen de locomotion de masse, mais si elle permet de parcourir des trajets de plus en plus longs, sa capacité à vaincre plus rapidement les distances physiques n’a contribué à réduire ni le temps consacré aux déplacements, ni les problèmes de pollution.
34Lorsque dans les années 60-70, l’automobile devient un produit de consommation de masse, la demande augmente en même temps que l’accroissement général du niveau de vie. Selon G. Dupuy, « la voiture rejoint le téléviseur, le réfrigérateur et la machine à laver dans l’équipement de base du ménage ordinaire29 ». 21 % des ménages en possèdent une en 1953, 64 % en 1975. Un million d’automobiles sont en circulation en 1946, 15 millions roulent en 1975. De plus, le désir des Français de disposer d’un véhicule individuel est lié à l’allongement du temps hors travail et à l’avènement des loisirs : d’après un rapport ministériel de 1967, les déplacements de loisirs représentent 75 % du total des déplacements en automobile30. L’accès à la voiture individuelle s’est généralisé et le nombre de ménages en possédant une n’a cessé d’augmenter. Aujourd’hui, 80,7 % de l’ensemble des ménages français disposent d’une automobile31. Les habitants de la Maison Radieuse n’ont pas échappé à cette réalité et malgré la qualité des transports en commun qui desservent l’unité, rares sont ceux qui n’utilisent que le bus ou le tramway pour se déplacer. Seule une minorité dépourvue de voiture circule à pied, à vélo, ou en transport collectif :
« Oh bah moi avant tant que j’avais mon vélo, c’était le vélo pas mal, le bus et le tram vraiment, bah de toute façon on est vraiment… [...] C’est avec le bus ou le tram, le vélo principalement quoi, mais principalement le tram on va dire puisque le tram est à quelques pas, vous êtes à 15 minutes pile du centre-ville de Nantes, ça va. » M. Jendoubi.
35Pour les autres, il est difficile de se passer de la voiture. Quelques-uns l’abandonnent cependant quand il faut se rendre dans le centre-ville de Nantes. Ils choisissent alors de prendre le tramway qui les conduit en quinze minutes à destination et qui leur évite les problèmes de stationnement.
« Bah pour aller à Nantes c’est pratique on en a pour un quart d’heure en tram, le problème c’est le stationnement à Nantes, bon d’ici on en a pour un quart d’heure, c’est un peu moins rapide que la voiture, mais après on perd autant de temps pour chercher une place donc… donc d’ici on va à pied à la médiathèque, là, place Diderot, y’en a pour cinq minutes et puis après on prend le tram. » Mme Brémont.
36Cependant, ceux qui possèdent une voiture et qui veulent se rendre à Nantes en tramway, ne vont pas forcément le prendre à l’arrêt le plus proche à quelques minutes à pied de l’unité d’habitation. Ils préfèrent souvent aller en voiture jusqu’au parking de la place du 8 mai, à environ un kilomètre, et de là prendre le tramway jusqu’à Nantes. Cette pratique est courante :
« Oui d’ailleurs quand je vais à Nantes je n’utilise pas ma voiture, j’utilise les transports en commun toujours, je mets ma voiture au parking du 8 mai et je prends le tram… » Mme Bialas.
« Euh, j’utilise beaucoup les transports en commun, parce que quand je vais à Nantes j’y vais en tramway c’est plus pratique, je fais un peu comme tout le monde, je vais au 8 mai en voiture, je la laisse au parking et puis je prends le tram » Mme Meira.
37La distance entre l’unité d’habitation et la station de tramway la plus proche est mise en cause. Il faut une dizaine de minutes pour s’y rendre à pied. Pour certains, ce trajet est trop long. Difficile de se passer de la voiture quand on est habitué à circuler avec en toutes circonstances !
« Ça dépend ! Mais c’est vrai que je dois reconnaître que l’année dernière j’étais en formation et j’étais en panne de voiture donc j’allais à pied jusqu’à Diderot, eh bien c’est pas loin mais quand on est pressé parce que le soir il fallait que je respecte l’horaire pour récupérer ma fille à la garderie, donc, là, de Diderot jusqu’en bas ça peut être un petit peu speed. La voiture a un côté pratique même si c’est vrai que c’est juste un trajet de dix minutes. » Mme Auger.
38Il arrive parfois que le temps de déplacement en bus ou en tramway soit concurrencé par celui des piétons ou des cyclistes. Sur les petites distances, la marche à pied et le vélo peuvent devenir des modes de circulation alternatifs. Le vélo reste un moyen de transport associé à l’idée d’autonomie, mais également à une conception écologiste de lutte contre la pollution atmosphérique. Une jeune femme reconnaît qu’il peut être un moyen de se déplacer aussi rapidement qu’en tramway :
« J’ai des copines qui utilisent souvent le vélo, moi, c’est pas mon truc. Mais c’est rapide en vélo aussi. Ça m’est arrivé d’aller avec une copine jusqu’au marché en vélo d’ici, il faut vingt minutes, hein. Donc le même temps qu’en tram finalement. » Mme Auger.
39Le vélo peut aussi être un moyen de joindre l’utile à l’agréable : se déplacer et avoir une activité physique. Tout comme la marche à pied, qui est, quant à elle, plutôt liée à l’idée de plaisir. Les trajets qu’on fait à pied sont des trajets pour lesquels on peut prendre son temps, flâner :
« Quand je vais dans le bourg, j’y vais à pied, oui bah heureusement, non je marche le plus que je peux parce que j’aime bien, quand je vais à la piscine, bah le dimanche matin avec ma fille, on va nager toutes les deux, ça nous fait du bien tu vois, on va par le parc, tu es tout de suite rendue à la Trocardière et puis là y’a la piscine c’est bien, c’est pas loin… on va à pied, on se balade… » Mme Meira.
« Même si j’ai un peu le temps bon je vais prendre par le pont des Trois Continents, je suis à une demie heure du centre-ville à pied, ça va et puis je profite de la Loire [...] j’aime bien passer par là à pied… » M. Jendoubi.
40Certains profitent de la proximité du centre commercial Atout Sud, situé à quelques centaines de mètres au Nord de l’immeuble, pour faire leurs courses à pied. Il s’agit d’une vaste halle marchande, organisée autour d’un hypermarché et constituée de diverses petites boutiques (vêtements, alimentation, restauration, etc.). Aux alentours, s’étend une zone commerciale qui accueille plusieurs grandes enseignes (magasins de meubles, de bricolage, etc.). Pour s’y rendre depuis la Maison Radieuse, un cheminement piétonnier conduit jusqu’à la mairie, ensuite il faut traverser un important boulevard, puis le parking du centre commercial. Les habitants les plus courageux apprécient de pouvoir y aller à pied :
« L’avantage d’Atout Sud c’est qu’on peut y aller à pied. Ce qui n’est pas désagréable. Le bureau de tabac n’est pas loin, la mairie n’est pas loin. Je trouve qu’on est bien situé ici. » Mme Auger.
« Je vais au Leclerc à pied avec mes sacs, ouais et puis bon c’est vrai que la galerie est sympa, non je trouve que c’est bien, oui c’est bien. » Mme Brémont.
41Mais la majorité des habitants de la Maison Radieuse avouent prendre leur voiture pour se rendre au centre commercial en question. Bien que ce ne soit pas loin, le coffre est indispensable pour le transport des achats. Encore une fois, l’automobile s’avère un outil essentiel de la vie urbaine. Pour ceux qui disposent d’un véhicule personnel, l’usage en est quasi-systématique. Avoir une voiture donne le pouvoir de choisir ses déplacements, le sentiment d’échapper à la contrainte des transports collectifs, la possibilité d’aller vers l’extérieur. Selon une récente enquête de l’INSEE32, dans les grandes agglomérations, on préfère la voiture aux transports en commun surtout pour sa plus grande rapidité et pour l’autonomie qu’elle procure. Ainsi, 41 % des propriétaires de voiture avouent ne pas pouvoir s’en passer facilement. Pour se rendre sur leur lieu de travail, 62 % des adultes interrogés utilisent un véhicule motorisé (voiture, moto, scooter), contre 20 % les transports en commun, 12 % leurs jambes et seulement 2 % un vélo, jugé trop dangereux dans la circulation33.
42Dans Urbanisme, en 1925, Le Corbusier observait déjà l’accroissement du trafic automobile et de la vitesse des déplacements. Il affirmait que la propagation de la voiture aurait des conséquences considérables sur le développement des villes. Il posait alors le problème des surfaces circulables et de l’adaptation des centres urbains au trafic automobile : « Où stoppent les milliers de voitures de la ville moderne ? Au long des trottoirs, embouteillant la circulation ; la circulation tue la circulation ; l’homme d’affaires new-yorkais abandonne sa voiture en banlieue ! Il faudrait créer des parcs de garages publics vastes, abrités, pour parquer les voitures aux heures de travail. Les rues actuelles s’y refusent. La rue-corridor ne peut plus subsister et pour mille raisons. Il faut créer un autre type de rue34. » De même, dans La Charte d’Athènes, il condamne les réseaux routiers qui apparaissent inadaptés aux vitesses mécaniques et préconise le classement des voies de circulation en fonction des véhicules et de leur vitesse. Près d’un siècle plus tard, on se désole de n’avoir pas entendu ces propos alors jugés utopistes, sans vraiment savoir ou pouvoir gérer ce « désastre » annoncé.
Les rapports à l’espace urbain
43L’amélioration des moyens de transport a contribué à un changement fondamental des modes de vie. L’espace vécu au quotidien ne se limite plus aux seuls lieux de résidence et de travail. Ces nouvelles mobilités agissent directement sur la perception de l’espace des citadins : comme ils fréquentent plus de lieux, leur sentiment d’appartenance à un milieu identifiable se diversifie et se modifie, ce qui crée un nouvel espace identitaire, qui n’est cependant pas le même pour tous. Selon Yves Grafmeyer, l’espace urbain « met en présence, en contact ou en conflit des individus et des groupes qui se distinguent par leurs origines, leurs pratiques et leurs attentes35 ». Dans le cas des habitants de la Maison Radieuse de Rezé, l’enquête révèle que le rapport à l’espace urbain est fonction du cycle de vie. Les aspirations des ménages les plus âgés ou composés d’une famille sont liées à une sociabilité interne, orientée vers le foyer, l’immeuble et le quartier, alors que les plus jeunes ont une sociabilité externe, les entraînant plus largement vers l’extérieur de l’immeuble et même de la ville. Toutefois, ces deux catégories de population s’accordent sur les avantages de vivre à proximité de la ville. En effet, la proximité des services et des équipements semble être un facteur important dans l’estimation du lieu de résidence. La qualité de l’habitat pourrait donc être en partie déterminée par la distance aux commodités de la ville. Parallèlement, l’éloignement relatif des concentrations de population propres aux centres urbains et la possibilité de bénéficier d’espaces de verdure sont aussi fortement appréciés dans la définition du cadre de vie idéal36. La volonté de Le Corbusier de décongestionner le centre des villes pour faire face aux exigences de la circulation et d’accroître les surfaces plantées pour le loisirs et le repos des citadins est bien relayée par les habitants de son unité d’habitation. Néanmoins, les occupants de l’immeuble continuent de participer à la saturation du centre-ville de Nantes en allant y chercher ce qu’ils ne peuvent trouver à Rezé37. En effet, si la commune de Rezé est désormais équipée de tous les services et de toutes les infrastructures scolaires, sportives et culturelles, pour ses habitants, elle est restée dans l’ombre de Nantes. Elle a toutes les caractéristiques de la banlieue, que l’architecte de la Maison Radieuse voyait comme une agglomération de maisons mal construites, « sa laideur et sa tristesse sont la honte de la ville qu’elle entoure38 », car les banlieues sont « aménagées sans plan et sans liaison normale avec la ville39 » et deviennent ainsi « l’antichambre sordide des villes40 ».
44Les facilités d’accès aux commerces, aux services, mais surtout aux spectacles et aux équipements culturels, plaident en faveur de la vie urbaine. L’enquête révèle que pour les plus jeunes habitants de la Maison Radieuse, le manque de lieux de rencontre, d’équipements culturels ou de divertissement environnant le logement est source d’insatisfaction. Par contre avec l’âge et l’arrivée des enfants, l’appréciation du cadre de vie se transforme. Pour les plus anciens, davantage repliés sur leur logement, Rezé offre alors la qualité de vie à laquelle ils aspirent, en relation à une sociabilité axée sur le foyer.
45Mais tout le monde ne s’accorde pas sur les avantages de la ville de Rezé. Certains des habitants que nous avons rencontrés expliquent que le bourg de Rezé, quartier de l’unité d’habitation, ne présente pas les caractéristiques qu'on peut attendre dans un centre-ville. Sont mis en cause le manque de petits commerces, l’absence de lieux de rencontre ou encore le plan de la commune. Le bourg de Rezé n’est pas considéré comme un quartier central : on lui reproche sa situation géographique, qui le place au Nord-Ouest de la ville et non au cœur, mais surtout sa configuration physique qui ne laisse aucun espace d’interaction sociale (peu de commerces, peu de places, peu de rues piétonnes, etc.). Les habitants de la Maison Radieuse restent perplexes face à cette situation et pour qualifier le milieu urbain qui les entoure, les adjectifs « bizarre », « curieux », ou « excentré » sont récurrents dans les entretiens :
« On vit peu à Rezé [...] Il faut dire que quand même la vie commerçante et la vie sociale au niveau de Rezé bourg c’est assez inexistant parce qu’en fait, il y a la structure même de la ville, il n’y a pas de place quoi, comme pour Saint Paul de Rezé par exemple, et c’est assez, très très bizarre [...] Donc c’est vrai que Rezé c’est une ville curieuse quoi, enfin c’est un bourg curieux. Ce n’est pas un bourg, comme peut l’être Bouguenais. » M. Marlin.
« Oui c’est vrai que ça fait excentré, ici ça fait excentré alors qu’on est en plein Rezé-bourg, mais ça fait pas bourg, à part la mairie et puis à côté y’a l’église, t’as une boulangerie… » Mme Larcher.
« C’est une commune bizarre Rezé, on appelle ça Rezé-centre et on est au Nord-Ouest de la ville parce que c’est le centre administratif, mais la ville de Rezé sinon c’est que du pavillon et y’a pas beaucoup de commerces finalement, vous vous apercevez que vous avez des grandes artères commerciales mais c’est une ville surtout où on habite… » M. Jendoubi.
46Ces habitants assimilent Rezé à une cité-dortoir, où on habite mais où on ne développe pas de relations sociales. Les plus jeunes sont plus attirés par la ville de Nantes et n’utilisent Rezé que pour se loger :
« Je vais quand même souvent à Nantes, et puis je sors plutôt sur Nantes, et Rezé bah c’est plus le côté manger, dormir, et puis l’école pour ma fille, et ses activités à elle, elle fait de la danse à Rezé et puis piscine elle fait à Nantes… » Mme Amary.
47L’appréciation du cadre de vie par les jeunes habitants de la Maison Radieuse semble cependant revalorisée par la proximité de la ville de Nantes. Les modes d’habitation et d’utilisation de la ville se transforment au cours du cycle de vie. Une jeune femme, qui reste pour l’instant très liée à la ville de Nantes, envisage de s’en détacher plus tard, elle souligne ainsi l’évolution de son rapport à l’espace urbain :
« Moi j’ai un rapport à la ville important, j’ai encore besoin justement d’être dans cette effervescence, de pouvoir sortir facilement… Là ici on est près de tout, mais je pense qu’il y aura un moment donné où je serai rassasiée de ça, j’aurai besoin de moins sortir et de m’éloigner, mais ça se fera, ça se fera, enfin j’ai l’impression que c’est une suite logique. » Mme Amary.
48La proximité de la ville est appréciée mais ne fait pas vraiment l’objet d’une demande particulière. C’est plutôt la proximité des équipements qui est considérée comme un atout dans l’appréciation du lieu de résidence. Les habitants de la Maison Radieuse que nous avons rencontrés s’accordent sur le fait que ce qui les lie à la ville de Nantes, ce sont les commerces spécialisés, mais surtout les équipements culturels :
« Je vais au cinéma à Nantes par exemple, je vais au musée à Nantes, euh je vais à Nantes quand j’ai besoin vraiment de quelque chose de très spécialisé, euh je sais pas quoi donner comme exemple… Si, des chaussures par exemple parce que les chaussures de grandes surfaces ne me conviennent pas et y’a pas de marchand de chaussures à Rezé… » Mme Bialas.
« C’est clair je vais beaucoup plus à Nantes, surtout pour les achats culturels [...] Euh les sorties je les fais plutôt sur Nantes, au niveau spectacles, au niveau théâtre, euh danse, je vais plutôt sur Nantes [...] Nantes reste bah la ville phare quoi, bien qu’il y ait des grandes salles de spectacles aux alentours, mais moi je vais plutôt à Nantes voilà. » M. Jendoubi.
« Euh… j’y vais pour les achats je sais pas… tout ce qui est vestimentaire… La Fnac aussi, y’a un espace culturel à Leclerc là mais je vais quand même pas mal à la Fnac, euh… le cinéma c’est Nantes aussi [...] ouais le cinéma, enfin tout ce qui est activités culturelles c’est sur Nantes ouais… » Mme Brémont.
49Selon les habitants de l’unité d’habitation, il est impossible de trouver à Rezé des équipements culturels ou des lieux pour sortir : pas de cinéma, pas de café, pas de spectacles… Pourtant, la commune de Rezé n’est pas démunie de ce type de services. Le problème réside dans leur localisation. Ils sont dispersés sur l’ensemble de la ville, il n’existe pas de lieu central où tout serait regroupé. Il n’est alors pas étonnant de constater que les Rezéens préfèrent sortir sur Nantes :
« Ici pratiquement tout le monde, la plupart des gens quand ils sortent c’est sur Nantes, oui… Bah à Rezé y’a rien pour les jeunes, c’est ça le problème, y’a même pas… Si y’a un petit cinéma de quartier, mais y’a pas grand-chose pour les jeunes, ça c’est un vrai problème [...] mais enfin oui y’a un manque sur Rezé et puis y’a pas de café… » M. Nollier.
« Nantes j’y vais régulièrement pour aller au cinéma, oui, pour toutes les sorties culturelles. Ah oui. Il n’y a rien à Rezé. Non, et puis même dans toutes les sorties, c’est à Nantes, quoi [...] Il n’y a pas d’unité à Rezé, c’est pas top, hein. C’est pas très agréable comme lieu de vie, je trouve. Il n’y a pas de centre, il n’y a pas, je ne sais pas je n’ai pas envie d’aller au café en bas, par exemple, alors que c’est quelque chose que j’aimais bien faire avant, aller prendre un café au café d’en bas avant d’aller bosser. Là j’ai pas envie. » Mme Angélini.
50Quand on parle de « la ville », c’est à Nantes qu’ont fait référence. Dans l’imaginaire collectif, Rezé ne présente apparemment pas les caractéristiques du milieu urbain. Elle est perçue comme une banlieue, parfois comme un compromis entre ville et campagne. Mais pour leurs sorties, les habitants de la Maison Radieuse n’envisagent pas de rester sur la commune, ils sont indubitablement attirés par la centralité nantaise, captivés par la grande ville, et contribuent à son engorgement.
51Le Corbusier condamnait la surdensité des centres-villes : « La grande ville vibre et s’agite, écrasant les faibles, hissant les forts41. » Dans La Charte d’Athènes, il remarquait encore : « La population est trop dense à l’intérieur du noyau historique des villes42. » La généralisation de la voiture, l’étalement des agglomérations et la distribution nouvelle des équipements n’ont rien changé au problème. Au contraire les citadins continuent d’affluer chaque jour plus nombreux dans les centres-villes.
52Bien que l’utilisation massive de l’automobile apparaisse comme un élément important de la vie urbaine, un phénomène récent semble en fixer les limites. En effet, notre enquête met en évidence qu’un certain nombre d’habitants tendent à éviter la multiplication des déplacements en voiture. Ce phénomène n’est pas propre aux résidents de la Maison Radieuse, il est vérifié pour l’ensemble de la population. De récentes enquêtes de l’INSEE sur les conditions de vie montrent par exemple que certains automobilistes se disent prêts à modifier leurs habitudes de transport, voire à renoncer à leur voiture. Les problèmes de pollution atmosphérique et de congestion des villes sont les deux principales raisons de cette renonciation. Toutefois, on constate un décalage important entre les déclarations des automobilistes et leurs pratiques réelles. En janvier 1998, l’Enquête Permanente sur les Conditions de Vie des Ménages (EPCVM), réalisée par l’INSEE, portait sur les pratiques environnementales et la sensibilité aux problèmes de l’environnement43. Cette étude a mis en évidence que les foyers qui disposent d’une voiture semblent assez peu préoccupés par la pollution atmosphérique : 80 % des ménages déclarent ne jamais avoir rencontré de problèmes de ce type dans leur région. Cette préoccupation est évidemment croissante avec le degré d’urbanisation mais n’est réellement perceptible qu’en région parisienne. À Paris, 41 % des automobilistes ont renoncé volontairement à prendre leur voiture en cas de pic de pollution, alors que pour l’ensemble de la population disposant d’une voiture, seulement 7 % a pris la même résolution. Pourtant, près de 90 % des personnes interrogées accepteraient, en cas de pics de pollution, de partager une voiture avec une autre personne. La faible proportion des automobilistes qui ont renoncé volontairement à leur voiture contraste donc avec la bonne volonté affichée. La même enquête révèle qu’un adulte sur cinq ne dispose pas de voiture. Sur les 80 % restant, 12 % en ont une mais ne la prennent pas pour aller travailler, 27 % l’utilisent sans y être contraints et 41 % ne s’en passent pas facilement. Parmi ceux qui déclarent pouvoir difficilement se passer de leur véhicule personnel, on retrouve essentiellement des personnes qui utilisent leur voiture par obligation professionnelle, des retraités pour qui la voiture est plus confortable et des femmes au foyer qui trouvent la voiture indispensable pour conduire leurs enfants à l’école. Dans les grandes agglomérations, on préfère souvent la voiture aux transports en commun, notamment pour se rendre au travail. En effet, dans les zones fortement urbanisées, la raison principale pour laquelle on utilise la voiture pour aller travailler est que le trajet domicile-travail serait plus long avec un autre moyen de transport. Dans le cas des habitants de la Maison Radieuse, deux groupes se distinguent parmi les automobilistes : les premiers ne circulent qu’en voiture, alors que les seconds choisissent parfois d’autres moyens de transport. Ceux qui limitent leurs déplacements en voiture sont majoritairement des propriétaires, favorisés culturellement. Ces derniers disent également privilégier les petits commerces à la grande distribution et refusent la disparition des services de proximité. En limitant leur utilisation de la voiture, en s’opposant à l’hégémonie des supermarchés et en militant pour la proximité, ces habitants se démarquent de la masse. Ils mettent en évidence leur adhésion à la dimension sociale contenue dans le projet d’unité d’habitation de grandeur conforme. Mais cette façon de se référer à l’architecte est parfois mal comprise par les locataires HLM les plus démunis, qui n’ont pas choisi de vivre à la Maison Radieuse et qui préfèreraient parfois la quitter. On note, ici, comme on le trouvera ailleurs dans l’enquête, la dualité entre la patrimonialisation de l’immeuble et son caractère d’habitat social.
53Dans la conception de la ville selon Le Corbusier, la question des circulations et des déplacements pose également celle de l’accès des citadins aux équipements collectifs. Pour lui, l’architecte doit prendre les mesures nécessaires pour créer, à proximité des logements, tous les aménagements qui rendent les gestes de la vie quotidienne plus aisés. Ainsi, un autre des grands principes de Le Corbusier a été celui de la nécessité de doter les zones d’habitation de services de proximité.
SERVICES DE PROXIMITÉ
54Le concept d’unité d’habitation de grandeur conforme, si cher à Le Corbusier, est né de sa volonté de prolonger les logements par des équipements collectifs : « Le foyer est le noyau initial de l’urbanisme. Il protège la croissance de l’homme, abrite les joies et les douleurs de sa vie quotidienne. S’il doit connaître intérieurement le soleil et l’air pur, il doit être prolongé au-dehors par diverses installations communautaires. Pour qu’il soit plus facile de doter les logis des services communs destinés à réaliser dans l’aisance le ravitaillement, l’éducation, l’assistance médicale ou l’utilisation des loisirs, il sera nécessaire de les grouper en unité d’habitation de grandeur efficace44. » Le Corbusier envisage de regrouper les zones d’habitation et de les pourvoir en services de proximité, il pense limiter ainsi les déplacements des citadins et faciliter la vie quotidienne des familles. Ainsi, à Marseille, l’unité d’habitation est dotée d’une rue intérieure consacrée exclusivement aux services collectifs. La troisième rue accueille des commerces (boulangerie, librairie, épicerie, café, etc.), un hôtel, et une vaste galerie. De même, le toit-terrasse représente un élément majeur de la dimension sociale de l’unité. Il abrite une école maternelle, un gymnase, un petit théâtre, des collines artificielles et une pataugeoire pour les jeunes enfants.
55Par contre, si l’unité d’habitation de Rezé met en pratique la théorie architecturale de Le Corbusier dans ses grands principes, les limites du budget ont contraint l’architecte à revoir son projet initial. Il a été obligé de supprimer la rue commerçante, le gymnase, le jardin et la piscine en terrasse. Pour autant, la Maison Radieuse n’a pas totalement été amputée des aménagements collectifs. De son projet, tant architectural que social, Le Corbusier a préservé le parc, des aménagements pouvant accueillir des commerces dans le hall, un sas permettant de faire entrer dans chaque logement les livraisons depuis les rues intérieures, une école maternelle sur le toit-terrasse, un ensemble d’espaces communs mis à disposition des habitants (notamment des salles prises sur des délaissés un peu exigus aux étages intermédiaires). Ces éléments ont joué leur rôle et continuent d’évoluer au sein de l’unité.
56Le parc, principe essentiel des conceptions urbanistiques de Le Corbusier, offre aux habitants six hectares de verdure autour de l’immeuble45. Les installations du hall, aujourd’hui désertées, ont autrefois accueilli un service téléphonique, un marchand de journaux, et jusqu’en 2002 un bureau de poste. Le sas de livraison a longtemps permis aux familles de recevoir, directement dans leur cuisine, des produits frais chaque jour. L’école maternelle a été et reste encore aujourd’hui un lieu important du contact social. L’Association des Habitants de la Maison Radieuse (AHMR), créée lors de la construction, investit depuis toujours les locaux laissés à disposition des résidents : elle y organise des activités et des rencontres depuis cinquante ans46. Ces équipements, dont on verra que l’utilisation s’est modifiée, pérennisent néanmoins les perspectives d’aménagement de leur concepteur.
L’approvisionnement
57Dans les années 50-60, les commerçants du bourg livraient à domicile les habitants de l’unité. Chaque logement est muni d’une sorte de boîte communiquant des rues intérieures aux cuisines et permettant la livraison à domicile. Ce système a perduré jusque dans les années soixante-dix, les commerçants de Rezé livraient des produits frais aux résidents de la Maison Radieuse directement dans leur appartement. Les plus anciens habitants racontent :
« Ah autrefois. Ah oui, c’était très ancien ça. Euh il y avait des commerçants qui passaient livrer le lait le matin, le boulanger qui livrait le pain et dans la semaine un boucher qui passait faire les commandes. [...] Il suffisait de mettre l’argent dans une coupelle. Si vous preniez deux litres de lait, vous mettiez le prix de deux litres de lait, avec un billet. Deux litres de lait, la monnaie, et le laitier passait et il ramassait ; ou alors d’autres choix, par exemple, c’était de payer à la semaine. Vous aviez un choix convenu avec le commerçant, vous le régliez à la semaine. Donc à la semaine, il vous apportait sa viande et nous, on mettait un chèque correspondant. » M. Chatillon.
58Mais en cinquante ans, on est passé de la livraison à domicile de produits frais au fait de prendre sa voiture pour aller faire ses courses dans un grand centre commercial situé à moins de 1 000 mètres. Face à la concurrence des grandes surfaces, les commerces de proximité ont peu à peu disparu et les commerçants restants ont abandonné ce système de livraison. Aujourd’hui, le casier pensé pour la mise en place d’un service de ravitaillement à domicile est utilisé comme un simple placard. Sur ce point, les perspectives de Le Corbusier n’ont pas pu résister au développement économique et à l’évolution des modes de vie. La Maison Radieuse se trouve dépouillée du projet initial de son concepteur, au regret de ses habitants :
« Notre placard aux provisions là… On l’utilise maintenant en espace de rangement [...] Bah ça s’est arrêté avec la naissance des supermarchés, et puis ça s’est arrêté aussi avec les gens qui travaillaient à deux et qui faisaient les courses à l’extérieur, et puis c’est vrai que c’était le boulanger d’en face et l’épicier d’en face, bon le boulanger est toujours là mais il a trouvé que ce n’était plus rentable de venir pour quelques baguettes. » Mme Bialas.
59Étrangement, les plus récents habitants, qui n’ont pas bénéficié du système de livraison en question, en parlent régulièrement, parfois même avec nostalgie. Dans les entretiens, il n’est pas rare qu’ils expliquent le fonctionnement de cet étrange placard qu’ils n’ont pourtant pas connu. Certains seraient même partisans de remettre en place le système :
« Oui, mais bon, je pense que si on redemandait, ça pourrait fonctionner, peut-être. Surtout qu’au départ, enfin, quand je suis arrivée, il y avait une famille de boulangers qui arrivait au premier et ils ont essayé un petit peu. Je ne sais pas comment eux ont réagi aussi. Je pense que peut-être ils ne se sont pas sentis assez accueillis. Ils avaient distribué un papier dans tous les appartements avec leur numéro de téléphone en disant qu’ils pouvaient apporter du pain le matin, quoi. » Mme Angélini.
« Nous, c’est les premières choses qu’on nous a racontées du Corbusier quand on a emménagé. Ici avec les petites boîtes noires derrière la gazinière où on livrait les choses. Non, nous on n’a pas connu ça. » Mme Hamon.
60C’est l’invention américaine de la vente en libre-service qui est à l’origine de la grande distribution et des hypermarchés. En effet, dès les années vingt, se développent aux États-Unis de nombreux magasins en libre-service. Mais en France, il faudra attendre 1948 pour qu’un tel établissement ouvre ses portes. Malgré le scepticisme général, le succès est immédiat et les distributeurs se lancent dans la construction de surfaces de plus en plus grandes. À cette nouvelle forme de commerce, vont très vite s’associer les méthodes de vente à bon marché. C’est en 1957 qu’apparaît pour la première fois le terme « Supermarché », il s’agit de la simple traduction du terme anglo-saxon « Super Market ». D’emblée, les sociétés de distribution s’emparent du concept et multiplient les expériences dans tout le pays. En 1963, on recense au moins un supermarché par département. Bien que les surfaces de vente restent minimes et que les prix pratiqués ne soient guère différents des petits commerces, les supermarchés fleurissent partout. La plupart sont implantés à la périphérie des villes, en banlieue, à proximité des nouveaux grands ensembles d’habitation. Progressivement, les supermarchés proposent un choix plus large et surtout des prix plus intéressants. C’est un véritable succès qui s’explique notamment par l’accès généralisé à l’automobile. Le fait de pouvoir se déplacer en voiture explique sans doute en partie les modifications de comportement d’achat sur une période très courte : en 1969, 43,1 % des achats d’épicerie sont réalisés dans un commerce traditionnel, 16,4 % seulement étant effectués en grande surface ; 17 ans plus tard, en 1976, les proportions sont presque inversées : 47,4 % des achats de ce type se font dans les super ou hypermarchés et seulement 19,6 % dans les épiceries de quartier.
61L’enquête auprès des habitants de la Maison Radieuse révèle que la quasi-totalité des personnes interviewées se ravitaillent désormais dans les supermarchés de l’agglomération, voire du quartier. En fait, la majorité d’entre elles utilisent la grande surface du centre commercial Atout Sud situé non loin de l’immeuble. Les habitants les plus anciens dans l’immeuble s’accordent sur les avantages de l’hypermarché en question, qui, selon eux, « simplifie les choses » et « joue le rôle de commerce de proximité » :
« Si vous voulez, dans le temps, il y avait une papeterie en bas, un boucher. Il y avait pas mal de commerces et en fait Leclerc, ça fait très longtemps qu’il existe et ça simplifie les choses quoi. » M. Richa.
« Bah les commerces de proximité pour nous c’est Leclerc parce que Leclerc est à notre porte donc Leclerc joue le rôle de commerce de proximité… » Mme Bialas.
62La grande surface présente, en effet, l’intérêt de centraliser l’ensemble des produits de consommation. Plus besoin de courir d’une boutique à l’autre quand on peut réaliser la totalité de ses courses au même endroit. Rappelons que l’hypermarché en question est intégré dans une vaste galerie marchande où d’autres commerces sont installés (souvent de type non-alimentaire). Les consommateurs peuvent ainsi aller à la pharmacie, à la banque, ou encore à la papeterie sans avoir à sortir du centre commercial. De plus, les prix qui y sont pratiqués défient la concurrence des petits commerçants. C’est donc sans étonnement qu’on assiste à la disparition progressive des commerces du bourg de Rezé. Les habitants de l’unité d’habitation comprennent d’ailleurs assez bien la disparition de ces enseignes :
« Les gens vont à Leclerc et ils y achètent tout. La voiture sur le parking, le guichet de banque à côté, la pharmacie, tout. On fait tout là. » Mme Boissay.
63Beaucoup déplorent la fermeture de la petite épicerie au pied de l’immeuble, pourtant tous trouvent des avantages à s’approvisionner au supermarché. Lors de notre enquête, les personnes qui ont déclaré faire leurs courses dans les grandes surfaces étaient toutes sans exception propriétaires d’une voiture. Une habitante explique, par exemple, qu’elle profite de ses parcours en voiture pour s’arrêter faire ses courses dans les différentes grandes surfaces de la ville et de l’agglomération :
« Non, non je fais pas toutes mes courses sur Rezé, non parce que je travaille dans différents endroits et je m’arrête… Parce que je mange le plus souvent possible bio, le plus souvent possible mais ça dépend des finances, donc je m’arrête souvent au magasin bio à côté de là où je bosse, et puis tout ce qui est produits d’entretien ou des trucs qui sont trop chers pour moi au magasin bio, les produits laitiers ou les machins comme ça, les couches, le papier toilette et tout ça, je vais les acheter à Leclerc si j’ai pas le temps d’aller ailleurs. » Mme Larcher.
64Bien que les habitants de l’immeuble soient clients des supermarchés, une grande partie d’entre eux expliquent que les commerces de proximité font défaut autour de l’unité d’habitation. Aujourd’hui, les deux boulangeries, le bureau de tabac et la pharmacie sont les seuls à remplir cette fonction dans le quartier. Si le chiffre d’affaire des grandes surfaces ne cesse d’augmenter d’années en années, au contraire celui des petites surfaces d’alimentation générale ou des commerces d’alimentation spécialisée diminue sans relâche. D’une façon générale, les commerces français se sont fortement transformés depuis une trentaine d’années. Le nombre de petites épiceries a été divisé par six, celui des boucheries par trois. Une commune sur deux n’a plus aucun commerce de proximité. Mais certains secteurs résistent mieux. Ainsi, au pied de l’immeuble de Le Corbusier, la boulangerie résiste au temps. À l’inverse, la petite épicerie, qui fut longtemps sa voisine, a disparu. « Le panier du Corbusier » (les habitants de la Maison Radieuse aiment à rappeler son nom) jouait essentiellement le rôle de dépannage et n’a pas survécu à la concurrence du centre commercial tout proche. Pourtant, les habitants de l’immeuble appréciaient le service et paraissent le regretter :
« Il y avait une épicerie en bas aussi qui a fermé il y a trois ans [...] Et effectivement, ils ont fermé parce que soit-disant, ils avaient pas assez de clients. [...] Effectivement pour aller à Leclerc, faire la queue pendant trois heures, il y a une foule là-bas. Ça ramène des gens d’un peu partout. Et donc cette petite épicerie, elle manque vraiment… Enfin en ce qui me concerne, les vieilles gens et tous les… En fait ça, ça manque vraiment. Aller au Leclerc, pour une motte de beurre, vraiment ça vaut pas le coup. » M. Richa.
« Mais c’est vrai que « Le petit panier du Corbusier » qui a existé pendant un moment c’était pratique. Mais moi je dis ça en égoïste parce qu’on y allait peut-être une fois tous les quinze jours ou une fois par mois et encore, c’était pour aller chercher le truc que j’avais oublié en faisant mes grosses courses. C’est pas le genre d’endroit où on faisait des grosses courses parce que c’est cher. » Mme Auger.
65L’enquête « Lieux et habitudes d’achats47 », réalisée par l’INSEE en 1998 dans le cadre des Enquêtes Permanentes sur les Conditions de Vie des Ménages (EPCVM), montre qu’au cours d’une semaine 87 % des ménages se rendent en grande surface alimentaire. Même si 30 % des ménages continuent de fréquenter les marchés et 65 % les boulangeries, il faut noter que près des trois quarts des dépenses alimentaires sont réalisées en hypermarchés, supermarchés et magasins de maxidiscount.
66Supérettes et alimentations générales offrent également au consommateur une grande variété de produits, même si le choix est plus restreint que dans les grandes surfaces. Un ménage sur sept les fréquente sur une semaine. Les clients ont souvent plus de 60 ans. Ces commerces demeurent attractifs pour cette clientèle qui apprécie surtout leur proximité et l’accueil du commerçant. Présents, notamment, dans les centres-villes ou dans les petits bourgs, ils sont accessibles aux ménages sans voiture : 29 % de leurs clients ne possèdent pas de voiture. Mais les supérettes et les alimentations générales sont surtout le lieu privilégié pour des achats de dépannage : les ménages qui dépensent plus de 80 % de leur budget alimentaire hebdomadaire dans les hypermarchés, supermarchés et maxidiscount ne dépensent en moyenne que 4⇔50 pour un achat dans ce type de commerce. Parmi les magasins de proximité, ce sont les commerces les plus fréquentés en semaine après 17 heures avec les commerces de fruits et légumes. Les boucheries ou charcuteries ont en revanche davantage gardé des clients fréquentant les grandes surfaces : au cours d’une semaine, 20 % des ménages fréquentent une boucherie ou une charcuterie. En ce qui concerne le boulanger-pâtissier, c’est le commerce spécialisé le plus prisé des Français : deux tiers des ménages y vont quatre fois par semaine en moyenne. La fréquentation des poissonneries, quant à elle, est bien moindre, avec 3 % des ménages par semaine. Les clients des boucheries, charcuteries et poissonneries se recrutent eux aussi parmi les personnes de plus de 60 ans. L’âge élevé des clients reflète sans doute des habitudes alimentaires. Mais surtout, ces commerces spécialisés jouissent d’une image positive auprès des consommateurs. La proximité et le contact du commerçant ne sont pas leur seul apanage, ils offrent aussi une convivialité et un large choix de produits frais que les clients ne retrouvent pas dans les supermarchés. Ce sont pour les mêmes raisons que 30 % des ménages se rendent également sur les marchés.
67Plusieurs habitants de la Maison Radieuse nous ont expliqué que la disparition des petits commerces perturbait la vie de proximité. Qu’ils soient anciens ou nouveaux dans l’immeuble, locataires ou propriétaires, un certain nombre d’entre eux déplorent en effet la désaffection des services de proximité et rejettent les commerces de grande distribution. À la question « utilisez-vous le centre commercial voisin ? », voilà ce qu’on nous a parfois répondu :
« Malheureusement la plupart du temps oui, quand je peux pas faire autrement parce que je deviens foncièrement anti-Leclerc ! Je préfère les petits commerces, oh largement, largement, mais y’en a de moins en moins, tu vois ici ils ont remonté une épicerie y’a deux et ans et demi, ça a tenu un an ou un an et demi [...] oui mais c’est dommage, une épicerie ouais elle aurait sa place ici… » Mme Larcher.
« Je suis bien obligée. Mais moi je fais les marchés. [...] Oui. Moi je fais le marché et je n’achète aucun produit laitier, en particulier, à Leclerc, aucun légume et rarement de la viande. » Mme Boissay.
68Les corbuséens semblent vouloir se démarquer de la consommation de masse. De plus, quand on aborde le sujet du ravitaillement, certains, bien qu’ils soient utilisateurs comme les autres des magasins de grande distribution, produisent un discours en faveur des services de proximité conforme à la vision de Le Corbusier dans son projet initial. Les plus anciens habitants, qui ont connu les premiers aménagements pensés par l’architecte, ne sont pas les seuls à véhiculer ce discours ; les plus jeunes l’ont très bien intégré à leurs réflexions sur les commodités de l’immeuble et du quartier. Néanmoins, il s’agit toujours d’habitants propriétaires et/ou investis dans l’association des habitants. On verra plus loin que certains s’engagent avec ferveur dans l’association des habitants et militent pour défendre et préserver le projet de Le Corbusier dans toutes ses dimensions.
69Les services de proximité sont un élément important de ce projet. Le Corbusier avait pensé l’approvisionnement des familles à l’intérieur même de ses immeubles, pour éviter les déplacements superflus et faciliter la vie quotidienne des habitants. À partir des années soixante-dix, face au développement des grandes surfaces, les petits commerces ont peu à peu disparu. Mais dans les années récentes, ce type de services semble connaître un renouveau : il n’est pas rare de voir réapparaître épiceries et supérettes en ville. On peut penser que le vieillissement de la population et le travail des femmes sont des facteurs favorisant ce retour.
70L’évolution récente de la vente par correspondance et du commerce électronique n’est pas évoquée par les habitants de la Maison Radieuse. Pourtant, l’achat en ligne pourrait constituer une éventuelle perspective d’avenir pour ceux qui regrettent l’ancien système de livraison et la disparition des services de proximité. En France, la vente par correspondance intéresse en moyenne 5 % de la population et l’estimation des usagers du commerce via Internet est encore impossible, mais ce nouveau type de services pourrait être envisagé par les corbuséens pour réadapter les aménagements de l’immeuble aux récentes innovations technologiques et réintroduire un système de livraison à domicile. Au delà, c’est toute la logique du service de proximité qui sera probablement repensée dans les années à venir. On verra peut-être se réactualiser des solutions proposées par le Corbusier, mises à l’écart par les évolutions sociales mais renouvelées par les pratiques émergentes. En tout cas, les récentes pratiques d’aménagements urbains font une place importante au discours de la proximité, comme réponse à la dégradation environnementale déjà soulignée dans le premier tiers du XXe siècle par l’architecte.
Les services et les équipements collectifs
71Dans La Charte d’Athènes, Le Corbusier insiste sur l’importance des aménagements et des installations collectives qui doivent être considérés comme les prolongements des logements : « Le logis abrite la famille, fonction constituant à elle seule tout un programme et posant un problème dont la solution, qui fut jadis quelquefois heureuse, est aujourd’hui livrée le plus souvent au hasard. Mais en dehors du logis et à proximité, la famille réclame encore la présence d’institutions collectives qui soient de véritables prolongements. Ce sont centres de ravitaillement, services médicaux, crèches, maternelles, écoles, auxquels on ajoutera les organisations intellectuelles et sportives48. » Il plaide alors pour l’habitat en hauteur qui donnera la « possibilité de créer à proximité immédiate du logis les installations collectives, locaux scolaires, centres d’assistance, terrains de jeux qui seront ses prolongements. Seules des constructions d’une certaine hauteur pourront satisfaire heureusement à ces exigences légitimes49 ».
72À Rezé, un espace a été pensé par l’architecte pour accueillir des services de proximité : c’est le hall qui remplit cette fonction. Dès l’origine y était prévue l’implantation de services devant répondre aux besoins des habitants en plus d’être des lieux de sociabilité quotidienne. Par exemple, un point taxiphone remplissait cette fonction dans les années 50-60. Un petit local abritait également un kiosque à journaux. Une ancienne habitante témoigne :
« Nous on a connu l’immeuble avec dans le hall un marchand de journaux, alors presque dès l’origine hein… Le premier marchand de journaux était installé derrière le comptoir, ce qu’on appelle le bar, en plein courant d’air d’ailleurs parce qu’à l’époque les deux portes étaient ouvertes, et puis bon ça ça a été une époque, hein l’époque de Madame B., qui était la gérante du marchand de journaux et qui a laissé beaucoup de traces dans la mémoire des anciens, et puis après bon bah y’a eu un local d’aménagé qui est l’actuel bureau du régisseur, donc là y’a eu à nouveau les marchands de journaux pendant un certain temps avec des bonbons etc., bon qui ont eu une gestion un peu fantaisiste si bien qu’ils ont mangé la baraque, et puis donc ça a été fermé, et lorsqu’il y a eu des projets de réouverture bah à ce moment-là ce sont les messageries qui ont trouvé que c’était pas rentable parce qu’il y avait un marchand de journaux dans le bourg, il y en avait un autre au Château, et un autre point de vente ne se justifiait pas, donc on n’a jamais pu le rouvrir, mais c’est vrai que là y’avait une animation dans le hall et que c’est vrai qu’on trouve le hall un peu tristounet. » Mme Bialas.
73Comme les commerces du bourg, les services de l’immeuble n’ont pas résisté aux évolutions de la société. Le point taxiphone a disparu au moment où chacun s’est équipé d’un téléphone personnel. Quant au marchand de journaux, il a fermé dans les années quatre-vingt. Le local est devenu le bureau du régisseur qui, appelé à de multiples tâches, n’y séjourne que très rarement, la petite officine reste donc toujours vide. Les habitants comprennent assez bien les raisons socio-économiques ayant progressivement fait disparaître les services, qui leur étaient pourtant chers :
« C’est pas viable. Bon l’un des exemples, nous avions un marchand de journaux, dans le hall [...] Ce marchand de journaux était un retraité. ça lui faisait… il ne vivait pas pour ça, ça lui faisait un appoint. Mais quand il est décédé. Donc la personne qui a repris la suite bon bah, elle a pas pu tenir parce que elle n’arrivait pas à vivre que avec ça. Ce n’était pas suffisant. Alors l’idée des commerces en bas, à mon avis, ce n’est pas tenable. Ce n’est pas tenable, vu tous les commerces qu’il y a à l’extérieur » M. Chatillon.
74De même, dès 1955, un guichet de poste, a été installé dans le hall de la Maison Radieuse. La Poste, service public, a mieux résisté à l’épreuve du temps. De 1955 à septembre 2002, elle est restée installée dans le hall. Pourtant, déjà dans les années quatre-vingt, elle a été menacée de fermeture. Mais, après six mois d’interruption, une série de mesures a permis son maintien. Le 15 avril 1993, Patricia, postière, témoignait dans Ouest-France de ses huit dernières années passées au guichet du Corbu, et soulignait en particulier la convivialité des échanges avec les habitants qui pouvaient s’arrêter pour discuter sans rien avoir à lui demander en termes de service. Le receveur responsable de ce bureau faisait valoir dans ce même article le niveau satisfaisant d’activité où tout fonctionnait en manuel car le bureau n’était pas informatisé. Au moment de sa fermeture en 2002, la Poste était hébergée gratuitement par la co-propriété et le salaire de la préposée était en partie pris en charge par la ville. Cependant, les calculs d’activité effective de la postière (14 minutes par jour), le meilleur équipement du nouveau bureau50, sa localisation plus accessible à un public plus nombreux montraient que, pour reprendre les termes des habitants interrogés, ce service n’était pas « viable ». Le point de vue économique s’est alors imposé. La fermeture brutale de la Poste, en 2002, a suscité de la part des habitants de vives réactions. Aux arguments de rentabilité de la Poste, la mairie, l’association des habitants et la co-propriété ont opposé des arguments sur le lien social, sur la nécessité d’une présence et des rencontres pour humaniser la vie des immeubles collectifs, mais ont aussi avancé la nécessaire fidélité au projet corbuséen, reconnu comme patrimoine. Les plus engagés ont organisé des manifestations et une pétition pour sauver la Poste de la Maison Radieuse. Au-delà du service rendu, ce sont les conceptions de Le Corbusier et la convivialité des échanges générée par la présence de la postière que les habitants militants ont défendues. La presse locale a suivi avec intérêt les épisodes de la fermeture :
75« La décision de fermer l’agence du Corbusier fera sans doute l’objet d’une communication municipale dès la rentrée mais les habitants se disent “choqués” et veulent “agir vite avant qu’il ne soit trop tard”. Destinée à la préfecture, à la mairie puis à la Poste, une pétition a rapidement été mise en place. [...] Un nouveau bureau de poste ouvrirait ses portes au Château de Rezé, pour assurer le service dans ce quartier mais en fermant celui du Corbusier, c’est aussi tout un concept qui disparaît. Celui du Corbusier qui souhaitait créer une ville dans un même immeuble. Difficile alors pour tous ces habitants qui ont toujours connu le bureau postal51. »
76« À Rezé (Loire-Atlantique), les habitants de la Maison Radieuse, le fameux immeuble conçu par Le Corbusier, n’apprécient pas. Leur agence postale, installée depuis 1955 dans le hall, vient de fermer. Un nouveau coup porté à l’esprit de l’architecte, concepteur d’un habitat qui cherchait à combiner l’individuel et le collectif. [...] Les “Corbuséens” voient s’effondrer un principe fondateur de leur “Unité d’habitation grandeur conforme” [...] Mais, surtout, la fin de l’agence postale signe le départ de la dernière présence humaine du rez-de-chaussée. Sans la guichetière, le hall d’entrée, déjà peu hospitalier, semble abandonné52 .»
77« La Maison-Radieuse ne participera pas à la journée du patrimoine. [...] La décision prise est d’abord un coup de colère lié à la fermeture de l’agence postale. C’est aussi une revendication, même si personne ne se fait d’illusion sur un retour d’un bureau de poste. “Il faut qu’une activité revienne dans le hall”. C’est cette fonction sociale que le hall doit retrouver alors que peu à peu, des lieux de rencontre ont disparu de l’immeuble. [...] Car les habitants sont très attachés à l’idée de Le Corbusier. Ils sont porteurs de l’idéal de l’architecte, de cette utopie qui est devenue réalité53. »
78Les plus militants des corbuséens mettent en avant leur volonté de sauvegarder le projet de Le Corbusier. Pour eux, fermer la Poste de la Maison Radieuse, c’est amputer le concept d’unité d’habitation d’un de ses principes fondamentaux. Les services de proximité ont été pensés par Le Corbusier comme des prolongements des logements et les supprimer c’est en quelque sorte altérer l’œuvre de l’architecte. D’ailleurs, en septembre 2002, les habitants ont manifesté leur colère en refusant de participer aux journées du patrimoine et en affichant des banderoles sur les façades de l’édifice avec pour slogan : « Poste fermée : patrimoine mutilé ». C’est sur la conservation du patrimoine que les habitants ont axé leur lutte. Dans sa forme initiale, la Poste a été conçue pour remplir le rôle de service de proximité, mais cinquante ans plus tard les logiques fonctionnelles s’estompent face à celle de la patrimonialisation. Deux habitantes de longue date, adeptes des conceptions de Le Corbusier, évoquent avec déception le combat qu’elles ont mené pour garder la Poste ouverte et préserver le projet de l’architecte :
« Oh bah on s’est battu pendant trois mois, on a vraiment essayé de la garder, donc on a argumenté par rapport à la culture et aux idées de Le Corbusier, à son esprit, d’avoir des services de proximité etc., et ça n’a pas marché quoi… » Mme Meira.
« On s’est bagarré parce que ça nous semblait être une atteinte au patrimoine, indépendamment du fait que ça enlevait la vie du hall, indépendamment du fait que c’était un service qui allait disparaître, bah c’était aussi le projet de Le Corbusier qui était vidé de son sens. » Mme Bialas.
79Mais cet avis n’est pas partagé par tous dans l’immeuble. Les intérêts patrimoniaux de ceux qui militent en faveur de la préservation des équipements pensés par Le Corbusier sont difficiles à percevoir pour ceux qui considèrent d’abord la Maison Radieuse comme un immeuble d’habitation, avant d’être un monument historique.
« C’est un immeuble d’habitation voilà, quoi ! Oui c’est vrai je pense pour les gens qui l’ont connu, qui ont connu les commerces dans Le Corbusier, certainement que ça fait un manque et je sais pas. C’est vrai que moi je considère Le Corbusier comme un immeuble. Dans les immeubles il y a pas de commerces. » Mme Hamon.
80Après la fermeture de la Poste, les projets ne manquent pas pour redonner vie à l’Unité et réactiver les logiques de proximité. Toutefois, personne n’envisage de remettre en place des équipements de proximité tels que des commerces. Ce n’est plus l’accès à ces équipements qu’on revendique mais la préservation des liens qu’ils ont générés et qui sont constitutifs de l’identité habitante. À l’heure où l’utilisation de la voiture s’est généralisée et où les commerces de grande distribution se sont propagés, le concept de proximité cher à Le Corbusier n’est plus défendu pour faciliter la vie des familles mais pour recréer du lien social et faire face à l’individualisme grandissant.
81Les récents projets de réaménagement du hall s’orientent plutôt vers des logiques de valorisation du bâtiment. L’installation d’un office de tourisme ou d’un syndicat d’initiative a par exemple été proposée par une des habitantes :
« Y’a le projet écrit et demandé à la mairie de Rezé et au conseil syndical pour faire un syndicat d’initiative, parce que moi je voulais un office de tourisme mais c’est peut-être un grand mot [...] Mais c’est pour la ville de Rezé parce y’a plein de choses à Rezé qui sont intéressantes, y’a un passé… » Mme Gilot.
82Il semblerait que ce projet n’ait pas vu le jour et que ce soit une permanence de l’association des habitants qui occupe désormais une partie du hall54. Quelles que soient les solutions adoptées, les aménagements imaginés par Le Corbusier il y a cinquante ans se réaniment aujourd’hui dans de nouveaux modes d’utilisation que l’architecte n’aurait su prévoir, mais qui valident néanmoins la dimension avant-gardiste de son projet. Les analyses visionnaires de Le Corbusier se réactivent donc dans des contextes très différents de ceux qu’a pu connaître l’architecte.
83En 1927, dans le texte « 5 points d’une architecture nouvelle », Le Corbusier expose les moyens offerts par l’utilisation du béton armé. Son architecture reposera désormais sur cinq principes : les pilotis, le plan libre individualisant chaque étage, la fenêtre en longueur, la façade libre, et le toit-terrasse. Dans tout bâtiment, l’ossature autonome par rapport aux murs devra libérer les façades dont la surface sera entièrement occupée par des baies vitrées. Les pilotis devront libérer l’espace au sol55. Le toit-terrasse, quant à lui, devra libérer des surfaces encore jamais exploitées par les urbanistes modernes : « L’urbanisme pourrait étendre ses tracés AU TOIT de la ville, en récupérant une part de cette surface accessible et y traçant un ordre nouveau de rues de repos, loin du bruit et au milieu des verdures56 »
84Dans le modèle des unités d’habitation, le toit-terrasse est accessible par le dernier niveau et offre à l’architecte une liberté absolue d’aménagement. Le Corbusier a pensé ce toit comme un espace collectif, où les habitants peuvent profiter de l’air pur entre ciel et ville. Dans son projet initial, il y imagine un gymnase, une piscine, un solarium, une piste de course à pied, un petit théâtre, des jeux pour les enfants, et même une crèche ou une école maternelle. À Rezé, pour des raisons budgétaires, seule l’école maternelle a été réalisée. Le toit de la Maison Radieuse vient compléter les aménagements du hall, pensés par l’architecte comme les prolongements du logis. Il est devenu un équipement à part entière, mais également un espace important de la rencontre sociale. L’école y contribue largement, mais la terrasse a aussi été le lieu des promenades des habitants, avant d’être fermée pour des raisons de sécurité :
« Et puis la terrasse, à l’époque on pouvait aller sur la terrasse, c’était bien. Maintenant, c’est fermé. Ah oui c’est dommage, ça. Ah oui, je regrette. Ah oui, oui, on y est allé là-haut. L’ascenseur nous emmenait là-haut. Ah oui, on y allait carrément avec les copains et les copines, on y montait en vélo [sic !] et on pique-niquait sur la terrasse » Mme Dias.
85À l’inverse, d’autres habitants expliquent que le climat nantais n’a jamais permis de profiter très longuement de la terrasse :
« On amenait la famille le dimanche quand ils venaient déjeuner et qu’ils ne connaissaient pas l’immeuble, mais elle n’était pas utilisée parce que… bah parce que il fait un froid de canard, y’a toujours du vent en permanence, on n’est pas à Marseille ici ! » Mme Bialas.
86Le toit-terrasse ne revêt pas qu’une dimension sociale, Le Corbusier y met également en pratique tous ses talents de plasticien : « Il va composer le toit-terrasse, jouer des pleins et des vides, accorder des courbes et des droites, rythmer une grande fresque de béton57. » À Marseille, « l’auvent du gymnase, les cheminées de ventilation, la tour des ascenseurs, les murs du solarium, les volées d’escaliers et les bancs adossés au garde-corps, constituent une colossale sculpture acoustique dont les formes se répondent, et jouent dans le regard, avec tout le paysage alentour58 ». À Rezé, l’architecte a dessiné l’école en composant avec la lumière et la couleur. Les rayons du soleil pénètrent dans les salles de classes par de multiples fenêtres colorées. Les habitants de la Maison Radieuse reconnaissent le caractère unique de cette école. D’abord l’architecture n’est pas anodine :
« Moi je trouve que c’est vraiment l’endroit le plus beau du Corbusier. Les fenêtres c’est vraiment bien. Et puis elle, ma fille s’appelle Céleste en plus, donc c’est une école céleste, dans le ciel. » Mme Grivaut.
87Et puis, il s’agit d’une expérience inédite : pouvoir bénéficier d’un tel service dans un immeuble d’habitation est plutôt chose rare. Nos interlocuteurs nous ont parfois parlé d’« école à domicile » pour caractériser la maternelle sur le toit. Évidemment, la vie des mères de famille est facilitée par la proximité d’un tel équipement. De plus, les services rendus dans cette proximité créent des liens sociaux manifestes59.
88Cependant, l’école sur le toit a donné lieu à maintes discussions. Dès sa construction elle a posé problème du fait de sa localisation inhabituelle. Les différentes administrations concernées se sont penchées sur le dossier. L’inspection de la santé s’inquiétait par exemple de l’altitude de la terrasse, l’architecte des constructions scolaires critiquait l’exposition au vent et la conception de l’escalier de secours, tandis que, dans une lettre de décembre 195460, le directeur départemental de la protection civile soulignait les dangers de la situation de l’école en cas de conflit. Il faisait remarquer que la proximité de l’aérodrome, de la centrale thermique de l’île Cheviré, des installations portuaires, des chantiers navals et de la gare l’exposait particulièrement à d’éventuels bombardements, alors qu’« aucun abri n’a[vait] été prévu », et que les élèves devraient « en cas de tension être évacués ». Ces arguments furent toutefois balayés par l’avis favorable de l’Inspecteur Départemental de l’Enseignement Primaire de Nantes II, réfutant les arguments de sécurité au motif que les habitants de l’immeuble sont exposés aux mêmes risques et ajoutant que l’école sur le toit permet « un allègement des tâches ménagères. Or parmi celles-ci vient en bonne place la conduite des jeunes enfants à l’école. Même si celle-ci est proche, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’une mère de famille perd facilement deux heures par jour au moins, en allées et venues. L’école maternelle est, sous certains aspects, un service social. Je crois qu’il doit s’attacher à aider le plus possible les mères. En s’installant dans l’immeuble, elle permettrait aux petits de venir à elle seuls. Avantage considérable qui serait vivement apprécié, et qui doit à mon sens peser pour emporter une décision61 ». Cet avis était renforcé par le commentaire de l’Inspecteur d’Académie « j’ajoute les dangers courus par les élèves dans la rue sur le parcours de la maison familiale à l’école ne sont pas négligeables62 ». L’école a donc été finalement construite sur le toit, avec le soutien de l'administration académique, plutôt pionnière, dans ses conceptions familiales.
89Par la suite, l’école sur le toit a connu bien d’autres vicissitudes provoquées par l’affaiblissement des effectifs à scolariser et par les évolutions des normes de sécurité qui ont failli l’amener à la fermeture à la fin des années quatre-vingt-dix. Comme pour la Poste, les habitants se sont mobilisés pour conserver leur école. Les arguments s’organisaient autour de deux axes. Un peu comme dans les petits villages ruraux vieillissants, dans les représentations des habitants, fermer l’école c’est un peu laisser partir la vie. Mais surtout, c’est parce qu’elle fait partie d’un tout, d’une unité, que les défenseurs de l’école ne pouvaient pas accepter la fermeture. Fermer l’école, c’est altérer voire amputer ce tout organique. Pour légitimer le maintien de l’école, il a fallu opposer un registre d’arguments spécifiques qui tient à l’identité même de l’immeuble aujourd’hui. Il est devenu monument historique habité et le fait même qu’il soit habité, qu’on y maintienne tel ou tel service est constitutif de ce patrimoine. Ainsi une identité se construit dans la logique culturelle, patrimoniale. Pour l’école, les habitants sont parvenus à obtenir gain de cause avec quelques aménagements et malgré des directives récentes concernant la sécurité des immeubles de grande hauteur, elle fonctionne toujours.
90Qu’il s’agisse de l’école, de la Poste ou des équipements du hall en général, notre enquête auprès des résidents de la Maison Radieuse montre que ces derniers sont attachés aux services de proximité proposés dans l’immeuble. De même, ils sont heureux de pouvoir bénéficier de la tranquillité d’un quartier exempt des concentrations de population et, dans le même temps, de la facilité d’accès aux équipements urbains. Les avantages de l’éloignement et de la proximité agissent alors comme des éléments décisifs dans l’estimation du cadre de vie. Cependant, il faut remarquer que si les habitants de l’immeuble ne souffrent pas de l’éloignement de la ville, c’est aussi parce qu’une grande majorité d’entre eux dispose d’une automobile. Encore une fois, la voiture personnelle apparaît comme un outil indispensable de la vie urbaine !
91En fait, les habitants de la Maison Radieuse disposent d’un ensemble d’équipements qu’ils apprécient d’autant plus que l’offre de proximité n’est pas uniformément répartie sur le territoire63. En effet, les villes centrales bien pourvues s’opposent aux banlieues et aux petites agglomérations. Les services publics (bureaux de poste, centres socioculturels, etc.) couvrent plus largement l’hexagone que les services marchands mais les commerces de proximité sont moins bien distribués dans les quartiers de HLM ou les grands ensembles. À l’inverse, certains quartiers disposent davantage de choix, notamment en matière de commerces. Bien que la Maison Radieuse se distingue des autres immeubles d’habitat social, elle n’échappe pas pour autant à cette réalité. Si aujourd’hui le quartier de l’unité d’habitation semble déserté par les petits commerces, les magasins spécialisés, les cafés, ou encore les restaurants, le centre commercial Atout Sud propose des services équivalents et peut même jouer le rôle de centre. En ce qui concerne les spectacles, la Halle de la Trocardière, non loin de là, présente régulièrement des concerts. Mais certains habitants de la Maison Radieuse ne sont pas satisfaits de ces équipements qu’ils considèrent liés à la consommation de masse, dont ils semblent, au contraire, vouloir se démarquer pour échapper à l’uniformisation des valeurs, des aspirations et des goûts. Qu’ils soient locataires ou propriétaires, qu’ils soient jeunes ou plus âgés, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, les résidents de l’immeuble les plus attachés aux conceptions de Le Corbusier rejettent systématiquement ces modèles de société pour adopter une perspective plus culturelle.
92Cette pratique de distinction se présente comme un élément constitutif de l’identité corbuséenne. Un habitant explique par exemple qu’il ne veut pas utiliser la zone commerciale Atout Sud comme un « pôle social » ; un autre qu’il s’intéresse plus aux « petits artistes » qu’aux spectacles de la Trocardière :
« Moi j’ai l’impression que la vie sociale se passe en effet au centre commercial Atout Sud pour beaucoup de personnes. Donc comme nous on le fréquente comme tout le monde pour acheter nos courses, mais on ne fréquente pas en effet le centre social, pardon, le centre commercial comme un pôle social, quoi. » M. Marlin.
« J’essaie des fois d’être curieux de regarder ce qui se passe sur Rezé, mais à Rezé à la Trocardière, bon c’est des gros trucs, ça va être la Star Academy, moi ça m’intéresse pas, y’a eu Renaud y’a pas longtemps, mais moi je suis pas très grosses pointures, j’aime bien aller vers les petits artistes… » M. Jendoubi.
93Le seul équipement culturel rezéen que les habitants de la Maison Radieuse paraissent largement apprécier, c’est la médiathèque Diderot, située à quelques centaines de mètres de l’unité d’habitation, face à l’arrêt de tramway le plus proche. C’est un bâtiment récent construit par l’architecte italien Massimiliano Fuksas. Alors que l’extérieur de l’édifice est résolument austère (une boîte noire aux façades aveugles), à l’intérieur tout est transparence et jeux de lumière. Cette réalisation, comme l’hôtel de ville, s’appuie sur la volonté municipale de valoriser le patrimoine architectural de la ville. Mais cela n’apparaît pas dans les entretiens, les interviewés ne semblent pas porter d’attention particulière à l’architecture de leur médiathèque. Ils s’y intéressent en tant qu’usagers et sont heureux de pouvoir bénéficier d’un tel équipement culturel à proximité de leur lieu de résidence, bien que ce dernier fasse concurrence à la petite bibliothèque du Corbusier aménagée dans l’immeuble par l’association des habitants dès l’origine.
« Je suis usager de la médiathèque de Rezé, elle est pas loin [...] mais j’y vais essentiellement pour internet, vous avez une heure pour consulter c’est quand même largement suffisant, vous faites ce que vous voulez en une heure et ça tourne bien, je trouve ça vraiment bien, et puis c’est pas loin… ça à ce niveau là, culturellement… oui ça c’est vraiment bien. » M. Jendoubi.
94D’une façon générale, les habitants qui militent pour la proximité, qui contestent la consommation de masse ou qui préconisent un moindre usage de la voiture, s’opposent à l’individualisme ambiant et défendent le rôle social joué par les services de proximité. En effet, c’est la convivialité et le maintien des liens sociaux que ces habitants veulent garantir. Mais plus encore, c’est la conservation de l’œuvre de Le Corbusier qui est défendue ici. Cette logique de patrimonialisation participe à la valorisation de la position sociale des habitants de la Maison Radieuse. Toutefois, les résidents de l’immeuble ne sont pas tous égaux face à ces logiques de distinction. Tous n’envisagent pas les choses de la même façon. Certains locataires HLM, culturellement défavorisés et dont les pratiques sont souvent liées à la nécessité, perçoivent difficilement les enjeux d’une telle attitude.
95Les années récentes voient les conceptions qui avaient été à l’origine de la Maison Radieuse et qui avaient perdu de leur pertinence du fait des évolutions sociales, se réactiver grâce à la richesse de leur contenu et à l’intérêt culturel qu’elles suscitent. Le phénomène de patrimonialisation, le classement comme Monument Historique, ont réinscrit l’immeuble dans une perspective socialement valorisée et valorisante et avec l’immeuble, c’est l’identité habitante qui est entrée dans cette nouvelle logique.
96Le Corbusier a pensé le lien social comme déterminant de la vie urbaine, il l’a pensé à travers la logique fonctionnaliste des services de proximité. C’est à travers la qualité culturelle de son œuvre que le lien social porte aujourd’hui encore l’identité habitante de la Maison Radieuse.
97Les thèses de Le Corbusier sur la proximité semblent être confirmées par l’évaluation des habitants, voire par les évolutions sociales récentes. Il nous faut encore être attentif à la façon dont est utilisé le parc de la Maison Radieuse. En effet, pour l’architecte, les logements doivent être prolongés non seulement par des commerces et des services collectifs, mais encore par des équipements de loisirs et de repos. C’est l’espace vert qui remplit cette dernière fonction, en proposant aux habitants un lieu pour la détente, le sport ou les jeux des enfants.
SOLEIL – ESPACE – VERDURE
98Dans son plan de cité idéale, Le Corbusier propose une architecture nouvelle que la formule « soleil – espace – verdure » résume parfaitement.
99« Soleil » : l’architecture de Le Corbusier est une architecture de lumière. Il la définit comme « le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière64 ». Quand il pense l’habitation des hommes, il l’imagine dans des formes primaires (géométriques) que la lumière éclaire et nous laisse percevoir de façon « nette et tangible, sans ambiguïté65 ». De plus, il affirme que la lumière est indispensable à la santé humaine et qu’« un nombre minimum d’heures d’ensoleillement doit être fixé pour chaque logis66 ». Dans ces conditions, Le Corbusier condamne tout logement qui serait orienté exclusivement au Nord ou privé de soleil par le jeu d’ombres projetées. « Le soleil est le maître de la vie […] Le soleil doit pénétrer dans chaque logis quelques heures par jour, même durant la saison la moins favorisée. La société ne tolérera plus que des familles entières soient privées de soleil et, par là, vouées au dépérissement67 » Pour que les logements puissent bénéficier d’un maximum d’ensoleillement, Le Corbusier imagine des bâtiments aux façades libres qui, dégagées des murs porteurs, pourront entièrement s’ouvrir sur l’extérieur par de larges fenêtres68. De même, pour permettre une diffusion suffisante des rayons du soleil, Le Corbusier soutient qu’il faut raser les constructions serrées des villes anciennes, privées d’espace et de lumière, et concevoir une ville moderne dans laquelle « la détermination des zones d’habitation [sera] dictée par des raisons d’hygiène69 ».
100« Espace » : Le Corbusier réprouve la sur-densité des villes, l’entassement des bâtiments, le manque d’hygiène : « Dans les secteurs urbains comprimés, les conditions d’habitation sont néfastes faute d’espace suffisant attribué au logis70. » Pour lui, il faut repenser la ville moderne en s’écartant du modèle des villes anciennes : « Il est temps de répudier le tracé actuel de nos villes par lequel s’accumulent les immeubles tassés, s’enlacent les rues étroites pleines de bruit, de puanteur, de benzine et de poussière, et où les étages ouvrent à pleins poumons leurs fenêtres sur ces saletés71. » Il ne s’agit pas de raser entièrement les quartiers historiques, mais de ne conserver que les monuments qui renferment une valeur artistique72 tout en détruisant les zones d’habitation insalubres : « Il est des moyens de sauver ce qui mérite de l’être tout en détruisant impitoyablement ce qui constitue un danger73. » La ville moderne selon Le Corbusier est une ville d’espace et de lumière qui replace l’homme et son logis au cœur des préoccupations architecturales et urbanistiques. « Les quartiers d’habitation doivent occuper désormais dans l’espace urbain les emplacements les meilleurs […] Il faut rechercher à la fois les vues les plus belles, l’air le plus salubre74. » La construction en hauteur s’impose comme une solution technique à cette problématique. En concentrant les fortes densités de population dans des tours de plusieurs dizaines d’étages, ce qui s’étalait jadis en surface, s’élèvera désormais en hauteur et libérera de larges étendues au sol. L’architecte imagine des tours d’habitation dressées à grande distance les unes des autres, rejetant loin d’elles les rues pleines de bruit et de circulation, pour le bien-être des habitants qui pourront ainsi bénéficier des vues les plus agréables, du calme absolu et de l’air pur. Il préconise également la construction sur pilotis pour dégager au sol des réseaux entiers de circulation, indépendants de l’encombrement des constructions. La ville ainsi aérée délivrera de vastes espaces et pourra s’étendre dans les verdures75.
101« Verdure » : Le Corbusier se livre à une critique des villes contemporaines dont il réprouve l’accroissement désordonné, mais surtout le manque de surfaces vertes et le non respect des conditions d’hygiène : « Les villes actuelles augmentent leur densité aux dépens des plantations qui sont le poumon de la ville. La ville nouvelle doit augmenter sa densité tout en augmentant considérablement les surfaces plantées. [...] Les appartements de résidence dans la cité ne peuvent être construits sur des rues en corridors, bourrées de tumulte, envahies de poussières, et sur des cours obscures. L’appartement de ville peut être construit sans cour et loin des rues, ses fenêtres donnant sur des parcs étendus76. » Il affirme que la nature doit être reprise en considération dans les plans d’urbanisme et que les agglomérations urbaines doivent être traitées en « villes vertes ». En préconisant un habitat en hauteur, qui permet d’assurer une forte densité d’habitation, il traite l’espace libéré au sol en larges zones de verdure : « Au pied des tours se déroulent des parcs ; la verdure s’étend sur toute la ville. Les tours s’alignent en avenues imposantes ; c’est vraiment de l’architecture digne de ce temps77. » Les conceptions urbanistiques de Le Corbusier font apparaître l’espace vert comme une entité de la construction de la ville rationnelle. Ses projets de « villes vertes » s’opposent au tissu dense des centres anciens des villes européennes, pour proposer des villes où les résidences verticales sont reliées entre elles par des espaces de nature et où le paysage devient un élément unificateur. « Il faut planter des arbres ! [...] L’arbre, en tout état de cause, s’offre pour notre bien-être physique et spirituel. Il peut appartenir au nouvel esprit d’architecture, à l’urbanisme imminent, de satisfaire aux plus reculées fonctions humaines, en reverdissant le paysage urbain et en mêlant à notre labeur la nature ; voilà notre esprit rassuré. [...] Le phénomène gigantesque de la grande ville se développera dans les verdures joyeuses78. » L’aménagement d’espaces verts aux pieds des tours d’habitation doit non seulement assainir les villes, mais encore servir à aménager les jeux des plus jeunes et les équipements sportifs pour tous comme prolongements des logements, « offrant mille occasions de saine activité ou d’utile délassement à l’habitant de la cité79 ».
102Pour Le Corbusier, l’architecte et l’urbaniste ont le rôle déterminant de répondre aux besoins sociaux nouveaux ouverts par le changement technologique. En replaçant l’homme au cœur de ses préoccupations d’architecte, il entend concevoir un nouveau modèle d’habitation dans des villes de lumière, d’espace et de verdure pour le plus grand bonheur des hommes. « Le premier devoir de l’urbanisme est de se mettre en accord avec les besoins fondamentaux des hommes. La santé de chacun dépend, en grande partie, de sa soumission aux conditions de nature. Le soleil, qui commande à toute croissance, devrait pénétrer à l’intérieur de chaque logis pour y répandre ses rayons, sans lesquels la vie s’étiole. L’air, dont la qualité est assurée par la présence de verdure, devrait être pur, débarrassé des poussières inertes aussi bien que des gaz nocifs. L’espace, enfin, devrait être largement dispensé80. »
103Le projet corbuséen, en réintégrant l’homme et la nature au centre des questions architecturales et urbanistiques, amorce une réflexion encore naissante après-guerre mais qui connaîtra un développement important dans le dernier tiers du XXe siècle : la pensée écologiste. En considérant « le soleil, la verdure, l’espace [comme] les trois premiers matériaux de l’urbanisme81 », Le Corbusier, pourtant empreint des conceptions hygiénistes de son époque, introduit néanmoins une analyse écologiste avant l’heure.
104Dans les cinq unités d’habitation de grandeur conforme, l’engagement de Le Corbusier pour la lumière, l’espace et la verdure a été respecté. À Rezé, la Maison Radieuse a été construite au cœur d’un vaste parc arboré, selon les principes chers à l’architecte : murs rideaux, ouverture des logements sur l’extérieur par de larges fenêtres, pignon Nord aveugle, aménagement d’un espace vert autour de l’immeuble. On remarque de loin l’édifice en béton brut que la polychromie des façades illumine. Dressé au milieu de son vaste parc, l’immeuble se hisse sur de larges pilotis, libérant ainsi l’espace au sol. Constituée de 18 niveaux, l’unité d’habitation présente l’originalité d’offrir des appartements en duplex tous traversants et bénéficiant donc d’une double orientation Est-Ouest (exception faite de ceux qui sont sur le pignon Sud). Les baies vitrées qui s’ouvrent sur toute la largeur des cellules donnent sur des loggias et libèrent de longues vues sur l’horizon. Le parc et le paysage environnant jouent un rôle fondamental dans le projet architectural soutenu à Rezé.
105En 1953, l’unité de Rézé a été réalisée dans un parc de trois hectares. Quelques années après l’arrivée des premiers habitants la superficie a été agrandie à six hectares. Les responsables de la Maison Familiale avaient imaginé qu’ils pourraient racheter des terrains afin de réaliser d’autres unités d’habitation. Mais aucun projet n’a jamais vu le jour, l’architecte départemental alors en poste s’y est violemment opposé :
« À partir du moment où on entrait dans les théories de Le Corbusier, c’était pas pour faire une unité d’habitation, c’était pour faire un quartier de Maisons Radieuses. Mais alors, on a eu à l’époque, comme architecte du conseil départemental, un féroce opposant de Le Corbusier, qui, donc, a profité de sa position d’architecte du conseil départemental pour s’opposer à toute extension de ce qu’on avait fait. Parce qu’on aurait pu très bien en faire deux ou trois. Ou quatre. Oui. C’est comme ça d’ailleurs qu’on a racheté, on avait trois hectares au départ et on a racheté trois hectares pour que la Maison Radieuse soit plus à l’aise sur son terrain. Mais il y avait à l’époque plein de terrains autour. On aurait pu en racheter82 »
106Dès 1955, le parc de la Maison Radieuse bénéficie de divers aménagements. Du côté de la route, au pied de la façade Est de l’immeuble, les pilotis géants se reflètent dans l’eau d’un petit étang, autour duquel il n’est pas rare de voir des enfants jeter du pain aux canards. De l’autre côté, quelques bancs agrémentent les pelouses et permettent aux parents de s’asseoir pour surveiller les jeux de leurs jeunes enfants. Plus loin, un terrain de sport est destiné aux adolescents (il s’agit d’un des premiers équipements du parc, des jeux pour les plus petits seront mis en place plus tard). Le parc privé, géré par la copropriété, a toujours été ouvert au reste du quartier. Lors de notre enquête, une habitante nous a fait remarquer que le parc du Corbusier, situé au cœur du bourg de Rezé, était le plus souvent utilisé comme un espace public :
« C’est un parc privé mais ouvert, vous le voyez bien, ouvert parce qu’il sert de lieu de passage entre les gens de la rue Jean-Baptiste Hamond, là, et ici, le quartier, notamment pour desservir la mairie. Les gens coupent à travers le parc. Y compris des classes qui vont à la piscine, qui vont, oui. Alors, je crois que les Rezéens n’ont pas, sont pas forcément bien au courant que c’est la Maison Radieuse qui entretient et qui supporte la charge. Ils ont tendance à considérer ça comme un espace public, point final. » Mme Boissay.
Les premières années dans le parc
107L’espace vert, pensé dans des perspectives hygiénistes, fonctionne, dès l’installation des premiers habitants, comme un véritable espace de sociabilité : les jeunes mères s’y retrouvent avec leurs enfants, les sportifs y font leurs exercices, les élèves de l’école sur le toit y jouent régulièrement, et les adolescents s’y donnent volontiers rendez-vous. Les plus anciens habitants nous ont raconté les fêtes, les séances de pique-nique, les concours de pêche ou encore les parties de pétanque… Incontestablement, le parc est vécu comme un lieu important de la vie collective83.
108Pour les premières mères de famille qui s’installent dans l’immeuble, le parc est un atout majeur. Plus besoin de se déplacer pour que les enfants jouent au grand air : au pied de l’immeuble, les petits, protégés de toute circulation, peuvent courir dans les verdures et respirer l’air pur. Il faut noter que dans ces années-là, les parents ont l’habitude de laisser jouer leurs enfants librement dehors84. La proximité de l’espace vert est donc ressentie par beaucoup de mères comme une nette amélioration des conditions de vie de leur famille :
« Oh bah moi, j’ai été tout de suite emballée parce qu’on vivait en ville sous les toits, c’était un changement… Ça n’avait rien à voir… Et puis on avait des enfants jeunes qui pouvaient encore profiter du parc et tout, c’était quand même l’idéal alors qu’on était en immeuble… Et surtout que le terrain de jeu… Bah y’en avait pas là où on vivait avant, c’était le centre-ville. [...] On n’a pas tout de suite vu toutes les commodités qu’il y avait autour de l’immeuble, mais on s’en est vite rendu compte ! On les a appréciées après. » Mme Grégoire.
109Pour les femmes de la Maison Radieuse dans ces années-là, le parc n’est pas uniquement le lieu de promenade des plus petits, il est également un espace de rencontres. En effet, les jeux des enfants sont souvent l’occasion pour les mères de famille de lier connaissance. De même, le parc est un espace important dans la vie des enfants de la Maison Radieuse. Certains de nos interviewés, qui ont vécu dans l’immeuble étant petits, témoignent de l’intérêt du parc pour les loisirs des plus jeunes :
« Mais c’est vrai que pour nous gamins ça a été fabuleux, hein, on avait chacun notre chambre, y’avait une salle de bain, y’avait le parc, il était pas aussi grand qu’aujourd’hui mais il y avait le parc, et c’était un changement de vie complet. » Mme Bialas.
« Les enfants sortaient. Il y avait toujours plein d’enfants dehors [...] Les enfants étaient énormément dehors. Je me souviens il y a… Il y a un grand terrain de foot. Le terrain de foot était complet. Les grands jouaient en équipe. » M. Richa.
110Le parc semble être un élément important du rapport des habitants à l’espace extérieur. Le Corbusier avait imaginé autour de ses unités d’habitation une « surface verte nécessaire à l’aménagement rationnel des jeux et sports des enfants, des adolescents, des adultes85 ». Dans les premières années de l’immeuble, l’utilisation du parc par les jeunes de la Maison Radieuse s’accorde aux thèses de l’architecte, ils utilisent en effet le parc comme un espace de divertissements ou de loisirs sportifs. Quant aux parents, ils sont satisfaits que leurs enfants puissent bénéficier d’un espace de nature et s’adonner à de « saine[s] activités[s]86 ». Les habitants de longue date nous ont par exemple raconté que les enfants et les adolescents de l’immeuble avaient jadis l’habitude de s’y retrouver librement pour former des équipes de football et affronter celles des autres quartiers :
« Mais moi, enfant, j’ai souvenir de… Enfin pas tout petit, mais à partir de six ans, je pouvais sortir dehors tout seul et il y avait tout le temps des enfants, des amis quelque part. C’était vraiment un lieu de vie. [...] D’ailleurs quand j’avais douze ans on organisait des matchs de foot… Des tournois, voilà. Juste entre nous, je veux dire entre gamins. Je me rappelle, on coupait l’herbe à la faucille et tout. Il y avait deux équipes du Château, l’équipe du Corbu, une équipe de Trentemoult et puis d’autres, Pont-rousseau… On réunissait vraiment beaucoup de monde, comme ça des équipes. [...] Enfin toujours est-il que… on a réussi à faire des trucs, il y avait des échanges vachement avec l’extérieur. Le Corbu, c’est un grand parc, donc ça intéressait aussi les autres… » M. Richa.
111Ces rencontres ont participé largement à la construction d’une identité corbuséenne. Mais aux dires des plus anciens habitants, les usages du parc ont peu à peu changé, les pique-niques et les concours de pêche se sont faits de plus en plus rares. Progressivement, si quelques enfants ont continué de jouer autour du bac à sable, il a été plus courant de voir les détenteurs de chiens s’y promener que les jeunes y organiser des matchs de football.
Ruptures et continuités
112Dans les premières années de vie à la Maison Radieuse, le parc semble être ressenti par les habitants comme un véritable prolongement de leurs logements. De fait, les utilisations du parc correspondent à la situation urbaine de l’époque et aux attentes de la population de départ. Rezé est dénuée d’équipements de loisirs, de structures sportives ou culturelles et les déplacements vers Nantes, mieux pourvue, sont restreints.
113Progressivement, les choses vont changer et les évolutions de la société dans son ensemble vont se répercuter sur la vie à la Maison Radieuse. La croissance économique forte des années qui ont suivi la construction de l’unité d’habitation et les temps du plein emploi ont permis une hausse exceptionnelle de la consommation. Électroménager, télévision, voiture, ou encore téléphone font irruption dans la vie quotidienne des Français et impulsent de nouveaux modes de vie. De même, dans les années soixante-dix, les politiques locales de gestion urbaine et d’aménagement des villes se développent. Les communes s’équipent progressivement en structures collectives (équipements scolaires, périscolaires, sportifs et culturels, etc.). Les citadins, qui ne rencontrent plus de difficultés à circuler grâce à l’essor de l’automobile, s’orientent vers ces infrastructures. Les villes et les agglomérations s’étendent. De plus en plus les citadins multiplient leurs déplacements et leur rapport avec l’espace urbain se transforme.
114Les changements sont associés à l’activité professionnelle des femmes, aux transformations des rythmes quotidiens et du rôle maternel que cela entraîne, aux modifications dans l’organisation des loisirs, ceux des enfants tout particulièrement. Beaucoup remarquent que la télévision est devenue pour eux une occupation prégnante, qui absorbe une bonne partie de leur temps libre, sans doute plus encadré par ailleurs par des institutions de type « centres de loisirs ». La sociabilité enfantine, dont on a dit l’importance dans les premières années, s’est trouvée transformée, ce qui expliquerait la moindre présence dans le parc de ces groupes d’enfants qui l’animaient autrefois.
« Des fois on se demande comment se fait-il que les enfants ne soient pas dans le parc ? Ils sont sans doute devant la télé à… parce que ça fait du bien aux enfants… de sortir, de prendre l’air. Et pis bon, ils ont besoin de se dépenser aussi. C’est vrai que dans le temps… ah si, ah si, il y avait des centres aérés quand même pour les enfants, mais peut-être pas le mercredi non plus et les petites vacances scolaires… Que maintenant, il y a des centres aérés le mercredi, il y a des centres aérés pendant les petites vacances scolaires. » Mme Pasqueret.
115Ainsi que le remarque cette habitante, l’encadrement des activités des enfants est sans doute devenu plus important. Cela ne fait que traduire une évolution plus générale dans la perception des loisirs et de la nécessité d’organiser ce temps, et d’aménager les espaces qui lui sont dédiés. L’idée que les espaces naturels sont d’emblée adaptés aux jeux et aux loisirs est ainsi à de multiples reprises présentée comme appartenant à une époque révolue. Si, à l’époque de la construction de l’immeuble, la simple mise à disposition d’un espace libre pouvait apparaître comme le plus formidable des terrains de jeux, entraînant une appropriation de cet espace extérieur par de nombreux enfants, les loisirs contemporains réclament au contraire de plus en plus d’installations techniques. Il n’est donc pas étonnant de constater que les enfants d’aujourd’hui n’investissent plus autant le parc qu’auparavant. Les plus ancien (ne) s habitant(e)s s’en désolent :
« Si quelqu’un descend régulièrement avec les enfants, pour qu’ils soient à l’air et au soleil, ça va toujours être les mêmes personnes, quoi, c’est vrai qu’on a repéré ici des gens qui ne sortent jamais, ça c’est bien dommage, c’est même grave à mon avis. » Mme Meira.
116D’un côté, une conception quasi « hygiéniste » des loisirs enfantins, à base de nature, d’oxygène et de soleil ; de l’autre, la nécessité d’installations et d’un « encadrement » de ces temps : se distraire impose désormais des dispositifs de plus en plus sophistiqués, destinés à des enfants de plus en plus jeunes. Seuls les enfants tout petits peuvent encore apprécier de simplement s’ébattre dehors. Cela explique sans doute pour une part les réserves des habitants récemment emménagés sur la qualité des équipements du parc :
« Le parc c’est bien pour les gamins, pour les enfants quand ils sont jeunes… Oui il est grand [...] Bah oui, quand on est locataire, qu’on a des enfants, on a envie que le parc soit amélioré, qu’il y ait des jeux pour enfants en état, qu’il y ait des choses bien, quand on est propriétaire, bah des fois on n’a pas envie de payer encore pour des travaux, on n’a plus d’enfant donc on n’a pas envie de… Pourquoi mettre un toboggan, on préfère mettre l’argent dans autre chose. » M. Nollier.
117Une conception plus « consommatrice » du loisir a émergé, qui suppose que les espaces intermédiaires puissent être utilisés (« consommés ») individuellement87, c’est-à-dire sans nécessairement passer par la socialisation dans un groupe. Les changements dans la propriété de l’immeuble ne sont sans doute pas sans effets sur ces conceptions : les locataires peuvent avoir le sentiment que des équipements permettant l’utilisation du parc comme espace de loisir individualisé leur sont dus par un propriétaire avec lequel ils n’ont qu’une relation instrumentale de paiement du loyer.
118Les changements sont aussi considérables dans la conception sociétale de la nature. La création d’une administration gouvernementale ayant en charge le patrimoine naturel de la France est l’aboutissement d’un processus qui a vu le jour dans les années soixante et qui s’est accéléré dans les années soixante-dix. En 1971, est créé le Ministère de la Protection de la Nature et de l’Environnement, qui se livre à une réflexion générale sur les problèmes de l’environnement, de la sauvegarde des milieux naturels et de la protection contre les encombrements de la vie moderne. Les différentes appellations que va prendre le Ministère, en fonction de ses orientations, reflètent les évolutions de l’idéologie environnementaliste depuis plus de 30 ans (Ministère de l’Environnement et du Cadre de Vie en 1978, Ministère de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement en 1997, Ministère de l’Écologie et du Développement Durable en 2001). Progressivement, la prise de conscience écologiste s’est diffusée dans la société dans son ensemble et a donné naissance à un nouveau vocabulaire : le terme « environnement » a remplacé celui de « nature », les « parcs » sont devenus des « espaces verts », et on parle désormais du « cadre de vie » pour faire référence à l’endroit où l’on vit. Protection de l’environnement, préservation de l’eau, élimination des déchets, lutte contre le bruit, pollution atmosphérique, économie d’énergie, ou encore alimentation « bio », etc. « Ces dernières années, les Français n’ont guère été épargnés par une actualité et des enquêtes qui mettent en avant les risques de notre développement industriel [...] Comment, dès lors, s’étonner que ces phénomènes aient des conséquences très directes sur leur appréhension du monde, mais aussi sur leur habitat88 ?»
119Cette prise de conscience écologique a remis l’accent sur une activité parfois un peu délaissée à la Maison Radieuse : le jardinage. L’association des habitants organise régulièrement des activités autour de l’entretien de l’espace vert. C’est un bon moyen de renouer avec la nature. Un potager a même été réalisé par quelques adhérents avertis. Une femme, membre active de l’association, nous a expliqué que les activités qui y sont proposées peuvent être une raison de fréquenter le parc.
« D’autres raisons pour fréquenter le parc, ce sont les activités. À certaines périodes on a fait des plantations, oui, il y a pas mal d’arbres du parc qui ont été plantés par les habitants. Il y a eu ça, il y a eu du jardinage. On a fait aussi l’opération nettoyage du parc. » Mme Boissay.
120L’association des habitants a toujours souhaité investir l’espace du parc comme un espace de vie, comme un lieu de la sociabilité habitante. Dès les années cinquante, elle participe à son aménagement et y organise des activités diverses par l’intermédiaire de son comité de plein air. En 1971, elle se fait entendre sur la question de l’extension du parking sur l’espace vert : son club nature est contre cet agrandissement. Il y a déjà 261 places et il faudrait trouver 33 places supplémentaires. L’association fait pression sur les gestionnaires pour qu’il y ait une organisation et une réglementation du stationnement des caravanes qui occupent des places dans le parking. L’occupation de cet espace commun divise les habitants : les uns y organisent de bruyantes parties de football, les autres veulent en faire un havre de paix pour les oiseaux et les derniers, parfois les mêmes, ont besoin de place de stationnement pour leurs voitures, leurs caravanes, ou leurs bateaux. Contre l’avis du club nature, une parcelle au fond du parc va être aménagée pour servir de garage d’hiver aux bateaux, caravanes et autres remorques. Des actes de vandalisme vont conduire les habitants à choisir un mode de stationnement plus sécurisé. Cette parcelle finira complètement désertée et en friche pendant plusieurs années, avant d’être réutilisée par l’association en 2004 pour y faire des jardins familiaux. Il a fallu débroussailler, épierrer, bêcher, répartir les parcelles, après plusieurs années d’abandon. Du comité plein air au club nature, en passant par les problèmes de stationnement des véhicules, une concurrence s’organise parfois au détriment du projet initial de Le Corbusier.
121En même temps que la société s’est transformée, la population de la Maison Radieuse a elle aussi évolué. D’abord, le développement social et économique des Trente glorieuses a permis à chacun de pouvoir accéder aux équipements autrefois réservés à une minorité. Comme pour l’ensemble des Français, le niveau de vie des habitants de l’immeuble s’est amélioré. L’accès aux biens d’équipement a largement participé au renouvellement de la vie dans l’unité. Mais il faut également noter que le profil sociologique de la population de l’immeuble a changé : si les ménages qui se sont installés dans les années 50-60 correspondaient souvent à un jeune couple avec enfants, les habitants de la première heure ont vieilli et les familles avec enfants ne représentent plus aujourd’hui la majorité. De plus, la modification des statuts d’occupation, par la loi Chalendon en 1971, a conféré à l’immeuble une situation inédite de mixité sociale comme on l’a vu plus haut. Peu à peu, les modes de vie et les pratiques d’habitation ont divergé selon les catégories sociales représentées. Dorénavant, les habitants n’ont plus un usage unique des équipements proposés dans l’immeuble. Cette différenciation des pratiques se cristallise notamment autour de la fréquentation de l’espace vert.
122Notre enquête auprès des habitants de la Maison Radieuse montre effectivement que l’utilisation du parc varie désormais en fonction de multiples facteurs. Certains habitants nous ont déclaré ne jamais utiliser le parc, il s’agit majoritairement de propriétaires sans enfant, plutôt âgés et culturellement favorisés. Ces derniers avouent souvent qu’ils préfèrent se rendre dans d’autres quartiers de la ville pour leurs activités de plein air. Les aménagements du parc de la Maison Radieuse sont mis en cause : l’espace vert à disposition n’est pas considéré comme un lieu « agréable », où l’on aurait envie de se promener ou de flâner. Au contraire, le quartier de Trentemoult, situé non loin au Nord-Ouest de l’unité d’habitation, est apprécié par ces mêmes habitants. Ce petit quartier de pêcheurs est réinvesti par une population d’artistes et de catégories socioprofessionnelles supérieures. Les habitants de la Maison Radieuse qui n’utilisent pas le parc de l’immeuble font régulièrement référence à ce quartier lorsqu’ils évoquent leurs sorties de plein air :
« Il n’est pas très bien aménagé ce parc [...] Et c’est dommage parce qu’il y aurait de quoi faire un parc magnifique avec l’espace qu’il y a [...] Non, il n’est pas agréable, c’est pas un parc où j’ai envie de descendre pour bouquiner les jours où il y a du soleil, quoi. Il y aurait de quoi faire quelque chose de beau [...] Donc quand je veux aller prendre l’air, je prends ma voiture et je vais à Trentemoult chez mes parents. » Mme Angélini.
« Dehors, non je vais très peu dans le parc, moi je suis pas… disons qu’en fait [...] souvent quand je vais faire mes balades, je vais dans la nature, bon j’ai besoin vraiment de l’eau, donc souvent c’est sur les bord de Loire, ou de la Sèvre nantaise, euh… Très peu ici en fait, très peu… Non j’en profite à distance, quelques fois il m’est arrivé de descendre, mais rarement, en six ans j’ai dû y aller trois ou quatre fois, ouais trois ou quatre fois, non je vais beaucoup me promener plutôt sur Trentemoult… » M. Jendoubi.
123Cette pratique laisse transparaître un phénomène qui se confirme peu à peu : l’utilisation du parc tend à être fonction des appartenances sociales. Ici, les habitants qui préfèrent se balader à Trentemoult plutôt que de profiter de l’espace vert de la Maison Radieuse rejoignent en réalité une population socialement plus aisée. Au contraire les usagers du parc se retrouvent le plus souvent entre parents locataires HLM.
124De même, une certaine partie des résidents disent ne pas rester au Corbu pour les week-ends ou les vacances. En effet, certains habitants possèdent une résidence secondaire à la campagne ou au bord de la mer et utilisent leur appartement simplement pour bénéficier de la proximité avec la ville.
« Quelques fois nous le week-end on s’en va plus dans la verdure, donc… On n’est pas souvent là le week-end non plus, ouais et puis à partir du mois de mai ou juin, on tourne pas mal non plus tout l’été… L’été on le passe pratiquement pas du tout ici… » Mme Amary.
« Oui, ça joue probablement et c’est vrai que bon… La maison de campagne ne nous appartenait pas et lorsque la propriétaire a décidé de la reprendre, euh on avait du mal à envisager de passer tout l’été dans l’appartement, bon peut-être parce que justement on avait pris l’habitude de partir en week-end et en vacances, et c’est vrai que bon rester tout l’été dans l’appartement maintenant… » Mme Bialas.
« Mais quand j’ai fait construire une villa à Pornichet, on a un peu corrigé le tir parce qu’au lieu d’acheter un appartement sur la côte, on a fait construire la maison, alors l’été on y allait [...] On s’en allait l’été à la mer, on s’en allait mi-juin, on rentrait mi-septembre. » M. Almera.
125Il s’agit souvent d’une petite maison avec jardin à la campagne ou au bord de la mer, qui permet d’échapper aux réalités de l’habitat collectif. C’est le besoin de retrouver le contact avec la nature qui est évoqué par ceux qui possèdent une telle résidence secondaire. Mais si ces derniers produisent un discours sur l’écologie ou le besoin de communier avec la nature, c’est aussi dans des logiques de distinction sociale. En même temps que s’est développée l’idéologie écologiste, la conception des espaces de verdure a changé. Si jusque dans les années soixantedix, les parcs étaient souvent considérés comme des équipements de loisirs, aujourd’hui les espaces verts interviennent dans l’appréciation du cadre de vie, parfois comme simple décor, mais aussi pour donner une respiration au quartier. Bien que son contexte d’énonciation fût tout autre, il semblerait que le point de vue de Le Corbusier sur l’espace vert comme « poumons de la ville » rencontre ici le récent discours environnementaliste.
126Même si les habitants ne l’envisagent pas toujours de cette façon, le parc de la Maison Radieuse réintroduit un espace de verdure en plein cœur du tissu urbain et pose la question de la nature dans la ville. Le Corbusier avait imaginé des espaces de verdure autour des tours d’habitation pour donner une respiration à la ville, pour lutter contre l’encombrement de l’espace urbain, pour permettre aux hommes de s’épanouir dans des conditions d’hygiène et de nature. Dans les années 80, la commune de Rezé s’est fortement urbanisée. Désormais au cœur de l’agglomération nantaise, elle bénéficie néanmoins de six hectares de nature en plein centre-ville. En effet, le parc de la Maison Radieuse n’a jamais été amputé et offre toujours aux habitants de l’unité d’habitation le privilège d’une vaste étendue de verdure au cœur de l’espace urbain. L’ensemble des habitants s’accordent sur la satisfaction de pouvoir disposer d’un espace de nature à proximité de leur logement. En plaidant pour la construction d’immeubles géants, distants les uns des autres et entourés de verdure, Le Corbusier entendait rompre avec l’opposition de la ville et de la campagne. Il s’agissait pour lui de réunir les avantages de l’une et de l’autre. Les habitants témoignent aujourd’hui de l’importance de la proximité avec l’espace urbain et dans le même temps avec la nature :
« On est proche de tout. On a la ville à proximité et on a aussi cet espace de verdure. Et sur Rezé, ça n’existe pas ailleurs quoi. Les amis qui ont acheté, il y a pas d’endroits avec les enfants pour pouvoir se balader sans forcément prendre la voiture. C’est vrai qu’ici le soir, si on a envie de prendre un bol d’air, on a le grand parc au fond. Ce cadre là, on le trouve pas ailleurs [...] mais c’est vrai que c’est pratique quoi. On n’arrive pas à envisager de prendre la voiture systématiquement pour aller se faire une balade. » Mme Hamon.
127La zone pavillonnaire qui entoure l’immeuble profite aussi de ces avantages. Le parc de la Maison Radieuse joue donc le rôle de jardin public et s’intègre pleinement au tissu urbain. Certains résidents des maisons qui le jouxtent se sont même engagés pour éviter qu’une partie en soit goudronnée. Une habitante raconte :
« La ville a voulu goudronner un petit bout de chemin au bout du parc, qui conduit à la rue Jean-Baptiste Hamond. Ce sont les gens qui nous ont dit : “il ne faut pas que vous laissiez faire ça !”, d’anciens habitants d’ici qui ont commencé une pétition pour dire : “non, non, non, on ne veut pas que ce soit goudronné, on veut que ça reste nature !” » Mme Boissay.
128L’élément naturel au cœur de la ville semble de plus en plus estimé. Pour les habitants ou les voisins de l’unité d’habitation, la proximité de l’espace vert intervient également dans l’appréciation du cadre de vie. Ce ne sont pas les avantages que présente le parc en tant qu’équipement qui sont invoqués ici, mais la composante écologique : le parc remplit son rôle de « poumon de la ville ». Ce principe cher à Le Corbusier, oublié dans les années de l’urbanisation massive, réapparaît aujourd’hui dans l’esprit des citadins autour des questions environnementales.
129Si les usages du parc se sont transformés au cours du temps, les jeunes mères continuent cependant à en être les premières utilisatrices. En effet, l’usage traditionnel de l’espace vert pour la promenade des enfants ne semble pas avoir été rompu. Toutefois, il faut remarquer que, sur notre échantillon, les femmes qui nous ont déclaré utiliser régulièrement le parc avec leurs petits sont toutes, sans exception, locataires. À l’inverse, cette pratique tend à disparaître chez les propriétaires. Ce phénomène est sans doute dû aux effets du cycle de vie : la moyenne d’âge des propriétaires que nous avons rencontrés est plus élevée que celle des locataires. De fait, l’utilisation de l’espace vert est étroitement liée au fait d’avoir de jeunes enfants. Malgré une désertion du parc, l’ensemble des parents interrogés s’accordent toujours sur l’importance de pouvoir bénéficier d’un tel espace pour les plus jeunes. Ce n’est pas tant l’équipement de loisirs qui est reconnu ici, que l’élément naturel, l’espace vert. Pouvoir élever ses enfants à proximité de la nature semble être très apprécié par les parents. Ces derniers trouvent primordial que leurs petits respirent l’air pur, puissent évoluer au milieu des arbres, soient en contact direct avec la nature. Encore une fois, les perspectives hygiénistes de le Corbusier se trouvent ici reformulées dans les conceptions écologistes de notre temps. Néanmoins, ces mêmes parents qui souhaitent élever leurs enfants dans les verdures, ne voient pas toujours d’un très bon œil les fréquentations que ces derniers peuvent entretenir dans le parc. Les parents sont parfois inquiets des réseaux de sociabilités qui s’y tissent entre les plus jeunes. C’est le mélange social qui est alors mis en cause : sans le formuler explicitement, les parents des catégories sociales les plus favorisées craignent que leurs enfants ne côtoient ceux des familles dites « à problèmes ». Ils tentent alors d’orienter les fréquentations de leurs enfants :
« Le parc les enfants commencent à l’utiliser. Le parc est fortement lié en fait à… Parce que le parc nous en tant qu’adultes, on ne l’utilise pas nous, non. Et le parc est pour les enfants, il est fortement lié en fait à la fréquentation générale de l’immeuble, et c’est vrai qu’il y a beaucoup d’enfants qui vivent à l’extérieur plus que chez eux ici. Pour les nôtres on essaye d’orienter les fréquentations et ils ont assez peu d’amis en fait ici, mais ils commencent à en avoir donc ils sortent plus dans le parc maintenant… » M. Marlin.
130Évidemment les problèmes s’aiguisent à mesure que les enfants grandissent. Déjà en 1960, P. H. Chombart de Lauwe écrivait : « Résoudre le problème du regroupement et de la surveillance des enfants dans la cité est un impératif urgent. [...] Ils sont plusieurs centaines dans les cités et ont tendance à se regrouper spontanément, c’est un besoin normal qui doit être satisfait. Mais livrées à elles-mêmes, ces bandes présentent des risques : il suffit souvent d’un seul enfant particulièrement instable et agité pour perturber tout un groupe. Tant que les enfants sont encore jeunes les dégâts sont limités : gros mots, agitation ne sont pas irrémédiables. Mais certains parents ne cachent pas leur inquiétude concernant l’adolescence89. » L’enquête menée à l’époque à la Maison Radieuse montre que les habitants auraient préféré que les jeux du parc soient regroupés en un endroit central et surveillé, aussi bien pour les petits que pour les adolescents. Un certain nombre de familles estiment en effet que leurs enfants sont devenus plus difficiles depuis leur arrivée dans la cité et attribuent cette transformation au regroupement sans surveillance d’un trop grand nombre d’enfants de milieux et d’âges différents. De nos jours, les conceptions de l’éducation ont évolué et les parents qui laissent leurs enfants sortir seuls sont désormais stigmatisés90. Ainsi, les mères de familles continuent de se retrouver dans le parc avec leurs plus jeunes enfants, mais elles utilisent désormais l’espace vert davantage comme un équipement de jeux pour les petits que comme un espace de rencontres et d’échanges entre les femmes de l’immeuble. De plus, si les équipements du parc suffisent aux plus jeunes, ceux qui sont destinés aux adolescents ne sont pas utilisés régulièrement. D’une façon générale, l’utilisation du parc par les adolescents pose problème, aujourd’hui comme avant.
La stigmatisation du parc
131Comme on l’a vu, les rassemblements de jeunes dans le parc et le problème de la surveillance des enfants commencent à poser question dès les années cinquante. Les mères interrogées à l’époque expliquent que, si les équipements pour les jeux des plus petits sont satisfaisants, le problème se complique à mesure que les enfants grandissent. C’est le manque d’équipements et d’activités culturelles pour les adolescents qui est mis en cause. L’équipe de P. H. Chombart de Lauwe note à ce propos que « si les dispositions des nouvelles cités marquent un certain progrès sur les anciens H. B. M., il n’en reste pas moins que l’insuffisance des locaux collectifs et l’absence d’animateurs spécialisés ayant des compétences éducatives facilitent l’éclosion des bandes pathologiques91 ».
132C’est encore le cas aujourd’hui. On estime souvent que les adolescents sont à l’origine des dégradations dans le parc ou à l’intérieur du bâtiment. Pendant les week-ends ou pendant les vacances scolaires, périodes où ils sont inactifs et « traînent » dans l’immeuble, les problèmes de voisinage s’aiguisent. Des conflits éclatent entre jeunes et adultes. Les adolescents se regroupent dans le parc, dans le hall ou dans les cages d’escaliers, notamment la nuit. Le bruit, les déchets qu’ils laissent derrière eux et les dégradations qu’ils occasionnent sont la principale source des discordes. Les jeunes de la Maison Radieuse, souvent peu mobiles, semblent s’approprier l’espace vert et les parties communes de l’immeuble. Les équipements de jeux dans le parc ou les activités proposées par l’association sont souvent destinés aux enfants, mais mal adaptés aux adolescents. Les aménagements qui leur sont proposés dans le parc ne remportent pas non plus un franc succès. Les adolescents investissent alors les espaces collectifs, et notamment le parc, d’une manière conflictuelle vis-à-vis des adultes. Si ce phénomène de regroupement des jeunes dans le parc pose quelques problèmes objectifs (petites dégradations), il apparaît essentiellement comme un fait de classe d’âge, un conflit de générations.
133Néanmoins, si les adolescents des années 50-60 étaient tous considérés de la même façon, il semble que les choses aient évolué et que le problème des regroupements de jeunes dans le parc soit devenu un support de la différenciation sociale. Les modes de vie se heurtent désormais à la catégorisation sociale et les adolescents qui posent problème sont souvent ceux des familles les plus démunies, ceux qui n’ont pas d’activités à l’extérieur, ceux qui ne partent pas en vacances, etc. Toutefois, on reste assez vague sur cette catégorie de population, on parle des « ados » mais on ne précise pas de quel type de famille ils sont issus, on se sent même parfois obligé de préciser : « c’est pas nécessairement ceux qu’on croit ». Le refus de juger les autres en relation avec leur niveau social et professionnel est régulièrement affirmé à la Maison Radieuse. Cependant, la conception de l’éducation des enfants et des adolescents est ici mise en relation avec le mode de vie et les valeurs des parents. Ne pas surveiller ses enfants dans les espaces collectifs et les laisser y flâner toute la journée est très mal jugé dans l’immeuble.
134Dans leur article de 1970 sur les grands ensembles et leur peuplement, J. -C. Chamboredon et M. Lemaire remarquaient déjà : « C’est dans les conflits qui naissent à propos des jeunes que l’on peut le mieux ressaisir tous les griefs portés contre les mœurs populaires. Dans les rapports quotidiens entre jeunes ou entre jeunes et adultes de classes différentes se trouvent pratiquement confrontées les méthodes d’éducation différentes des divers groupes. La condamnation, au nom de l’ascétisme petit bourgeois, des mœurs populaires qui abandonnent à la nature ce que devrait être une entreprise réfléchie d’éducation menée avec raison et méthode apparaît dans l’accusation, très fréquente, de laisser les enfants livrés à eux-mêmes92. »
135À la Maison Radieuse, on impute bien souvent à ces jeunes « livrés à eux-mêmes » le mauvais état des parties communes ou du parc. On les accuse également de provoquer des nuisances sonores, de se réunir pour boire et fumer dans les espaces collectifs, de se livrer à quelques trafics ou encore d’introduire des substances illicites dans l’immeuble :
« De toute façon la catégorie à problème de l’immeuble ce sont les ados, mais je crois que c’est la catégorie à problèmes partout et que bon bah c’est vrai… Qui est-ce qu’on trouve dans le hall alors qu’ils n’ont pas à y être ? Les ados. Qui est-ce qui fait du bruit dans le parc alors qu’il est 2h du matin ? C’est les ados. Qui est-ce qui laisse traîner les canettes de bière partout ? C’est les ados. Qui est-ce qui dévale les escaliers à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ? C’est les ados… » Mme Bialas.
« Ça perd en qualité, donc là il y a peut-être eu un manque de vigilance du syndic. Donc moi, quelquefois, j’ai du bruit, mais ça dépend des voisins, ça dépend des voisins, et puis ça dépend, il y a l’été, tout est ouvert, bon, il y a des jeunes qui mettent la musique à tue tête ils ne savent pas mettre ça doucement, ça fait quelques nuisances bien sûr… » Mme Douglas.
« C’est vrai que parfois on a des problèmes avec des jeunes… Ça pose des problèmes mais si tu veux c’est très difficile pour les HLM de les évincer. Le régisseur n’arrive pas trop à gérer tout ça, nous on se plaint des fois par rapport au bruit, on tape dans les portes, ou les motos et les mobylettes, les trafics de vélos et tout, mais bon ça de temps en temps y’a des trucs qui vont au commissariat de police… » Mme Meira.
« Et puis y’a quand même pas mal de jeunes dans l’immeuble qui zonent un peu, et même des fois moi ça m’arrive quand je vais courir de passer par les escaliers, bon des fois c’est un peu cracra, ça sent l’urine parfois, enfin bon une fois j’allais courir très tôt il devait être 8h et je tombe sur un jeune, je ne sais pas de quel étage il était, il était déjà en train de fumer son pétard à 8h du matin [...] mais des fois c’est surprenant, des fois on croise des jeunes qui sont totalement perdus, voilà que ce soit des canettes dans l’escalier, que ce soit des pétards qui ont été écrasés… » Mme Brémont.
136Les adolescents sont également accusés d’attirer d’autres jeunes du quartier dans le parc. Aux dires des habitants, les échanges entre les adolescents du Corbu et des ensembles de logements sociaux alentours sont fréquents. Le rapprochement paraît évident :
« On a des jeunes de la cité HLM du Château là, des fois on a des amitiés avec ici, parce qu’entre mauvais garçons on s’entend bien… » M. Jendoubi.
137On préfère parfois aussi attribuer les détériorations aux jeunes de l’extérieur. Peut-être est-ce une façon de défendre l’image de la Maison Radieuse ? L’exacerbation des problèmes de vandalisme ou de propreté est sans doute un signe de l’angoisse de subir la stigmatisation sociale. Toutefois, la dégradation du parc par des jeunes extérieurs à l’unité d’habitation apparaît à travers les entretiens comme une réalité effective :
« Bon c’est pareil y’a des petits soucis parce que y’a des jeunes qui viennent des fois de l’extérieur, ça boit des bières, ça laisse des bouts de verre partout [...] on a retrouvé des seringues, des trucs comme ça, bah bien sûr ils viennent de l’extérieur… » M. Nollier.
« Ça ce n’est pas nécessairement des gens du Corbu. Bon, il y a un lien, c’est-à-dire qu’il y a un ou deux jeunes du Corbusier et puis d’autres, qu’ils soient ici ou ailleurs, ils tournent. [...] Mais peut-être que les dégradations les plus importantes ont été faites par des gens de l’extérieur. Je crois, je crois. Parce qu’il n’y a pas la notion de respect de la part de quelqu’un qui vient de l’extérieur. » Mme Boissay.
138Le non respect des parties communes et du parc pose la question du plaisir d’habiter. Peut-on apprécier de vivre dans un endroit où les espaces collectifs sont détériorés ? Les adolescents sont montrés du doigt. Mais au-delà des inconvénients objectifs, c’est le mélange social qui est mis en question. Si les habitants de la première heure s’interrogeaient déjà sur les regroupements de jeunes dans le parc, ce phénomène prend aujourd’hui un sens différent. Les problèmes qui se cristallisent autour des adolescents sont désormais le reflet de la catégorisation sociale et participent à la stigmatisation du parc et de l’immeuble.
139La stigmatisation de l’habitat social, l’image des jeunes des cités qui squattent au pied de leur immeuble, la dégradation des parties communes, etc. expliquent certainement l’abandon du parc par certains résidents. Cette désertion trouve peut-être aussi son explication dans le changement de vocation de l’espace vert. En effet, si le parc était autrefois le lieu du contact habitant, des rencontres entre jeunes mères ou des jeux pour les plus jeunes, son image est mise à mal par une autre catégorie d’utilisateurs : les chiens ! Le problème de la fréquentation du parc par les propriétaires de chiens (qu’ils soient de l’immeuble ou non) est soulevé dans de nombreux entretiens et suscite de vifs débats. C’est un sujet qui revient de façon récurrente dans les conversations et il n’est pas rare d’assister à des disputes entre habitants à ce propos. La Maison Radieuse voit sa population canine augmenter d’années en années et les problèmes que cela engendre dépassent largement les limites du parc (les escaliers ou les ascenseurs sont régulièrement souillés par les animaux de compagnie). Les propriétaires s’insurgent alors contre le manque de respect des espaces collectifs :
« Y’a les propriétaires de chiens qui utilisent beaucoup le parc, certains viennent même habiter ici parce qu’il y a de la place pour les chiens ! À l’origine on n’avait pas le droit aux chiens, c’était interdit dans l’immeuble, les gens les sortaient en catimini, on voyait ça le soir, mais on n’avait pas le droit… Oui mais à l’heure actuelle c’est un problème… » Mme Bialas.
« Alors il y a le risque, un jour ou l’autre on aura un problème, hein, le risque dans les aires de jeux, les chiens non attachés. Il y a aussi les déjections des chiens qu’on trouve là où il ne le faudrait pas. Mais on ne peut pas être derrière chaque personne non plus. Mais il y a des chiens extérieurs à l’immeuble aussi qui fréquentent le parc [...] Après c’est une question de responsabilité à savoir qu’on a fait des normes d’habitation pour les familles. On dit que pour avoir droit à une aide, c’est tant de personnes dans un logement. Les chiens ne sont pas compris dedans. Et quand vous avez deux ou trois chiens… Pas que des petits, moi j’ai du mal à comprendre comment on peut avoir un chien, berger allemand ou autre, dans un appartement. » Mme Boissay.
140Concrètement, familles avec chien (s) et familles sans chien s’opposent et forment deux catégories de population bien distinctes. Bien évidemment il ne s’agit pas de n’importe quel type de chiens, ce sont les gros chiens, parfois considérés comme dangereux et souvent associés aux quartiers d’habitat social, qui sont montrés du doigt. Leurs propriétaires sont alors stigmatisés. Ils sont jugés par les autres habitants comme inciviques et parfois catalogués comme « familles à problèmes » :
« Attendez il faut voir les loulous qu’il y a hein, vous avez des pitbulls et tout hein, parce que y’a pas mal de chiens comme ça ici [...] Et puis y’a des jeunes cons qui n’attachent pas leurs chiens, les gens se battent ici pour que les gens attachent leurs chiens, mais y’en a qui respectent pas… » M. Nollier.
« C’est toujours toujours les mêmes, c’est les familles à problèmes qui n’ont pas de quoi manger mais qui ont des chiens, des dobermans qui mangent cinq kilos de viande par jour ! » M. Jendoubi.
141Les problèmes liés aux chiens, comme ceux posés par les adolescents, révèlent qu’il existe quelques formes d’incivilités dans l’immeuble. Mais au-delà des inconvénients objectifs, la question des chiens dans le parc ou celle des regroupements de jeunes est surinvestie symboliquement. La stigmatisation des « quartiers » se reporte alors sur l’image de la Maison Radieuse. L’insécurité sociale se matérialise dans les désagréments que causent les chiens et les adolescents. La mixité des catégories de population se heurte au problème récent de la relégation sociale.
142L’utilisation du parc s’est transformée à travers le temps : d’abord espace important de la sociabilité de voisinage, ensuite équipement apprécié par les jeunes mères et leurs enfants, il tend à devenir aujourd’hui un lieu porteur de différenciation sociale. Selon la façon dont ils utilisent l’espace vert, les habitants de l’unité d’habitation sont identifiés et assimilés à une certaine catégorie de population. Si certains usages du parc, tels que la promenade des mères et de leurs enfants ou encore tels que les activités de jardinage, ne sont pas mal perçus, au contraire, les petites « incivilités » sont attribuées aux habitants en situation précaire, aux familles en difficulté.
143Néanmoins, la question des hiérarchies sociales dans l’immeuble reste un sujet difficile à aborder et les habitants refusent d’imputer les diverses dégradations aux familles les plus démunies. Les interviewés nous ont répété à maintes reprises que la cohabitation avec des voisins de classes sociales variées était tout à fait possible, pourvu que chacun soit discret et que les autres soient respectés. La dénégation de la variable de classe semble pourtant traduire chez certains la crainte de juger les autres sur leur statut d’occupation et d’être jugé en retour.
144Si l’unité d’habitation est aujourd’hui confrontée aux problèmes liés à la stigmatisation des banlieues, il faut rappeler que le paysage a bien changé et que la Maison Radieuse doit désormais se faire une place dans un tissu urbain quelque peu décousu. En effet, l’unité d’habitation est entourée d’une petite zone pavillonnaire, tout en faisant partie du bourg de Rezé avec son centre administratif et quelques rares commerces. À moins d’un kilomètre, le quartier du Château est composé principalement de logements collectifs HLM et est aujourd’hui classé Zone Urbaine Sensible (ZUS). La vocation sociale de l’immeuble de Le Corbusier et sa proximité spatiale avec l’ensemble du Château favorisent, dans l’imaginaire collectif, le rapprochement de l’un et de l’autre. Dans ces conditions, il n’est pas certain que la modification des usages du parc contribue à pérenniser les perspectives humanistes et égalitaristes de la modernité défendue par Le Corbusier. Il semblerait que les évolutions de la seconde moitié du XXe siècle ne se soient pas développées dans les directions qu’envisageait l’architecte. Ce qui échoue ici, c’est l’idée du progrès social que promettaient les Trente glorieuses. L’idéologie progressiste défendue par Le Corbusier se trouve invalidée par les récents problèmes de relégation sociale que l’architecte n’envisageait pas.
145Si la plupart des habitants de la Maison Radieuse s’accordent sur l’intérêt de pouvoir bénéficier d’un vaste espace vert en milieu urbain, tous ne sont pas motivés par les mêmes raisons. Une partie d’entre eux, poussés par un sentiment écologique, met en avant le plaisir de vivre au milieu de la nature. Même si ceux-là ne descendent que très rarement dans le parc, ils sont profondément attachés au panorama dégagé par les six hectares de verdure :
« Moi ce que je dis aussi c’est qu’il y a l’environnement et moi ça prend beaucoup. C’est-à-dire se mettre à son balcon et voir du vert… » Mme Douglas.
« Là l’environnement est très spécial, très spécifique, avec beaucoup de lumière, la vue dégagée, une vue très lointaine, on a l’impression d’être ailleurs mais de ne pas être dans un appartement, un immeuble. Des fois même, j’ai l’impression d’être dans la montagne. » M. Lubin.
« Des fois j’ai l’impression de me retrouver à La Trinité-sur-mer, c’est la commune dont je suis originaire, et bah je vois ça j’ai l’impression des fois de me retrouver carrément vraiment tout près de chez mes parents quoi, bon parce que c’est vrai que ça a un cachet quoi, quand vous voyez ces cèdres tout ça, beaucoup de verdure, c’est vrai que les alentours tout ça c’est vraiment bien… » M. Jendoubi.
146Il s’agit souvent de jeunes propriétaires qui, pour des raisons professionnelles ou familiales, ont fait le choix de ne pas s’éloigner de l’agglomération mais qui aspirent à vivre dans la nature. Pour eux, l’unité d’habitation est un bon compromis : elle leur offre la possibilité d’être propriétaire d’un appartement dans un immeuble proche du centre-ville, tout en pouvant bénéficier d’un cadre de verdure exceptionnel depuis leur logement. Parfois, la vie dans les appartements de Le Corbusier a permis à ceux qui ambitionnaient de vivre en maison individuelle d’envisager une autre alternative :
« On cherchait plutôt une maison parce qu’on a beaucoup voyagé à l’étranger et on cherchait plutôt une maison, la nature avec le jardin pour ne pas être oppressé. Et on ne pensait pas du tout à ça. Après avoir visité l’appartement, on s’est dit que ça correspondait à nos attentes et le fait d’avoir voyagé pendant des mois et avoir vu pas mal de choses différentes, on est arrivé et je trouve que ça fait un super panorama, et on a vu ça tout de suite. » M. Lubin.
147Parmi ceux qui semblent le plus attachés au parc, un autre groupe se dégage : il s’agit des habitants les plus adeptes des conceptions de Le Corbusier, qui considèrent l’espace vert comme faisant partie intégrante du projet architectural et qui lui confèrent une valeur patrimoniale. Ils tiennent un discours extrêmement positif sur l’architecture de Le Corbusier en général et expliquent que le parc est un lieu important pour les habitants de la Maison Radieuse, un espace de rencontres qui favorise de lien social. Cette vision théorique laisse pourtant entrevoir un paradoxe : si on s’intéresse de plus près à la façon dont ces habitants utilisent le parc, on constate qu’ils ne s’y rendent jamais. Il s’agit le plus souvent de propriétaires, anciens dans l’immeuble, dont la moyenne d’âge est élevée et dont les enfants ont quitté le foyer. On comprend donc que ces derniers n’utilisent plus le parc comme avant. Leur nostalgie s’explique peut-être par leur souci de préserver l’immeuble dans son état d’origine, tant dans sa dimension architecturale que sociale. Il s’agit également d’individus culturellement favorisés et majoritairement adhérents de l’association des habitants. Tous militent pour la préservation de l’œuvre de Le Corbusier et s’activent dans des logiques de patrimonialisation. L’opposition entre leurs pratiques et le discours qu’ils véhiculent laisse percevoir leur volonté de valoriser leur lieu de vie. Si les habitants les plus militants construisent un discours positif sur le projet architectural et social contenu dans le parc et dénient sa désaffection ou les conflits qu’il engendre, c’est aussi pour préserver la qualité culturelle de l’œuvre de Le Corbusier. L’intérêt que suscite l’unité d’habitation n’est certainement pas étranger au souci de pérenniser les conceptions corbuséennes. Bien que celles-ci aient perdu de leur pertinence du fait des évolutions sociales, elles se réactivent aujourd’hui au travers du phénomène patrimonial et permettent aux habitants en pleine ascension sociale de s’inscrire dans des logiques de distinction.
148Dans sa conception originale, le parc a été pensé pour libérer l’espace autour des logements, ces derniers pouvant ainsi bénéficier des lumières et des vues les plus agréables93. Il a également pour vocation de permettre les activités de loisirs. Mais suffit-il de créer un lieu pour que les habitants y inscrivent directement leurs pratiques ? L’enquête révèle au contraire que les résidents de la Maison Radieuse se sont progressivement adaptés à cet espace au travers de leurs différences. Si certains d’entre eux se sentent valorisés par la patrimonialisation du projet de Le Corbusier, dont l’espace vert constitue un des principes fondamentaux ; d’autres, parfois les mêmes, souffrent au contraire de la stigmatisation de l’habitat social que révèlent les conflits à propos du parc.
149Dans La Charte d’Athènes, Le Corbusier dresse le tableau d’une ville chaotique, inhospitalière et malsaine, que les évolutions techniques et l’esprit nouveau doivent abolir. La cité, déchirée entre des centres asphyxiés et des périphéries « pullulantes », doit être repensée dans des dimensions nouvelles et rebâtie de fond en comble. Pour Le Corbusier, « les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se récréer (dans les heures libres), circuler94 ». Ces quatre fonctions essentielles de la vie urbaine s’inscrivent dans des territoires autonomes planifiés à l’avance. L’habitation est la première préoccupation de l’urbanisme et la construction en hauteur est la seule solution qui puisse résoudre le problème de la ville moderne. Tout en assurant une forte densité de population, elle permet la libération du sol pour y implanter des espaces de verdure et rendre la circulation plus aisée.
150Le projet des unités d’habitation de grandeur conforme met en pratique les théories urbanistiques de Le Corbusier. Bien qu’aucune des cinq unités réalisées n’ait été intégrée dans un programme urbain global, comme le préconisait l’architecte dans ses plans de « cités radieuses », elles reflètent toutes la volonté de rationaliser l’espace de la ville en replaçant l’habitation des hommes dans des « conditions de nature », en facilitant les déplacements et l’accès aux services collectifs, aux commerces ou aux équipements de loisirs. Les anciens collaborateurs de Le Corbusier insistent sur la dimension urbanistique, tout autant qu’architecturale et sociale, que porte le projet d’unité d’habitation de grandeur conforme : « l’unité d’habitation est la synthèse entre architecture et urbanisme. Plus qu’un bâtiment pour y loger des gens, c’est quatre cents logements regroupés en quartier vertical pour libérer l’espace au sol. On a toujours oublié de dire que ces unités devaient être plusieurs, formant des quartiers avec des commerces et des places. [...] Il y a eu dégradation de la pensée95 » ; « L’unité d’habitation est un élément fondamental d’urbanisme [...] Les aspects urbanistiques y sont presque plus importants que l’architecture puisque s’y trouvent des conceptions sociologiques qui n’ont pas été assez bien comprises. [...] Le Corbusier a eu l’intuition très pertinente que de grouper un juste nombre de familles devrait permettre de donner une grandeur conforme à une unité de caractère sociologique, à l’image d’un village étalé sur le sol dans la campagne96 ».
151À Rezé, la Maison Radieuse est restée solitaire dans le quartier du centre-ville. En cinquante ans, elle a vu se transformer l’espace urbain alentour et les usages de ses habitants. Bien que la petite commune de la périphérie nantaise ne se soit pas développée dans les perspectives du projet urbain fonctionnaliste, la confrontation des propositions théoriques de Le Corbusier à la situation actuelle de son bâtiment nous a permis de comprendre comment les conceptions urbanistiques corbuséennes ont rencontré les évolutions de la seconde moitié du XXe siècle.
152À l’entrée des premiers résidents dans l’immeuble, Rezé est un bourg de campagne isolé. Les déplacements des habitants sont compliqués, la Maison Radieuse est mal reliée à la ville de Nantes et les propositions de l’architecte sur la circulation échouent face à la réalité locale. Mais dans le même temps, l’isolement de l’immeuble et la carence des moyens de transport légitiment la mise en place de services de proximité et d’équipements collectifs à l’intérieur même de l’unité d’habitation. Le système de livraison, les commerces du hall ou l’école sur le toit-terrasse facilitent la vie quotidienne des habitants, qui valident ainsi les principes de Le Corbusier sur la nécessité de doter les immeubles d’habitation de services collectifs. Quant au parc, si les habitants ne l’envisagent pas forcément dans ces années-là comme un espace pour dégager « les vues les plus belles97 » ou procurer « l’air le plus salubre98 », ils l’utilisent effectivement en adéquation avec les conceptions hygiénistes de Le Corbusier comme un lieu où petits et grands peuvent s’adonner aux saines activités de plein-air.
153À partir des années soixante-dix, les évolutions de la société dans son ensemble transforment les pratiques des résidents de la Maison Radieuse. Ces derniers s’équipent progressivement de véhicules personnels. L’apparition de la voiture comme moyen de transport généralisé modifie considérablement le rapport des citadins à l’espace urbain. Ils n’hésitent plus désormais à multiplier leurs déplacements pour aller travailler, pour se ravitailler, ou tout simplement pendant leur temps libre. Face au développement de l’automobile, mais également des supermarchés et des équipements urbains en général, les services et les commerces de la Maison Radieuse n’ont plus de raison d’être et disparaissent peu à peu. Dans le même temps, le changement des statuts d’occupation a favorisé la différenciation des pratiques habitantes au sein de l’immeuble. Dorénavant, les résidents ne s’accordent plus sur l’intérêt des installations pensées par Le Corbusier. L’exemple des conflits qui surviennent à propos du parc le confirme. En effet, les problèmes liés aux différentes utilisations de l’espace vert renforcent le clivage entre les habitants qui sont dans des logiques de valorisation de la Maison Radieuse et ceux pour qui l’unité d’habitation est un immeuble HLM comme les autres. Ainsi, les conceptions urbanistiques de Le Corbusier se heurtent aux mutations des années 70 à 90 et se trouvent infirmées par les pratiques urbaines qui en découlent.
154Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, un discours inédit et des usages nouveaux se font jour à la Maison Radieuse. L’utilisation de l’automobile trouve ses limites face aux problèmes liés à l’encombrement du trafic et du stationnement, mais aussi face à la prise de conscience écologique. Peu à peu, les citadins choisissent de délaisser leur voiture au profit des transports en commun, du vélo ou de la marche à pied. La multiplication des déplacements et l’engorgement des centres-villes amènent également les habitants à regretter les services de l’immeuble pour leur proximité. Mais c’est surtout pour la convivialité et le lien social qu’ils pouvaient générer qu’on déplore leur disparition. Par ailleurs, certains habitants défendent les installations pensées par Le Corbusier comme faisant partie intégrante de la Maison Radieuse, désormais reconnue comme Monument Historique. La logique fonctionnelle s’efface donc face à celle de la patrimonialisation. De même, le parc, reconnu comme un élément fondamental du projet corbuséen, est défendu par certains habitants comme un patrimoine qu’il faut préserver. Le parc est aussi l’objet du discours de ceux qui s’attachent à préserver les espaces verts de l’urbanisation massive. Ce n’est plus tant son caractère d’équipement de loisirs qui est apprécié, mais son aspect naturel. Certains habitants ne l’utilisent jamais, pourtant ils sont heureux de pouvoir bénéficier de ce cadre de vie rare en milieu urbain. Ainsi, les théories de Le Corbusier sur les villes vertes se réactivent dans les conceptions environnementales spécifiques aux années 1990-2000. Cette fois, la logique hygiéniste s’estompe face à celle de l’écologie.
155En un demi-siècle, l’urbanisme fonctionnaliste de Le Corbusier s’est confronté aux pratiques des résidents de la Maison Radieuse. D’abord bien accueilli par les habitants de la première heure, il a ensuite été annihilé par les évolutions sociales des années qui ont suivi les Trente glorieuses. Puis, les problèmes de relégation sociale des années 80-90 se sont cristallisés autour du bâtiment emblématique de l’architecture moderne. Enfin, les convictions de Le Corbusier sur les villes vertes et les services collectifs se réactivent aujourd’hui autour de la patrimonialisation de l’immeuble et des récents discours, notamment dans les politiques d’aménagement, sur l’écologie et la proximité.
Notes de bas de page
1 Le Corbusier, Manière de penser l’urbanisme, Denoël/Gonthier, Paris, 1977.
2 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 84.
3 Le Corbusier, Urbanisme, Champs-Flammarion, Paris, 1994 (1re édition 1925), p. 10.
4 Ibid., p. 24.
5 Ibid., p. 68-69.
6 Ibid., p. 70.
7 Ibid., p. 81.
8 Ibid., p. 92.
9 Ibid., p. 113-114.
10 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, Paris, § 60.
11 Ibid., § 62.
12 Ibid., § 63.
13 Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-flammarion, Paris, 1995 (1re édition 1923), p. 35.
14 Les premiers habitants ont milité pour obtenir le passage d’une ligne de bus à proximité de l’immeuble (voir Chapitre IV).
15 Entretien avec les enfants de la Maison Radieuse, octobre 1959, Fonds privé Chombart de Lauwe, D3J 30, Archives de Paris.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 20.
20 Ibid., § 42.
21 Entretien avec les enfants de la Maison Radieuse, octobre 1959, Fonds privé Chombart de Lauwe, D3J 30, Archives de Paris.
22 P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 143.
23 Ibid., p. 143.
24 Ibid., p. 143.
25 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 15.
26 Ibid., § 46.
27 Nous reviendrons plus loin sur la question des équipements collectifs et des services de proximité.
28 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 47.
29 G. Dupuy, Les territoires de l’automobile, Anthropos, Paris, 1995, p. 36.
30 Ibid..
31 Source : INSEE, Enquête permanente sur les conditions de vie des ménages, 2004.
32 INSEE Première, « Pourquoi se passer de sa voiture ? », n° 607, septembre 1998.
33 INSEE Première, « Automobiliste, piéton, cycliste ou le gêneur gêné », n° 590, juin 1998.
34 Le Corbusier, Urbanisme, Champs-Flammarion, Paris, 1994, p. 110.
35 Y. Grafmeyer, Sociologie urbaine, Nathan, Paris, 2002 (1re édition 1995), p. 90.
36 Nous reviendrons sur la question de l’appréciation du cadre de vie dans le paragraphe « Soleil – Espace – Verdure » p. 87.
37 Nous reviendrons sur la question des services de proximité dans le paragraphe « Services de proximité » p. 71.
38 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 22.
39 Ibid., p. 20.
40 Ibid., § 22.
41 Le Corbusier, Urbanisme, Champs-Flammarion, Paris, 1994, p. 81.
42 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 9.
43 Voir X. Niel, « Pourquoi se passer de sa voiture ? », Insee Première, n° 607, septembre 1998.
44 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 88.
45 Les usages de ce parc sont présentés dans le paragraphe « Soleil – Espace – Verdure » p. 87.
46 La vie de l’association est développée dans le chapitre IV.
47 Voir INSEE Première, « De la grande surface au marché : à chacun ses habitudes », n° 636, mars 1999.
48 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 18.
49 Ibid., § 28.
50 Le guichet du Corbusier a été remplacé par l’agence postale du Château à quelques centaines de mètres de l’immeuble, sur une petite place commerciale, au cœur d’un quartier d’habitat social.
51 Ouest-France, 6 août 2002.
52 Idem, 9 septembre 2002.
53 Idem, 20 septembre 2002.
54 Voir chapitre IV.
55 Nous reviendrons sur la question des façades libres et de la construction sur pilotis plus loin.
56 Le Corbusier, Urbanisme, Champs-Flammarion, Paris, 1994 (1re édition 1925), p. 114.
57 J. Jenger, Le Corbusier. L’architecture pour émouvoir, Découvertes Gallimard, Paris, 1993, p. 79.
58 Ibid.
59 On en verra les particularités dans les chapitre III et IV
60 Archives départementales de Loire-Atlantique, dossier 1702W8.
61 Ibid.
62 Ibid.
63 Source : France portrait social, INSEE, édition 2002-2003.
64 Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-flammarion, Paris, 1995 (1re édition 1923), p. 16.
65 Ibid., p. 16.
66 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 26.
67 Ibid.
68 En 1914, Le Corbusier dessine un projet de maison standardisée, c’est le modèle « Domino ». Pour la première fois, il imagine de dissocier l’ossature (préfabriquée industriellement) de l’aménagement intérieur des logements. L’utilisation du béton armé va lui permettre de penser l’unité de base du système comme composée de trois dalles soutenues par six poteaux, eux-mêmes situés en retrait pour libérer les façades. Le Corbusier poursuivra cette logique dans tous les projets de logements qu’il entreprendra par la suite.
69 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 24.
70 Ibid., § 10.
71 Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-flammarion, Paris, 1995 (1re édition 1923), p. 43.
72 La conservation des bâtiments anciens pose problème dans toute entreprise de réhabilitation.
73 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 24.
74 Ibid., § 23.
75 On pense ici au Plan Voisin, projet pour la ville de Paris, imaginé par Le Corbusier en 1925 et dans lequel il entend faire ressortir les problèmes auxquels doit faire face l’urbanisme moderne.
76 Le Corbusier, Urbanisme, Champs-Flammarion, Paris, 1994 (1re édition 1925), p. 160.
77 Le Corbusier, Vers une architecture, Champs-flammarion, Paris, 1995 (1re édition 1923), p. 44.
78 Le Corbusier, Urbanisme, Champs-Flammarion, Paris, 1994 (1re édition 1925), p. 70-71.
79 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 38.
80 Ibid., § 12.
81 Ibid.
82 Entretien avec Jacques Gauducheau, ancien directeur de la Maison Familiale, 10 octobre 2003.
83 Nous le montrerons dans le chapitre IV.
84 On verra dans le chapitre III combien ont évolué les usages en fonction des modèles familiaux.
85 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 35.
86 Ibid., § 38.
87 Il peut s’agir de loisirs « pratiqués en groupes », tels les sports comme le football, mais auxquels chacun participe « individuellement », sans l’effort d’une réelle intégration dans le groupe.
88 F. Bellanger, Habitat(s). Questions et hypothèses sur l’évolution de l’habitat, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2000, p. 53.
89 P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 191.
90 Les logiques de surveillance, de sécurité et d’éducation interdisent de laisser les enfants seuls de nos jours, comme nous le verrons dans le chapitre III.
91 P. H. Chombart de Lauwe, Famille et habitation, tome II. Un essai d’observation expérimental, CNRS, 1967 (1re édition 1960), p. 262.
92 J. -C. Chamboredon et M. Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, XI, 1970, p. 23.
93 La perception par les habitants de cet aspect du projet architectural corbuséen sera traité dans le chapitre V.
94 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 77.
95 Propos de Pierre Riboulet, Urbanisme, « La ville selon Le Corbusier », n° 282, mai-juin 1995, p. 29.
96 Propos de André Wogensky, Urbanisme, « La ville selon Le Corbusier », n° 282, mai-juin 1995, p. 28.
97 Le Corbusier, La Charte d’Athènes, § 23.
98 Ibid.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'école et ses stratèges
Les pratiques éducatives des nouvelles classes supérieures
Philippe Gombert
2012
Le passage à l'écriture
Mutation culturelle et devenir des savoirs dans une société de l'oralité
Geoffroy A. Dominique Botoyiyê
2010
Actualité de Basil Bernstein
Savoir, pédagogie et société
Daniel Frandji et Philippe Vitale (dir.)
2008
Les étudiants en France
Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse
Louis Gruel, Olivier Galland et Guillaume Houzel (dir.)
2009
Les classes populaires à l'école
La rencontre ambivalente entre deux cultures à légitimité inégale
Christophe Delay
2011