Art et contestation
| ,7. Le rap engagé en Italie : un fil rouge entre les années 1968 et les années 1990 ?
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- 1 Lettre personnelle envoyée en août 1992 au Militant A après écoute du disque d’Assalti Frontali « (...)
1Ainsi réagissait en 1992 Renato Curcio, fondateur des Brigades Rouges, incarcéré alors depuis une vingtaine d’années pour « subversion de l’ordre constitutionnel », à la lecture des raps du groupe italien Assalti Frontali1.
2Que serait ce « fil rouge » qui relierait d’un côté, l’ex-leader brigadiste et avec lui une génération politique marquée par les « années de plomb », de l’autre, les groupes musicaux engagés qui naissent au tout début des années 1990 sur le terreau des squats autogérés, les Centres Sociaux Occupés et Autogérés (CSOA) ? La distance qui les sépare est en effet évidente et multiple, à la fois temporelle, générationnelle, d’expériences. Ce qui les réunit, c’est la conviction commune de s’inscrire dans l’histoire d’un même mouvement de révolte commencé en 1968 avec, certes, des implications et une stratégie différentes, ayant fait le choix, pour les uns en leur temps, de la lutte armée, pour les autres de la création artistique à laquelle ils assignent cependant eux aussi des effets politiques. Pour le comprendre, il faut revenir sur ces espaces particuliers, que sont les centres sociaux, d’incubation de la musique engagée et de floraison du « Mouvement antagoniste » qui a prolongé la révolte issue de 1968 en reprenant ce slogan du Mouvement autonome de 1977 : « Le pouvoir, c’est comme l’espace. Il se prend, il ne se réclame pas. » Ils ont été et demeurent le seul lieu de rencontre et en partie d’hybridation des révoltes politiques et culturelles qui se sont succédées en Italie pendant une trentaine d’années. Ils constituent par conséquent un objet d’observation extrêmement intéressant pour analyser les relations instables entre univers militant et univers artistique, en particulier avec l’expérience du rap engagé.
Le Mouvement Antagoniste
Un lieu d’hybridation des cultures juvéniles
- 2 En italien « cani sciolti », littéralement « chiens dissous ». Nous remercions chaleureusement Chr (...)
3Le fil rouge est d’abord tracé par le lieu d’agrégation d’une partie de ces deux populations : les CSOA, qui brassent depuis le milieu des années soixante-dix deux types de population : des jeunes et des individus très politisés. Ils sont en effet le produit de plusieurs strates contestataires successives. Squats par leur origine, ils s’inscrivent dans le mouvement d’occupations d’édifices publics ou privés qui commence en 1968 dans le premier souci de loger les nouveaux ouvriers des grandes métropoles du nord de l’Italie, puis de trouver un lieu de coordination des luttes et des organisations de l’époque. Ils mêlent des habitants aux « chiens sans collier2 », ces ex-militants orphelins d’organisation d’extrême gauche ou en dissidence avec elle qui y affluent dans un projet d’engagement social, à défaut d’être politique depuis la disparition des groupes extraparlementaires issus de 1968. À partir du milieu des années 1970, dans un contexte politique marqué par la radicalisation des groupes armés et du mouvement autonome, ils sont rejoints par les jeunes de banlieue populaire en situation de précarité multiple qui cherchent dans les squats de quoi occuper leurs loisirs à faible coût. Ils se sont eux-mêmes organisés dans des « Cercles du prolétariat juvénile », prélude au « mouvement des Indiens métropolitains » qui s’agrège de façon humoristique et iconoclaste à la révolte de 1977 et va permettre aux centres sociaux de ne pas être paralysés par la crise des groupes extra-parlementaires. Aux services déjà offerts (consultations médicales par des médecins militants, aide aux devoirs, « école populaire », restauration…), s’ajoutent alors des concerts et spectacles en tout genre, gratuits ou presque, des librairies et bibliothèques… Cette première génération des CSOA entre en phase de turbulence au début des années 1980. L’ensemble des groupes d’extrême gauche, clandestins ou non, est rudement touché par la répression puisqu’en 1983, on compte 5000 détenus pour délits politiques, 20000 inculpés et plus de 1000 personnes en fuite. Les militants qui en échappent découvrent pour beaucoup l’héroïne ; comme l’a montré en effet Alberto Melucci, le déclin du mouvement s’accompagne d’une envolée de la toxicomanie qui devient l’une des « voies de crise des mouvements », aux côtés du « terrorisme », du « néo-mysticisme » et du suicide (Melucci 1982, p. 123). Sous le coup de ce double contexte, les centres sociaux sont criminalisés et périclitent.
4À partir du milieu de la décennie, un nouveau souffle leur est insufflé par le mouvement punk, à l’impact bien supérieur à celui que l’on connaît en France. Son influence sur l’ensemble des CSOA se ressent à trois niveaux : l’accentuation des activités dites expressives, notamment musicales, mais aussi fanzines (500 à 600 estimés en 1984-1985) puis revues ; le développement des activités d’autoproduction dans le domaine artistique et littéraire ; l’introduction des technologies de pointe, en particulier de l’usage militant d’Internet. Le premier centre social « punx », Virus, s’ouvre à Milan, suivi du centre Victor Charlie à Pise, La Giungla à Bari, etc. Cette deuxième génération des CSOA les oriente résolument vers la création culturelle et artistique, par la vivacité de la production punk. Elle leur fournit également un symbole : un cercle, symbolisant la ville et sa fermeture (au-delà, la comparant à une prison ou un asile), traversé par un éclair (ou la foudre) représentant la jeunesse qui, en la transperçant, fait voler en éclats ses barreaux.
- 3 Il doit son nom à la fois en référence aux Black Panthers et à un épisode conjoncturel : la fuite (...)
5Une dernière strate est constituée par les jeunes étudiants venus du mouvement de contestation universitaire dit de la Panthère en 1989-1990, suscité par la réforme Ruberti, qu’ils accusaient de privatiser les universités3. Ce mouvement est de grande ampleur et assez dur, avec des occupations de facultés. Il rajeunit et gonfle numériquement la population fréquentant les squats où se mélangent plusieurs générations. Surtout, c’est vraiment à partir de cette période que les centres, lestés pour la plupart de leur dimension d’avant-garde politique, étendent leurs horaires d’ouverture pour répondre à la demande de socialité.
- 4 D’après Primo Moroni in Adinolfi (1994, p. 69). Deux ans plus tard, en 1996, Sandrone Dazieri en r (...)
- 5 Société italienne des auteurs et éditeurs, elle gère les droits d’auteurs rejetés par le « Mouveme (...)
6Au milieu des années 1990, les CSOA sont évalués à une centaine, répartis sur l’ensemble du territoire, périphéries urbaines comme zones rurales, mais de façon moindre4. Ils sont pour beaucoup précaires, instables, soumis aux risques des expulsions et parfois aux attaques très violentes, venues de groupes d’extrême droite ou skinhead, dirigées contre des individus les fréquentant (tabassage à coups de cric, « expéditions punitives », etc.) ou contre les centres eux-mêmes (incendie d’un centre proche de Padoue, Emo primo della lista, par la Falange Armata en 1993, attaque au cocktail molotov d’un centre romain…). La répression et ces menaces, bien que s’estompant avec le temps, confèrent d’une certaine manière un autre élément de continuité entre les années soixante-dix et quatre-vingt-dix. Drames (la mort après tabassage d’Auro Bruni puis l’incendie volontaire du centre romain Corto Circuito en mai 1991) ou expulsions (par exemple Leoncavallo en 1989 et 1994) soudent un ensemble par ailleurs hétéroclite. Les CSOA sont en effet très dissemblables, leur variété puisant à leur statut (illégal, toléré ou reconnu), lui-même variable selon les régions et les couleurs politiques des municipalités, à leur histoire et au projet de leurs animateurs, à leurs ressources humaines et matérielles, etc. Certains vivotent ou ne durent que quelques mois, d’autres déploient une intense activité depuis vingt ans. Mais ils furent, et quelquefois demeurent, le seul lieu de rencontre et de mélange, parfois conflictuels, entre la révolte politique portée par des groupes politiques d’empreinte marxiste ou libertaire, et la révolte sociale des milieux underground. Pour les plus militants, ils s’inscrivent dans la double filiation, certes lointaine, au mouvement ouvrier, étant entendu que les groupes d’extrême gauche, armés ou non, y sont inclus (Sommier 1992), et à la contre-culture dont l’origine remonte au mouvement beat. De cette hybridation et dans un contexte où n’existe plus aucune organisation légitimant les actions illégales, les CSOA seraient des espaces uniques où, par leur fréquentation, des milliers de jeunes transgressent la loi, « en pénétrant dans des espaces occupés, en assistant à des concerts sans SIAE5, en buvant des bières sans licence, en utilisant des drogues légères » (Dazieri 1996, p. 136). Ils sont à la fois le produit de « microconflictualités locales », des espaces auxquels est conférée une dimension politique à la fréquentation, des espaces de politisation possible aussi.
Des laboratoires de sociabilité
7Les CSOA, dans leur longévité, résultent en quelque sorte de deux expériences de violence : la violence politique des années 1970, dont ils recueillent les rescapés qui ont échappé à la prison et à la toxicomanie (ou qui en sont sortis); la violence sociale subie par les jeunes de quartiers en déshérence, sans travail ou précaires, qui y trouvent refuge et loisirs bon marché. Ils mélangent ainsi des populations éloignées sous le profil sociologique et aux attentes différentes. Ils fournissent refuge (certains diront ghetto) aux uns, ceux touchés par la répression (les militants puis les punks), accueil en quelque sorte récréatif aux autres, les plus démunis matériellement et culturellement. À lui seul, un tel brassage de populations est en soi original. Il explique en partie la mauvaise réputation qui est attachée aux squats qui, pour beaucoup et notamment les pouvoirs publics, sont vus comme des repères de « terroristes et de drogués ».
- 6 Ce public est estimé, à Milan, de l’ordre de 10 000 à 15 000 personnes les fréquentant régulièreme (...)
8Par cette coexistence hétéroclite mais aussi en raison de la répression dont ils ont été l’objet, les CSOA ont été des laboratoires de sociabilités et de pratiques alternatives pour des franges non négligeables de plusieurs générations. Ils ont constitué une « digue qui freine le délabrement, qui oppose à la progressive “désertification” urbaine une conception différente de la vie quotidienne » (Solaro 1992, p. 12). D’après une enquête menée en 1995 auprès du public des squats milanais (Consorzio Aaster 1996, p. 21-836), les motivations dominantes pour les fréquenter sont de différents ordres : « être ensemble » (41,6 %, une motivation qui décline avec l’âge), « pour les initiatives musicales » (32,1 %, surtout chez les moins de trente ans), « partage des objectifs politiques » (27,5 %), « pour les initiatives culturelles » (23,2 %) et pour « se confronter et discuter » (11,7 %), ces trois dernières motivations croissant avec l’âge (sauf pour la motivation politique, où l’on observe une pointe chez les moins de 18 ans). Motivations politiques et surtout expressives s’y côtoient. La variété d’usage se renforce de la variété des représentations que les publics se font du centre social qu’ils fréquentent. Ainsi, à la question de sa définition, arrive en tête celle d’un « groupe d’engagement social » (35,5 %), suivie de celle d’un « lieu pour se retrouver » (20 %), d’un « centre d’initiative politique » (12,2 %) et d’une « association culturelle » (11,9 %).
9Cette dualité renvoie à celle des publics qui seraient de deux types d’après Aldo Bonomi : la « bourgeoisie des savoirs » et ceux issus de la « désagrégation des groupes » (jeunes à la recherche d’un premier emploi, chômeurs). 16 % sont précaires ou chômeurs, 34,2 % étudiants, 30,8 % salariés (dont 43,7 % ouvriers et 28 % employés) et 16,3 % travailleurs indépendants. Parmi ces derniers, dominent les métiers de la communication (27,5 %) (Consorzio Aaster 1996, p. 29-35). Le capital scolaire des publics est varié : 36 % ont fait des études universitaires, 12,3 % ont un diplôme professionnel, 30,5 % sont bacheliers, 19,9 % se sont arrêtés au collège. Aux yeux de leurs animateurs, les CSOA sont par conséquent d’abord pourvoyeurs de socialité dans un contexte de désagrégation du lien social dont est porteuse la société post-fordiste ou post-moderne, pour reprendre les catégories en usage dans ce milieu.
Des espaces d’autoproduction
10La dimension culturelle des centres sociaux s’est renforcée avec la crise des organisations politiques. Jusqu’au milieu des années soixante-dix, la musique ne fait qu’accompagner le vent de révolte qui souffle sur l’Italie depuis les années soixante avec la chanson italienne de De Gregori, De André et de bien d’autres. Elle devient centrale et critique à l’égard de ces « compagnons de route » aux liens lâches avec le Mouvement mais au succès commercial certain, comme l’exprimèrent les « cercles du prolétariat juvénile » lors du concert du Parco Lambro de 1976. Mais c’est avec le mouvement punk que la musique s’affirme véritablement comme contre-culture, même si son slogan du « No future » est parfois mal compris par certains militants politiques. En fait, si les punks n’ont rien en commun avec leurs aînés anciens activistes, ils entretiennent de multiples relations avec des féministes, antimilitaristes, militants de la nourriture végétarienne, et anarchistes. Ils sont également investis dans les luttes pour le logement et contre la précarité à travers le Coordinamento di lotta per la casa et le Comitato di lotta dei precari. Et ils conçoivent sans doute leur implication dans les CSOA comme un engagement qui prend toutefois des formes très différentes de celui des centres de première génération.
- 7 Terme inventé en 1984 par le directeur d’une revue de science-fiction, Gardner Dozois, pour qualif (...)
- 8 Ce n’est qu’en 1999, soit cinq ans après son apparition, que l’on apprendra que ce nom cache en ré (...)
11L’importance du mouvement punk pour le milieu underground italien se ressent à deux niveaux. D’une part, dans l’appropriation et la politisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui l’infléchit en mouvement cyberpunk7 avec la naissance, notamment, de Decoder, « revue underground sur les thématiques de la communication », au milieu des années quatre-vingt. L’investissement du réseau informatique confère aux centres sociaux un rôle d’avant-garde culturelle (il préfigure ce qu’on appelle aujourd’hui l’hacktivisme). Il leur permet de pallier les difficultés de communication internes dues à leur variété et à la répression, et de se « reconnecter » en quelque sorte avec la contre-culture américaine qui se porte, elle aussi, sur Internet. Il donne naissance au réseau Ciberpunk, puis à l’ECN (European Counter Network) qui relie les CSOA aux radios et groupes « antagonistes ». L’usage de cet outil apparaît révolutionnaire par ses enjeux et son potentiel subversif que la grammaire autonome s’emploie à théoriser, aidée en cela par l’introduction, par les punx, d’auteurs de la contre-culture anglo-saxonne. C’est par exemple la maison d’édition punk Shake qui, dès 1993, traduit le bientôt célèbre ouvrage d’Hakim Bey sur les « zones d’autonomie temporaire » que seraient les centres sociaux et les espaces virtuels alternatifs : « La TAZ est comme un soulèvement qui ne se confronte pas directement avec l’État, une opération de guérilla qui libère une aire (de temps, de terre, d’imagination) et ensuite se dissout pour se réformer dans un autre lieu, dans un autre temps, avant que l’État ne puisse l’écraser » (Bey 1993). C’est elle qui fait connaître Luther Blisset8.
12D’autre part, le mouvement punk joue un rôle essentiel dans le dynamisme des activités d’autoproduction (revues, livres, disques, plus tard CDRom) et, là encore, dans la politisation de leur lecture : à côté du pirate informatique, s’affirmerait une nouvelle figure, le prosumer, anglicisme contractant « producteur » et « consommateur » pour désigner un individu engagé dans les pratiques contre-culturelles d’autoproduction, d’autoconsommation et d’autodiffusion. La politisation de ces pratiques préfigure les « idéologies pirates » actuellement en développement et fait des centres sociaux des sortes d’« îles franches », soustraites au contrôle étatique, en leur donnant un sens politique pour éviter la ghettoïsation.
13Les CSOA ont trouvé dans les radios libres (Black out à Turin, Onda Rossa à Rome, Sherwood à Padoue, etc.) liées au « Mouvement », parfois depuis les années soixante-dix, une caisse de résonance de leurs activités, quand ils ne sont pas liés directement à l’une, comme Radio Onda Diretta, puis Onda d’Urto au Leoncavallo de Milan. Une décennie plus tard, ils abritent également une forte activité d’autoproduction de biens culturels hors logique marchande. Les labels musicaux indépendants sont nombreux – une vingtaine au milieu des années quatre-vingt-dix –, dont certains réussissent à assurer l’ensemble du processus jusqu’à la distribution (la Wide Records, existant depuis 1988, l’Helter Skelter). Après le déclin du mouvement punk, c’est le mouvement hip-hop qui va principalement animer, dans le secteur musical, ces réseaux d’autoproduction.
14Mouvement punk et mouvement hip-hop entretiennent bien des points communs, outre le fait que certains musiciens soient passés d’un genre à l’autre, comme par exemple Il Generale, qui avait fait partie du groupe punk I refuse it !, avant de se lancer en solo sur la scène rap toscane. Comme le premier, le second se développe dans les CSOA. C’est en leur sein en effet que vont naître des groupes musicaux indépendants introduisant en Italie de nouveaux genres musicaux comme le rap et plus tard le raggamuffin : Assalti Frontali au CSOA romain Forte Prenestino, 99 Posse au centre napolitain Officine 99, AK 47…
- 9 Pour une autre approche, voir Traïni (1999, 2005).
15Punk et hip-hop sont tous les deux des genres musicaux voire des « révoltes de style » d’importation, mais l’un comme l’autre les italianisent rapidement, en choisissant la langue vernaculaire (avec souvent, pour les posse, comme Il Generale en Toscane ou les Sud Sound System en Salento, l’usage des dialectes régionaux) et en composant des textes dont certains renvoient directement à l’actualité politique du pays9. Mais à l’inverse du punk, rudimentaire d’un point de vue instrumental, le rap requiert du matériel technologique, à défaut d’instruments de musique. Comme le dit Primo Moroni (1991, p. 54), c’est une « improvisation de textes parlés (une sorte d’histoire orale quotidienne) » dont la base musicale est composée de musiques « soustraites à la production officielle » et retravaillées par les nouvelles technologies. On le voit : la politisation de l’usage social des technologies, à l’œuvre dans le mouvement cyberpunk, est à nouveau invoquée à propos du hip-hop par une partie des plus actifs du mouvement. Par leur coût toujours plus modeste, ces technologies apparaissent, à la différence des médias classiques comme le livre ou la peinture, égalitaires, reproductibles à l’infini (Enzensberger 1974) et potentiellement subversifs.
16Enfin, on l’a dit, les groupes de rap prennent la relève des punks dans l’animation du secteur de l’autoproduction. Assalti frontali participe ainsi au réseau d’autoproduction, le GRA (Grande raccordo autoproduzioni), l’associant, au milieu des années quatre-vingt-dix, avec les infoshop de plusieurs centres sociaux – lieux de diffusion des revues et des livres –, le label indépendant Wide Records, la maison d’édition alternative Nautilus et la revue DeriveApprodi. Il suscite un circuit d’autoproduction proprement musical : Musica Forte, qui rassemble d’autres groupes de rap comme AK47 et One Love Hi Pawa, avec une salle d’enregistrement installée au CSOA romain Forte Prenestino. Ensemble, ils monteront un label, La Cordata, qui produira le rap de Lou X, Brutopop ou South Posse.
17Ces groupes ont en commun, même à des degrés différents, de concevoir la création artistique comme un engagement social et pour certains politique qui les rattache d’une manière originale à l’histoire longue de la rébellion sociale voire pour quelques-uns du mouvement ouvrier et ce, de façon plus nette que le punk, lui de filiation plutôt underground. Le plus emblématique à cet égard est le groupe de Assalti Frontali qui a été pionnier et certainement leader de cette galaxie musicale qui émerge de façon concomitante au mouvement estudiantin de La Panthère, en 1990.
Le rap engagé
Des marqueurs politiques
- 10 C’est d’ailleurs le seul qui reste de bout en bout dans le groupe, à la différence de Brutopop, Ca (...)
18Assalti frontali est un posse à géométrie variable par définition qui évolue à partir de 1990 autour de quatre hommes d’une trentaine d’années, dont le chanteur principal ancien DJ, Militant A, est une figure charismatique10. Il y a à Rome au même moment un autre posse de même empreinte, dont il ne reste rien, Studio Clandestino, lié à l’Autonomie, à Radio Proletaria et aux occupations illégales de plusieurs CSOA.
- 11 À noter que le premier groupe armé des années soixante-dix, fondé par l’éditeur Giangiacomo Feltri (...)
19D’emblée, Assalti frontali multiplie et affiche des signaux clairs le situant dans une perspective politique. Par son nom tout d’abord : Assauts frontaux et, avant, Onda Rossa Posse, à visée offensive et se revendiquant d’un héritage « rouge », dans l’objectif de rompre avec la « culture des échecs » qui aurait été celle des années quatre-vingt (Militant A 1997, p. 28). Par le sigle choisi qui adapte celui des Brigades Rouges : une étoile à cinq branches avec au centre une panthère, symbolisant d’une certaine manière la synthèse des mouvements de contestation des années 1960 jusqu’aux années 1990. Cela s’explique par le fait que le groupe est très actif dans le mouvement d’occupation des universités qui se déploie à partir de janvier 1990. Il lui fournit une sorte d’hymne : Batti il tuo tempo, il l’anime musicalement, notamment lors d’un concert donné de façon improvisée à l’issue d’une manifestation de 50000 étudiants réclamant le groupe. Son succès est tellement rapide qu’il est ensuite invité par Leoncavallo aux « trois jours contre l’héroïne et la répression » organisés à Milan au Parco Lambro, puis à une fête du journal communiste L’Unità à Florence au cours de l’été. Ses références littéraires et artistiques sont elles aussi marquées quoique hétéroclites : les livres de Renato Curcio, du Black Panther, de la contre-culture anglo-saxonne comme Hakim Bey, de Luther Blissett, les textes des raps de Public Enemy. Deux se distinguent cependant dont l’enjeu n’est rien moins que la filiation du mouvement de révolte des années soixante-dix à la Résistance : le livre de Giovanni Pesce, Senza Tregua, qui retrace l’histoire du groupe partisan GAP (Gruppi di Azione patriottica11) et inspirera plusieurs chansons (en particulier Fascisti in doppiopetto) ; celui de Nanni Balestrini, Les invisibles, qui raconte le parcours d’un jeune Autonome du Mouvement de 1977, de son « éveil » politique jusqu’à son incarcération préventive.
- 12 Les « massacres d’État » (strage di Stato) sont ainsi appelés en raison de la collusion d’une part (...)
- 13 Cette traduction, par les soins de l’auteur, est de mauvaise qualité en raison de la grande diffic (...)
20Mais bien sûr, c’est par les thèmes abordés dans ses compositions qu’Assalti Frontali se forge son identité. Comme tous les raps, ils expriment la déshérence urbaine, la solitude et le sentiment d’adversité (Terra di nessuno, Questione d’istinto, Verso la grande mareggiata). Ils mêlent aussi souvent dans une même dénonciation des épisodes de l’actualité politique du moment : la guerre du Golfe (Baghdad 1.9.9.1. puis, lors de la seconde guerre, Baghdad Baghdad), la répression des CSOA (Batti il tuo tempo), les violences exercées par l’extrême droite, l’arrivée au pouvoir de Berlusconi (Fascisti in doppiopetto) et les événements tragiques des années 1970 comme les « massacres d’État12 ». Le présent est ainsi étroitement imbriqué au passé des années 1970 qui, en Italie, restent taboues. « La loi n’est pas égale pour tous/donne-moi du temps dans un moment tu auras un exemple/Renato Curcio/il y a ceux [pour lesquels c’est] toujours fête et d’autres qui sont « dedans » [la prison]/des heures, des jours, des mois, des années de prison auront un sens/Licio Gelli/il n’a même pas été jugé et tu restes silencieux, es-tu stupide ? » (extrait du rap Dobbiamo esserci, 199213).
21Deux mondes sont irrémédiablement opposés : d’un côté, celui, pêle-mêle, des hommes politiques (souvent corrompus et associés aux « chevaliers » de l’industrie italienne comme Agnelli, parfois même à la mafia), des forces de l’ordre brutales et parfois complices des « fascistes », des journalistes fréquemment insultés (les deux constituant des « catégories à risque », disait un rap de Onda Rossa Posse) ; de l’autre, une communauté chaleureuse mais sans cesse victime (de la répression, de l’extrême droite, de l’économie de marché, de la toxicomanie, de l’absence de perspective politique aussi), une communauté aux contours indéfinis en dehors de son ancrage dans les squats. C’est peu dire que les textes sont presque toujours très sombres et parfois violents même si la violence immédiate de certains est systématiquement tempérée par l’objectif strictement symbolique qui leur est donné. Par exemple, il s’agira de «lancer des pavés et des bombes pour faire éclater les lieux communs ». La dénonciation virulente des « sbires fascistes » ou des « flics » n’est jamais accompagnée d’appels à la violence comme ce peut être le cas dans le rap américain et même français, quoique plus rarement.
22Nombreux sont ses raps qui, incidemment, presque par effraction, affichent une appartenance communiste et/ou un appui aux militants d’extrême gauche incarcérés : « Je suis fils du rêve du communisme/tu me dis que je ne peux pas vivre en paix/je voudrais te serrer fort/voici le monde où nous vivons, il ne s’enfuit pas/mais nous descendrons dans la rue à un million/tu verras » (extrait de Conflitto, 1996). Deux textes sont entièrement consacrés à la rébellion armée des années soixante-dix. Le premier est une chanson Hommage à Sante à sa sortie de prison, après plus de vingt ans d’incarcération (1990). Sante Notarnicola fut au cours des années de plomb un symbole : rebelle social (braqueur), il s’est politisé en prison au contact des détenus politiques. Il représente à sa manière cette alliance entre lumpenprolétariat et intellectuels (ou apprentis intellectuels) révolutionnaires qui a présidé à la formation de certains groupes d’extrême gauche et que l’on peut observer physiquement dans certains squats. On retrouve Sante Notarnicola dans le second album d’Assalti Frontali en 1992, où il lit sur fond musical une poésie intitulée La nostalgie et la mémoire, véritable hymne au mouvement ouvrier.
23Ces références textuelles témoignent d’abord de la volonté de faire connaître un passé qui ne passe pas, dans un désir de mémoire que l’on trouve aussi (et sans doute n’est-ce pas un hasard) chez le mouvement étudiant de la Panthère. En février 1990, celui-ci avait en effet organisé, dans une faculté de science politique occupée, un cycle de « séminaires autogérés » sur les « vieux et nouveaux mouvements » qui avait déclenché chez des journalistes une polémique et même des accusations d’instrumentalisation en raison de la présence d’un ancien détenu d’un groupe armé d’extrême gauche venu témoigner de son expérience militante et carcérale. Dans un texte de réponse intitulé « La mémoire n’est pas une faute », le mouvement avait répondu que ce « défi culturel » était un « signe manifeste de maturité de la part d’un mouvement de jeunes qui, seul, avec ses propres instruments, veut connaître l’histoire des générations qui l’ont précédé » (Capitelli 1990, p. 204).
24À ce langage explicitement politique, s’ajoutent les actions et manifestations de solidarité en faveur des acteurs des années de plomb. Ainsi, le 27 juin 1992, le groupe tiendra un concert devant les portes de la prison de Rebibbia en faveur de l’amnistie des détenus politiques. 2 000 personnes y assistent, chansons et interventions alternent sous une banderole « Liberté pour les communistes ». L’opération rappelle la manifestation du 9 juillet 1983 contre les prisons spéciales comme Voghera qui s’était terminée sur 330 arrestations. Sans aucun doute, les groupes de rap en question espéraient que le vecteur artistique favorisa chez les plus jeunes une prise de conscience politique qui les rapproche de la génération de leurs aînés engagés politiquement. Le faible écho que rencontra pourtant le mot d’ordre simple et a priori fédérateur, dans ces milieux, d’amnistie politique n’en fut pour eux que plus décevant. Il pointa pour la première fois les limites de l’expérience de « conscientisation ».
Les tensions entre le politique et le culturel
25La réussite est en revanche certaine du point de vue musical : le premier disque (Batti il tuo tempo, de Onda rossa posse) en 1990 est vendu à 2 000 copies, le deuxième, Terra di nessuno, à 10000 en deux mois en 1992 (environ 10 % sont vendus dans les centres sociaux), le troisième, Conflitto, à 25 000 en 1996. Ce dernier a été comme toujours produit par Musica Forte mais distribué en kiosque par le quotidien de gauche Il Manifesto. Financièrement c’est une catastrophe, entre les disques « vendus » dans les squats mais fréquemment impayés, et les coûts importants de l’autoproduction, le groupe ayant décliné les appels du pied des majors, à l’inverse des 99 Posse. Son intransigeance le fait même refuser de voir figurer sa chanson Sud dans la bande musicale du film du même nom de Gabriele Salvatores qu’elle avait inspiré (il y était question d’une occupation tragique et violente d’un centre social du Mezzogiorno), parce qu’elle a été produite par Sony Music.
26Déception et découragement sont perceptibles à partir de 1996 certes pour des raisons matérielles (aucun musicien ne retirant de ressources de ses activités musicales depuis six ans), mais plus encore pour ce que celles-ci signifient aux yeux en particulier de Militant A : manque d’efficacité du circuit autogéré, fréquemment paralysé par les querelles internes et l’inertie de son organisation anarchique ; conscience politique faible voire nulle de nombre d’amateurs qui se comporteraient en purs consommateurs de musique sans investissement autre (financier ou militant). De ce point de vue aussi, la faillite du projet d’Assalti frontali de « conscientisation », pourrait-on dire, serait patente.
- 14 Cox 18 est occupé via Conchetta, à Milan, depuis la fin des années soixante-dix. Il est original p (...)
- 15 E. Guarneri, dit « Gomma », membre fondateur du collectif Helter Skelter, document dactylographié, (...)
- 16 Ibidem, p. 14.
27En fait, cette question n’est pas nouvelle. Elle renvoie à une tension presque originelle qui traverse les centres sociaux. Leur histoire fait apparaître un changement d’équilibre entre les « politiques » et les « culturels » et, à partir des années quatre-vingt, une coexistence parfois difficile entre d’un côté, leurs animateurs, très politisés, qui participent à l’organisation du lieu, et de l’autre, leurs « usagers », passifs, intéressés par la convivialité des lieux et la consommation culturelle. Ce glissement se repère par exemple dans la confrontation des projets des CSOA milanais Leoncavallo et Virus, l’un représentant la première génération, l’autre la seconde. En 1977, après deux ans d’existence, Leoncavallo animait des activités postscolaires et une école populaire, des ateliers culturels (graphisme, musique, théâtre, cinéma), une librairie, un centre d’information sur les drogues et pour la santé des femmes, des cours de gymnastique et gardait sa « commission antifasciste ». Peu de temps avant son expulsion en mai 1984, le centre Virus avait quant à lui élaboré un projet de Centre polyvalent qui devait comprendre une librairie, des salles de lecture et de projection, un équipement vidéo assez sophistiqué, des équipements radio et un studio radio, une salle d’enregistrement insonorisée, une salle de répétition et une de concert. Le passage de la première à la deuxième génération ne s’est pas fait sans tensions et parfois incompréhensions. L’indifférence des « punx » à l’égard de la question du pouvoir, ou ce qui leur apparaissait comme telle, irritait les « compagni » (les camarades). E. Guarneri, dit « Gomma », fondateur du collectif punk Helter Skelter et « animateur » du centre de filiation plutôt underground Cox 1814, évoque ainsi une « espèce de conflit souterrain entre les héritiers de l’hyperpolitisation de la fin des années soixante-dix et l’émergence de formes d’agrégation proprement postpolitiques induites par la désagrégation tant des formes de représentation (y compris extra-institutionnelles) que des modifications des tissus productifs typiques des sociétés post-industrielles15 ». Un rapprochement avait été finalement conduit avec le CSOA historique Leoncavallo par la co-organisation d’un événement culturel : les « trois jours de la contre-culture underground », afin de « jeter un pont entre les années 60 et les années 80, entre hippy et punk16 ».
28Leoncavallo a certes toujours abrité des activités culturelles mais en les subordonnant à l’objectif premier : la « militance ». Ainsi que le rappelle le metteur en scène Danio Manfredini, « la conception existant alors était que le théâtre devait être fonction de l’action politique, au service de la promotion de l’action politique » (in Ibba 1995, p. 147). Au fur et à mesure que se déplace l’équilibre entre les activités politiques et les activités culturelles, au profit des secondes, la question de leur place devient récurrente qui aboutit à la fin de la décennie 1980 à la distinction entre les activités culturelles « finalisées à la propagande (concerts, spectacles) et l’événement culturel comme communication sociale » (Ibba 1995, p. 164). La Commission culturelle auparavant « subordonnée à la gestion politique » disparaît pour laisser les initiatives culturelles à la libre discussion de l’assemblée. Avec elle le théâtre politique aussi, au profit de créations « expérimentales ». Mais la question de la place des activités artistiques dans les centres sociaux demeure et se déplace avec le changement d’équilibre qui s’accomplit en leur sein même, c’est-à-dire le poids grandissant des concerts (5000 à 6000 spectateurs hebdomadaires au milieu des années quatre-vingt) et l’ouverture, après 1989, de la « discothèque populaire », qui voisinent des initiatives culturelles de très grande ambition (expérimentations théâtrales, expositions d’art moderne). L’investissement « culturel » des centres sociaux peut alors suggérer un développement parallèle des événements de « basse culture » et de « haute culture » qui fait redondance avec la dualité des publics. Et même les promoteurs des activités les plus populaires (les plus juvéniles aussi) déplorent une moindre étanchéité entre la programmation musicale des grands CSOA et le circuit commercial, des concerts plus impersonnels, « une fréquentation moins consciente de la valeur culturelle et politique de la soirée » (Ibba 1995, p. 181), au profit du strict acte de consommation.
29Cette tension identitaire des CSOA est d’autant plus aiguë au milieu des années quatre-vingt-dix qu’elle en croise une seconde générée par le débat houleux autour de la question de leur institutionnalisation. Les « années de plomb » définitivement closes, et le débat public désormais tourné vers la « crise du lien social », les activités d’utilité publique des centres sociaux commencent alors à être reconnues. Elles existent depuis leur origine, en particulier dans le domaine scolaire et parascolaire (cours du soir, d’alphabétisation, soutien scolaire après l’école ou au cours de l’été), et dans le double versant, préventif et curatif, de la toxicomanie. Avec le temps, elles ont pris une dimension plus généraliste d’animation socioculturelle. Certaines municipalités proposent alors de régula- riser l’existence des CSOA voire de leur reconnaître un statut d’« associations sans but lucratif » relevant de la catégorie du « privé social » ou « tiers secteur », en saluant en particulier leurs activités culturelles à faible prix. Une rencontre est prévue en octobre 1995 qui avorte suite à une polémique interne aux CSOA qui se divisent quant au bien-fondé politique de cette entreprise de normalisation (Moroni, Farina, Tripodi 1995).
- 17 Sergio Bianchi est l’Autonome dont Nanni Balestrini a retracé le parcours dans Les invisibles (tra (...)
30Les débats autour de la culture et des activités sociales des centres sociaux renvoient bien sûr aux luttes internes quant au rôle « antagoniste » que ceux-ci doivent jouer mais au-delà, ils posent aussi la question des critères à l’aune desquels on peut dire d’un mouvement qu’il a « réussi ». La diffusion culturelle, la capacité des cultures populaires à irriguer la culture dominante, en attestent-elles ? Daniele Farina, porte-parole de Leoncavallo, voit dans la capacité des centres sociaux à impulser des modes culturelles et artistiques, et jusqu’à la réappropriation du « style CSOA » par des cafés, le signe qu’ils ont « vaincu », acceptant ainsi sans l’ombre d’un doute que la critique artiste soit un « facteur de modernisation du marché », tout en concluant que chaque victoire oblige à trouver « un nouveau défi de projet » (Dazieri 1996, p. 134-135). Le ton de la déploration dont font preuve d’autres devant les difficultés ou les incomplétudes de faire des centres sociaux des « laboratoires producteurs de subjectivité révolutionnaire » ne remporte pas l’unanimité, y compris parmi les « anciens » comme Sergio Bianchi17 qui les crédite d’être des espaces d’« expérimentation de nouvelles formes d’agir politiquement » (GRA 1996, p. 35-49). Si la question, ouverte, est indicative de la difficulté à faire cohabiter des générations et des traditions diverses, la réponse, elle, n’est pas générationnelle. Elle se posait déjà dans le Mouvement autonome, sous sa double expression opéraïste et « créative ». Privilégiant les initiatives culturelles, cette dernière était peut-être plus à même d’accepter l’hybridation contre-culturelle et notamment de reconnaître la portée à la fois politique et esthétique de l’usage des corps chez les punks.
La musique, instrument d’affirmation identitaire
31Le déclin du rap engagé, parallèle à la crise rencontrée par les CSOA, est peut-être d’autant plus fort que le domaine musical est particulièrement (voire de plus en plus ?) sensible aux effets de mode. Leoncavallo a ainsi vu se succéder les modes (hardcore, ska, punk, reggae, rap, ragga, techno) tout en restant toujours une avant-garde culturelle important les nouveaux genres musicaux, surtout anglo-saxons mais aussi, par exemple, le « premier groupe slovène de musique techno et industrielle », la Mano Negra et d’autres (Ibba 1995, p. 178). Outre la techno, c’est ensuite la chanson italienne exaltant l’identité méditerranéenne, sur des rythmes métissés de musiques traditionnelles et de world music, qui connaît un fort succès, tandis que se développent les rave party auxquelles le circuit alternatif donne, à leur tour, une lecture politique.
32« Produit d’appel » toujours plus marqué pour les CSOA au fur et à mesure que l’engagement politique entre en crise, la musique contribue à la fragmentation des groupes, à leur expression tribale disent certains, qui rend peut-être plus difficile ou plus instable le maintien d’une identité commune aux publics des centres et, surtout, accentue leur orientation récréative. Comme avant lui le punk, le rap a pu être l’expression transitoire d’un mal-être juvénile dans un contexte où l’état d’urgence (et plus largement, le passé récent des années de plomb) a rendu extrêmement difficile l’action collective. Comme son prédécesseur, il se veut le témoignage d’une souffrance et d’une impuissance sociales. Il a provisoirement, à son tour, favorisé un « entre-nous » protecteur et pourvoyeur d’identité à des jeunes qui se sentaient en marge de la société, pour des raisons différentes (sociales, politiques…), en leur fournissant des marqueurs identitaires : codes vestimentaires, références, langage, communion musicale… Nul doute en revanche que l’ambition de certains de faire des paroles rebelles un moteur pour l’action a fait long feu.
33Car l’essoufflement du rap engagé a un dernier ressort ; il est étroitement lié à celui de l’action collective. Les activités, notamment artistiques, des CSOA ont toujours été tributaires du contexte politique et social et leur dynamisme corrélé à celui des mobilisations. Le fulgurant succès du groupe Assalti frontali s’est nettement inscrit dans le réveil de l’engagement des étudiants avec la Panthère qui, pendant quelques années, les a rendus réceptifs aux textes engagés et au dynamisme des centres sociaux. Les références aux « années de plomb » qui, certes, n’ont pas débouché comme le Militant A l’escomptait sur un engagement massif en faveur d’une solution politique, ont contribué à fournir des clefs de lecture à une histoire toujours présente à l’époque mais occultée voire tronquée (Sommier 1995), d’un accès plus aisé pour les jeunes que ne le sont les documents écrits. Passeurs de mémoire, ces chansons ont également été le moyen d’ordonnancer un sentiment diffus de rébellion propre à la jeunesse, en l’historicisant, en lui donnant des références voire des mythes qui ont éloigné le rap italien des messages basiques voire anomiques de son homologue américain (et, en partie, français).
34En 1996, ce souffle est éteint. Assalti Frontali traverse une crise dont le groupe sort en 2000 en signant un quatrième album, Banditi, produit par Ice One chez le major BMG Ricordi. Cette alliance ne lui permet cependant toujours pas d’accéder aux radios marchandes ou classiques. Le divorce est rapide (bien que le contrat stipule trois disques) et brutal, comme en témoigne le disque autoproduit en 2004 HSL pour Hic Sunt Leones, ce terme par lequel l’Empire Romain désignait les territoires africains inexplorés et dangereux. Le prix est redevenu « politique » (8 euros), les textes reparcourent les préoccupations du moment (la dénonciation de la pollution électromagnétique, un manifeste antiprohibitionniste…) et les événements politiques des dernières années comme la mort de Carlo Giuliani lors de la mobilisation contre la tenue du G8 à Gênes lors de l’été 2001.
- 18 Terme destiné à signifier ces fantômes que sont les chômeurs et précaires dans les sociétés « post (...)
35Le rebond n’est pas qu’affaire de créativité artistique. Plus exactement, on peut faire l’hypothèse que celle-ci a été permise ou au moins alimentée par un contexte militant renouvelé. Les textes d’HSL font écho à la contestation contre la globalisation économique et financière très vive en Italie, notamment autour des CSOA où sont nés, à la fin des années 1990, les Tute bianche (Tuniques blanches) ou encore « invisibles18 ». Ils le font, comme toujours, et sur le registre de la chronique des faits et sur celui des références théoriques, dans l’évocation, par exemple, de la résistance à l’« Empire » cher à Toni Negri et Michaël Hardt dont le livre du même nom est présenté comme le « manifeste » du mouvement altermondialiste. En Italie bien plus qu’en France, les années soixante-dix ne sont pas absentes au sein de ce mouvement, non seulement par le recyclage de causes ou de groupes anciens, mais aussi par la violence de la répression que la manifestation de Gênes, essentielle dans sa construction, a connue. Divers genres musicaux accompagnent artistiquement les mobilisations contre la globalisation néolibérale. Dans ce cadre, la référence aux « années de plomb », souvent gadgétisée (par exemple par la vente de tee shirts, sous une dimension moindre cependant que la figure de Che Guevara…) fonctionne comme un symbole, parmi d’autres, de rébellion qui participe de la « politique de l’identité » à l’égard de laquelle les jeunes sont particulièrement réceptifs.
36De ce point de vue, les CSOA, avec toutes leurs expressions artistiques mêmes éphémères, sont restés, depuis 1968, les seuls espaces où différentes expériences contestataires et générations se sont rencontrées et fertilisées. À l’intersection du politique et de la contre-culture, l’équilibre entre l’engagement militant et la production esthétique varie tel un mouvement de pendule en fonction du contexte social général. Le rap engagé a notablement participé, sur le terrain musical, à l’animation de ce secteur, peut-être marginal mais significatif, riche en créativité culturelle, et contribué à sa manière à lui conférer un sens politique et une continuité historique.
Notes
1 Lettre personnelle envoyée en août 1992 au Militant A après écoute du disque d’Assalti Frontali « Terra di nestorien », in Militant A (1997, p. 79).
2 En italien « cani sciolti », littéralement « chiens dissous ». Nous remercions chaleureusement Christophe Traïni pour nous avoir suggéré la traduction « chiens sans collier » ou « chiens lâchés dans la nature ».
3 Il doit son nom à la fois en référence aux Black Panthers et à un épisode conjoncturel : la fuite d’un cirque d’une panthère noire qui mit en émoi la ville de Rome avant d’être abattue. Les policiers étant fortement mobilisés pour la retrouver, les étudiants, par dérision, déclarèrent : « la Panthère, c’est nous ! ».
4 D’après Primo Moroni in Adinolfi (1994, p. 69). Deux ans plus tard, en 1996, Sandrone Dazieri en recense 114 (1996, p. 136-192). Les grandes métropoles en ont généralement plusieurs (environ 7 à Turin et à Milan, dont Leoncavallo et Conchetta-Cox 18, 5 à Florence, 14 à Rome, dont Forte Prenestino, Corto Circuito, 2 à Naples, 3 à Lecce, etc.).
5 Société italienne des auteurs et éditeurs, elle gère les droits d’auteurs rejetés par le « Mouvement antagoniste » qui milite, lui, pour le refus du copyright.
6 Ce public est estimé, à Milan, de l’ordre de 10 000 à 15 000 personnes les fréquentant régulièrement, et 7 000 à 8 000 « organisateurs ».
7 Terme inventé en 1984 par le directeur d’une revue de science-fiction, Gardner Dozois, pour qualifier un courant « punk SF ». Il connaît ensuite un glissement, comme pour le mouvement beatnik, qui le fait désigner un mouvement de contre-culture plus large que son origine littéraire. L’Allemagne (avec les « technoanarchistes ») et l’Italie sont les principaux pays européens marqués par ce mouvement. Voir Cyberpunk. Antologia, Milan, Shake edizioni, 1990.
8 Ce n’est qu’en 1999, soit cinq ans après son apparition, que l’on apprendra que ce nom cache en réalité quatre auteurs de Bologne (qui prendront l’année suivante la signature Wu Ming, « anonyme » en chinois), associés par l’expérimentation littéraire et le refus du copyright. Ils participent également au Luther Blissett Project qui, de 1994 à 1999, associe dans plusieurs pays des hackers et activistes diffusant, par exemple, de fausses informations aux médias marchands pour une sorte de guérilla culturelle. Parmi les œuvres de ces collectifs : Q (Einaudi, 1999, traduit sous le titre L’œil de Carafa par Le Seuil en 2001), Asce di guerra, 54, Giap !, et le film Lavorare con lentezza sur le Mouvement de 1977.
9 Pour une autre approche, voir Traïni (1999, 2005).
10 C’est d’ailleurs le seul qui reste de bout en bout dans le groupe, à la différence de Brutopop, Castro X, Ice One, Sioux, etc.
11 À noter que le premier groupe armé des années soixante-dix, fondé par l’éditeur Giangiacomo Feltrinelli, en reprenait l’acronyme en remplaçant simplement « Patriottica » par « Partigiana » (Groupes d’action partisane). Le livre de Pesce inspirera un autre groupe armé qui prendra le nom de son ouvrage (Sans trêve). Sur l’entreprise de filiation des groupes armés à la Résistance, voir Sommier (1992).
12 Les « massacres d’État » (strage di Stato) sont ainsi appelés en raison de la collusion d’une partie des services secrets avec leurs auteurs, d’extrême droite. Ils commencent avec l’attentat de la Piazza Fontana à Milan, le 12 décembre 1969, c’est-à-dire l’explosion d’une bombe faisant 16 morts dans un établissement bancaire, puis l’attentat contre un train à Gioia Tauro le 22 juillet 1970 (6 victimes, 50 blessés), l’explosion d’une bombe au passage d’un cortège antifasciste le 28 mai 1974 (8 morts, 94 blessés), l’explosion dans le train italicus le 4 août (12 morts, 105 blessés), la bombe à la gare de Bologne le 2 août 1980 (85 morts, 177 blessés). Cette collusion, d’abord dénoncée par la gauche et l’extrême gauche, est aujourd’hui attestée.
13 Cette traduction, par les soins de l’auteur, est de mauvaise qualité en raison de la grande difficulté à rendre le rythme des raps dans une langue différente de celle d’origine.
14 Cox 18 est occupé via Conchetta, à Milan, depuis la fin des années soixante-dix. Il est original par l’attention portée aux marges sociales et à la recherche artistique d’avant-garde. Il s’adosse à la librairie underground La Calusca City Lights, fondée par Primo Moroni sous l’influence de la City Lights Books ouverte à San Francisco par Lawrence Ferlinghetti.
15 E. Guarneri, dit « Gomma », membre fondateur du collectif Helter Skelter, document dactylographié, p. 15.
16 Ibidem, p. 14.
17 Sergio Bianchi est l’Autonome dont Nanni Balestrini a retracé le parcours dans Les invisibles (trad. Paris, POL, 1987). Il est aujourd’hui directeur de la revue et maison d’édition DeriveApprodi.
18 Terme destiné à signifier ces fantômes que sont les chômeurs et précaires dans les sociétés « post-fordistes ». Le mouvement s’est transformé en « Désobéissants » après la mobilisation de Gênes.
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