Contexte historiographique

1L’auteur du texte présenté ici, John Cecil Mann (1922-2002), était, comme la plupart des historiens de la Bretagne romaine, spécialiste en archéologie ; les deux domaines sont d’ailleurs associés le plus souvent dans l’intitulé des chaires universitaires de Grande Bretagne. Il en découle une proximité étroite avec le terrain, qui, mettant en valeur les spécificités locales, peut conduire à sous-estimer l’insertion de la province de Bretagne dans l’Empire romain. Mann conclut ici, sans faire état des arguments adverses, une polémique qui, depuis les années 1960, l’opposait notamment à son collègue Sheppard Frere (1916-), qui nie absolument que la Bretagne ait été jamais systématiquement divisée en civitates (« Civitas – A Myth ? », Antiquity 35, 1961, p. 29-36). Beaucoup de savants anglais soutiennent ce point de vue jusqu’à l’absurde, affirmant par exemple que Londres/Londinium n’avait pas de statut, tant elle était exceptionnelle. Plusieurs raisons expliquent cette volonté, on serait tenté de dire cette obstination, car cette négation a encore assez largement cours aujourd’hui : l’attachement à l’archéologie du quotidien qui ne reflète rien des statuts civiques ; un désir profond d’affirmer l’originalité de l’île par rapport au continent ; l’effacement des structures romaines sous l’effet des invasions anglo-saxonnes ; alors qu’en Gaule les évêchés ont pris la succession des cités romaines, de sorte que le dessin de celles-ci est préservé, en Angleterre l’organisation médiévale, en comtés, paroisses, a effacé la trace des divisions romaines. De là à conclure qu’elles n’ont jamais existé, il n’y a qu’un pas que les Britanniques franchissent souvent allègrement.

Cité, civitas, city

2Pourtant, le principe fondamental et intangible est bien, comme l’exprime Mann, que les provinces de l’Empire, constituées une fois la conquête achevée et l’annexion déclarée (on peut discuter de la succession des événements, et des motivations presque exclusivement financières que leur attribue Mann, mais les bases du raisonnement sont saines), sont divisées en civitates, unique échelon officiel administratif au-dessous de la provincia (il est exact qu’oppidum ne renvoie pas à une ville en hauteur fortifiée, mais le reste de son argumentation sur ce point est trop marqué par l’existence des « hillforts », ces implantations antérieures à la présence romaine, si fréquentes en Bretagne qu’on a parlé de la civilisation des « hillforts »). Les seules parties du sol provincial qui sont extra-territoriales et donc ne relèvent pas du découpage civique sont les secteurs militaires, garnisons légionnaires ou forts, très nombreux dans la province.

3Un problème essentiel est celui de la traduction de civitas ; on ne peut éviter le mot « cité », quoiqu’il soit ambigu puisque, dans le vocabulaire contemporain, il renvoie à ce qu’on appelle plus familièrement « ville » ; l’adjectif « civique » est tout aussi équivoque puisque, au sens strict, il ne devrait qualifier que ce qui est en relation avec la civitas. La situation est pire en anglais puisque city est employé très couramment aujourd’hui pour désigner une ville d’un certain statut (qui est le siège d’un évêché). Cette équivoque conduit à accentuer la méprise entre la civitas, territoire officiellement délimité, qui jouit d’un statut précis, et son chef-lieu, sa capitale, le caput civitatis, à partir duquel les distances avec les points du territoire de la cité sont comptées, comme les distances de l’Empire sont évaluées à partir du milliaire d’or à Rome. Une cité romaine n’est pas un point comme une ville, mais un espace officiellement délimité par Rome, dont la capitale, où siègent les instances administratives, est choisie par Rome, et qui est contiguë à d’autres cités. Sur le territoire civique peuvent exister plusieurs agglomérations, qui n’ont ni statut ni institutions particuliers, mais sont administrées depuis la capitale de cité. Il ne faut pas confondre la municipalisation, qui est ce processus de découpage en cités, et l’urbanisation, qui est l’apparition d’agglomérations dotées d’équipements, places, fontaines, temples, basiliques, éventuellement théâtres, cirques (Colchester), amphithéâtres (Londres). Si un chef-lieu a des infrastructures spécifiques, déterminées par son rôle administratif (notamment curie, sanctuaire du culte impérial), il n’est pas nécessairement la ville la plus impressionnante. Le statut juridique des habitants de toute la cité, capitale et terriritoire, dépend du statut de celle-ci : dans une cité pérégrine, ils sont en majorité pérégrins ; dans une cité de droit latin, ils accèdent par l’exercice des magistratures à la citoyenneté romaine ; dans une colonie ils sont citoyens romains. Les cités ne sont pas plus ou moins autonomes selon leur statut, elles se conforment au droit romain ou au droit pérégrin et s’administrent de façon similaire. En revanche, c’est Rome qui décide du statut de la civitas ; les cités sollicitent éventuellement une promotion puisqu’une hiérarchie existe de fait, de la cité pérégrine à la colonie dont la capitale entretient avec son territoire des relations similaires à celles de Rome avec l’Empire, et dont les ressortissants sont en majorité citoyens, et qui apparaît donc comme la plus prestigieuse. Cette évolution est totalement ignorée dans l’article de Mann.

Civitates de Britannia

4Qu’on ignore le statut de la plupart des cités de Bretagne n’implique pas que la province ne soit pas divisée en cités, exactement comme les autres provinces de l’Empire : qu’on ait peu d’informations à leur sujet n’autorise pas à nier leur existence – Mann a parfaitement raison sur ce point, quand il ne fait aucune différence entre la Bretagne et n’importe quelle province et il est révélateur qu’il ait donné à son article un titre général. D’ailleurs, les connaissances ne sont pas aussi lacunaires qu’on le prétend parfois. Les structures antérieures étaient les royaumes ou les tribus, dont les territoires respectifs, très étendus, n’étaient très probablement pas strictement délimités. L’impact de Rome fut donc, sur ce point, considérable, même si, à la frange nord de la province, la limite d’exercice du pouvoir romain fut variable, s’adaptant à la pression des peuples extérieurs à l’Empire. On ignore si les civitates furent créées en une seule vague ou si des ajustements, par découpages ou par regroupements, ont été réalisés, hypothèse la plus plausible. Un certain nombre de cités de Bretagne sont attestées au moins une fois comme civitas ou Res publica, expressions qui ne sont pas révélatrices d’un statut, mais du fait que Rome les a constituées en entités s’administrant elles-mêmes. Certes, les frontières civiques sont incertaines, parce que, à la différence des Gaules, elles ont été effacées par les structures postérieures et que les archéologues n’ont pas porté leur attention sur leur tracé. Mais on sait avec une absolue certitude que la Bretagne comptait quatre colonies, plus que les Gaules, que trois d’entre elles, Colchester/Camulodunum, Lincoln/Lindum et Gloucester/Glevum, ont pris la suite de camps militaires, permettant d’installer des vétérans romanisés et évitant de confisquer des terres. Rome a transformé ces territoires militaires, donc exclus du sol provincial et du découpage en cités, en territoires de colonies dont le chef-lieu se superposait en partie au camp légionnaire antérieur. La seule colonie qui résulte d’une promotion civique et non d’une création est York/Eburacum, qui avait été un camp mais était devenu municipe avant d’être transformé en colonie ; l’unique autre municipe certain est la cité des Catuvellauni (capitale : St Albans/Verulamium). Contrairement à un point de vue répandu en Grande Bretagne, les colonies sont des cités normales et il est très probable que plusieurs cités autres que celles d’York et de St Albans étaient municipes, car cette évolution de statut est la plus commune en Occident ; certes, dans la partie orientale de la Méditerranée, de nombreuses cités grecques, les poleis, sont restées pérégrines, parce qu’elles préexistaient en tant que cités à la domination romaine et que cette permanence était ressentie comme un respect de la personnalité grecque. Mais il en va autrement dans les provinces auxquelles, comme en Bretagne, pareilles structures étaient étrangères avant la conquête. La magnificence urbanistique n’est pas en rapport avec le statut de la cité : Gloucester, Glevum, capitale de la colonie, est moins impressionnante que Cirencester/Corinium, capitale de la cité des Dobunni, plus probablement municipe que pérégrine. Il est très rare que la cité dont le chef-lieu est aussi capitale provinciale n’ait pas le statut de colonie ; c’est pourquoi on a pensé que Londinium/Londres était devenue municipe puis colonie ; de nombreux indices vont en ce sens quoiqu’on n’ait pas à ce jour d’attestation formelle de son rôle autre que celui de capitale fiscale puisque seul un procurateur y est connu. De même, s’il est certain qu’à la conquête, le centre du culte impérial fut implanté à Colchester/Camulodunum, et s’il est coutumier qu’il soit fixé dans la capitale provinciale, on n’a aucun indice du lieu d’implantation postérieur de ce culte, pourtant absolument certaine, au niveau provincial, que ce soit à Londres ou à Colchester.

5Il est normal de trouver dans les cités des individus de statut varié, puisque, la circulation des personnes étant libre dans l’Empire, l’implantation dans une cité autre que celle dans laquelle on était né, était entérinée par les autorités de la cité d’accueil, sans que le pouvoir central intervienne, comme le dit bien Mann : des citoyens romains, mais aussi des pérégrins, qui, dans les colonies, relevaient de cités plus ou moins proches et dont les activités les conduisaient à s’installer plus ou moins longtemps hors de leurs cités d’origine. Ainsi, on connaît plus d’une vingtaine de Gaulois du continent séjournant en Bretagne, et différents ressortissants de cités bretonnes ailleurs : outre les militaires en garnison sur la frontière du nord, on peut mentionner le Cantiaque Similis fils d’Attus à Camulodunum au II^e siècle au plus tard (RIB 192) ; Verecunda fille de Rufus et épouse d’Excingus citoyenne Dobunna à Templeborough, camp du Yorkshire, dans la cité des Brigantes (RIB 621) ; à Ilkley, également chez les Brigantes, une citoyenne Cornuia (les Cornovii sont la cité au sud-est de celle des Brigantes) à l’identité incertaine (Ved[.]ic[.] fille de [.]rico, RIB, 639).

6Quelle que soit la superficie des cités, qui est décidée par Rome, souvent en fonction des entités antérieures, d’où leur grande taille en Bretagne, le personnel administratif ne varie pas ; les magistrats sont prévus par la loi qui entérine la création de la cité et sont similaires partout. On n’en connaît que peu en Bretagne, mais ce sont les titres ordinaires, des décurions, des duumvirs, des quinquennaux.

7De nombreux aspects des relations entre les cités de Bretagne et le gouvernement central sont connus : outre l’exploitation des mines et les installations militaires, exclues des civitates, on sait, par exemple, que certaines cités ont contribué à l’entretien du mur d’Hadrien, puisque des briques mentionnent les Catuvellaunes, les Dumnonii, les Durtriges et sans doute les Brigantes (RIB, 1844, 1844, 1672, 1673, 1692, 2022) : contrairement à une interprétation, typiquement britannique, qui voit dans ces mentions une preuve de corvées imposées aux cités, donc d’asservissement des indigènes par le pouvoir central, il s’agit plutôt de marques qui permettent de contrôler la qualité d’un travail qui a été rémunéré, et dont ont été chargés des membres des cités mentionnées (comme d’autres briques donnent le nom d’un artisan ou d’une unité militaire).

Instruments de travail

Chronologie

8Les événements à l’échelle de la province sont surtout des opérations militaires, car la conquête ne mena jamais à une pacification totale, et les sources historiques et littéraires s’attachent surtout aux actions armées ; moins que les insurrections dans la prouincia, les révoltes et les mouvements des tribus sur les marges, à l’ouest (Pays de Galles) et au nord, leur pression sur les frontières conduisirent à des campagnes répétées. Seules les dates essentielles sont données ici ; on pourra voir sur le site http://www.clio.fr une bibliographie plus explicite de P. Galliou.