5. Les luttes autour du régime de l’intermittence et leur radicalisation en 2003
p. 103-120
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Le régime de l’assurance chômage des intermittents (défini par deux annexes de la convention Unedic : l’annexe 8 pour les cadres et techniciens du cinéma et de l’audiovisuel, l’annexe 10 pour les artistes et techniciens du spectacle vivant), mis en place à la fin des années soixante, sous l’égide du CNPF et de la CGT, permet aux professionnels intégrés dans le dispositif de combiner des ressources nées de leur activité avec, au moment des périodes de chômage, des prestations sociales dont le volume dépend de cette activité et des revenus déclarés. Il constitue, à ce titre, « une forme sans équivalent dans le monde du travail de socialisation du risque professionnel » (Menger 1991, p. 62). Ce système dérogatoire est né du développement de l’économie du projet dans les sphères de production culturelle et s’est développé, à partir des années quatre-vingt, avec la croissance des politiques culturelles et des entreprises culturelles du secteur marchand, tous les acteurs sociaux (intermittents, employeurs privés et publics) ayant trouvé des intérêts divers et convergents à un usage systématique de ce dispositif.
2Mais ce système s’est révélé rapidement fragile en raison principalement de ses difficultés financières et du déficit croissant des deux annexes. Divers projets de réforme ont été l’occasion, principalement à partir des années quatre-vingt-dix, d’une multiplication de conflits caractérisés par des modalités de lutte rapidement devenues répétitives et (relativement) pacifiées. À partir d’un travail en cours sur ces mobilisations depuis les années quatre-vingt, nous nous interrogerons sur les raisons de la politisation (Tilly 1978) d’un problème social (le régime de l’intermittence relevant principalement des procédures entre « partenaires sociaux ») en soulignant que celle-ci est une manière de prendre en compte un rapport de force défavorable dans l’espace des négociations sociales. Sa « fermeture » implique de faire de l’État non un adversaire mais une ressource essentielle pour des groupes qui, insérés dans des espaces où priment les dimensions symboliques, sont relativement démunis de moyens de lutte (ou dont les actions qui jouent souvent sur les symboles et leurs usages atteignent vite leurs limites). Affecter à l’État une telle place implique de développer des modalités particulières de lutte que nous nous efforcerons de préciser. Nous soulignerons comment le poids de cette ressource introduisant un élément de dépendance à l’égard des évolutions des politiques étatiques, la rupture, par l’État, de son alliance avec les intermittents mobilisés a conduit, à l’inverse de ce que présupposent certaines approches de la structure des opportunités politiques, non au délitement des mobilisations (Chazel 2003) mais, après des débats et des conflits internes aux groupes professionnels concernés, à leur radicalisation et à la diversification de leur « répertoire d’action collective » (Tilly 1986).
Une radicalisation progressive des luttes
La montée des tensions
3À lire la presse syndicale (notamment la revue Plateaux, organe du SFA1), pendant les années soixante-dix, le régime de l’intermittence ne soulève pas de difficultés particulières. Les mobilisations n’ont de sens que dans le processus de négociation qui conduit à une amélioration progressive de la situation des intermittents2. En 1978, ayant engagé des discussions avec les responsables de l’Unedic, la direction du SFA indique que, dans le cas où celles-ci n’aboutiraient pas, « il sera nécessaire d’organiser, avec le concours actif et effectif de toute la profession, toutes les actions nécessaires pour imposer l’ouverture des discussions et, à la suite, le succès des revendications3 ».
4Les premières véritables tensions apparaissent au début des années quatre-vingt avec la commande des premiers rapports à de hauts fonctionnaires (Roussille, Sciortino 1985). Alors que le nombre d’intermittents connaît une première phase d’expansion, néanmoins limitée (en 1983, il n’y a encore que 6 683 personnes ayant bénéficié d’au moins une journée de prestation chômage), ces rapports désignent déjà les difficultés essentielles qui ne feront que prendre une ampleur croissante dans les années suivantes : déséquilibre entre les prestations et les cotisations ; non-respect de la réglementation ; méconnaissance et flou du champ d’application.
5À plusieurs reprises, la fédération CGT spectacle appelle à des mobilisations qui utilisent des registres assez classiques d’actions : journées de grève (20 janvier et 17 mars 1983) ; délégations au ministère de la Culture composées d’artistes connus et de responsables syndicaux ; manifestations devant les locaux du CNPF réunissant parfois peu de monde ; pétition rassemblant souvent de grandes vedettes de différentes générations et de champs artistiques parfois opposés (cinéma, théâtre public et théâtre privé) : F. Périer, D. Gélin, C. Piéplu, C. Arditi, B. Fossey, A. Duperey et B. Giraudeau, D. Seyrig, S. Flon, G. Desarthe, P. Dux, H. Gignoux. Au cours de cette première période, ces conflits restent limités aux espaces professionnels et administratifs mais touchent peu l’espace public.
Le caractère cyclique et endémique des conflits
6À partir de l’automne 1991, avec l’explosion du nombre d’intermittents indemnisés (près de 50 000) et la croissance du déficit et alors que le CNPF accentue ses pressions pour modifier le régime, la situation se transforme avec l’apparition des premières coordinations locales. Ces dernières sont capables de mobiliser des fractions beaucoup plus larges de professionnels que la CGT, essentiellement présente dans les segments les plus âgés (Paradeise 1998). En revanche, signataire des annexes instituant ce régime et luttant pour leur maintien, maintenant un minimum de mobilisation dans les phases de repli marquées par la disparition des coordinations (la CGT diffuse l’information, organise parfois les premières réunions débouchant sur la constitution de ces mêmes coordinations qui vont la déposséder du monopole de la conduite des luttes), s’appuyant sur l’organisation confédérale ou les structures départementales qui lui fournissent une aide matérielle et technique, disposant de quelques militants chevronnés, et inscrite dans l’ensemble des dispositifs contractuels et conventionnels nationaux, cette organisation est un partenaire essentiel des groupes mobilisés avec lesquels s’engage une forme de coopération concurrentielle.
7Cette nouvelle configuration implique une diversification du registre des actions avec l’occupation plus fréquente de bâtiments culturels et/ou d’administrations publiques (Assedic, DRAC, DDTE, DTS4). En juillet 1992, l’occupation du théâtre de l’Odéon se double, de la part de la CGT, d’une première tentative de grève au sein du festival d’Avignon. Cette grève, organisée dans des conditions imprécises (absence de liste électorale, non définition des professionnels concernés), n’est votée que par une minorité de lieux et de troupes du In, la situation étant encore plus confuse dans le Off5. Certains responsables de la CGT, qui ont une mémoire des luttes, inscrivent les occupations dans une tradition issue de Mai 68 (l’occupation de l’Odéon ayant constitué, à ce moment-là, un moment important des conflits dans l’espace théâtral) mais, pour la plupart des intermittents, cette forme d’action apparaît comme une nouveauté, même si elle reste d’ampleur réduite.
8Ces actions se heurtent à une série d’obstacles internes à l’espace théâtral que les groupes mobilisés ne veulent ou ne peuvent renverser. D’une part, les directions des établissements culturels s’opposent, plus ou moins fermement, à ces luttes ; le 16 juillet 1992, la direction du festival d’Avignon annule tous les spectacles du In et neutralise la grève, les représentations reprenant le lendemain sans qu’il y ait la moindre manifestation. D’autre part, il arrive que les techniciens s’opposent à l’occupation de certains lieux. Enfin, leur culture professionnelle, leurs croyances sur la force des spectacles conduisent les groupes mobilisés à ne pas interrompre l’activité théâtrale6. En décembre 1996, les intermittents mobilisés n’occupent, au sein du TNP-Villeurbanne, que la grande salle avec le rideau de fer baissé pour ne pas gêner la répétition d’un spectacle ; ils quittent d’ailleurs le bâtiment, la veille de la Première, pour ne pas en empêcher les représentations.
9Les actions sont d’autant plus limitées que, pendant cette période 1991-2002, les mobilisations se déroulent de manière assez ritualisée et routinisée. La perspective de la renégociation de la convention Unedic et des annexes 8 et 10 ainsi que les projets (réels, supposés ou proclamés) de l’Unedic, du CNPF/Medef et de la CFDT visant à la suppression des annexes (ou à leur refonte radicale) conduisent à des mobilisations (souvent de courte durée) et, en parallèle, à la mise en place de commissions d’experts, à l’élaboration de rapports. Au bout d’une période de conflits et de négociations, et le plus souvent sous la pression de l’État, ces annexes sont régulièrement prorogées au prix de divers réaménagements qui sont longtemps restés secondaires dans la mesure où ils n’ont ni stoppé la croissance du nombre d’intermittents indemnisés, ni réduit le déficit de ce régime.
La radicalisation de juin 2003
10À partir du printemps 2003, s’enclenche une mobilisation qui, par rapport aux périodes passées, est exceptionnelle. Elle démarre, dans la perspective de la renégociation des annexes (la date butoir étant le 30 juin), dès le mois de février 20037 et se poursuit, avec une intensité très inégale mais de manière quasi « endémique », pendant plusieurs années sans que, en cet hiver 2005, on puisse en prévoir la disparition dans les mois qui viennent.
11Le 25 février 2003, la CGT organise une journée nationale d’action au cours de laquelle se déroulent d’importantes manifestations et de nombreux théâtres restent fermés. Dans les semaines qui suivent, la mobilisation s’accélère avec la réunion d’assemblées générales, la (re) constitution de nombreuses coordinations, l’intervention d’intermittents au cours des rassemblements professionnels (soirée des Molières, le 12 mai 2003). Les actions se succèdent, le répertoire d’action se complexifie et se durcit.
12D’une part, les groupes mobilisés interrompent l’activité artistique. Ils ne se contentent plus d’occuper temporairement quelques lieux, de distribuer des tracts à l’entrée des spectacles appelant à la solidarité des spectateurs mais empêchent la tenue de nombreux festivals (été 2003) ou agitent la menace de le faire (festival de Cannes 2004). Cette volonté de peser économiquement repose sur la croyance partagée dans la rentabilité économique de l’investissement culturel public – dont les économistes ont souvent souligné les fondements incertains, voire même les dangers (Benhamou 2003) – et la place centrale des intermittents dans cette économie culturelle8. Les réactions des responsables des festivals, de l’État, des maires concernés, des commerçants (certains portant plainte contre les intermittents après l’été 2003, d’autres organisant des manifestations préventives à Cannes en mai 2004) ne peuvent d’ailleurs que les conforter dans la croyance en l’efficacité et la pertinence de ce type d’action.
13D’autre part, les groupes mobilisés tentent de peser sur les bénéfices politiques individuels et collectifs que les responsables publics espèrent du soutien à l’investissement culturel. Après juin 2003, le ministre de la Culture (Jean-Jacques Aillagon) devient une cible systématique. Critiqué, empêché d’assister à des spectacles, il voit son capital politique spécifique s’éroder et son autorité s’amenuiser. Un des moments de ce processus est la soirée des Césars 2004 (21 février) où, plus que jamais, le ministre apparaît isolé, les commentaires de la presse contribuant à accentuer cet affaiblissement. La capacité des intermittents à peser sur les bénéfices des entreprises politiques apparaît au moment des élections régionales de 2004. Il ne s’agit pas ici de décider si leurs mobilisations ont effectivement eu un impact sur le vote et l’échec des partis de droite mais de considérer que les commentaires des experts (journalistes, sondeurs), des responsables politiques, les réactions du président de la République lui-même, confortent cette croyance.
14Par ailleurs, pour la première fois, il y a des heurts avec les forces de l’ordre, des blessés et des mises en examen ; plus précisément, ces heurts deviennent des enjeux dans la lutte en faisant l’objet de reportages journalistiques, en devenant l’objet d’appels à la solidarité envers les manifestants arrêtés et/ou inculpés. Alors que la CFDT, en raison de sa réorientation stratégique de 1992 (date à partir de laquelle elle prend la place de FO pour assurer la co-direction de l’Unedic en partenariat avec le CNPF), était seulement soumise à des critiques virulentes visant sa « trahison », dès le 27 juin 2003, certains de ses locaux sont « caillassés », bombés, temporairement occupés, voire saccagés.
15Cet engagement plus radical, notamment sous la forme de la grève longue, que celle-ci ait lieu dans le cadre d’un seul ou de plusieurs festivals (c’est le cas de certaines compagnies devant jouer dans plusieurs d’entre eux au cours de la même période de l’été 2003 et qui annulent toutes leurs représentations), ne se fait pas sans de profondes hésitations. Ainsi, pour les techniciens employés par le festival d’Avignon, et qui s’inscrivent dans une relation salariale assez classique de subordination avec la direction de ce dernier, la grève implique la perte d’une part importante de cachets (le tiers pour certains) et le danger de ne pas être repris aux prochaines éditions (peur, plus ou moins fondée, d’une « liste noire » qui serait établie par la direction du festival). Pour les membres des compagnies théâtrales où le lien salarial de subordination est incertain (Proust 2006b), voire inexistant, la grève a peu de sens car elle contribue à affaiblir immédiatement l’entreprise à la direction – et au financement – de laquelle ils sont associés, y compris par leurs différents sacrifices (c’est le cas des artistes et techniciens qui acceptent d’être moins ou pas du tout payés afin que la compagnie puisse produire des spectacles).
16Ces incertitudes expliquent que, au cours de l’été 2003, et dans les différents festivals, les situations ne sont jamais homogènes. Si les techniciens du In sont toujours majoritairement pour la grève, quoique ce soutien ait tendance à s’effriter au cours des trois votes officiels, les compagnies du In sont divisées entre elles, mais aussi à l’intérieur d’elles-mêmes. Dans le Off, où les enjeux financiers sont encore plus cruciaux9, la situation est chaotique. Certaines compagnies ne font jamais grève ; certaines abandonnent assez rapidement le festival et d’autres changent de position dans le cours du festival. Une compagnie (le Théâtre du Maquis) a ainsi fait grève au début de la période, avec la majorité de celles du Off. Elle a ensuite repris les représentations, puis a fait grève une journée, mais en présentant un « spectacle de lutte » pour expliciter sa position, à la suite de quoi elle a poursuivi ses représentations normales.
Une nouvelle perception du régime
De la flexibilité assumée à la dénonciation de la précarité
17Ainsi que le soulignent les diverses études concernant ce régime, les annexes 8 et10 organisent une hyperflexibilité (Menger 1994) dont ont profité l’ensemble des employeurs privés, associatifs et publics dans les différents secteurs du spectacle vivant et enregistré en permettant une externalisation des coûts salariaux vers le régime général de l’assurance-chômage (Paradeise 1998). Cette flexibilité a longtemps été vécue positivement par les intermittents car elle a permis à beaucoup d’entre eux d’entrer et de se maintenir sur les marchés du travail artistique, et correspond aussi à une image valorisante de l’activité artistique faite de « rencontres », d’« aventures ». Il ne s’agit donc plus seulement de se situer dans une situation de chômage inversé (Schnapper 1994) où la « vocation » d’artiste apparaît comme l’expression d’un refus du travail, mais de proposer une autre forme d’organisation du travail dont l’intermittence serait une forme exemplaire et anticipatrice, argument que l’on retrouve dans un dossier du Monde Emploi consacré aux intermittents 10 et qui a tendance à se généraliser au cours de cette période (Menger 2002).
18Mais la perception, par les intermittents, de ce régime et de leurs conditions de travail et de rémunération change sous l’effet de plusieurs transformations. En effet, dans un contexte d’accroissement des professions artistiques et culturelles, le rythme d’augmentation du nombre d’intermittents est supérieur à celui de l’emploi disponible. Une des conséquences essentielles de ce décalage est la précarité croissante et la dégradation des situations personnelles. En 1987, pour 40 000 intermittents, avec un volume annuel moyen de travail de 89 jours, la rémunération annuelle moyenne est de 15 690 € (euros constants 2001), alors qu’en 2001, pour 119 000 intermittents, avec un volume annuel moyen de 57 jours, cette rémunération moyenne est de 11 800 €, soit une baisse de 25 % (Observatoire de l’emploi culturel 2004, p. 10). À côté d’une minorité d’artistes et de techniciens disposant de revenus réguliers et importants, voire très importants, il existe une grande masse d’agents plus ou moins professionnalisés, à la limite de la survie économique, sans cesse menacés d’être exclus du régime. À la différence d’autres secteurs où l’emploi temporaire constitue un tremplin vers l’emploi permanent (DARES 2003), la flexibilité et la précarité apparaissent de plus en plus comme une dimension structurelle du marché du travail dans les secteurs du spectacle vivant. Or, ce qui peut être acceptable pour de jeunes entrants, pour lesquels la professionnalisation passe par cette flexibilité et cette précarité et qui sont encore marqués par toute la mythologie liée au nomadisme, aux difficultés intrinsèques du métier de comédien qu’exprime bien une certaine littérature mélangeant déploration et exaltation du mythe, devient de plus en plus insupportable pour des groupes plus âgés. Certains, intermittents depuis plus de 10-15 ans, découvrent qu’ils sont condamnés « à vie » à une précarité croissante. L’impossibilité ou la difficulté d’acheter une maison (surtout pour les couples d’intermittents), la retraite qui apparaît comme une perspective sans cesse repoussée, la difficulté, pour des professionnels relativement âgés au regard de la structure de cette population, de se réorienter professionnellement, contribuent à donner une perception plus dramatique du régime.
Déviance secrète et abandon éthique
19Cette croissance de la flexibilité et de la précarité reste encore acceptable dans la mesure où le niveau d’éligibilité aux prestations chômage (507 heures sur 12 mois, avant la réforme de 2003) permettait, avec un turn-over important, l’entrée et le maintien d’un grand nombre de personnes dans le régime. Mais, le passage à 10 mois (pour les techniciens) ou à 10,5 mois (pour les artistes), prévu par le protocole de juin 2003, pour accumuler les 507 heures, modifie profondément le régime – ainsi que les anticipations d’un grand nombre d’intermittents – en élevant le niveau de la barrière à l’entrée11.
20En effet, dans leur analyse des annexes 8 et 10, Jean Roigt et René Klein soulignent la faible intégration professionnelle d’un grand nombre d’intermittents en montrant que, dans l’annexe 10, la moitié des allocataires présente une durée d’affiliation comprise entre 507 et 523 heures (soit un écart de seulement deux cachets de 8 heures) (Roigt, Klein 2002, p. 49). Cette fragilité est accentuée par le fait qu’un grand nombre d’entre eux réalise, in extremis, les derniers cachets, au cours des dernières semaines qui précèdent la « date anniversaire » (date qui clôt la période des 12 mois et dont la fixation varie en fonction des personnes). Le passage de 12 mois à 10,5 mois exclut ainsi potentiellement une grande partie des intermittents en rendant quasi-impossible la réalisation des derniers cachets. Ceux qui avaient plus ou moins connaissance de ce rapport et/ou des commentaires et critiques qui en avaient été faits, sont en mesure d’effectuer un tel calcul pour leur cas personnel. C’est d’ailleurs cette compréhension des enjeux liés à cette modification qui explique que, le soir même de la signature du protocole décidant de cette modification (26 juin 2003), les premiers incidents interviennent au festival Viva Cité de Sotteville-les-Rouen.
21De ce point de vue, le protocole constitue une étape importante dans la réforme du régime. Jusqu’alors, les réformes adoptées portaient essentiellement, non sur les conditions d’éligibilité au régime, mais sur les cotisations et les prestations versées (leurs montants, les modalités), donc sur le coût du maintien dans le régime. À ce titre, elles ne constituaient pas, aux yeux de nombreux intermittents, un danger véritable ; ainsi, la manifestation organisée par la CGT au moment du festival d’Avignon, le 22 juillet 2002, pour protester contre le doublement des cotisations (salariales et patronales) de l’assurance-chômage ne rassemble que quelques centaines de personnes.
22La réforme de 2003 ne porte plus sur le coût du maintien dans le régime mais élève la barrière à l’entrée. Certes, la capacité (souvent décrite) des intermittents et de leurs employeurs de jouer avec la règle (Menger 1994), permettait de penser que l’éviction, pronostiquée par la CGT, de 30 % des bénéficiaires du régime, ne se réaliserait pas. Mais, dans ce nouveau contexte, cette adaptabilité introduit un nouvel élément de crise. En effet, pendant une longue période, le jeu avec la règle a relevé de ce que Becker nomme la « déviance secrète » (Becker 1985), acceptée par tous les membres des champs artistiques concernés. En effet, les différentes stratégies de contournement de la règle ne sont possibles qu’en raison de la connivence des intermittents et de leurs employeurs (privés et publics). De leur côté, les responsables de l’État ainsi que les comités d’experts qui, au nom du ministre de la Culture, évaluent de nombreux artistes, sont suffisamment intégrés dans les espaces artistes pour connaître et taire les pratiques réelles de leurs interlocuteurs.
23Mais, au fur et à mesure des rapports, recherches et articles de presse, cette forme de déviance est de plus en plus connue et de nombreux intermittents apparaissent comme de simples fraudeurs. Les débats portent moins sur la réalité du jeu avec la règle que sur la désignation des groupes ou des secteurs qui le feraient par intérêt économique ou par obligation. On est moins dans la reconnaissance de l’acte déviant que dans sa qualification. Or, le protocole de juin 2003 accule les plus fragiles à frauder davantage s’ils veulent rester dans le cadre professionnel ce qui, d’une part, les menace d’être toujours davantage étiquetés comme tels et, d’autre part, entre toujours plus en contradiction avec certaines des valeurs dominantes dans les champs artistiques. Dans des espaces où dominent les dimensions vocationnelles et d’engagement, faites d’ascèse, de désintérêt (notamment économique), les stratégies visant (parfois « à tout prix ») au maintien dans le cadre de l’intermittence sont en permanence menacées d’apparaître comme un simple cynisme à l’opposé des valeurs fondatrices que rappellent certains des plus anciens et des plus reconnus.
« Ça ne me gêne pas d’être sifflée, on n’est pas là que pour se faire applaudir. Ce qui est grave, c’est de parler contre sa conscience. On ne va pas accepter que les intermittents meurent, mais on ne peut accepter qu’ils se tuent eux-mêmes. […] La fraude des petits, si elle n’est pas économiquement très importante, engendre un dégât moral. C’est terrible et éthiquement contre-productif. On ne peut pas tout le temps botter en touche12. »
24La contradiction entre les valeurs qu’ils ont profondément intériorisées et les exigences de la survie économique et du maintien dans leur espace professionnel engendre ainsi une profonde souffrance morale qui pousse de nombreux intermittents à lutter davantage contre une réforme qui les enferme dans cette tension insupportable.
Politisation du conflit et stratégies étatiques
L’État comme ressource centrale
25Dans le spectacle vivant, l’État occupe une place déterminante. Il organise, hiérarchise les champs de production en classant les artistes et détermine les carrières par le jeu des nominations à la direction des principales institutions. Il existe par ailleurs, parmi les professionnels, une véritable demande d’État (central) car ce dernier apparaît comme étant le seul à pouvoir neutraliser les règles du marché et encadrer les collectivités locales (Proust 2006a). Cette demande d’État est aussi massivement présente dans de nombreuses mobilisations, à l’opposé de celles qui comme aux États-Unis, viseraient plutôt à en limiter la puissance (Birnbaum 1993). Au-delà de ces traits généraux, il faut référer cette demande à la faiblesse des « ressources » des intermittents mobilisés.
26Les ressources sont trop souvent considérées comme des biens présents sur un marché alors qu’il faudrait en décrire la valeur (et ses variations) en fonction des différents contextes (Lapeyronnie 1998). La critique de cette vision substantialiste est d’autant plus nécessaire qu’il n’existe pas d’équivalent général qui, comme la monnaie dans l’échange marchand, permettrait de définir une échelle des valeurs (Dobry 1992) entre les différents biens pour les comparer, les hiérarchiser et les échanger. Ainsi, on ne dispose pas d’équivalent permettant de comparer une manifestation d’intermittents à Paris et/ou Lyon et les déclarations d’artistes reconnus. Par ailleurs, les ressources sont souvent considérées comme des biens dont disposent ou ne disposent pas les groupes mobilisés, alors que l’on devrait aussi considérer comme une « ressource négative » (ou, pour continuer l’analogie économique, comme de la « destruction de valeur ») l’ensemble des disqualifications, notamment celles issues des espaces professionnels et sociaux dont relèvent les groupes mobilisés, cette dimension étant d’autant plus importante que les registres d’action privilégient les dimensions symboliques et politiques. Il faudrait ainsi considérer le soutien comme la critique virulente en étant capable, à chaque fois, de contextualiser en prenant ainsi en compte aussi bien le cadre de l’intervention (une assemblée générale, une émission de radio) que ses récepteurs (les intermittents mobilisés ; des auditeurs de France Culture, de RTL ; les spectateurs de Star Academy ; les lecteurs du Figaro). Pour les intermittents, l’intervention de Patrice Chéreau contre l’éventualité de la grève (AG du 2 juillet 2003, Cloître des Célestins, Avignon) a ainsi eu plus de poids et a produit beaucoup plus d’effets que l’affirmation radiophonique de leur soutien par différentes personnalités ; vécue comme une « provocation » et la manifestation du désintérêt des artistes reconnus de l’espace théâtral, elle a contribué à en radicaliser certains et à rendre plus visible l’état de profonde division des professionnels.
27S’ils se situent dans cet état d’incertitude quant à la mesure des ressources symboliques mobilisables13, les intermittents en lutte disposent, en même temps, d’indices stables et plus objectivables qui leur permettent d’appréhender le rapport de force dans lequel ils se situent, à un moment donné. D’une part, à la différence du mouvement ouvrier, ces intermittents ne peuvent bloquer ni l’activité économique générale ni celle de nombreux secteurs de production et de diffusion culturelle (l’audiovisuel et le cinéma se mobilisent faiblement et sporadiquement), c’est-à-dire peser sur l’interlocuteur patronal qui co-dirige l’Unedic. D’autre part, ils sont en mesure de repérer l’état de division des professionnels reconnus comme la faiblesse de leur soutien ; les directeurs de la quasi-totalité des institutions théâtrales se sont ainsi refusés, à l’automne 2003, à envisager la fermeture de leurs établissements. Enfin, la profonde – et quasi-irréductible – division syndicale entre les fédérations CGT et CFDT des secteurs culturels impliquent que leurs positions disposent de relais d’autant plus faibles que la CGT ne participe pas à la direction et à la gestion de l’Unedic, tout en étant massivement présente à la direction de nombreux autres organismes paritaires.
28Cette situation incite les intermittents mobilisés à une orientation stratégique fondamentale visant à faire du régime de l’intermittence un enjeu politique, cette politisation étant d’autant plus aisée que l’État et les collectivités locales ont un intérêt budgétaire commun au maintien de ce régime, le développement des politiques culturelles et le soutien public massif à l’offre artistique n’ayant été possible qu’en raison de la prise en charge, par l’Unedic, d’une grande partie du coût réel de ces politiques. En effet, en tant qu’employeur direct, les collectivités publiques ont le même usage stratégique d’intermittents que les entreprises ou les associations en externalisant une grande partie du coût salarial vers l’Unedic. Certaines communes sont ainsi les premiers employeurs locaux d’intermittents, notamment quand elles gèrent des orchestres classiques ou des opéras. À l’encontre de toute réglementation, de nombreuses institutions culturelles publiques emploient à l’année des « permittents » (permanents qui sont embauchés et rémunérés sous le régime de l’intermittence). Par ailleurs, en finançant de nombreuses structures culturelles, ces collectivités ont trouvé un avantage décisif dans l’existence de ce régime. Ces structures, externalisant une grande partie de leur coût salarial, se satisfont et/ou revendiquent des subventions plus modérées que celles qu’elles réclameraient si elles devaient financer la totalité du coût de leur activité. En conséquence, à budget culturel public égal, ces collectivités soutiennent un plus grand nombre de structures ; ce trait explique la croissance considérable du nombre de structures bénéficiaires des aides publiques, corrélative de l’explosion du nombre d’intermittents.
29Les intermittents visent donc à faire de l’État un acteur des conflits afin qu’il pèse sur les décisions des partenaires sociaux dirigeant l’Unedic. Cette volonté d’inscrire la situation des intermittents sur l’agenda politique conduit les intermittents mobilisés à multiplier les manifestations pour journalistes (Champagne 1990). Celles-ci sont longtemps restées dans le registre des actions symboliques sans effets durables réels (l’occupation de bâtiments culturels et de l’administration d’État en constitue des exemples paradigmatiques). Une certaine banalisation de ces opérations, l’urgence de la lutte ainsi que, à partir de l’automne 2003, l’échec des mouvements de l’été (les grèves n’ayant pas amené le gouvernement à revenir sur ses positions) conduisent les coordinations à décider d’opérations qui ont d’autant plus d’impact qu’elles bloquent, en direct, le fonctionnement des médias : irruption d’intermittents sur le plateau de Star Academy (18 octobre 2003) ou au cours du journal télévisé de 20 heures de France 2 (10 novembre 2003).
30La conjonction de ses intérêts matériels et de la réussite de la stratégie de politisation des intermittents conduit l’État, au moins jusqu’en 2002, à soutenir la position de la CGT et des intermittents. Ce soutien est précédé de conflits avec ces derniers mais sans qu’il y ait une véritable confrontation, le ministre de la Culture étant trop désireux de reconduire le dispositif. Ces critiques et ces conflits, outre qu’ils donnent parfois le sentiment de relever d’un « jeu » entre des acteurs dont les postures se sont ritualisées, sont indissociables des conflits internes à l’appareil d’État sur lesquels veulent peser les intermittents.
31En effet, plusieurs facteurs (les logiques administratives spécifiques, la formation et l’histoire des cadres dirigeants des ministères) impliquent une forte opposition entre le ministère du Travail, proche des préoccupations gestionnaires de l’Unedic, et celui de la Culture, préoccupé par la pérennisation de la politique culturelle. Ces divergences sont des facteurs d’opposition plus puissants que les clivages politiques. Ainsi, en 1991, il existe une confrontation, interne au gouvernement de gauche, entre Martine Aubry (ministre du Travail) et Jack Lang (ministre de la Culture). Quelques années plus tard, c’est un ministre de la
32Culture de droite (Philippe Douste-Blazy) qui, après avoir reçu le président du CNPF (Jean Gandois), annonce, le 16 décembre 1996, la prorogation des annexes, décision qui aurait dû être prise et annoncée par les partenaires sociaux. Pendant une longue période, divers facteurs (le poids politique spécifique du ministre de la Culture – notamment quand il s’agit de Jack Lang –; la stratégie politique gouvernementale et les stratégies d’alliance sur lesquelles pèsent précisément les mobilisations d’intermittents ; la conjoncture politique) conduisent ainsi à ce que la direction de l’État (le Premier Ministre, le Président de la République) tranche en faveur du ministre de la Culture.
La rupture de l’alliance
33Mais, en 2002, cette alliance est brisée, isolant davantage les intermittents mobilisés. Cette rupture s’explique d’abord par les orientations stratégiques fondamentales du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin qui, comme dans le cas de la réforme du régime de retraite des fonctionnaires (printemps 2003), le rapprochent des positions du Medef et de la CFDT. Le soutien du gouvernement aux projets de réforme du régime de l’intermittence repose sur sa nouvelle orientation qui l’amène à considérer comme insupportable le déficit des annexes mais aussi sur une forme de marchandage ; ayant besoin du soutien (ou de la neutralité) de la CFDT pour modifier le régime des retraites et celui de l’assurance maladie, le gouvernement ne s’oppose plus à la modification des annexes 8 et 10 voulue par la direction de l’Unedic.
34Cette modification de la politique gouvernementale est aussi indissociable de l’analyse que la direction du ministère de la Culture fait de la situation dans le spectacle vivant. En effet, ce ministère doit gérer les conséquences de la croissance des politiques culturelles depuis le début des années quatre-vingt. D’une part, les coûts de fonctionnement des grandes institutions culturelles ponctionnent une grande partie de son budget. D’autre part, le ministère (le ministre et son cabinet, mais aussi les directions centrales, y compris les cadres dirigeants associés à cette croissance et l’ayant impulsée) considère que le soutien massif à l’offre culturelle a permis l’apparition et le maintien de nombreuses structures proposant des biens de très faible qualité. Ce point de vue esthétique n’est jamais assumé officiellement ; il émerge parfois dans les discussions informelles avec des responsables de ce ministère. Il apparaît plus explicitement, le 25 février 2003, au cours d’une réunion du Conseil National des Professions du Spectacle Vivant, le ministre déclarant qu’il existait un trop grand nombre de compagnies proposant des spectacles médiocres. Le soutien à la réforme du régime de l’intermittence (qui pourrait éliminer une fraction importante d’intermittents) apparaît, de ce point de vue, comme un des éléments dans la modification de la politique de soutien à l’offre qui vise à se faire plus sélective.
35Au printemps 2003, le gouvernement apparaît ainsi comme un des adversaires des intermittents qui, dans le même temps, prennent en compte les luttes des enseignants en y participant face à leur ennemi gouvernemental commun mais aussi en tirant les conséquences de leur échec final. Il existe, en effet, une forte proximité entre les mondes de l’enseignement et ceux des intermittents : certains sont d’anciens enseignants ; beaucoup ont des conjoints dans ces milieux ; les enseignants constituent une part importante de leur public ; les ateliers dans le monde scolaire sont une ressource importante pour de nombreux professionnels. Or, au printemps 2003, au moment où les mobilisations des intermittents se développent, le monde de l’éducation est marqué par d’importantes mobilisations contre les projets de réforme de l’éducation nationale et du régime des retraites du secteur public.
36Cette coïncidence temporelle modifie les conditions de la mobilisation des intermittents. Dans les années quatre-vingt-dix, ces derniers étaient isolés. À l’automne 1995 (au moment des grandes mobilisations dans les secteurs publics et para-publics), il n’y a aucune lutte dans les secteurs culturels et, au moment des mobilisations d’intermittents de 1992 et 1996, les seuls groupes en lutte sont les routiers (salariés ou patrons), mais ces derniers relèvent d’univers trop éloignés pour espérer une conjonction. En revanche, au printemps 2003, les plus organisés et politisés des intermittents participent à des réunions syndicales communes, aux manifestations contre le projet de réforme des retraites, font référence aux mêmes organisations (ATTAC, AC !), aux mêmes politiques libérales (« C’est la même logique qui nous agresse, la même politique »). Dans les assemblées générales d’intermittents, comme dans les multiples débats qui accompagnent la mobilisation à Avignon (avant comme après l’annulation du festival), des enseignants sont très présents, et interviennent régulièrement.
37Cette proximité incite à une comparaison régulière et l’échec des enseignants pèse alors sur les conditions et les modalités des luttes engagées par les intermittents. Pour ceux qui sont opposés à la grève et à l’annulation du festival d’Avignon, il démontre la dureté du gouvernement et condamne l’aventurisme de certaines formes de lutte.
« Nous avons perdu notre tribune, notre lumière, ce pour quoi nous sommes faits. C’est un sacrifice terrible. C’est une erreur stratégique de ne pas jouer. J’aimerais me tromper mais beaucoup à Avignon n’ont pas mesuré la dureté de ce gouvernement autoritaire. La bataille reste légitime. Nous devons imposer un texte équitable et réfléchir sur ce que doit la société aux artistes et ce que les artistes doivent à la société14. »
38Pour d’autres, au contraire, il démontre la nécessité d’adopter des formes de lutte plus radicales. Le refus du boycott du baccalauréat par les enseignants est régulièrement évoqué et apparaît comme une erreur et une des causes de leur échec final. Ainsi, la grève générale au cours du festival d’Avignon acquiert, dans un autre contexte, le même statut que ce boycott, de nombreux intermittents décidant de ne plus se soumettre au même type de « chantage » que celui qui venait d’être exercé sur les enseignants. Alors que l’incertitude et les anticipations quant aux coûts et aux effets de l’annulation du baccalauréat semblent avoir conduit les enseignants à abandonner cette perspective, les groupes les plus mobilisés d’intermittents tirent une conclusion inverse et rompent avec la logique sociale dominante (Dobry 1992) des secteurs culturels qui s’était imposée dans les années précédentes.
Les modalités de la mobilisation
Réseaux, sociabilité et communautés artistiques
39On ne saurait comprendre la dureté du conflit comme sa durée sans prendre en compte l’existence de liens et réseaux professionnels ainsi que celle de collectifs (troupes et compagnies) marqués par une réelle dimension affective, tous ces facteurs déterminant une forte sociabilité, d’autant plus efficace pour pousser à la mobilisation qu’elle s’appuie sur des intérêts communs puissants (Politix 2003).
40Dans l’ensemble des champs de production concernés par l’intermittence, ce qui prédomine est une économie du projet, d’autant plus efficace et pertinente que la réunion des professionnels concernés se fait sur la base d’affinités et du partage des mêmes conventions artistiques et techniques (Paradeise 1998, p. 11 sq.) qui sont à la base de la constitution des réseaux. Dans le spectacle vivant, il n’existe pas seulement une proximité esthétique et technique au fondement de ces réseaux. Les compagnies théâtrales, voire certaines institutions plus importantes, sont souvent caractérisées par une grande intensité des liens autour du metteur en scène. Ce mode d’organisation repose sur des contraintes économiques (il réduit les coûts qui sont reportés sur l’économie familiale parfois peu distincte de celle de la structure) ou sociales (l’ensemble des conditions de vie pousse à cette très forte endogamie) mais aussi sur l’idéal de la troupe (Proust 2003) qui conforte des pratiques que masque l’existence de contrats de courte durée.
41L’intense sociabilité de groupes réduits s’explique aussi par les conditions de la production et de la diffusion théâtrale comme l’existence de tournées ou la constitution d’équipes soudées. Ainsi, au cours du festival d’Avignon 2003, les techniciens de la « Volante » ont joué un rôle moteur. Présents plusieurs semaines avant le début officiel du festival afin d’installer l’ensemble des dispositifs techniques, rassemblés dans un même lieu en dehors de la ville où ils disposent d’un bar et se retrouvent pour se détendre et discuter, ils ont organisé les premières assemblées générales, avant même le début du festival. Ils ont alors déterminé le cadre de mobilisation dans lequel se sont inscrites les compagnies théâtrales au fur et à mesure de leur arrivée.
42Si la mobilisation des intermittents dépend de cette sociabilité préexistante, elle est elle-même facteur de sociabilité en contribuant à tisser des liens plus permanents. Ainsi, à Saint-Étienne, les mobilisations du début des années quatre-vingt-dix ont débouché sur la constitution d’un noyau de quelques intermittents. Pendant les périodes de lutte, ce groupe organise les assemblées générales, les diverses actions et il lui arrive de se réunir une fois par semaine. Dans les périodes de démobilisation, son activité se réduit sans disparaître, l’activité professionnelle donnant à ses membres d’autres occasions de se rencontrer.
43Par ailleurs, depuis 1991, pour les nouveaux entrants, la socialisation professionnelle, qui implique la maîtrise du régime de l’intermittence et de ses arcanes, passe par la compréhension des mobilisations précédentes. Il n’y a pas forcément adhésion et participation ou prise de responsabilité, mais ces luttes font partie du cadre cognitif qui encadre cette socialisation professionnelle.
44Cette sociabilité pèse sur les conditions et modalités de l’engagement. Soit elle conduit au refus collectif ; ainsi, au sein du Théâtre du Soleil, le poids d’Ariane Mnouchkine et la volonté de ne pas se diviser ont conduit cette troupe à annoncer que ses membres s’abstiendraient au cours des votes relatifs à la grève. Soit elle contribue à la participation à la mobilisation ; tous les membres du Festival d’Avignon travaillant à la Chartreuse, espace éloigné d’une dizaine de kilomètres d’Avignon et se trouvant dans une situation, toutes choses égales par ailleurs, identique à celle de la « Volante », ont voté pour la grève. Plus généralement, cette sociabilité intense contribue à la permanence des luttes. On ne comprendrait pas le fait que, après l’échec de la mobilisation sur Avignon en juillet 2003, il y ait eu, dans les semaines qui ont suivi, beaucoup de grèves, de festivals annulés, alors que la plupart des observateurs considéraient que, une fois passé l’obstacle d’Avignon, le gouvernement ne céderait pas, si on ne voyait pas que, prises dans ces liens de solidarité et de sociabilité, de nombreuses structures artistiques se sont considérées comme obligées de continuer la mobilisation malgré leurs (très) faibles chances de réussite.
La centralisation des luttes
45La production et la diffusion culturelle sont, de manière inégale en fonction des secteurs, très concentrées dans la région parisienne. Celle-ci rassemble, en 2001, 54,2 % des intermittents et les entreprises de cette région proposent 69,8 % du volume annuel global de travail des intermittents, les deux autres plus importantes régions étant Rhône-Alpes (respectivement 6,8 % et 4,9 %) et Provence-Alpes-Côte-d’Azur (6,8 % et 4,5 %) (Observatoire de l’emploi culturel 2004).
46Dans les années quatre-vingt-dix, malgré cette concentration professionnelle parisienne, les mobilisations et les coordinations locales se sont surtout développées – mais inégalement – dans les différentes régions. Certains professionnels parisiens participent à diverses opérations (manifestations nationales, occupations de lieux) mais l’absence de coordination parisienne manifeste leur moindre implication dans les luttes ou leur maintien dans les formes plus traditionnelles d’organisation. Par ailleurs, de nombreux professionnels parisiens ont pu longtemps se sentir moins menacés. Ils peuvent combiner différentes sources d’activité et de revenus (dans le théâtre, les parcs de loisirs, la publicité, le doublage, etc.) alors que pour les intermittents des autres régions, qui ont souvent une activité centrée sur un seul champ artistique, les possibilités de diversification sont beaucoup plus faibles et la dépendance à l’égard des prestations Unedic plus forte.
47Cette différence de situation est manifeste dans les écarts de salaire. Le salaire journalier moyen pour toute la France, d’un artiste intermittent, est de 207 € alors qu’il est de 242 € à Paris et de 162 € en Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Observatoire de l’emploi culturel, 2004). Cette faiblesse parisienne des mobilisations repose probablement aussi sur la difficulté à constituer des liens stables, à s’inscrire dans une sociabilité locale dont nous venons de souligner le poids.
48En revanche, depuis 2003, on constate une recentralisation de la lutte avec la place centrale de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile-de-France (CIP-IDF) qui, par maints aspects, assume une fonction de direction nationale de la mobilisation, surtout dans les phases de reflux qui ont suivi la période de l’été 2003. Cette place particulière de la CIP-IDF est particulièrement nette dans l’appréhension qu’en ont les membres des autres coordinations qui font régulièrement référence à ses positions et propositions et, tout en critiquant parfois son activisme, soulignent son dynamisme et les effets de ses actions. Cette coordination a ainsi acquis une autorité spécifique en combinant différents registres d’intervention qu’ils soient politiques, médiatiques, techniques, théoriques.
49D’une part, passée la période de l’été 2003 au cours de laquelle se sont généralisées les actions sur l’ensemble du territoire français avec un grand nombre d’annulations de festivals, c’est à Paris que se sont multipliées les opérations les plus médiatiques et radicales. En effet, c’est dans la capitale que se trouvent concentrées les instances centrales des champs artistiques, politiques et médiatiques, les seules à même de donner le plus grand retentissement aux actions entreprises par les groupes d’intermittents : interventions dans des émissions des grandes chaînes nationales de télévision ; occupation du toit du siège du siège du Medef en juillet 2004 ; mise en place d’une banderole sur une façade de l’Hôtel Matignon au moment de la journée du patrimoine à l’automne 2004. Ces formes particulières et spectaculaires d’actions – qui ne nécessitent que de petits groupes de personnes – contribuent aussi, après l’été 2003, à masquer le caractère minoritaire des mobilisations.
50D’autre part, la coordination parisienne a proposé une critique du protocole si précise techniquement qu’elle a souligné des failles que la CFDT a parfois été obligée de reconnaître. Cette dernière s’est ainsi trouvée dans la situation paradoxale d’être obligée de demander, en juillet 2003, des éclaircissements à l’Unedic sur un texte qu’elle venait de signer. C’est aussi la CIP-IDF qui a proposé un contre-projet global dont plusieurs acteurs de ce conflit (la CGT mais aussi des parlementaires des différents partis) ont demandé une analyse indépendante. Cette capacité d’expertise, que l’on retrouve dans diverses organisations (Lochard, Simonet-Cusset 2003), et ses capacités d’action ont conduit la CIP-IDF à être intégrée dans un « Comité de suivi » (de la réforme du régime) qui rassemble des parlementaires de l’opposition de gauche et des élus de droite, la CGT et plusieurs organisations professionnelles.
51Dans les années quatre-vingt-dix, les responsables de la coordination lyonnaise – souvent d’anciens militants d’extrême gauche – ont assumé des fonctions politiques explicites en se référant aux positions de Toni Negri sur le travail immatériel. Ils ont ainsi organisé, en mai 1993, les États Généreux (sic) avec la présence de Maurizio Lazzarato et Toni Negri et publié un texte faisant directement référence à ces thèses15. Dix ans plus tard, c’est la coordination parisienne qui assume cette responsabilité. Les théories de Negri prédominent de nouveau et des universitaires et intellectuels relevant de ce courant participent à l’activité de la coordination et proposent le cadre théorique de référence (Corsani, Lazzarato 2004). Même s’ils entretiennent des liens étroits, la place de ces intellectuels est à distinguer de celle des « negristes », fraction très présente dans la coordination parisienne et assimilée, par d’autres intermittents, aux modalités d’action les plus radicales et/ou les plus « aventuristes ».
Conclusion
52En tant que salariés, les intermittents relèvent de régimes inscrits dans des dispositifs conventionnels définis par les différents partenaires sociaux en fonction de l’état des rapports de force qui structurent les relations de ces derniers. Concernant le régime de l’assurance chômage et des annexes encadrant leur régime spécifique d’indemnisation, l’alliance CFDT-Medef conduit les intermittents mobilisés à définir une orientation stratégique fondamentale : faire de l’État leur allié. Dans un contexte où ils ne peuvent utiliser principalement les modalités d’action traditionnelles du mouvement ouvrier comme la grève, qui a prouvé son inefficacité immédiate en juillet 2003, et où, compte tenu de l’état de division entre professionnels et artistes, les ressources internes aux espaces artistiques restent incertaines dans leurs effets, ils doivent diversifier leur répertoire d’action en visant à inscrire, dans l’agenda politique, la question de l’intermittence.
53Ce répertoire dépend des transformations du système politique ; sa « fermeture », avec les réorientations politiques du gouvernement dirigé par Jean-Pierre Raffarin, qui débouche sur une « alliance objective » avec la CFDT et le Medef, conduit à des formes plus radicales de lutte. Mais ce facteur, externe à la mobilisation, ne peut être considéré comme un principe explicatif exclusif. Le répertoire d’action, et son élargissement, dépend ainsi d’autres facteurs plus spécifiques aux groupes mobilisés. D’une part, il résulte de l’expérience des luttes de groupes proches (les enseignants en l’occurrence) telle que ces groupes et les intermittents la perçoivent et la retranscrivent dans leur propre espace professionnel. D’autre part, la culture professionnelle constitue une incitation importante ; les intermittents sont d’autant plus tentés de multiplier les actions ayant une forte retombée médiatique que, dans leurs univers professionnels, « faire événement » est une nécessité profondément intériorisée et qu’ils disposent des compétences pour ce faire. Ajoutons qu’ils auront d’autant plus facilement accès aux médias qu’ils disposent de relais, voire de « complicités » internes pour les opérations les plus « illégales ».
54Cette diversification résulte d’une intelligence tactique relativement maîtrisée, collective et individuelle, à la fois professionnelle et issue de l’expérience des mobilisations depuis plus d’une dizaine d’années. Elle est aussi un effet paradoxal de la principale modalité d’organisation : la coordination locale. En effet, une organisation syndicale, comme la CGT, exerce un contrôle sur les modalités d’action de ses différents segments. En revanche, les coordinations se sont refusées à la mise en place d’une véritable direction nationale. Au sein de chaque coordination locale, l’existence de commissions – notamment la commission « action » – relativement autonomes, ainsi que l’existence de l’assemblée générale comme organe décisionnaire qui se prête à toutes les « manipulations » mais aussi confusions, méconnaissances, implique une grande autonomie d’action. Il existe ainsi des tensions entre des groupes et des individus privilégiant (et se spécialisant dans) soit l’intervention directe – les « negristes » – soit la présence dans les instances plus institutionnelles. La participation au « comité de suivi » et (à la même période) l’interruption en direct du journal de France 2 sont la manifestation, à la fois, de cette intelligence tactique et des tensions internes aux coordinations.
55Ce qui unifie l’ensemble de ces actions et recouvre les divisions et tensions, c’est la volonté de politiser la réforme du régime de l’intermittence en s’appuyant sur l’État. Dans les situations de plus grande résistance du gouvernement, cette politisation conduit les intermittents à peser sur les tensions internes de ce dernier ou sur les intérêts divergents des différents acteurs politiques. Ainsi, depuis l’automne 2003, les groupes mobilisés ont davantage tendance à « jouer » les parlementaires (souvent maires de leur ville) contre l’État central. La politisation se manifeste enfin par l’usage de la « capacité de nuisance » des groupes mobilisés. Celle-ci s’est déjà manifestée à l’occasion des élections régionales de 2004 (ou du moins a été considérée comme telle). Certains intermittents, de manière plus ou moins informelle dans les entretiens, dans les listes de discussion sur Internet, évoquent la future élection présidentielle de 2007 et la manière dont ils pourraient peser sur les débats qui vont la précéder. On peut d’ailleurs considérer que la stratégie, en grande partie dilatoire, mise en place par le gouvernement actuel tient à ses analyses concernant l’état des rapports de force et les intérêts de l’État au maintien de ce régime, mais aussi à des anticipations identiques le conduisant à reporter à la période suivant ces élections une (éventuelle) réforme plus drastique de ce régime.
Notes de bas de page
1 Syndicat Français des Artistes et Interprètes, syndicat qui, au sein de la fédération CGT du spectacle, regroupe principalement les comédiens, danseurs et chanteurs.
2 Au moment de la mise en place du régime, le seuil d’éligibilité au régime d’assurance-chômage était de 800 heures. En 1979, il passe à 520 heures ou 60 cachets pour descendre à 507 heures et 43 cachets dans les années quatre-vingt.
3 Plateaux, n° 69, septembre-octobre 1978, p. 12.
4 Direction du Théâtre et des Spectacles : direction « verticale » du ministère chargée du théâtre, des maisons de la culture (scènes nationales actuellement). Son nom varie au gré des configurations administratives mais ses fonctions essentielles perdurent.
5 Le In désigne le festival officiel, organisé dans les conditions les plus professionnelles et bénéficiant d’importants fonds publics. Le Off regroupe l’ensemble des spectacles organisés dans des conditions les plus diverses.
6 En 1968, Vilar déclare ainsi : « J’ai choisi de faire du théâtre dans un lieu clos, et non dans la rue. Si ce soir, j’étais chef de compagnie, je me présenterais pour jouer. Quel que soit l’événement qui arrive dans la vie d’un comédien ou dans la rue, il doit jouer. » (Cité in Volponi 1988, p. 27.)
7 Une revue professionnelle (La Scène) publie, dans son n° 28 de mars 2003, un dossier consacré aux intermittents, dont l’éditorial est titré : « Veillée d’arme ».
8 « Preuve donnée par la grève annoncée, le Festival d’Avignon et les autres ne peuvent se dérouler que grâce aux intermittents. Sans eux, pas de loisirs, pas de “plaisirs supérieurs de l’esprit”, pas de soirées artistiques, pas de terrasses pleines de consommateurs, pas d’hôtels réservés depuis des mois, pas d’habitants louant leur appartement, pas de concours de boules entre personnalités… » (A. Benedetto, « Eschyle, Shakespeare, Molière et nous : records battus de rentabilité », L’Humanité hebdo, 12-13 juillet 2003.)
9 Dans le In, les entreprises théâtrales ayant signé des contrats avec la direction du festival sont peu dépendantes de la situation budgétaire de cette dernière. En revanche, dans le Off, les compagnies ayant engagé des dépenses incompressibles (location du lieu de résidence et de la salle, avec des tarifs souvent très élevés), la grève a des incidences financières dramatiques immédiates et différées (avec la perte de contrats).
10 « Les intermittents du spectacle en précurseurs », Le Monde, 18 décembre 1996.
11 Il existe d’autres innovations (la date flottante pour l’ouverture des droits) qui font la nouveauté du protocole. Mais, pour des raisons de clarté, nous ne développons pas ce point.
12 Ariane Mnouchkine cité, in Alexandra Ducamp, « Mnouchkine ne se rend pas », La Provence, 12 juillet 2003.
13 Cette difficulté est aussi celle du sociologue quand il tente de comprendre, de manière détaillée, les ressources (et leur « destruction ») dont disposent les intermittents et leurs usages.
14 Ariane Mnouchkine, in La Provence, vendredi 11 juillet 2003.
15 « Elle [l’intermittence] constitue, selon Maurizio Lazzarato et Antonio Negri (cf. leurs recherches sur le travail immatériel), une “nouvelle façon de travailler dans les sociétés postindustrielles, et non un mode d’emploi conjoncturel”. Et le prototype d’“ouvrier” intellectuel autonome des futures classes laborieuses existe peut-être en germe chez l’artiste ou le technicien intermittent du spectacle vivant et de l’audiovisuel. » (V. Bady, L. Figuiere, A. Gallay, « L’intermittence et le travail », Libération, 13 mai 1993.)
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009