1Une religion ne peut pas être analysée indépendamment des facteurs sociaux, politiques et culturels. Dans l’Antiquité, les frontières entre le sacré et le profane sont fluctuantes. On sait qu’un magistrat par exemple possède aussi toujours des compétences et des obligations religieuses. Pour parler avec Durkheim, les dieux, les mythes et les pratiques religieuses sont le produit d’une société et servent à légitimer ses valeurs et ses normes. Comme la société elle-même, la religion et les relations entre la société et la religion sont soumises à des évolutions. Il en résulte que la problématique religieuse dans les provinces germaniques, comme dans toutes les autres, est directement liée à la situation politique et sociale qui y règne et inversement. Les réflexions qui vont suivre se penchent sur le culte provincial germano-romain, considéré comme l’ensemble de tous les cultes sur le territoire des provinces germaniques. Deux remarques préalables doivent être faites.

1. Le culte provincial gallo-ou plus précisément germano-romain est un système religieux nouveau d’un culte régional de l’Empire romain, sans qu’il soit possible de déterminer clairement si ses racines plongent dans les cultes celtes ou germains ou dans ceux de la ville de Rome2.
2. Au cours des dernières années, l’interdépendance entre le cadre institutionnel et social des civitates gauloises et la religion gallo-romaine a été mise en lumière par la recherche comme étant un instrument de l’analyse du culte provincial3. Une analyse historico-religieuse doit par conséquent toujours tenir compte de l’organisation politique et de l’origine culturelle et sociale des porteurs des cultes. Cela vaut pour la pratique religieuse publique des civitates, pagi et vici comme pour celle des personnes privées, des corporations, etc.

2Mais il faut également se demander s’il est vraiment possible de faire de la prouincia, sphère de compétence concrète et spatiale d’un magistrat romain, le fondement d’une analyse historico-religieuse en ce qui concerne la situation en Germanie.

Évolution historique des provinces germaniques

3Il est approprié de faire commencer l’analyse du culte provincial des provinces germaniques au moment de la création des deux districts militaires germaniques et au moment où se termine le déplacement forcé des tribus germaniques de la rive droite sur la rive gauche du Rhin. En 8 av. J.-C., Tibère emmena 40 000 dediticii Sicambres sur la rive gauche du Rhin et les installa dans une région faiblement peuplée entre la Moselle, le Rhin et la Meuse ; ils ont manifestement été absorbés par la civitas ultérieure des Cugerni et des Baetasii4. Le vaste déplacement forcé des Ubiens avait eu lieu, on le sait, dès le premier ou le deuxième gouvernement d’Agrippa en 38 ou en 19 av. J.-C.5. Avec les Sunuques et les Tongres, ils peuplèrent l’ancien territoire des Eburons, sans que les frontières de ces territoires se recoupent. Comme dans toute la Rhénanie on n’a trouvé jusqu’ici aucun témoignage de l’aristocratie des Sicambres ni de celle des Ubiens déplacés de force, on peut supposer que ces aristocraties tribales ont été en grande partie dispersées ou exterminées6. Sous Auguste, les Triboques de Germanie supérieure, puis les Némètes et les Vangions avaient été installés sur la rive gauche du Rhin ou s’y étaient établis de leur propre gré7. Avec la fin des déplacements forcés et l’avance de l’armée romaine jusqu’au Rhin se terminèrent les flux migratoires les plus importants. Si le déplacement forcé de tribus originaires de la rive droite du Rhin, qui n’est pas attesté sur le plan archéologique, n’eut pas de répercussions culturelles directes – le Rhin n’était pas une frontière culturelle8 –, c’est surtout l’arrivée des troupes au bord du Rhin qui provoqua des transformations sociales et culturelles décisives9. Ce n’est qu’après le rappel de Germanicus en 16 ap. J.-C. que le Rhin devint définitivement une frontière politique. À partir de ce moment-là, après l’apaisement de la situation, on peut parler du début de la romanisation à grande échelle des territoires situés sur la rive gauche du Rhin. Ils faisaient partie de la Gallia Belgica sur le plan administratif, mais ils étaient de fait divisés entre le district militaire de Germanie inférieure et celui de Germanie supérieure, qui était chacun soumis à un legatus Augusti de rang consulaire. En 47 ap. J.-C. eut lieu un nouvel élargissement du territoire, lorsque les Frisons de la rive droite du Rhin furent incorporés au district militaire de Germanie inférieure, à la suite d’une campagne du Cn. Domitius Corbulo contre les Chattes10. Mais après le retrait rapide des troupes de la rive droite du Rhin, ils restèrent sur le territoire impérial, mais ils ne firent pas partie de la province créée ultérieurement. Dans cette région, le Rhin constitua la frontière de l’Empire pendant plus de deux cents ans11.

4On le sait, la création définitive des deux provinces germaniques eut lieu seulement sous Domitien en 84 ou 85 ap. J.-C. avec leurs capitales respectives C(olonia) C(laudia) A(ra) A(grippinensium)/Cologne et Mogontiacum/Mayence12. Après 121-122 ap. J.-C., à la suite du déplacement de la legio XXX^e Ulpia Victrix à Vetera/Xanten et de l’abandon antérieur des camps de Vindonissa/Windisch (101 ap. J.-C.) et de Noviomagus/Nimègue (104 ap. J.-C.), il n’y eut plus de modifications quant aux quatre légions désormais installées sur les bords du Rhin. C’est seulement à ce moment-là que la province de Germanie supérieure atteignit sa plus grande taille, également grâce à l’intégration de la Wetterau et des Champs Décumates et grâce à la construction du limes, qui fut avancé encore une fois, en 155 ou au plus tard en 159 ap. J.-C.13. Sa partie nouvellement conquise de la rive droite du Rhin vit arriver la tribu germanique des Mattiaques, qui s’était installée au nord de Mogontiacum sur la rive droite du Rhin à la fin du I^er siècle av. J.-C. ou dans la première moitié du I^er siècle ap. J.-C., ainsi qu’une partie des Suèves (Suèves du Neckar)14.

5Une modification décisive du territoire n’eut lieu ensuite qu’avec la chute du limes vers 259-260 ap. J.-C. et la perte des zones de la rive droite du Rhin. Un autel dédié à la Victoire et retrouvé en 1992 à Aurelia Augusta/Augsbourg témoigne d’une des batailles liées à ces événements : il s’agit de la victoire remportée le 24-25 avril 260 par des formations issues des provinces de Rhétie et de Germanie supérieure que dirigea l’usurpateur Postumus face aux Juthunges germains qui rentraient d’Italie et avaient franchi les Alpes en se livrant au pillage après la percée du limes15. Auparavant, en 233 ap. J.-C. avait déjà eu lieu une invasion assez importante d’Alamans dans le territoire de l’Empire, au cours de laquelle de nombreuses agglomérations de la rive droite du Rhin subirent des destructions. Des restaurations et des réparations sur les temples et les monuments cultuels, dont certaines furent faites rapidement et mal, témoignent de l’ampleur de cette catastrophe. On contaste cependant que, contrairement à ce qui sera le cas 50 ans plus tard, les monuments votifs continuèrent à jouer un grand rôle16.

6La chute du limes ne s’accompagna pas partout de sanglants combats ; elle eut lieu aussi en raison d’un enchaînement de circonstances adverses qui conduisirent au retrait de plus en plus de troupes et finalement à l’abandon total des installations militaires sur la rive droite du Rhin. Selon des recherches récentes, la plupart des agglomérations de la Wetterau avaient déjà été abandonnées auparavant17. Les monuments votifs avaient manifestement été enfouis et scellés de façon cultuelle avant le départ de la population18. Les reconquêtes romaines ultérieures d’une partie de ces territoires ne furent que minimes ou de courte durée. À partir de ce moment-là, nous ne disposons plus de vestiges exploitables sur le plan historico-religieux ; c’est entre autres à cause de l’absence de structures urbaines qui découla de ces conflits que le christianisme n’apparaîtra de façon assez importante dans ces régions qu’au début du Moyen Âge avec les missions anglo-saxonnes. Une continuité de peuplement romain est quand même attestée jusqu’au début du V^e siècle19.

7On observe généralement un recul des villes et un abandon des sanctuaires surtout dans la deuxième moitié du III^e siècle20. Le bref intermède de l’Empire gaulois de 260-273 ap. J.-C. avait amené une réorganisation des pays rhénans avec leurs capitales CCAA/Cologne et Augusta Treverorum/Trèves, mais le territoire provincial n’avait pas été agrandi21. La percée franque de 276 ap. J.-C. dévasta une grande partie de la Germanie inférieure et c’est sans doute pour cela que le limes fut abandonné entre Castra Herculis/Meinerswijk et la mer du Nord22. C’est seulement la refonte dioclétienne des provinces en 297 ap. J.-C. qui amena une certaine consolidation. La partie septentrionale de la province de Germanie supérieure située sur la rive gauche du Rhin et s’étendant jusqu’à Argentorate/Strasbourg au sud devint la Germania prima, avec Mogontiacum comme capitale ; la partie méridionale entre le Rhin supérieur et le lac de Genève devint la Sequania (qui s’appela plus tard Maxima Sequanorum) avec Vesontio/Besançon comme capitale, base du futur archevêché ; le territoire des Lingons faisait désormais partie de Lugdunensis prima23. Il n’y avait désormais plus que quatre civitates qui faisaient partie de la Germania prima : Mogontiacum, les Vangions, les Némètes et Argentorate dont la frontière se trouvait près d’Argentovaria24 au nord de Strasbourg25. La Germanie inférieure devint la Germania secunda avec CCAA/Cologne comme capitale et la frontière nord située le long du Waal se décala vers le sud26. Il est attesté que les Tongres faisaient désormais partie de la Germania secunda27. L’ensemble du territoire faisait partie du Diocesis Galliarum dont le siège administratif était Augusta Treverorum28. Pour l’essentiel, cette division territoriale dura jusqu’au IV^e siècle, jusqu’à ce que le siège de la préfecture gauloise soit déplacé à Arelate/Arles29 entre 395 et 402 ap. J.-C. C’est avec le retrait des dernières troupes impériales romaines en 406 ap. J.-C., à la suite de la dissolution des duchés frontaliers du Haut-Rhin moyen, du Rhin supérieur, et du Haut-Rhin que prit fin la présence romaine dans les provinces rhénanes30.

8Nous avons donc tracé un cadre temporel d’environ 400 ans où se déroule l’histoire religieuse des provinces germaniques de Rome.

L’expansion territoriale des provinces germaniques

9L’expansion des provinces germaniques fait l’objet de débats dans la recherche. À l’époque d’Auguste, les Séquanes, les Rauraques et les Helvètes faisaient manifestement encore partie de la prouincia Belgica31, mais ces derniers furent rattachés au district militaire de Germanie supérieure au plus tard avec l’édification du camp légionnaire de Vindonissa en 16-17 ap. J.-C.32. Les Séquanes firent partie de la Germania superior à partir de 89 ap. J.-C., après la réduction de leur territoire par Galba ou Vespasien33. On a longtemps débattu de l’appartenance du territoire des Lingons à la province et de son possible détachement ultérieur. La découverte d’un camp de la legio VIII^e Augusta à Mirebeau, qui fut occupé par la VIII^e légion probablement à partir d’Auguste jusque dans la première moitié des années 90 du I^er siècle, prouve que le territoire des Lingons se trouvait dans la zone de compétence du gouverneur de Germanie supérieure34. Les arguments selon lesquels leur civitas aurait été rattachée à la Lyonnaise après les guerres de Caracalla contre les Alamans, mais avant 226 ap. J.-C.35, ne sont pas forcément valables car c’est seulement la notitia Galliarum qui attribue définitivement la civitas Lingonum à la Lyonnaise prima36. En raison de l’état des sources, le territoire des Lingons doit être rattaché à la Germania superior jusqu’à la refonte dioclétienne des provinces, même s’il existe de bonnes raisons d’envisager un détachement de ce territoire après l’abandon du camp de Mirebeau37. Il n’est pas toujours possible de délimiter le tracé exact de la frontière occidentale de la province. Même si c’est intéressant sur le plan historico-religieux, il n’est pas sûr que la région où la Seine prend sa source ait appartenu à la province de Germanie supérieure. Cependant, le sanctuaire séquane qui s’y trouve a probablement été érigé exprès sur la frontière entre les civitates des Hédures et des Lingons et donc à la frontière entre la Lyonnaise et la Germanie supérieure ; il se trouve aujourd’hui exactement à la frontière séparant les diocèses d’Autun et de Langres. Mediolanum/Mâlain, Luxovium/Luxeuil et Bourbonne-les-Bains, où se trouvent les grands sanctuaires consacrés aux divinités des eaux appelées Luxovius et Brixta ou Borvo et Damona, sont rattachées aujourd’hui unaniment à la Germanie supérieure38, alors qu’on n’est pas sûr pour le vicus Les Bolards près de Nuits-St. Georges39. Ici aussi on trouvait un grand sanctuaire sur la frontière entre les territoires des Éduens et des Lingons ou plus précisément des Séquanes40. Le secteur du temple sur le Donon était également un sanctuaire frontalier entre les Leuques, les Médiomatriques et les Triboques41. Contrairement à ce que fit Karl Zangemeister dans le CIL (Corpus Inscriptionum Latinarum), Grand, avec son important sanctuaire dédié à Apollo Grannus, est rattaché aujourd’hui au territoire des Leuques, dont il était peut-être le chef-lieu au IV^e siècle42. Le vicus Belginum trévire de Wederath-Hintzerath est également un lieu frontalier, mais la question de savoir à quelle province il appartenait est controversée. Ici aussi se trouvait manifestement une source sacrée. Ces dernières années, on a découvert un sanctuaire avec un temple à galerie gallo-romain et un théâtre cultuel, qui est également attesté par des inscriptions43.

10La Germanie supérieure comprenait donc dans sa plus grande expansion les civitates des Lingons, des Séquanes, des Triboques, des Vangions, des Némètes, des Rauraques et des Helvètes, ainsi que le territoire situé entre le Rhin et le limes. Sur la rive droite du Rhin, les seules populations attestées sont les Mattiaques et les Suèves du Neckar, sans qu’une « identité tribale » puisse être postulée en particulier pour ces derniers. La frontière septentrionale avec la Germanie inférieure est formée au nord de Confluentes/Coblence par la rivière appelée Vinxt, « frontière créée artificiellement entre deux territoires bien définis44 ». Deux dédicaces de soldats aux fines et au genius loci ou plus précisément aux fines, au genius loci et à IOM [abréviation pour Jupiter Optimus Maximus] de la Vinxt (du village de Brohl), montrent que cette frontière jouait aussi un rôle en matière religieuse45, comme on peut l’observer dans d’autres cas.

11En ce qui concerne la province de Germanie inférieure, c’est surtout l’appartenance à celle-ci de la civitas des Tongres qui est controversée. Sans entrer dans les détails du vaste débat entre les chercheurs, les réflexions les plus pertinentes semblent bien être celles qui rattachent les Tongres à la Germania inferior46. Faisaient donc aussi partie de la province de Germanie inférieure, en plus des Tongres, les civitates des Canninéfates, des Bataves, des Cugerni/Baetasii et des Ubiens/Sunuques47. Les Frisiavons, installés au sud des Bataves et dont les zones d’habitat s’étendaient jusqu’à l’Escaut oriental, doivent aussi être rattachés à la Germanie inférieure48 ; les Texuandri étaient sans doute dépendants de la civitas Tungrorum sur le plan administratif. L’appartenance des Sturii, évoqués une seule fois chez Pline (Plin., NH, IV, 101), et des Marsaci n’est pas claire : ils vivaient dans la province appelée aujourd’hui Zélande et sur les îles de la Hollande méridionale, les premiers furent sans doute d’abord dépendants des Bataves puis des Frisiavons, les derniers des Menapiens belges49. Ceux-ci étaient établis à l’ouest de l’estuaire de l’Escaut près d’Anvers. Le tracé exact de la frontière et l’expansion du territoire des Tongres vers l’ouest, là où se trouvaient les Nerviens, ne sont pas clairs ; ils recoupaient sans doute approximativement ceux du futur évêché de Liège50. L’aire cultuelle découverte à Fontaine-Valmont dans le Hainaut était manifestement une source sacrée sur la frontière entre les civitates des Nerviens et des Tongres et marque donc la frontière de la province51. Il s’agit par conséquent d’une situation semblable à celle des sanctuaires des sources de la Seine, Luxeuil et Bourbonne-les-Bains, que nous avons mentionnés plus haut.

12La frontière orientale et septentrionale de la province était formée par le Rhin entre l’embouchure de la Vinxt et Katwijk, même si l’influence romaine s’étendait en partie sur une plus grande zone de la rive droite du Rhin, où se trouvaient aussi des carrières et des briqueteries ainsi que des cultures et des pâturages réservés aux militaires52. Cependant, ce territoire ne fut jamais peuplé systématiquement par les Romains et on se limita à des têtes de pont.

13Les deux provinces sont donc très différentes en ce qui concerne leur expansion territoriale et leur composition ethnique. Alors que la Germania inferior est dans sa totalité un morceau de la Gallia Belgica, où furent installées surtout des tribus de la rive droite du Rhin, la structure de la Germanie supérieure est plus hétérogène. Cette province se compose certes jusqu’au Rhin de territoires auparavant gaulois, où furent aussi installées des tribus de la rive droite du Rhin autour de Argentorate/Strasbourg, de Borbetomagus/Worms et de Noviomagus Nemetum/Spire, mais en font partie également des tribus purement celtiques comme les Lingons et les Séquanes, les Rauraques et les Helvètes, qui conservèrent plus ou moins leurs anciennes zones d’habitat. L’extension de la province aux territoires de la rive droite du Rhin comportait en outre une zone faiblement peuplée où l’on n’a décelé sur le plan archéologique aucune peuplade digne de ce nom, à part les Suèves du Neckar et les Mattiaques53. Alors que le sud-ouest de la Germanie supérieure avait un « caractère de province intérieure », le nord et la partie située sur la rive droite du Rhin le long du limes étaient une zone frontalière occupée militairement54.

14Les centres du culte impérial public de ces deux provinces devaient être l’autel des Ubiens – l’ara Ubiorum – à Cologne (le seul prêtre que nous connaissions est le Chérusque Segimundus cité par Tacite)55, puis, à partir de l’époque flavienne, l’ara Flaviae de Rottweil pour la Germanie supérieure située sur la rive droite du Rhin. Comme les lieux de culte impérial correspondants n’ont pas encore été exploités par les archéologues, tout cela reste hypothétique56. Les civitates du sud-ouest de la Germania superior, les Lingons, les Séquanes et les Helvètes, considéraient manifestement l’ara Romae et Augusti près de Lugdunum/Lyon comme leur centre de culte impérial, ce qu’attestent plusieurs inscriptions de ces tribus comme sacerdotes Romae et Augusti ad aram ad Confluentes Araris et Rhodani57.

La population des provinces germaniques

15Le point commun entre les deux provinces germaniques est surtout le fait que contrairement aux Trois Gaules, elles sont issues de districts militaires. Elles restèrent d’ailleurs des provinces militaires après le déplacement des places fortes militaires vers le Danube, ce qui entraîna un important retrait de troupes. C’est surtout au I^er siècle que l’armée romaine fut responsable d’un large brassage de populations dans les provinces rhénanes. L’afflux considérable de recrues qui venaient surtout d’Italie du nord et du nord de l’Italie centrale58, mais aussi d’autres parties de l’Empire, amena d’abord la formation d’une société militaire « à part » ayant ses propres intérêts de groupe59. Nombre de ces soldats, dont environ la moitié vécut la fin du service militaire régulier, s’installèrent avec leurs familles dans les provinces rhénanes ; dans certains cas, elles les avaient rejoints, venant d’autres régions de l’Empire. Ils se fixèrent surtout à la campagne dans des villae rusticae, ainsi que dans des agglomérations assez importantes et dans des centres urbains. La déduction de colonies de vétérans comme la CCAA/Cologne ou la C(olonia) U(lpia) T(raiana)/Xanten ne fut cependant pas d’une très grande ampleur ; elle concerna environ quelques centaines, voire un millier d’hommes et leurs familles qui furent sans doute rapidement absorbés par le reste de la population60. Nous savons grâce à Tacite que pendant la révolte des Bataves, les habitants ubiens de la CCAA/Cologne refondée dirent aux autres membres de leur tribu que les nouveaux colons romains s’étaient mélangés à la population autochtone et qu’on ne pouvait donc plus se rallier sans condition aux Germains61. En plus des soldats et des vétérans des troupes de ligne, arrivèrent au I^er siècle sur le limes des auxiliaires venant de toutes les régions de l’Empire. Vers 150 ap. J.-C., on trouvait 7 880 auxiliaires rien qu’en Germanie inférieure et 14 320 en Germanie supérieure62. La présence de l’armée a donc provoqué une restructuration de la population63. Cela est souligné par le fait que la dislocation de troupes entraînait elle aussi la migration de groupes de population dépendant de celles-ci sur le plan économique ou familial64.

16Mais les provinces rhénanes furent aussi une terre d’immigration sous d’autres aspects. Après l’extermination des Eburons par César eurent lieu dans cette zone faiblement peuplée entre le Rhin et la Meuse les déplacements forcés de population dont nous avons parlé : la dernière mesure de grande ampleur de ce type, prise par Tibère en 8 av. J.-C., a probablement été une réaction à une infiltration antérieure par différentes ethnies que les Romains regroupaient sous l’appellation de Sicambres ou plus exactement de Bructères65. Entre 55 et 12 av. J.-C., mais probablement uniquement à partir de la période post-césarienne, les Bataves et les Canninéfates, comptés parmi les Chattes, avaient changé de zones d’habitat de leur plein gré66. Le reste des tribus des Germani cisrhenani habitant la rive gauche du Rhin évoquées par César se fondirent manifestement dans la nouvelle population ; en tout cas, au I^er siècle, on n’en trouve plus trace, Tacite ne les mentionne déjà plus67. En raison de ce mélange de peuplades, il est impossible de définir exactement quelle zone était habitée par quelle peuplade. C’est en particulier le cas de la région du Bas-Rhin supérieur et des zones limitrophes occidentales le long de la frontière avec la Gallia Belgica. Le peuplement de la région de l’Eifel reste lui aussi plutôt flou68. De plus, il faut tenir compte de l’immigration en provenance de la Gaule intérieure ou d’autres régions de l’Empire69 qui était favorisée par la force économique représentée par les militaires, cette masse de consommateurs qui ne produisaient rien. En outre, en raison du niveau de vie assez élevé de l’armée romaine, la situation alimentaire et médicale était sûrement meilleure aux alentours des camps militaires des bords du Rhin qu’en Gaule intérieure70. Au cours du II^e siècle, on recruta de plus en plus de soldats dans la population locale des alentours. On constitua même des troupes entières avec des autochtones comme par exemple les numeri et on peut donc supposer que la population de la zone du limes considérait les troupes comme ses propres soldats et se sentait protégée par eux71. Aux II^e et III^e siècles, quasiment toutes les familles vivant dans la zone du limes avaient un parent, ne serait-ce que lointain, dans l’armée.

17C’est l’armée, élément constitutif d’une population en pleine mutation, qui devint le moteur de la romanisation et ce fut décisif à tout point de vue72. Mentionnons tout d’abord l’influence de l’armée sur l’organisation du territoire : elle fut obligée de créer pour son approvisionnement un système logistique qui eut nécessairement des répercussions directes sur la population des alentours et qui, au cours d’un assez long processus, finit par adapter le système politique et économique local à ses besoins73. Pour les habitants des provinces rhénanes, les traditions et le mode de vie romains devinrent plus déterminants que les usages et les croyances qu’ils avaient amenés. Le médium de ce processus fut l’introduction du latin écrit comme langue du droit, de l’administration et de l’école, et surtout comme langue du culte. La question de savoir si le latin fut rapidement parlé et compris par une majorité de la population ou seulement par les élites autochtones est controversée74. Il est probable que plus on s’éloignait des centres urbains, plus la connaissance du latin diminuait, comme en témoignent les nombreuses inscriptions « barbarisantes » trouvées dans les zones rurales. On suppose que de nombreuses personnes étaient bilingues et qu’elles parlaient surtout des dialectes celtiques, mais aussi germaniques75. Les études de L. Weisberger montrent que la très grande majorité des noms dans le territoire des Ubiens est d’origine italo-méditerranéenne (79 %), seuls 7 % des noms environ étant d’origine celtique et 4 % d’origine germanique ; pour les autres elle est impossible à déterminer76. Dans la zone des provinces germaniques, la part des noms d’origine italo-méditerranéenne augmente dans l’ensemble nettement du sud au nord77. On avait manifestement dès l’époque augustéenne attribué la citoyenneté romaine à un grand nombre de familles ubiennes, comme en témoigne la présence fréquente du gentilice impérial Iulius78. En résumé, dans les régions rhénanes, l’armée et l’urbanisation due à l’armée furent des facteurs déterminants pour l’évolution démographique, l’intégration des élites locales, l’émigration, la latinisation, le développement économique et enfin la romanisation elle-même79.

18En ce qui concerne la population des provinces germaniques au I^er siècle, nous distinguons trois identités différentes :

19Premièrement, les groupes de population qui purent en grande partie conserver leur identité tribale historique sur le plan local et ethnique, ce qui concerne en fait uniquement les Séquanes, les Lingons, les Helvètes/Rauraques (et éventuellement des tribus comme les Caeracates et les Aresaces vivant sur des territoires ayant été détachés de l’ancien territoire des Trévires) et qui appartiennent à la sphère culturelle de la Gaule orientale et à la sphère celtique.

20Deuxièmement, les groupes de population qui ont quitté la rive droite du Rhin par tribus entières pour s’installer sur la rive gauche et ont donc pu conserver leur identité ethnique, mais pas locale (voir plus haut) et qui sont influencés par la culture germanique mais surtout celtique.

21Troisièmement, les groupes de population qui sont issus des Germani cisrhenani et qui comportent une foule d’ethnies comme par exemple des restes des Caemani, des Caerosi, des Eburons, des Condrusi et des Segni, dont les traces se perdent d’ailleurs, et qui font partie de la sphère culturelle celtique80.

22À cause de la présence de l’armée, on trouvait aussi, nous l’avons dit, de nombreux immigrants, surtout en provenance d’autres régions de la Gaule. Retenons que dans de grandes parties des deux Germanies, les structures de dépendance et de propriété locales furent l’objet à ce moment-là d’une transformation substantielle. Les cartes ont en somme été redistribuées à la suite de la réforme augustéenne des provinces. Ce qui caractérise la nouvelle population est son cosmopolitisme. Les structures rurales étaient enracinées moins profondément qu’ailleurs, d’autant plus que les tribus qu’on y installait ne disposaient pas de la totalité des sols de ces territoires puisqu’ils comportaient aussi des domaines impériaux et des zones occupées par l’armée81.

23Les tribus immigrées étaient obligées de se soumettre à l’ordre territorial romain82. Nous avons donc toutes les raisons de supposer qu’il n’existait dans ces régions aucune structure religieuse traditionnelle, aucune organisation cultuelle et aucun clergé (tribal) professionnel digne de ce nom qui aurait tiré sa légitimité de sanctuaires centraux datant de l’époque préromaine. Le territoire provincial de Germanie supérieure situé sur la rive droite du Rhin qui fut conquis plus tard était dans son ensemble considéré comme une zone de colonisation. Elle est appelée Champs Décumates par Tacite, qui y mentionne une immigration massive de « racaille » venue de Gaule83. On pense aujourd’hui généralement qu’il s’agit de la région du Neckar inférieur. Parmi ces nouveaux colons qui s’appropriaient le sol et que Tacite qualifie de levissimus quisque Gallorum et inopia audax [l’écume des Gaules, tous ceux que la misère pousse à l’audace] se trouvaient sans doute aussi des paysans qui s’étaient retrouvés sans terre à la suite de l’introduction de l’ordre cadastral romain dans les provinces gauloises et qui s’installèrent dans ces zones faiblement peuplées de la rive droite du Rhin jusqu’à l’arrivée de groupes importants de nouveaux colons à la suite de la mainmise de l’armée sur certaines terres84. Strabon parle d’un mouvement migratoire de tribus germaniques qui quittèrent la rive droite du Rhin pour partir vers l’ouest en franchissant le Rhin ou vers la Germanie intérieure85. La région de la Wetterau étant également faiblement peuplée, on peut aussi y supposer une immigration en provenance de la Gaule intérieure86. Il est significatif de constater que parmi les civitates toutes de petite taille créées pour l’administration de la rive droite du Rhin, on trouve aussi des formations artificielles portant des noms géographiques comme la civitas Taunensium87. Ce sont surtout les Mattiaques qui semblent avoir été celtisés très tôt ; en tout cas il n’existe aucun vestige archéologique qui puisse être clairement attribué à une culture chatto-mattiaque, alors que le suffixe-aci de leurs noms est celtique88. Ce mélange hétérogène de populations issues de la sphère culturelle celtique ne pouvait évidemment pas développer d’identité ethnique. Il en résulta, après la création des deux provinces germaniques vers la fin du I^er siècle, une société gallo-romaine spécifique, qui ne s’enracinait pas dans des identités (tribales) pré-romaines, mais se définissait par le biais de son appartenance aux collectivités territoriales créées par les Romains, à savoir les civitates ou les autres centres urbains. La romanisation s’accompagna d’un processus appelé en anglais « detribalization ». Cela impliquait aussi la perte de leur autonomie en matière de politique extérieure lors des guerres, etc., l’acceptation de l’administration romaine de la civitas et l’investissement des élites dans l’agriculture et le commerce, ce qui était nouveau pour elles. À l’époque impériale, l’ancienne organisation tribale ne jouait plus aucun rôle89. Manifestement, au I^er siècle, les Germains qui avaient changé de zones d’habitat ne vivaient pas dans les chefs-lieux rhénans nouvellement créés. Ceux-ci étaient plutôt habités par les Italiques et les immigrés de la Gaule intérieure. Les anciennes élites tribales résidaient plutôt dans des centres régionaux à la campagne, où elles adoptaient des formes de représentation romaines, comme le montrent les grands sanctuaires d’Empel et d’Elst90.

24Ce processus a dû être précédé par une modification relevant des domaines cognitif et psychologique, à savoir la transformation d’une société de guerriers en une « société civique » civilisée et romanisée91. Cela signifie que pour les régions rhénanes, on ne devrait que partiellement utiliser le terme d’« autochtone », sauf si l’on désigne ainsi uniquement les derniers restes des Germains dits cisrhenani, les Caeracates, les Aresaces ou les Médiomatriques ayant autrefois peuplé le territoire ultérieur des Vangions92. Même par la suite, le terme reste trop vague quand il se rapporte à une population gallo-romaine complètement hétérogène qui, en raison des mouvements migratoires décrits plus haut, comporte aussi des éléments romains sur le plan ethnique et culturel en plus des éléments celtiques et germaniques. On ferait donc mieux d’utiliser le terme de « lié à un terroir » à partir de la fin du I^er siècle ap. J.-C. au plus tard.

25En ce qui concerne le domaine religieux, à l’exception de quelques rares zones à l’ouest et au sud de la Germanie supérieure ainsi que dans le territoire des Trévires, il ne faut donc pas s’attendre à trouver des traditions (tribales) autochtones. Il est par conséquent quasiment impossible d’établir des continuités cultuelles avec l’époque pré-romaine, puisqu’en raison de l’extermination ou du déplacement forcé de tribus entières, les porteurs des cultes locaux ont disparu ou ont été assimilés par une nouvelle population. Nous avons malheureusement beaucoup trop peu d’informations sur l’ampleur et la manière dont les traditions cultuelles locales pré-romaines ont éventuellement été préservées malgré l’arrivée de nouvelles populations.

26Il existe un important sanctuaire de tradition cultuelle pré-romaine : c’est l’aire cultuelle consacrée au dieu Lenus Mars sur le Martberg près de Pommern au bord de la Moselle. Il s’agit ici quasiment du principal sanctuaire de la partie orientale du territoire des Trévires, une tribu qui put dans une large mesure préserver son identité ethnique et locale, indépendamment de la frontière provinciale qui la coupait d’une partie de son ancienne zone d’influence93. Le sanctuaire de La Fenotte près de Mirebeau-sur-Bèze, situé sur le territoire des Lingons, est un autre centre cultuel important datant de l’âge de fer et dont la continuité cultuelle est attestée jusqu’à l’époque gallo-romaine ; ce fut tout d’abord un lieu cultuel avec un système de fosses sacrificielles où furent trouvés des tessons de céramique, des bijoux et des ossements animaux ; puis à l’époque romaine, il fut transformé en un centre de culte comportant deux temples à galerie gallo-romains et un théâtre cultuel94.

27Les études de N. Roymans montrent que l’organisation cultuelle des tribus du nord de la Gaule reflète leur hiérarchie socio-politique pré-romaine constituée de groupes régionaux, de pagi et de l’ensemble de la tribu. Mais cela ne vaut que pour les tribus qui ont conservé leur identité locale et ethnique même sous l’occupation romaine, de sorte que leurs propres divinités « protectrices » avec leur hiérarchie spécifique pour la civitas, les pagi et les groupes claniques régionaux purent survivre, comme chez les Trévires et leurs sous-tribus95. En ce qui concerne la religion provinciale des deux Germanies, on ne devrait donc pas parler de cultes « autochtones », mais de cultes « liés à un terroir » quand on traite de la religion du peuple, c’est-à-dire des cultes qui ne font partie ni du culte public des communautés romaines ou de l’armée ni des religions à mystères. En Germanie, la religion provinciale de type gallo-romain n’a donc généralement pas pu recourir à des traditions autochtones ou seulement dans une faible mesure ; à partir du II^e siècle environ, elle se caractérisa par des traits typiquement liés à un terroir96.

28En outre, de récentes études montrent clairement que la population des zones septentrionales de la future province de Germania inferior était extrêmement réservée vis-à-vis de la civilisation romaine et qu’elle resta longtemps attachée aux valeurs traditionnelles d’une société de guerriers et d’éleveurs. Cela se voit dans l’attachement à l’habitat-étable traditionnel et surtout dans le peu d’acceptation des modes de vie urbains. Un exemple : pendant leur révolte, les Bataves brûlèrent leur « propre ville97 ». Les élites tribales ont manifestement continué à résider à la campagne, tandis que les villes étaient dominées par les vétérans et les commerçants. Par contre, dans la zone de loess de la province méridionale se développa une économie de villas qui adopta largement les modes de vie romains. Cette zone est aussi le centre de la vénération des matrones98.

Collectivités territoriales et formes d’organisation cultuelle en Germanie

29Par principe, tout le territoire d’une province conquise appartenait à l’empereur en tant qu’ager publicus. Celui-ci pouvait faire administrer la terre sous forme de domaines impériaux, l’affermer ou l’aliéner à des tiers. Il s’agissait dans ce cas souvent de vétérans qui restaient dans les provinces à la fin de leurs années de service. Dans le cadre de l’urbanisation d’un territoire, la couche supérieure romanisée pouvait elle aussi acquérir des terres qui étaient aussi exemptées d’impôt foncier quand il s’agissait de citoyens romains. C’est surtout dans les zones proches du Rhin que cela a entraîné une répartition des terres entièrement nouvelle. Les collectivités territoriales créées pour les administrer, les civitates, étaient calquées sur une auto-administration civique et constitutives des provinces gauloises et germaniques. La base était la communauté tribale gauloise, groupe de personnes polycentrique aux fonctions défensive et cultuelle, qui était porté par sa noblesse99. Ces communes tribales gauloises organisées à la romaine persistèrent au moins en partie dans le sud-ouest de la Germanie supérieure chez les Rauraques, les Helvètes, les Séquanes et les Lingons ; il n’y a qu’ici qu’on trouve aussi des colonies romaines déduites100. Au nord-est, il fallut créer des collectivités territoriales d’abord sous forme de communes pérégrines. Il en va de même pour les tribus récemment immigrées en Germanie inférieure : à l’exception des Ubiens, la plus grande partie d’entre elles ne fut organisée en civitas qu’après la révolte des Bataves en 69-70 ap. J.-C. ; notons que lors de la création de CCAA/Cologne et de CUT/Xanten, les civitates pérégrines des Ubiens et des Cugerni/Baetasii y furent incorporées101. Aucune ville de Germanie inférieure n’a été créée par les populations autochtones et toutes les créations de nouvelles agglomérations sont dues à l’implantation de tribus sur de nouveaux territoires voulue par les Romains102. Cela vaut aussi pour la plupart des agglomérations romaines du reste de la Germanie et de la Gallia Belgica, qui ne furent que très rarement précédées par des agglomérations datant de la Tène103.

30La plupart de ces civitates se virent probablement accorder le droit latin peu après leur fondation, ce qui avait été le cas dès César et Auguste pour les communes tribales du sud-ouest de la Germanie supérieure104. Elles se caractérisent par leur organisation autour d’un chef-lieu conçu formellement comme un vicus à caractère urbain, où résidaient l’ordo et les magistrats de la commune et où se trouvait aussi le centre cultuel. Indépendamment de la controverse persistante sur le statut juridique de ces chefs-lieux (étaient-ils l’équivalent des coloniae ou des municipia ?), ils représentent en tant que centres urbains l’ensemble du territoire de la civitas105.

31La Germanie supérieure possédait trois colonies, à savoir Iulia Equestris/Nyon, Augusta Raurica/Augst et Aventicum/Avenches, ces deux dernières étant en même temps les chefs-lieux des civitates Rauracorum et Helvetiorum. C’est surtout la civitas des Helvètes qui soulève beaucoup de questions car son organisation n’a toujours pas été éclaircie. De même que la civitas des Rauraques, elle a continué à exister après la refondation des colonies de vétérans106. Pour les communes tribales des Séquanes et des Lingons, les deux titres, celui de colonia et celui de civitas, sont attestés ; en tout cas, le chef-lieu de Vesontio/Besançon est attesté par des inscriptions comme colonia depuis le I^er ou le II^e siècle et celui de Andematunnum/Langres depuis le II^e ou le III^e siècle107. Les deux tribus possédaient déjà le ius Latii [droit latin] depuis 69 ap. J.-C. au plus tard108. Le reste de la Germanie supérieure ne se trouvait plus, nous l’avons dit, dans la continuité des communes tribales gauloises riches en traditions ; les trois civitates des Triboques, des Némètes et des Vangions qui avaient changé de zone d’habitat étaient de taille plutôt modeste. Ici, on ne trouve un titre de colonia pour le chef-lieu de la civitas Nemetum, à savoir Noviomagus Nemetum/Spire, qu’à partir de 267 ap. J.-C.109.

32Sur la rive droite du Rhin, la seule cité au sens juridique du terme est Municipium Arae Flaviae/Rottweil, qui fut manifestement fondée dès le règne de Domitien110. Toutes les petites civitates nouvellement créées l’ont été en deux vagues, soit sous Trajan, soit sous Marc-Aurèle à la suite du déplacement du limes, ce qui entraîna bien sûr une promotion de ces agglomérations au rang de chefs-lieux et donc aussi la création de nouveaux centres religieux. En général, le chef-lieu est issu du vicus d’un camp auxiliaire111. On envisage le statut de municipe aussi pour Borbetomagus/Worms, le chef-lieu de la civitas Vangionum. Mais la seule inscription qui l’atteste se trouve sur une poterie sigillée et ce n’est donc pas un témoignage suffisamment clair112.

33La zone allant du nord des Vangions jusqu’à la rivière Vinxt, donc au nord et au sud de la capitale provinciale Mogontiacum/Mayence, ne fut manifestement pas constituée en collectivité territoriale. La région de Hesse rhénane appartenait auparavant à la zone de peuplement des Trévires113. Les tribus des Caeracates et des Aresaces, dont l’existence est attestée dans cette région, étaient sans doute des sous-tribus trévires (pagi), trop petites semble-t-il pour former leurs propres civitates114. Mogontiacum/Mayence n’est qualifiée de civitas que vers la fin du III^e siècle ; jusque-là, le territoire environnant fut probablement administré directement par la province115. Cela est dû peut-être à son statut particulier de camp légionnaire et de capitale provinciale.

34Pour la Germanie inférieure, on trouve cinq cités au sens juridique du terme. La civitas Ubiorum et sans doute aussi le territoire des Sunuques avaient été absorbés par la CCAA/Cologne créée en 50116, tandis que la CUT/Xanten, colonie déduite créée entre 98 et 102 ap. J.-C., absorba l’ancienne civitas des Cugerni et le territoire des Baetasii117. Sont attestées comme municipes l’établissement des Bataves, Ulpia Noviomagus /Nimègue, qui n’obtint peut-être ce droit que sous Marc Aurèle, ainsi que Forum Hadriani/Voorburg-Arentsburg, l’établissement des Canninéfates, sous Hadrien118, et enfin, Aduatuca Tungrorum/Tongres au II^e siècle119. Le chef-lieu des Frisiavons pourrait avoir été Ganuenta/Colijnsplaat avec son important sanctuaire dédié à Nehalennia, la déesse des marins120.

35Le territoire des civitates en Germanie était en général nettement plus petit qu’en Gaule centrale, où il devait faire en moyenne 8 300 km², c’est-à-dire trois fois plus que le grand-duché de Luxembourg121. Ces États locaux organisés autour d’une ville étaient assimilés à leurs chefs-lieux. Sur les bornes milliaires par exemple, la civitas désigne le chef-lieu, de même que le qualificatif civis Taunensis attesté par une inscription et renvoyant à l’origine désigne le chef-lieu de la civitas du même nom122. Il en va de même pour les colonies, les municipes et leurs environs ; à la suite de la romanisation, nous pouvons désormais parler de modèles d’identité urbains aussi pour les provinces germaniques. Ce n’est pas la province, l’unité politico-administrative, mais la cité qui devint le centre de référence pour la vie des provinciaux123. La cité était aussi le lieu de représentation de la communauté cultuelle publique, qu’incarnait la civitas. C’est pour cela que nous devons nous attendre à des sanctuaires et à des clergés issus des couches dirigeantes locales représentatifs qui leur correspondent. Les divinités vénérées sur le territoire des civitates se trouvent en général aussi dans leurs chefs-lieux, où étaient la plupart du temps érigés les temples centraux124. Cela vaut tout particulièrement pour les coloniae, qui étaient des répliques de Rome. Les capitoles sont cependant rares et ne sont attestés sur le plan archéologique que pour CUT/Xanten, CCAA/Cologne et peut-être pour Iulia Equestris/Nyon et Vesontio/Besançon125. Pour le temple situé sur le forum principal à Augusta Raurica/Augst, il ne s’agit par exemple pas d’un capitole, mais d’un sanctuaire consacré à Rome et à Auguste126. Partout ailleurs, il faut s’attendre à des bâtiments de culte publics représentatifs qui étaient consacrés aux divinités de la cité, mais surtout au culte impérial, qui jouait manifestement un rôle beaucoup plus important dans les chefs-lieux que le culte de la triade capitoline127. Un exemple important de ce phénomène est l’édification du Cigognier, le temple d’Aventicum/Avenches probablement consacré au culte impérial, conjointement à celle d’un théâtre, à la suite de la promotion de la cité au rang de colonia128. Alors que les fouilles ont mis au jour des centaines de temples gallo-romains, il n’existait de temple à podium de type romain qu’en de très rares endroits, essentiellement sur les forum de tels chefs-lieux129. Les complexes architecturaux bâtis autour des fora gaulois sont des monuments civiques conçus entièrement en fonction du temple et de sa « mise en scène ». La conception de ces lieux se déplaça du sud de la Gaule vers le nord, jusqu’au Rhin130. Ils symbolisaient la collectivité territoriale en tant que communauté cultuelle, ils étaient donc les centres où se déroulait le culte public et manifestement copiés sur ce qui existait à Rome. Il fallait aussi qu’on s’en aperçoive de l’extérieur. Le capitole de Cologne par exemple ne se trouvait pas sur le forum, mais au sud-est de la ville, bien visible sur le mur longeant le Rhin ; le temple à podium du port de CUT/Xanten était lui aussi destiné à être représentatif et visible de loin mais il était probablement consacré au culte impérial131. À supposer qu’il soit vraiment possible de parler d’une religion impériale romaine, elle se manifeste en tout cas ici comme un signe visible de loin, révélateur du mode de vie et de la culture de la ville de Rome qu’a adoptés la province.

36Pour un grand nombre des 102 sanctuaires – sans les mithraea – de Germanie inférieure et des 286 sanctuaires de Germanie supérieure132 attestés par des inscriptions ou explorés par les archéologues, il s’agit de temples gallo-romains dits à galerie avec une cella en forme de tour, des fenêtres et un toit à double pente avec fronton sous les formes les plus diverses. Ce type de sanctuaire possédait une galerie circulaire ouverte sur toutes les directions133. Il n’est pas du tout inspiré par des conceptions celtiques, mais il est un pur produit du nouveau système religieux qui s’est peu à peu établi dans les provinces gauloises et germaniques après la conquête romaine134. Dans les chefs-lieux que nous avons évoqués, pouvaient coexister les formes les plus diverses de sanctuaires publics et privés, sans que nous connaissions toujours l’identité des divinités qui y étaient vénérées. Environ un quart des sanctuaires est attesté dans les villes, 68 en Germanie supérieure et 23 en Germanie inférieure. Sauf exception, les mithraea et les metroa se rencontraient en Germanie essentiellement dans les agglomérations ou dans les centres urbains135. Les capitales provinciales CCAA/Cologne et Mogontiacum/Mayence jouent un rôle clé dans la vie religieuse : comme elles sont le siège de l’administration provinciale, elles attirent un flux d’immigrés en provenance de toute la Germanie et de tout l’Empire, ce qui explique que tout le panthéon des provinces germaniques et des autres parties de l’Empire y soit représenté. Ces deux cités étaient en outre les centres supra-régionaux du culte impérial : à Mogontiacum/ Mayence, se rassemblaient au moins deux fois par an les délégués du concilium des Tres Galliae afin de célébrer des fêtes en l’honneur de Drusus l’Ancien ou de Germanicus. Cela avait lieu manifestement dans un assez grand complexe cultuel qui comportait aussi un théâtre136. En raison des festivités en l’honneur des membres de la famille impériale, Mogontiacum/Mayence fut très tôt le centre cultuel de l’armée de Germanie supérieure et en raison des supplicationes annuelles des civitates des Tres Galliae, elle était aussi « un centre de pélerinage politique pour la Gaule et la Germanie137 ».

37En dessous de ces civitates et de leurs centres urbains, il existait des collectivités territoriales au nombre desquelles il faut compter les pagi et les vici138. Les pagi avaient leurs propres dignitaires (les magistri, les curatores et les actores) et leurs possessions propres ; ils pouvaient bénéficier d’honneurs et de bienfaits et avaient aussi le droit de disposer de sanctuaires. Ils possédaient aussi probablement des sanctuaires centraux où pouvaient se tenir les assemblées des pagani ou de leurs chefs139. Les pagani du pagus Andomus attesté par des inscriptions pour Dibio/Dijon décidèrent par exemple par décret du lieu où ériger un autel des fabri ferrarii locaux140 ; est attestée aussi une dédicace à un Genius pagi Tigorini à Aventicum/Avenches141. Mais de tels pagi ne sont pas attestés pour toutes les civitates et on n’en trouve pas sur la rive droite du Rhin ou dans la zone située juste au bord du Rhin. Cela était sans doute dû au fait que les pagi se rattachaient à des sous-structures tribales pré-romaines142. Des dédicaces de pagani, constitués en communautés cultuelles publiques, sont attestées maintes fois143.

38Les nombreux vici, comme le montre l’exemple de Bonna/Bonn, pouvaient aussi être d’une taille importante ; ils avaient leurs propres magistri et comme les pagi, leurs compétences s’étendaient au culte des dieux, aux sanctuaires et aux finances. Ils constituaient eux aussi des communautés cultuelles publiques. Les vicani du vicus Aquae Helvetiorum/Wettingen près de Baden attribuèrent par décret un terrain au sanctuaire consacré à Isis qu’avait financé un évergète144 ; les vicani Salodurenses (Salodurum/Soleure) firent dresser un temple à Jupiter par l’intermédiaire de leurs magistri ; en 194 ap. J.-C., les vicani Aquenses (Aquae Mattiacorum/Wiesbaden) rénovèrent un temple dédié à Jupiter Dolichenus145. Un autre exemple connu est le temple des vicani Altiaienses d’Altiaium/Alzey dédié aux nymphes le 22 novembre 223 ap. J.-C.146. La grande majorité des pagani et des vicani étaient des ruraux, dont les marchés se tenaient dans les vici147. Mais les vici pouvaient aussi désigner des parties d’agglomération, comme le montrent par exemple les dédicaces des colonnes de Jupiter des vicani vici novi et des vicani Salutares de Mogontiacum/Mayence148. Les habitants des canabae, ces faubourgs des camps légionnaires et auxiliaires, pouvaient eux aussi constituer une communauté de culte. L’exemple le plus célèbre est la dédicace à Néron de la grande colonne de Jupiter par les canabari de Mayence149. Les chefs-lieux des civitates et les vici étaient les centres de la vie religieuse des provinces. C’est là que la population rurale venait au marché et aux procès, mais surtout aux fêtes ; c’est dans les agglomérations et leurs environs que se trouvaient les sanctuaires et surtout les clergés. Les corporations professionnelles comme celle des fabri ferrarii déjà citée de Dibio/Dijon ou celle des nautae Leuonnenses de Lousonna/Lausanne-Vidy150, mais aussi les corporations cultuelles comme les hastiferi de Castellum Mattiacorum/Mayence-Kastell ou les dendrophori de Nida/Francfort-Heddernheim y avaient leur siège et leurs adeptes ; ils pouvaient aussi se faire remarquer par l’opinion publique en tant que groupe étranger au sein de la communauté urbaine en ayant leurs propres sanctuaires, leurs fondations pieuses ou leurs cérémonies religieuses151.

39Les cultes publics jouaient aussi un grand rôle dans les campagnes. C’est ce que montre l’agrandissement de sanctuaires centraux, dont plusieurs ont été découverts surtout en Gaule intérieure et à l’ouest des provinces germaniques. Il s’agit dans ces cas-là déjà de centres à caractère urbain qui furent en grande partie détruits au III^e siècle et non reconstruits152. Dans les deux provinces germaniques, on trouve des centres cultuels de ce genre, par exemple à Fontaines-Valmont sur le territoire des Tongres et à Mirebeau-sur-Bèze sur le territoire des Lingons153. Ces aires sacrées formaient des centres locaux à la périphérie des civitates et servaient manifestement à la population rurale de lieux de rassemblement traditionnels à des fins culturelles, économiques ou peut-être aussi juridiques, mais on y célébrait surtout le culte commun des sous-tribus (pagi ?) des civitates ; les sanctuaires et les rassemblements de la population rurale qui s’y tenaient pouvaient être ancrés dans des traditions pré-romaines, comme à Mirebeau dans le cas du sanctuaire de La Fenotte évoqué plus haut154. L’importance cruciale de ce lieu est également attestée par des inscriptions concernant la rénovation d’un théâtre cultuel par une femme155. Ce type de centres religieux comportant des théâtres cultuels et des thermes se trouve seulement dans le sud-ouest, mais il n’y en a ni dans le Bas-Rhin ni dans les régions du Mittelgebirge156.

40Dans les campagnes, ce sont les villae rusticae qui prédominaient, à côté desquelles on trouvait des fermes isolées de moindre importance. En Rhénanie, la situation était plus modeste qu’en Gaule intérieure et on ne trouve que rarement les traces de vastes latifundia comportant des bâtiments représentatifs, la propriété foncière étant dans l’ensemble moins vaste157. Sur les terres des villae rusticae sont souvent attestés de petits sanctuaires privés. Deux exemples intéressants : en 201 ap. J.-C., le briquetier privé C. Longinius Speratus, un vétéran qui possédait un domaine près de Grossbottwar, y dédia un sanctuaire au couple divin Apollon et Sirona ; Attius Rufinus de Heidelberg-Rohrbach est sans doute le dédicant d’un petit sanctuaire et d’une colonne de Jupiter158. Sur les domaines agricoles, ce n’était pas ce genre de sanctuaires qu’on trouvait le plus souvent, mais de gigantesques colonnes de Jupiter. Pur produit de la religion liée à un terroir des provinces germaniques, elles représentaient aussi, en étant visibles de loin, la prospérité de leurs fondateurs. Cela ne signifie pas que ces gigantesques colonnes de Jupiter étaient uniquement des monuments purement ruraux du culte privé ; on les trouvait aussi dans les vici et sur les aires sacrées159.

41Une particularité attestée du territoire ubien et des zones avoisinantes sont les curiae, qu’on peut considérer selon P. Herz comme des grandes familles ou des clans très anciens. Elles sont porteuses de nombreux cultes de matrones, extrêmement fréquents sur le territoire ubien160. Certains de ces sanctuaires dédiés à des matrones étaient manifestement des lieux de culte locaux pour des groupes de personnes habitant les environs ; la prétendue « basilique » sur l’aire sacrée de Pesch servait sans doute de lieu de rassemblement à une curia161. Cela signifie que les curies étaient aussi responsables de la construction et de l’entretien de leurs lieux de culte. Ceux-ci se rattachaient à leur situation pré-romaine de centres locaux ; ils ne représentaient pas une continuité cultuelle, mais la continuité de la communauté cultuelle dont les matrones incarnaient les divinités polyvalentes relevant du culte des ancêtres, ou ayant une fonction bienfaisante ou protectrice. La plupart des épiclèses des matrones germaniques ou celtiques sont tirées de noms de lieux ou de noms de groupes de personnes, comme les tribus, pagi ou curiae. Les épiclèses qualificatives comme « Ollogabiae », etc. sont plus rares162. Ces noms pourraient tout à fait remonter à la situation pré-romaine et avoir été conservés par tradition. Ne perdons pas de vue cependant que sur le territoire ubien, il ne put y avoir de continuité cultuelle en raison des déplacements forcés de populations et que l’introduction des structures administratives romaines et l’arrivée de colons en provenance d’autres régions de l’Empire eurent une influence sur l’organisation religieuse. Il devait s’agir de divinités claniques dotées de larges compétences, qui accompagnaient des groupes ruraux dans leurs migrations et s’adaptaient à la nouvelle organisation cultuelle. Par exemple, si elles étaient auparavant vénérées dans des bois sacrés ou dans des arbres, à la suite de la romanisation, elles se voyaient attribuer des images cultuelles et des sanctuaires en pierre sous forme de temples à galerie, et le clan qu’elles protégeaient assumait alors le « management du culte » sous forme de curia163.

42Une question plus compliquée est celle de l’appartenance des sanctuaires isolés assez importants, situés en dehors des agglomérations ou des périmètres des villas, en particulier celle des sanctuaires routiers, quand il ne s’agit pas bien sûr d’installations militaires comme dans le cas des stations de bénéficiaires. Ils sont aussi sans doute dus à des donations privées effectuées par des voyageurs, des commerçants et des habitants fortunés des agglomérations avoisinantes. Un exemple intéressant est fourni par le sanctuaire découvert il y a quelques années situé près de Lux, au bord de la route menant de Tilenum/Til Châtel à Mirebeau, qui était manifestement fréquenté surtout par les charretiers. Les dédicants mentionnés par les inscriptions semblent venir des environs proches164. Il en va de même pour les sanctuaires des stations routières de Brachtendorf, Dampierre-Chanteroy, Wiesbaden Rentmauer et pour les temples récemment découverts près de Jülich-Merzenhausen et de Niederzier-Eschergewähr, qui se trouvaient tous les deux en bord de routes, et à proximité d’agglomérations165.

43La relation entre lieux de culte et lieux de sépulture n’a pas encore été étudiée. Il semble que cela ait été le cas près de Niederzier « Eschergewähr » et cela se voit nettement à En Chaplix aux portes de la cité d’Aventicum/Avenches : deux monuments funéraires de très grande taille datant de la première moitié du I^er siècle ap. J.-C. ainsi qu’une nécropole créée vers 110-120 ap. J.-C. se trouvaient dans le voisinage direct de deux temples à galerie gallo-romains comportant des bâtiments plus anciens datant de la fin du I^er siècle av. J.-C. Les temples furent modifiés vers 25 ap. J.-C. et étaient encore en fonction après l’abandon de la nécropole vers 200-250 ap. J.-C. Nous avons sans doute une situation identique à Lousonna/Lausanne-Vidy166.

44Nous constatons qu’en général, en raison de la continuité de peuplement, de tels lieux de culte peuvent se rattacher à des tradition pré-romaines, tout au moins lorsqu’il s’agit de centres locaux ou de lieux sacrés, surtout dans le sud-ouest de la Germanie supérieure et dans la zone d’influence de l’ancien territoire des Trévires, à la différence de la situation dans le nord et l’est. C’est le cas en particulier pour les sanctuaires situés en des lieux marquants du paysage, en particulier les sanctuaires d’altitude, le temple dédié à une matrone sur le Bellerberg à Kottenheim, près de Mayen, en est un bon exemple167.

45Le sanctuaire dédié à Mars Loucetius et à Nemetona, situé à Ober-Olm près de Mayence, était un important sanctuaire régional fondé par un ancien pagus trévire ; en tant qu’aire cultuelle centrale des Aresaces trévires, il avait manifestement des racines pré-romaines. Son importance relativement grande dès le I^er siècle est attestée par exemple par une offrande du consulaire A. Didius Gallus Fabricius Veiento et de sa femme en 83-84 ap. J.-C.168.

46Dans le nord de la Germanie, la continuité cultuelle du sanctuaire dédié à Hercules Magusanus à Empel dans le sud de la Hollande est attestée. Il remonte à un lieu de culte de l’âge de fer existant depuis 125 av. J.-C. environ. Il s’agit d’un grand complexe architectural de 50 mètres sur 54 comportant un temple à galerie gallo-romain où avaient lieu à l’époque romaine de nombreux dons rituels d’armes romaines. Un culte local à l’origine a manifestement été transformé et converti en culte romain, mais on ne sait pas si ce sont des soldats, des vétérans (par exemple à la fin de leur service dans un corps d’auxiliaires) ou la population civile qui dédicaçaient les armes169. On ne sait pas non plus quels groupes de populations pré-romains sont à l’origine de ce lieu de culte ni si des vestiges de celui-ci ont permis une continuité cultuelle après les déplacements forcés de population organisés par les Romains. De nombreuses hypothèses sont envisageables.

47En dehors de l’administration civile dont nous venons de parler, il existe aussi des lieux cultuels dans les zones militaires, par exemple dans les camps, ou sur les terres exploitées par l’armée ou dans les domaines impériaux. La taille des terres exploitées par les militaires dans les deux Germanies est controversée : alors que C. B. Rüger pense qu’elles étaient étendues, F. Vittinghoffpenche pour une hypothèse minimaliste170. À défaut d’informations exactes, il n’est pas toujours possible de déterminer si un sanctuaire se trouve sur une zone militaire, sauf s’il s’agit du sanctuaire aux enseignes d’un camp militaire. Des exemples nous sont fournis par le sanctuaire dédié à Mars au sein du camp légionnaire de Vindonissa/Windisch171 ou par un Dolichenum [sanctuaire de Jupiter Dolichenus] dont on suppose qu’il était situé dans le camp auxiliaire de Grinario/Köngen172. On peut supposer que les aires cultuelles près des postes militaires situés au bord des routes comme ceux d’Osterburken ou de Schenckenzell-Brandsteig se trouvaient aussi en zone militaire173.

48On ne connaît pas non plus l’étendue des domaines impériaux dans les provinces germaniques. Le seul témoignage irréfutable de l’existence d’un saltus près de Sumelocenna/Rottenburg date de l’époque d’Antonin le Pieux. Il s’agit d’une plaque votive qui fut offerte par les IIviri [duumvirs] en l’honneur de la maison impériale divine à la suite d’un décret de l’ordo du saltus Sumelocennensis et qui fut probablement apposée sur un bâtiment, sans doute un sanctuaire174. Cet ordo était manifestement un organe de l’auto-administration limitée du territoire où les métayers des domaines, mais aussi les vicani voisins et les propriétaires terriens d’une certaine importance étaient représentés en dehors du saltus. Sous Marc Aurèle, Sumelocenna/Rottenburg devint le chef-lieu d’une civitas du même nom175. Mais des personnes privées pouvaient elles aussi ériger des sanctuaires sur le sol impérial, comme le montre une inscription découverte récemment à Walheim au bord du Neckar, qui décrit la fondation d’une aedes pour une divinité inconnue par deux femmes in solo Caesaris176. Elle est datée du 30 mars 188 ap. J.-C. Sans vouloir entrer dans le débat entre A. Mehl et R. Wiegels sur la reconstruction de l’inscription et l’interprétation de la signification juridique du terme solum Caesaris, il paraît certain qu’une partie des terres du vicus romain de Walheim ou de ses environs proches était propriété impériale et coexistait au II^e siècle avec d’autres formes de propriété foncière177. La dimension de ce territoire ne devait pas être bien grande, sinon il n’aurait pas été nécessaire de le mentionner. En tout cas, l’édification d’un sanctuaire par des personnes privées de suo et en raison d’un testament sur un territoire exemptem nécessitait l’autorisation de l’administration provinciale ou de celle du domaine impérial178. Comme aucun nom de dieu ne s’est conservé et qu’on ne s’attend pas pour une telle dédicace représentative à ce qu’il figure sur la corniche de l’autel en petites lettres, l’identité du dieu auquel était consacrée la dédicace peut être révélée par d’autres indications, par exemple la relation avec une aedes. L’emplacement du sanctuaire laisse supposer qu’il s’agissait de l’empereur lui-même. Un des indices est que l’autel est daté au jour près. Dans le calendrier des fêtes romaines, le 30 mars n’est pas un jour particulier, mais deux dédicaces datées du même jour, l’une d’Egypte et l’autre de Syrie, se réfèrent clairement au culte impérial179.

49Les réflexions précédentes portent seulement sur les bâtiments de culte, mais il existait aussi une foule de lieux de culte et de sacrifice sans construction ou sans délimitation visible par rapport à leur environnement qui peuvent uniquement être reconstitués grâce à l’interprétation des vestiges qu’on y découvre180. De la même façon, dans tous les domaines que nous avons évoqués, des formes du culte public des civitates, des pagi et des vici coexistaient avec des cultes d’initiative privée comme ceux des corporations cultuelles ou professionnelles ou ceux d’individus isolés : dans la plupart des cas, la fonction privée ou publique d’une dédicace – même lors de la création de sanctuaires – ne peut pas être reconstituée directement.

Conclusion : phases d’une histoire religieuse des provinces romaines

50En raison de l’hétérogénéité des provinces frontalières de l’Empire situées au bord du Rhin, une analyse cohérente de leur histoire religieuse n’est possible que si nous prenons comme base les structures romaines de la division du territoire et non les « territoires tribaux » traditionnels, qui dans la plupart des cas ne recoupaient pas ceux des civitates ultérieures. C’est en cela que les territoires germaniques se différencient nettement des provinces gauloises où les traditions tribales jouèrent un rôle plus important. De plus, de vastes zones des provinces germaniques n’étaient pas organisées en collectivités territoriales ou pour les zones de la rive droite du Rhin, nous ne les connaissons qu’en partie. Il est donc cohérent que pour les deux provinces germaniques notre champ d’analyses soit l’« unité territoriale » supérieure, puisque, comme nous l’avons montré, les frontières administratives n’étaient pas des frontières culturelles. Sur un plan géographique et systémique, on distingue au niveau supra-régional :

1. Le sud-ouest de la Germanie supérieure et les enclaves trévires en Hesse rhénane.
2. Toute la zone rhénane de la Germanie supérieure et de la Germanie inférieure, y compris les territoires des légions.
3. La zone du limes se trouvant sur la rive droite du Rhin en Germanie supérieure.

51Sur le plan régional, il faut si possible faire la différence entre les civitates, les centres urbains, les agglomérations de plus petite taille et les campagnes. Après la révolte des Bataves, ce furent les chefs-lieux des civitates qui devinrent les nouveaux centres régionaux de la pratique cultuelle. Sur le plan local, ce furent les nombreux vici qui virent le jour qui possédaient cette fonction. Dans les campagnes, il y avait des centres de culte locaux isolés, entretenus par des communautés cultuelles organisées sur le modèle romain comme les curiae. Les données spécifiques de chaque paysage jouent elles aussi un grand rôle en ce qui concerne la « géographie mythique » et expliquent les différences considérables pouvant exister dans la pratique religieuse de territoires directement voisins181.

52Les centres provinciaux du culte impérial sont CCAA /Cologne, Mogontiacum/Mayence et Ara Flaviae/Rottweil : soit des documents écrits en témoignent, soit on peut le supposer, sans que les lieux de culte correspondants puissent être attestés sur le plan archéologique, qu’il s’agisse de leur chronologie, de leur architecture ou de leur situation géographique.

53Sur le plan chronologique, nous pouvons distinguer les phases d’évolution suivantes :

1. Phase de conquête jusqu’à la fin de la révolte des Bataves en 70 ap. J.-C. : surtout dans les régions du sud-ouest de la future province de Germanie supérieure et dans le district militaire de Germanie inférieure, on observe une coexistence parallèle des traditions religieuses autochtones et de la religion des conquérants romains qui se manifeste de la façon la plus éclatante dans le culte impérial. Les cultes indigènes sont tout d’abord interprétés (interpretatio) de façon fonctionnelle par les Romains ; les tribus déplacées de force amènent avec elles leurs traditions religieuses dans la nouvelle zone de peuplement qu’est la rive gauche du Rhin, d’autres tribus disparaissent complètement. L’identification des tribus, sous-tribus et clans immigrés fut rendue possible dans le domaine religieux par le biais des divinités polyvalentes qui étaient vénérées par des groupes suprarégionaux, régionaux et locaux : Hercule Magusanus par les Bataves182, Nehalennia par les Frisiavons183, les matrones par les Ubiens184, Sunuxal par les Sunuques185, Lenus Mars par les Trévires186, Mars Loucetius par les Aresaces187, Diana Mattiaca par les Mattiaques188, Mars Segomo par les Séquanes189, Mars Cicollvis par les Lingons190 et Mars Caturix par les Helvètes191. À Cibernodurum( ?)/Xanten, un groupe de Rèmes belges promit même un temple à son dieu principal Mars Camulus entre 54 ap. J.-C. et 68 ap. J.-C.192. Au I^er siècle, les dédicaces collectives sont encore relativement fréquentes193 ; c’est dans le même contexte qu’il faut analyser les dédicaces représentatives des détenteurs de fonctions officielle comme celles déjà évoquées du summus magistratus civitatis Batavorum de Ruimel à Hercule Magusanus. Le fait de privilégier souvent des divinités guerrières à cette époque s’explique par le passé guerrier de nombreuses tribus, comme l’ont montré N. Roymans et T. Derks, mais aussi par l’influence prépondérante de l’armée romaine : d’une part, celle-ci a introduit en Germanie la culture des inscriptions et le rite du votum ; d’autre part, les tribus étaient obligées de lui livrer de forts contingents de troupes auxiliaires194. L’association entre les noms des dieux autochtones et ceux des dieux romains n’est pas le fait d’un clergé autochtone qui à mon avis ne pouvait plus jouer de rôle social à cette époque195, et il n’est pas non plus la conséquence de l’interpretatio Romana décrite par Tacite196. Il résulte plutôt des efforts entrepris par les élites, les soldats ou les vétérans liés à un terroir pour unifier les divinités tribales qu’ils avaient amenées avec eux et les traditions romaines acceptées et intériorisées et diffuser ainsi l’idéologie qui reflète le nouvel ordre social et cosmologique197. La construction des premiers sanctuaires gallo-romains en pierre comme les temples bataves d’Empel et d’Elst198 ou celui des Aresaces à Ober-Olm199 eut lieu à l’initiative et grâce aux fonds de ces nouvelles élites dans les rangs desquelles se forma ensuite un nouveau clergé calqué sur le modèle romain200. À de rares exceptions près, les premières dédicaces émanent de militaires dans le cadre de la religion militaire et « étatique » romaine201.
2. Phase de consolidation jusqu’à environ 150 ap. J.-C. : la langue et l’écriture latines se répandent largement dans le domaine cultuel ; les cultes typiques de la ville de Rome comme les cultes indigènes et orientaux transmis par les Italiques utilisent la pratique sacrificielle romaine, les vecteurs de ces religions sont surtout les militaires et les élites autochtones dirigeant les civitates. Cependant, nous disposons de peu de traces épigraphiques pour cette époque. Pour la Germanie inférieure, je ne compte que 49 inscriptions qui ont sûrement été dédicacées avant 150 ap. J.-C., dont 7 d’époque pré-flavienne202. Par comparaison, on a relevé pour la même période 161 inscriptions pour la Germanie supérieure, dont 17 datent de l’époque pré-flavienne203. Seulement 25 autels étaient dédiés à Hercule Saxanus qui était vénéré dans la vallée de la Brohl avec d’autres divinités par les soldats des unités de Germanie inférieure204. Les dieux sont représentés avec un type méditerranéen. Sur une grande partie de la zone du limes située sur la rive droite du Rhin vont arriver des populations nouvelles. Dans les villes, on construit ou on agrandit un grand nombre de sanctuaires. Mentionnons surtout les grands centres de culte (impérial ?) que sont le temple de Schönbühl à Augusta Raurica/Augst ou le Cigognier déjà évoqué à Aventicum/Avenches, qui étaient tous les deux liés à un théâtre205. En outre, les premiers temples gallo-romains à galerie sont érigés en Germanie206. Cette époque se caractérise par la mentalité des nouveaux habitants souvent influencés par la vie militaire et de leurs descendants ainsi que par la mentalité des élites autochtones romanisées.
3. Phase de « romanisation intensive » jusqu’à environ 230-260 ap. J.-C. : les traditions hétérogènes et les représentations religieuses s’interpénètrent dans le cadre d’un processus dynamique sans but précis et donnent naissance à des cultes spécifiques, « liés à un terroir » et ayant des caractéristiques régionales. Ce n’est qu’à cette époque que sont attestés des cultes orientaux en grand nombre. Les vecteurs sont des cercles romanisés assez importants issus de la population urbaine et rurale locale207. C’est de cette époque, et tout particulièrement de la période sévérienne, que datent la plupart des dédicaces (1772 pour la Germanie supérieure et 1722 pour la Germanie inférieure) et la plupart des reliefs. Cette évolution est favorisée par la prospérité économique, qui est très nettement affichée au II^e siècle, et la capacité financière accrue de larges couches de la population, surtout celle des vétérans et de leurs descendants208. Malgré la menace croissante que représentent les Germains au III^e siècle, c’est précisément dans la zone rhénane qu’on observe la construction de nouveaux temples ou leur rénovation209.
4. Phase de dissolution et de transformation à partir de 230-260 ap. J.-C. : avec la chute du limes, Rome perd les territoires de la Germanie supérieure situés sur la rive droite du Rhin. CCAA/Cologne devient entre-temps la capitale de l’Empire gaulois et la réforme impériale qui a lieu quelques décennies plus tard [sous Dioclétien] amène une division territoriale des provinces complètement nouvelle et la perte de territoires assez importants. La période qui suit est caractérisée par les incursions fréquentes des Germains. Le christianisme est attesté dans les villes depuis le début du IV^e siècle environ, et de façon plus marquée seulement dans la deuxième moitié du IV^e siècle210, alors que dans les campagnes, des centres de culte assez importants comme le sanctuaire dédié aux matrones de Bad Münstereifel-Pesch continuent à exister jusqu’au V^e siècle ; cependant on utilise désormais les dédicaces des époques antérieures comme matériau de construction. Dans le mithraeum de Gimmeldingen, on a cependant trouvé des dédicaces du IV^e siècle211. On trouve aussi parmi les témoignages les plus tardifs la reconstruction d’un temple de Bonna/Bonn dédié à Mars Militaris par le préfet de la legio I en 295 ap. J.-C., une dédicace à la triade capitoline de Mogontiacum/Mayence par la civitas Mogontiacum probablement effectuée par le praeses provinciae et enfin la restauration d’un sanctuaire à CCAA/Cologne par le comes Arbogast entre 392 et 394 ap. J.-C.212. Il s’agit de dédicaces publiques de l’ancienne « religion d’État » pour le salut des tétrarques, ou plus précisément de la proclamation délibérée de l’ancienne mentalité romaine par de hauts dignitaires, dédicaces qui ont pour arrière-plan l’apparition du christianisme dans les villes et le conflit avec l’usurpateur Eugène. À la campagne cependant, les cultes « païens » persistèrent encore longtemps, mais la forme du votum attestée par les inscriptions disparut complètement sans que nous en sachions plus à ce sujet213. Nous ne disposons que dans de rares cas de vestiges archéologiques attestant la destruction de sanctuaires par les Barbares ou par les chrétiens214.