3. Les artistes américains contre la guerre en Irak
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Texte intégral
1Cet article prend pour objet les activités d’artistes américains qui se sont mobilisés, dès 2002, contre la perspective d’une intervention américaine en Irak, puis contre la guerre elle-même1. Analyser ces protestations d’artistes et de professionnels du spectacle signifie en réalité s’intéresser à des groupes professionnels et à des jeux sociaux multiples et diversifiés. Les individus mobilisés et rassemblés, que ce soit par des journalistes, des acteurs politiques, ou par les organisations auxquelles ils appartiennent, sous la dénomination unifiée d’« artistes anti-guerre », exercent ainsi des professions hétérogènes : peintres, sculpteurs, dessinateurs et caricaturistes, musiciens et interprètes de musique, acteurs et réalisateurs sont agglomérés sous ce label. De fait, en dépit de ce qui les sépare, ils se trouvent liés par des rapports d’interdépendance dans la mobilisation contre la guerre qu’ils participent à construire et pour laquelle ils coopèrent parfois directement.
2Les protestations contre l’hypothèse (puis le déclenchement effectif) d’une attaque américaine en Irak se développent à partir de l’été et surtout de l’automne 2002 aux États-Unis avec la constitution d’organisations spécifiques, telles que le groupe Not In Our Name qui rassemble autour d’un premier texte refusant la guerre de nombreux noms d’intellectuels et d’artistes, ou la coalition Win Without War qui regroupe des organisations préexistantes (antiracistes, pacifistes, féministes…). Ces instances sont à l’origine d’initiatives publiques et empruntent largement la pétition, diffusée électroniquement, comme moyen de mobilisation. C’est également ce mode d’action qui est, début décembre 2002, le vecteur de diffusion de la mobilisation d’acteurs, de producteurs et de réalisateurs hollywoodiens, qui rejoignent en très grand nombre le réalisateur Robert Greenwald et l’acteur Mike Farrell en signant une lettre-pétition contre la guerre adressée au Président Bush. L’initiative de ceux qui se sont désignés comme Artists United to Win Without War fait grand bruit dans les médias, et fait école, puisque différents groupes informels d’artistes ou de personnalités du spectacle se constituent sur le même mode (Musicians United to Win Without War, etc.). Ces activités restent relativement autonomes vis-à-vis des protestations qui prennent place à la même période dans d’autres pays et sur d’autres continents, même si des formes de synchronisation des mobilisations apparaissent à la faveur d’événements ponctuels, tels que les « manifestations mondiales » du 15 février 2003. Cependant, la connaissance – par les médias – de ce qui se passe ailleurs joue un rôle décisif : la croyance dans l’intensité des mobilisations hors du pays influence ainsi les protagonistes américains qui peuvent tenter de s’y ajuster.
3La protestation se maintient et se développe durant toute la durée déclarée de la guerre (de mars 2003 au 1er mai 2003), mais également pendant la période d’occupation qui s’étend officiellement jusqu’en juin 2004. Les artistes concernés substituent à cette chronologie qu’ils rejettent une périodisation plus longue de « l’attaque américaine » en Irak. À l’approche des élections présidentielles américaines, certains des artistes mobilisés (principalement dans le monde du cinéma et du spectacle) et certaines organisations anti-guerre réorientent leur activité autour de cet objectif et rejoignent les appuis plus habituels du Parti démocrate. Ce qui pourrait alors apparaître comme une déflation des mobilisations anti-guerre peut également se lire comme reconversion et réinvestissement des activités dans la campagne électorale. Pour autant, le lien des artistes aux partis politiques n’était pas nécessairement initialement prégnant. Si les connexions entre ces mobilisations d’artistes et l’activité d’organisations politiques (Démocrates ou marxistes) peuvent être quelquefois publiquement dénoncées, elles ne sont pas massives et ne constituent jamais le seul ressort de l’action des artistes, qui n’étaient, pour nombre d’entre eux, pas politiquement engagés au préalable. Quels mécanismes conduisent, dès lors, différents types d’artistes impliqués à se mobiliser, alors même que cela leur paraît initialement impopulaire et risqué professionnellement, contre la guerre et la politique du gouvernement Bush ? L’hypothèse centrale ici est qu’à côté de l’importance des parcours militants diversifiés des artistes engagés et des conditions de leur entrée dans le mouvement anti-guerre (partie 1), il est également crucial de s’arrêter sur un aspect que la sociologie des mobilisations méconnaît souvent davantage : le cadrage (Goffman 1991) professionnel de l’engagement. En fonction du métier spécifique qu’ils exercent, les artistes identifient des possibilités et des opportunités de mobilisation, trouvent des appuis, ou rencontrent au contraire des obstacles et des menaces, dont la perception oriente leur action (partie 2). À un niveau plus structurel, ces mobilisations sont révélatrices d’un état des rapports entre espace politique et jeux artistiques, en même temps qu’elles contribuent à le transformer partiellement : en revendiquant un rôle de représentation publique citoyenne face aux hommes politiques, certains artistes célèbres remettent en jeu l’articulation préexistante entre identités professionnelles et activités militantes (partie 3).
Parcours d’engagement des artistes et dynamique de la mobilisation anti-guerre
4Prêter attention aux trajectoires militantes hétérogènes des artistes concernés permet d’avancer d’un pas dans la résolution de l’énigme énoncée plus haut : pour comprendre l’engagement, il est utile, non seulement de considérer classiquement les propriétés sociales des protagonistes, mais aussi et surtout de reconstituer l’histoire de leurs rapports au politique et à l’espace des mouvements sociaux. Étant donné la diversité des profils et des pratiques des artistes étudiés ici, il est indispensable de mettre au clair ces données sous la forme de catégories idéal-typiques, avant de reconstituer la dynamique des mobilisations et de rendre à chacun sa place en restituant les temporalités et les formes spécifiques d’engagement rencontrées.
Trois groupes de trajectoires militantes
5Pour certains artistes impliqués, la mobilisation contre la guerre s’inscrit dans une série plus ancienne d’engagements, politiques ou civiques, mais d’autres n’avaient pas, jusqu’alors, l’habitude de s’investir dans la défense de causes politiques : de ce point de vue, les engagements d’artistes correspondent à des figures du militantisme et de la politisation relativement hétérogènes, et renvoient pour les intéressés à des expériences différentes des événements. Le sens donné à la mobilisation mais aussi les modalités concrètes de l’engagement ont à voir avec leur inscription dans une histoire des rapports au politique qui varie selon le groupe professionnel étudié et l’individu examiné. Ce n’est qu’en réinscrivant l’engagement dans une trajectoire plus ou moins marquée par des expériences militantes antérieures qu’on peut avancer dans sa compréhension. On peut à ce stade dessiner les contours de trois parcours des artistes mobilisés contre la guerre, sous une forme idéale-typique :
6Un premier ensemble de trajectoires rassemble des artistes – principalement artistes graphiques (peintres, dessinateurs), artistes « de rue » (créateurs de posters, de tags, d’installations), quelquefois musiciens (appartenant principalement à la scène hip-hop) et chanteurs « engagés » – qui se définissent de longue date comme « politisés ». Ils ont participé à plusieurs reprises à la défense de causes sociales et politiques, souvent aux côtés d’organisations de la gauche radicale et marxiste américaine dont ils sont proches et avec lesquelles ils ont l’habitude de coopérer. Nombre d’entre eux possèdent une histoire militante suivie. Pour la plupart, cette tradition d’engagement renvoie également à des caractéristiques sociales (parents politisés notamment) et scolaires spécifiques (haut niveau de diplôme, fort capital culturel). Ils sont typiquement issus de familles de classes moyennes ou populaires et ont souvent réalisé une forme d’ascension à travers l’accumulation de capital scolaire. Quand ils ne parviennent pas à vivre exclusivement de leur art, ils peuvent alors exercer des fonctions d’enseignement, souvent au niveau universitaire. Leurs discours manifestent des éléments de la compétence politique (Gaxie 1978), ici la capacité à articuler une position politique argumentée sur la guerre, située dans un ensemble d’autres positions politiques. C’est au sein de ce groupe que la césure entre engagement politique dans le travail artistique et les œuvres, d’une part (politique dans l’art), et prise de position publique anti-guerre et participation aux actions collectives dans ce domaine (manifestations, meetings…) d’autre part (artistes en politique), est la moins tranchée. Définissant leur création comme politique, ils peuvent considérer ces deux aspects comme confondus.
Robbie Conal, dessinateur et caricaturiste de presse réputé de Los Angeles, peut être considéré comme relativement typique de cette catégorie. Connu depuis de nombreuses années pour ses satires politiques féroces et ses engagements en faveur de différentes causes, en contact suivi avec des groupes de la gauche radicale sans en être militant, il a initié la pratique du guerrilla postering, collage illégal d’affiches politiques dans les rues de plusieurs villes du pays. Son engagement contre la guerre lui apparaît comme évident, dans la continuité d’activités antérieures, il l’exprime dans sa création autant que par la participation à des actions collectives, il l’argumente précisément en mobilisant sa connaissance du jeu politique contemporain et de son histoire.
7Le deuxième groupe que j’identifie se compose principalement de quelques « personnalités » qui, par leurs prises de positions particulièrement visibles, se posent publiquement comme porte-parole de la cause à titre individuel. Ces individus ne forment pas un groupe à part en raison de propriétés sociales distinctives mais à la faveur des positions qu’ils occupent dans leur univers professionnel : ils sont suffisamment établis et reconnus pour pouvoir mener leur action de manière isolée, dans une relation qui se veut directe avec « le public ». Ils revendiquent cette identité de « chevaliers blancs » de la cause, seuls et indépendants de jeux politiques dont ils se méfient. L’acteur Sean Penn et le réalisateur Michael Moore constituent des figures typiques de cette catégorie. Leur spécificité par rapport aux membres des autres ensembles est donc qu’ils ne se mêlent pas aux rassemblements collectifs (sauf construits autour de leur personne) et se tiennent à l’écart des organisations, y compris de celles qui se veulent uniquement anti-guerre et qui émergent ponctuellement. L’engagement sur la question de l’Irak peut être leur premier positionnement aussi visible en politique ou être consécutif à d’autres campagnes de mobilisation, sur d’autres terrains. Le lien entre activités professionnelles et mobilisation politique est plus ou moins marqué selon les cas mais il n’est jamais absent (que ce soit sous la forme de répercutions négatives et involontaires des prises de position politiques sur le métier ou à travers la signification politique donnée aux choix professionnels).
8Enfin, le groupe le plus visible dans ces mobilisations, en raison de son accès aux médias, est formé par les personnalités du monde du cinéma et de celui du spectacle, pour lesquelles il s’agit généralement d’un engagement ponctuel et quelquefois du premier acte militant. Souvent, leur engagement apparaît comme plus émotionnel que lié à un sentiment de compétence politique et à une capacité à construire une argumentation politique sophistiquée. La réprobation morale est souvent présentée comme cause de l’engagement. Ce groupe rassemble des individus aux profils hétérogènes, mais la plupart d’entre eux n’ont jamais appartenu à une organisation politique et/ou milité et pris publiquement une position politique. Qu’ils soient issus de milieux populaires ou de familles plus aisées (quelquefois déjà établies dans le monde du spectacle), c’est parmi ces individus que la détention de capital culturel et scolaire reste globalement la moins forte2. L’implication contre la guerre peut être plus ou moins active, longue et massive, mais tous les membres de cet ensemble ont en commun de séparer très largement leurs activités professionnelles de leurs initiatives anti-guerre. Il est rare qu’ils rattachent leurs choix professionnels à des exigences ou préférences politiques. Dans le même temps, les mécanismes de leur engagement anti-guerre restent étroitement dépendants de logiques professionnelles : les réseaux de mobilisation observables empruntent des canaux d’interconnaissance professionnels, et non militants. Les organisations qui se mettent en place, et notamment l’organisation centrale, Artists United to Win Without War, sont créées de toutes pièces de manière conjoncturelle et dans un but exclusivement anti-guerre. Les organisations syndicales du monde du cinéma – dont les leaders anti-guerre sont souvent des membres actifs – semblent en partie servir de modèle dans ce contexte. Les membres de ce groupe constituent véritablement le visage public du mouvement, dans la mesure où ils focalisent l’attention journalistique et où leurs stratégies militantes reposent principalement sur l’intervention dans la presse. Ce groupe tend à se diviser en deux sous-catégories : une partie de ses membres (la plus nombreuse) n’adopte que des formes d’engagement extrêmement limitées (dans le temps, en ce qui concerne les modes d’action – signer une pétition uniquement, par exemple –, et par l’exclusion de toute extension de la mobilisation au-delà de la seule question de la guerre) et se retire plus rapidement des mobilisations3, tandis que l’autre rejoint les rangs des soutiens au Parti démocrate à l’approche des élections4. Certains individus étaient déjà au nombre des célébrités proches d’organisations politiques (Verts, Parti démocrate) ou affiliées à elles avant la période étudiée (Susan Sarandon ou Tim Robbins, par exemple) ; pour d’autres, l’implication dans la campagne est une entrée en politique partisane.
9Cette mise à plat de catégories d’artistes mobilisés en fonction de trajectoires antérieures et de rapports à l’engagement ne fait pleinement sens qu’à condition d’explorer la manière dont ce passé permet de comprendre les formes présentes de mobilisation et la place que chaque groupe occupe dans les processus d’ensemble qui résultent de la combinaison de ces diverses activités.
Les artistes dans la production collective du mouvement anti-guerre
10Si on s’attache à suivre la dynamique des pratiques et les transformations des modes d’action dans le temps de la mobilisation, on voit se dessiner deux groupes d’artistes, qui prennent en partie le relais l’un de l’autre chronologiquement. Ceux que je nomme les « pionniers » appartiennent massivement à la première catégorie décrite ci-dessus. Ce sont majoritairement des artistes graphiques et créateurs d’installations qui s’engagent dès l’automne 2002, aux côtés d’organisations militantes préexistantes ou nouvellement créées telles que Not In Our Name (NION), Win Without War, Act Now to Stop War and End Racism (ANSWER), Refuse and Resist. Sans être, le plus souvent, des militants réguliers, ils coopèrent pour la plupart de longue date avec des organisations politiques à gauche du Parti démocrate pour la promotion de causes spécifiques (droits des femmes, lutte contre la peine de mort, etc.). Ayant en commun de considérer que leur art comporte intrinsèquement une dimension politique, ils donnent à partir de l’automne 2002 à leur travail une portée et un sens anti-guerre. Ils s’engagent alors dans des initiatives inscrites dans le prolongement d’événements montés après le 11 septembre et en réaction à ses suites (plusieurs expositions portant sur l’usage du drapeau américain sont ainsi créées à Los Angeles5). Ils agissent donc dans la continuité de collaborations antérieures avec des organisations qui, tel Office of the Americas, avaient déjà fait campagne contre les politiques restrictives de liberté après le 11 septembre, ou qui, comme ANSWER et Refuse and Resist, s’étaient déjà placées sur des positions pro-palestiniennes ou contre la guerre du Golfe.
11Relativement à l’écart de ces activités et plus tardivement, à partir du mois de décembre et de l’hiver 2003, apparaît ce que la presse décrit comme « la mobilisation hollywoodienne ». Elle focalise l’attention, et les acteurs et réalisateurs du groupe des Artists United to Win Without War (AUWWW) constituent rapidement la partie la plus visible du mouvement. Une vingtaine de personnes investissent ensuite leur activité dans une véritable campagne suivie contre la guerre par des prises de parole dans les médias, une présence visible dans les manifestations, la participation à des meetings, sous le patronage et la coordination d’AUWWW qui se dote d’une permanente. Par la suite, la mobilisation anti-guerre se développe et s’intensifie à la faveur de nouveaux ralliements ; de « grandes figures publiques » (Sean Penn, Michael Moore), en prenant position, s’auto-instituent – de par leur extrême notoriété – porte-parole publics du mouvement anti-guerre.
12Ces deux ensembles – qui restent hétérogènes et très faiblement structurés – évoluent de manière largement parallèle et déconnectée, ils connaissent ainsi des destins différents à l’intérieur des mobilisations. On peut considérer qu’une division du travail anti-guerre s’opère objectivement entre ces groupes. J’ai nommé le premier celui des « pionniers », parce qu’ils se perçoivent largement de cette manière. Ils sont les premiers mobilisés et la périodisation de leur engagement diffère en partie de celle des leaders, qui forment le second ensemble. Les participants à la « mobilisation hollywoodienne » détiennent ainsi une forme de leadership qui tient à leur visibilité dans l’espace public. Ils possèdent ensemble un impressionnant volume de capital symbolique (Bourdieu 1975, 1992), qui se traduit notamment par une capacité d’accès aux médias reconvertie ici en ressource politique. À l’inverse, se faire entendre dans les médias, à la télévision et même à la radio, est un problème constant pour les « pionniers » qui sont, en revanche, au cœur des mouvements militants. Une division des activités se met donc en place, dans laquelle les membres de la mobilisation hollywoodienne deviennent leaders au double sens de la grandeur et du pouvoir qu’ils s’attribuent et de la référence qu’ils deviennent pour les autres artistes mobilisés. Cette mobilisation improbable des plus nantis devient, en effet, aux yeux de tous un marqueur de succès et de développement potentiel de la mobilisation (Dobry 1990). Ces deux ensembles – pionniers et leaders – sont contrastés du point de vue de leur rapport au politique, des formes d’action qu’ils emploient et/ou inventent, de leur rapport au temps et au risque dans la mobilisation.
13Les « pionniers » sont les premiers mobilisés dans la logique d’une continuité avec l’action pour d’autres causes et d’autres expériences militantes (ils font le lien de manière argumentée et informée avec les suites du 11 septembre et la « première guerre d’Irak ») dont ils ont tiré des savoirs et des savoir-faire qu’ils réemploient ici. Ils restent inscrits dans les organisations et les réseaux préexistants aux côtés desquels ils évoluent habituellement : la mobilisation anti-guerre est interne à des espaces militants déjà constitués, et la visibilité des initiatives se limite en partie à cet univers.
« Je travaille [avec des organisations militantes], nous avons fait quatre concerts à Los Angeles. Ils n’étaient pas tous organisés par Not In Our Name, seulement le dernier, mais on les a fait quand même au travers du réseau des artistes [de Refuse and Resist]. On a essayé de rassembler des musiciens, des artistes, des poètes pour faire un spectacle par an. » (Robbie Conal, dessinateur, entretien à Los Angeles, mai 2004.)
14Pour ces artistes, la mobilisation n’a pas débuté brusquement en 2002, elle ne s’est pas essoufflée. Elle semble, au contraire, s’intensifier dans la mesure où nombre d’entre eux affirment que la dimension politique prend une place de plus en plus importante dans leur activité de création. La mobilisation apparaît largement indissociable du sens politique donné à la production artistique, si bien que le sentiment de prendre un risque professionnel en s’engageant se rencontre peu dans ce groupe.
15À l’inverse, les « leaders » se mobilisent activement à partir de l’hiver 2002-2003 et le vivent souvent comme une rupture dans leur rapport au politique et au militantisme, soit qu’ils aient eu des activités militantes dans un passé assez lointain, soit que leur rapport au politique ait été très distendu. Les membres de ce groupe ont un rapport au temps différent de celui des « pionniers » : le temps de la mobilisation leur semble plus fragmenté, s’organisant autour d’un moment critique (juste avant la guerre et à ses débuts), suivi d’une déflation des activités de protestation. Contrairement aux « pionniers » que des expériences militantes nombreuses ont rendu plus circonspects, ils espèrent empêcher la guerre et croient très largement en avoir le pouvoir.
« Bien sûr, on espérait que cela empêcherait la guerre ! […] Je pense que ça l’a retardée dans une certaine mesure, et je pense que c’est le cas parce qu’on a créé un débat de grande ampleur dans les médias qui n’avaient pas voulu soulever de questions. » (Mike Farrell, entretien, Los Angeles, mai 2004.)
16De même, leur rapport au risque s’oppose à celui des « pionniers » : on se trouve, en effet, face à un autre type d’emboîtement entre engagement politique et logiques professionnelles. Les protagonistes du monde du cinéma et du spectacle, pris dans des univers professionnels faits de dépendances et de coopérations étroites et indispensables, identifient bien plus d’obstacles à la mobilisation que leurs homologues des arts graphiques, plus isolés et autonomes dans leur activité. Ces difficultés peuvent ainsi surgir sous la forme de mises en garde de la part des agents et des managers des acteurs, par exemple6. Elles sont renforcées, chez certains, par un sentiment d’incompétence politique et donc d’illégitimité à parler de politique (surtout internationale), qui constitue souvent un frein aux prises de position dans un monde professionnel où l’image publique est centrale : la peur d’être tourné en ridicule et présenté comme « un acteur ignorant qui ne sait pas ce qu’il dit » est sans cesse évoquée, y compris par ceux qui parlent malgré tout7. Cette menace du discrédit public donne lieu à des stratégies de gestion de ce risque consistant soit à se placer d’emblée dans un registre purement éthique, soit à s’abriter systématiquement derrière la parole légitime d’experts pour avoir autorité à parler8.
17La question de savoir comment les activités de ces deux ensembles se succèdent partiellement et se combinent pour donner naissance aux mouvements d’artistes anti-guerre reste posée. Dans la formation de cette dynamique, certains moments et événements, largement mis en scène dans les médias, jouent le rôle de points focaux – selon les termes de Schelling (1986) – à la faveur desquels les perceptions et les anticipations des participants convergent autour de la croyance dans la constitution d’un vaste mouvement dont les chances de succès sont fortes. Je l’ai déjà suggéré, l’engagement de types d’individus dont la mobilisation était, aux yeux de la plupart des autres participants, incertaine voire improbable, en particulier la pétition hollywoodienne des AUWWW et les prises de position individuelles de célébrités à l’hiver 2002, prend pour les premiers mobilisés comme pour ceux qui hésitaient encore le sens d’un signe de développement, d’importance et de succès du mouvement. L’ampleur de la protestation, son extension au-delà du monde de l’art et au-delà des frontières nationales, sont également mises en scène dans les manifestations simultanées du 15 février 2003. Même si les marches dans différents pays ne correspondent pas nécessairement à une seule vision des événements, leur coordination est largement interprétée par les participants comme une marque d’unification et de renforcement du mouvement. Par la suite, ces manifestations restent centrales pour la construction de l’image publique des mobilisations comme mouvement transnational puissant. De même, d’autres initiatives donnent aux artistes mobilisés (et aux autres participants, notamment médiatiques et politiques) le sentiment qu’un mouvement des artistes unique et cohérent s’est constitué, et servent de points de repères, de points saillants dans la mobilisation, attestant que le mouvement « prend » (il en va ainsi des nuits de concert anti-guerre regroupant musiciens et artistes visuels à Los Angeles pendant le printemps et l’été 2003, par exemple).
18Ces moments d’unification symbolique et d’apparition publique, qui conduisent les participants à partager le sentiment de participer à une dynamique de mobilisation en plein développement, sont décisifs pour la constitution d’un mécanisme d’entraînement produisant des engagements en chaîne. Il est clair que les premières signatures de célébrités pour les pétitions anti-guerre publiées dans la presse incitent d’autres artistes, dotés d’une plus ou moins grande notoriété, à faire de même. Par ailleurs, certains artistes engagés vont mobiliser d’autres participants au sein de leurs univers professionnels. Certains espaces d’interaction professionnelle habituelle deviennent ainsi des arènes de mobilisation. Il s’agit parfois d’espaces dans lesquels sont produites des œuvres comportant en elles-mêmes une dimension politique (ateliers ou galeries où travaillent ensemble des peintres ou dessinateurs, tournage d’une série télévisée populaire – The West Wing – mettant en scène un président américain démocrate, par exemple). Mais la logique de politisation peut également s’installer sur des scènes où elle n’était pas intrinsèquement et initialement présente (ainsi, après les débats autour du troisième volet de la trilogie cinématographique du Seigneur des anneaux comme film « pro-guerre » et les fortes prises de position anti-guerre de certains acteurs, l’ensemble de l’équipe se voit plus ou moins obligée de se positionner publiquement). Certains individus, étiquetés comme « artistes anti-guerre » dans leur milieu professionnel et dans leur identité publique, endossent ce stigmate, le revendiquent éventuellement comme marquage valorisant, et intensifient à partir de ce moment leur engagement. À travers ces mécanismes, un processus auto-renforcé s’enclenche et se verrouille progressivement à partir de l’automne 2002.
19Son développement semble, d’après l’expérience des participants eux-mêmes, exponentiel au départ, puis il tend à s’épuiser ou, plus exactement, à changer très largement de forme. Après l’hiver 2003-2004, la visibilité des mobilisations concernant l’Irak décroît sensiblement, principalement parce que les personnalités les plus visibles recentrent leur activité (quand elle se maintient) autour de l’échéance présidentielle. Mais la plupart des « pionniers » restent actifs et tendent même à développer la dimension politique dans leurs œuvres. Il peut donc leur sembler qu’un mouvement de politisation des artistes et de l’art, contestant la politique du gouvernement Bush, se poursuit et se consolide. Pour certains jeunes créateurs, la mobilisation anti-guerre a également constitué une occasion pour se faire une place dans leur monde artistique et pour connaître personnellement des « grands » dans leur domaine.
20L’organisation d’initiatives, le maintien d’une dynamique de mobilisation et la construction symbolique de l’unité du mouvement ne se font pas spontanément ou naturellement mais sont, en partie au moins, le produit du travail de militants, souvent membres de plusieurs organisations, qui consacrent leur activité à bâtir des connections et mettre en place des événements pensés comme transversaux. Not In Our Name s’appuie ainsi sur le système préexistant des concerts « Art Speaks » qui réunissent musiciens radicaux du mouvement hip-hop et artistes visuels à Los Angeles pour organiser, à une plus large échelle, un grand concert anti-guerre le 23 juillet 2003. L’organisation Refuse & Resist, de son côté, met en scène un réseau virtuel d’artistes de diverses professions, à travers son site Internet notamment (les acteurs Sean Penn et Viggo Mortensen côtoient ainsi virtuellement le réalisateur Michael Moore, ou le groupe des « Poètes contre la guerre », etc.) : en mettant noir sur blanc des prises de position souvent orales, en les fixant sur un support et en les présentant comme liées les unes aux autres, les militants de Refuse and Resist peuvent non seulement objectiver un vaste réseau de protestation, mais également permettre aux uns et aux autres de s’identifier et de se reconnaître, et quelquefois de communiquer, voire de coopérer. Un tel travail d’unification entre en concordance avec la manière dont les médias, suivant leur propre logique, présentent les initiatives comme participant d’un mouvement global des artistes (ou quelquefois d’un « mouvement hollywoodien ») contre la guerre.
Les mobilisations d’artistes : entre jeux professionnels et jeux politiques
21Il reste que les artistes mobilisés forment en réalité plusieurs groupes professionnels. Dans la mesure où ils se mobilisent en tant qu’artistes, ces espaces d’activité structurent très étroitement la définition de leur identité politique/militante ainsi que les formes d’action adoptées. Il faut donc y regarder de plus près dans les différents jeux artistiques au sein desquels l’engagement émerge et se maintient, ou au contraire se défait, pour apercevoir comment l’emboîtement des enjeux professionnels et militants oriente les visions et les pratiques dans ces deux domaines. Les configurations professionnelles, qui diffèrent selon qu’on a affaire à des artistes plasticiens, à des musiciens, à des gens de cinéma, ouvrent, aux yeux des individus concernés, un domaine de possibilités variable en termes de mobilisation et d’expression d’opinions anti-guerre. Il ne s’agit pas d’objectiver ici une « structure des opportunités » qui aurait été plus ou moins favorable à l’action (Tarrow 1994, et dans une perspective critique Kurzman 1995, Mathieu 2002), mais de souligner les effets de la perception de contraintes et d’opportunités par les protagonistes. Les jeux professionnels déterminent également lourdement les formes d’action appropriées et les réseaux d’action disponibles pour les intéressés.
Opportunités et obstacles professionnels
22L’examen des logiques des différents jeux professionnels concernés et de la manière dont ils ouvrent, ou non, des possibilités d’action aux yeux des artistes est donc décisif. Pour les peintres, dessinateurs, « grapheurs », ou pour les poètes, les conditions professionnelles, les définitions de leurs rôles et les rapports à leurs publics rendent a priori plus aisée l’affirmation d’un positionnement politique à gauche et son expression dans la création. Non seulement, dans ces espaces artistiques, la dimension politique des œuvres est souvent considérée comme acquise et d’autant plus légitime qu’elle ne fait pas obstacle aux faveurs de publics supposés plus ouverts à ces questions (de même que les commanditaires et acheteurs potentiels d’œuvres), mais ces activités s’exercent concrètement – comme on l’a précédemment suggéré – de manière plus isolée et individualisée que ne peuvent l’être les pratiques des gens de cinéma et du spectacle. Ces derniers univers impliquent au contraire, pour la production d’une œuvre, la mise en jeu de chaînes de coopération longues et complexes, dont aucun protagoniste ne peut faire l’économie (Becker 1988). Pour chaque acteur engagé contre la guerre par exemple, la relation au monde professionnel implique la prise en compte de tout un système d’interdépendances serrées, de séries d’interlocuteurs obligés que sont l’agent, le manager, les autres acteurs, les réalisateurs et producteurs, etc. Cet étroit encadrement de l’action peut produire des mécanismes d’autocensure ou passer par des formes plus explicites de pression contre un engagement politique visible (d’où la multiplication des formes « minimales » d’action, consistant par exemple à se limiter à signer une pétition). Les agents et les managers des acteurs jouent souvent ce rôle de rappel à l’ordre économique et commercial lorsqu’ils exhortent les intéressés à ne pas « se couper de 50 % de leur public » en adoptant une position politique sur laquelle l’Amérique est divisée. La crainte de perdre l’attention des médias ou d’être mal vu dans le milieu peut être vécue comme une menace sérieuse en particulier, par exemple, pour un jeune acteur dont la position n’est pas encore bien établie.
« Vous êtes en quelque sorte marqué, vous êtes marginalisé et labellisé en tant qu’artiste si vous parlez de vos préoccupations politiques de gauche. C’est irritant ! […] Il s’agit vraiment maintenant d’être politiquement correct, d’être en sécurité, de ne pas avoir d’opinion, d’être insignifiant. Sinon, les gens pensent que vous n’êtes pas vendable, si vous n’êtes pas un produit bénin, complètement inoffensive et sans opinion. Je pense que c’est vraiment effrayant, j’en étais consciente. » (Janel Moloney, actrice dans The West Wing, Los Angeles, mai 2004.)
23Des logiques professionnelles propres aux différentes spécialités artistiques – et quelquefois déclinées dans des arènes plus spécifiques : telle galerie ou exposition, tel tournage, telle tournée ou tel album, etc. – structurent non seulement la perception de la faisabilité de l’engagement (son caractère même pensable), mais aussi les conditions de son occurrence effective (« je le fais si mes collègues le font »), la forme qu’il peut avoir (manifester, signer une pétition, monter à la tribune lors d’un meeting, parler à la radio ou à la télévision, etc.), la temporalité dans laquelle il s’inscrit, les limites qu’il comporte. La position occupée par chaque protagoniste à l’intérieur du sous-espace dans lequel il évolue, sa trajectoire professionnelle, l’assise dans le milieu et la notoriété qu’elle lui donne, comptent donc énormément pour comprendre l’action. Les habitus des artistes mobilisés, pour reprendre le concept bourdieusien, sont donc pris au sérieux, mais il faut élucider comment les propriétés d’origine sociale et de formation, et les caractéristiques et le parcours professionnels contribuent à déterminer, dans une configuration donnée, l’engagement militant (Bourdieu 1972).
24La chronologie de l’entrée dans la mobilisation anti-guerre a ici son importance car le lancement des premières initiatives implique évidemment un investissement sans comparaison avec celui que requiert un ralliement plus ou moins tardif du mouvement. Ainsi, les initiateurs de la pétition hollywoodienne des Artists United to Win Without War peuvent, au départ, percevoir leur engagement comme risqué, non seulement en terme de succès public et politique, mais aussi sur le plan professionnel, et redouter que la mobilisation « ne prenne pas ». Comment comprendre ce qui rend à leurs yeux l’action faisable en dépit de telles anticipations ? Leur situation et la position qu’ils occupent dans leur univers professionnel sont cruciales : en dépend, en effet, leur capacité à mobiliser des alliés parmi les artistes, les professionnels du spectacle et des médias, en un mot, leur évaluation de l’action possible et du futur probable. L’acteur-producteur Mike Farrell et le réalisateur Robert Greenwald sont établis dans ce milieu et jouissent d’une certaine reconnaissance professionnelle, mais, travaillant relativement à l’écart du grand public et des projets aux enjeux financiers colossaux, ils ont le sentiment de ne pas avoir grand-chose à perdre dans ce projet, dans lequel ils s’entraînent réciproquement. Leur familiarité avec le milieu leur permet non seulement d’y activer sans difficulté de nombreux contacts (avec des célébrités de premier plan notamment) mais aussi de présenter des garanties de modération et de discrétion aux yeux des participants : les signataires s’engagent ainsi parce qu’ils croient pouvoir « faire confiance » aux initiateurs qui, forts de leur connaissance des règles du jeu professionnel, seront à même de les protéger au maximum des dénonciations que certains redoutent9. Ces perceptions et anticipations croisées conditionnement le lancement de l’action.
« Peu à peu, j’ai commencé à entendre que des artistes signaient une première pétition, et j’ai vu les gens qui signaient, c’était des gens d’un certain calibre, de conscience, Edward Said, Martin Luther King Junior, Robert Greenwald, James Crowmell, des gens que je respecte, et j’ai dit : bien sûr, je signe ! Ce que je n’avais pas réalisé, c’était qu’ils prévoyaient de le mettre dans le New York Times. Et ils ont pris les noms les plus connus comme le mien et d’autres, et ils ont surligné ces noms ! Et ainsi mon positionnement est immédiatement devenu clair dans la profession. » (Hector Elizondo, acteur, Los Angeles, mai 2004.)
25Il ne suffit donc pas de considérer les raisons politiques et morales que les protagonistes se donnent pour agir (ils sont critiques et méfiants vis-à-vis de l’administration Bush et de sa position concernant l’Irak, mais d’autres désaccords, présents ou passés, ne les ont pas entraînés sur la voie de l’action collective), mais on ne peut pas davantage identifier de propriétés rendant objectivement la situation propice à l’engagement au moment où il advient (à la manière de l’analyse en terme de structure des opportunités). C’est la convergence des perceptions des protagonistes qui, pour ainsi dire, fait l’opportunité et rend faisable, aux yeux d’individus de plus en plus nombreux, le passage de la condamnation morale et privée d’une attaque sur l’Irak à une exposition publique de soi comme « artiste engagé ».
Réseaux de mobilisation et modes d’intervention
26Alors qu’ils doutaient des chances de leur entreprise, les promoteurs de la mobilisation hollywoodienne font l’expérience de la surprise face à l’ampleur des premiers succès de leur action : ils s’adjoignent bien davantage que la dizaine de célébrités sur laquelle ils pensaient initialement pouvoir compter puisque, après seulement quelques jours, plus de cent personnalités hollywoodiennes ont signé la pétition. Ces ralliements – qui relèvent de la mobilisation improbable (Mathieu, 2001) – transforment la nature même de l’initiative et sa « grandeur » médiatique (Boltanski, Thévenot, 1991).
« On a préparé une petite lettre, commencé à envoyer des e-mails et à téléphoner. Dans les deux mois suivants, il y a eu plus de publicité concernant la guerre et on a eu une réponse stupéfiante dans la communauté [hollywoodienne] ! J’étais très fier parce que des acteurs et des actrices qui n’avaient rien à gagner à signer notre lettre à un moment où c’était considéré comme anti-patriotique… et en deux mois, on a eu cent noms. Cent, un nombre magique ! […] Alors, on a été dans un petit restaurant et on a organisé une conférence de presse, et on a obtenu un certain succès ! 21 caméras de télévision, 15 radios, les journaux bien sûr ! C’était vraiment une réponse étonnante. Et c’est comme cela qu’Artists United to Win Without War a commencé. » (Robert Greenwald, Los Angeles, avril 2004.)
27Au-delà du cas de cette organisation, des groupes de musiciens, de poètes, d’artistes divers se constituent avec une très grande rapidité, souvent suivant des connexions professionnelles préétablies. Mais tous les membres de ces ensembles n’en constituent pas également des composantes actives ; groupes réellement mobilisés et « groupes de papier » ne sont pas superposables. Les entrepreneurs de la cause anti-guerre définissent en effet, dans leur présentation publique de la mobilisation, des ensembles aussi vastes que possible, mais dont l’unité est largement symbolique et dont les membres n’ont quelquefois en commun que la visite d’un site Internet ou la signature d’un texte. La sociologie de l’action collective a déjà souvent observé ce type de contraste concernant les formes et le degré d’engagement, qui constitue même, sans doute, une norme de fonctionnement des groupes mobilisés, mais la différence entre activisme soutenu et engagement occasionnel est ici brouillée par la très forte visibilité publique dont bénéficient certains participants, souvent en définitive peu actifs, en raison de leur notoriété médiatique. Ils deviennent, éventuellement à leur corps défendant, les visages publics du mouvement et, très vite, les positions de porte-parole publics des mobilisations sont monopolisées de fait par les personnalités du spectacle et du cinéma (Sean Penn ou Martin Sheen par exemple), au détriment d’autres « pionniers ». Ainsi la destinée du mouvement des artistes dans les médias semble répondre à une logique en partie autonome par rapport à celle des mobilisations plus complexes et nombreuses sur le terrain.
28Les mécanismes de formation des groupes mobilisés déterminent largement les modalités d’apparition et d’intervention publiques qu’ils privilégient. Il s’agit notamment de l’usage central des outils électroniques (sites Internet, pétitions électroniques) souvent considérés comme une spécificité des nouveaux mouvements sociaux et du militantisme contemporain (Ion 1997). La pétition électronique en particulier, mode d’action perçu jusque récemment comme désuet (dans sa version papier au moins), devient rapidement une « bonne forme » d’action reprise par l’ensemble des groupes mobilisés (Thévenot 1986). Cette dernière, ainsi que la manifestation virtuelle, l’envoi mondial et massif de messages électroniques de protestation, etc., permettent aux groupes d’artistes mobilisés, en dépit de la faiblesse éventuelle de leurs effectifs et de leurs moyens, d’affirmer participer à une protestation d’ampleur internationale et d’agir en affinité avec ce que les médias voient comme nouveau, efficace, moderne, ce dont ils sont susceptibles de parler et de donner une présentation favorable. Ces formes d’action autorisent également des investissements relativement faibles et ponctuels dans la mobilisation. Ces ensembles peuvent ainsi exister et se doter d’une certaine reconnaissance, mais leur action s’en trouve, dans le même temps, confinée dans le cadre de groupes relâchés (Goffman 1970), ponctuels, rassemblés autour de zones d’accord étroites, portés à des formes minimales d’engagement. La mise en forme et le « cadrage » (ou plus exactement, les cadrages successifs à différents moments de la mobilisation) de la cause anti-guerre sont, en ce sens, orientés et délimités en partie par les instruments de mobilisation que fournit l’Internet.
29Ceux-ci ne sont pas exclusifs de modes d’action plus classiques (manifestations, réunions publiques…). Les types de pratiques adoptés dépendent manifestement de rapports antérieurs au militantisme qui ont permis à certains artistes d’accumuler des savoir-faire et des savoirs pratiques relatifs à l’action collective dans leur espace socioprofessionnel, mais aussi dans leur environnement géographique. À Los Angeles, où la majeure partie de l’enquête de terrain prend place, ceux des artistes qui ont un passé militant partagent une connaissance des obstacles concrets existant pour mobiliser efficacement localement, dans une ville où la forte dispersion géographique rend peu probables la constitution et le maintien d’un mouvement global. Ces savoirs incorporés délimitent des modes d’action potentiellement opératoires. Les formes d’action dépendent donc de la structure des espaces de mobilisation (et pas seulement de celle d’opportunités conjoncturelles) tels que les protagonistes les perçoivent : la reprise de modes d’action testés dans le passé, déjà routinisés dans d’autres contextes (occupations de musées, concerts publics, meetings, rassemblements statiques devant le Federal building à Los Angeles) se combine à des tentatives d’invention réussies qui deviennent, dans ce contexte, des formes d’action opérationnelles et se diffusent à mesure de leur reprise par différents groupes mobilisés (interpellation des passants par des « installations » dans la rue, événements répétés et médiatisés sur la plage de Santa Monica, pétitions Internet, etc.).
30Ces formes d’action et les significations qui leur sont attachées pourraient surprendre si on se réfère aux « précédents » que l’on peut avoir à l’esprit concernant les mobilisations d’artistes américains : la politisation de certains artistes autour des organisations créées par le Parti communiste dans les années 1930 – les succès en terme d’organisation à cette première période tranchant avec les structures relâchées des mobilisations actuelles (Denning 1997, Hemingway 2002, Roy 2002) – d’une part, et les mouvements des années 1960, de l’autre. Les activités des artistes à cette seconde période s’inscrivent dans des mobilisations bien plus vastes qui interrogent les bases économiques de l’organisation sociale et articulent différentes causes : la lutte contre l’oppression économique, pour les droits des femmes, des Noirs et des minorités, avec le mouvement des droits civiques, etc. (Felshin 1995, Frascina 1999). Elles contrastent avec les protestations actuelles, surtout dans leurs manifestations les plus visibles dans les mondes du cinéma et du spectacle. Les mobilisations contemporaines apparaissent peu « politisées » selon les critères employés par les individus les plus proches des organisations militantes et souvent également par la science politique ; elles se veulent faiblement idéologiques et bénéficient largement de la reconnaissance, de la part des leaders politiques de gauche, de la légitimité des artistes à occuper cette place de porte-parole publics. Pour les figures publiques du mouvement issues du monde du cinéma ou de la musique, les artistes politisés des années 1960-1970 constituent souvent des repoussoirs :
« Il y a davantage une mentalité corporatiste dans tout cela, et chacun protège sa carrière. Je pense qu’il y a eu des erreurs pendant la guerre du Vietnam, faites par Jane Fonda par exemple, elle a été calomniée parce qu’elle a été, peut-être, aux extrêmes. Tellement de gens ne veulent pas être labellisés et boycottés dans ce métier. » (Tony Shalhoub, acteur, Los Angeles, 2004.)
31Les protagonistes sont particulièrement attentifs aux perceptions de journalistes tels qu’ils se les représentent : afin d’être audibles, intéressants pour les médias et valorisés par eux, ils prennent soin d’éviter autant que faire se peut de susciter la comparaison avec des périodes, des activités et des personnalités considérées comme dépassées, discréditées. Les porte-parole politisés des années soixante, tels que Jane Fonda, deviennent, comme on le voit, des contre-modèles dont il faut se distinguer en montrant qu’on entend au contraire s’engager ponctuellement et ne pas « mélanger les genres » politique et artistique.
Consolider ou subvertir la frontière entre art et politique : quelques effets des mobilisations
32On a vu que les engagements successifs d’artistes et de personnalités du spectacle s’inscrivaient progressivement dans un processus comportant sa propre dynamique de consolidation : les artistes mobilisés témoignent ainsi de plus en plus du sentiment de participer à un mouvement historique sans précédent, auquel ils veulent prendre part, correspondant à une situation politique exceptionnelle pour le pays, à une période de « crise ». Ces visions – qui sont indissociables de conceptions nouvelles du rôle que les protagonistes s’attribuent en tant que figures publiques – ne s’érodent pas véritablement avec la fin officielle du conflit irakien, mais elles tendent à se redessiner en relation avec l’émergence de l’échéance présidentielle américaine comme enjeu politique central. Cette compétition structurante du jeu politique américain focalise les anticipations et les pratiques de certains artistes actifs contre la guerre. Au-delà de cette échéance, les mobilisations marquent de changements durables à la fois les « bonnes formes » de l’intervention publique d’artistes dotés d’une forte notoriété et, indissociablement, la définition des limites de leur rôle professionnel.
Reconversions et captations dans le jeu politique
33Après la proclamation de la fin de l’occupation de l’Irak, la question de la poursuite des activités se pose à la plupart des initiateurs de mobilisations. Les organisations qui avaient été créées spécifiquement contre la guerre peuvent se trouver face à des interrogations concernant leur survie elle-même. Dans ce contexte, les fondateurs du groupe des AUWWW travaillent, par exemple, à en maintenir l’existence à la faveur d’une reconversion passant par une transformation des buts de l’organisation : il s’agit de devenir un vivier stable d’artistes politisés disposés à soutenir la gauche – surtout démocrate. Par ailleurs, les personnalités les plus – et les plus visiblement – investies dans le mouvement voient leurs trajectoires marquées par cet engagement au-delà des activités directement anti-guerre et de leur périodisation spécifique : ces expériences affectent durablement leurs images publiques (Matt Damon ou Alec Baldwin en héritent ainsi une identité d’« acteurs engagés » et doivent gérer les effets de marquage lié à leur positionnement public), quelquefois leurs parcours professionnels (Janeane Garofalo opère ainsi une forme de reconversion professionnelle à cette occasion en passant d’une carrière d’actrice surtout présente dans des seconds rôles et des films indépendants à la conception et la présentation d’une émission de radio à succès abordant des questions politiques et de société), et leur rapport au politique. Pour nombre d’entre eux, l’investissement dans les protestations anti-guerre débouche sur un engagement partisan qui, bien souvent, ne lui préexistait pas.
34L’apparente disparition des mobilisations anti-guerre (notamment dans le groupe des « leaders ») correspond en effet, si on y regarde de plus près, à sa transformation, pour une large part, en opposition à la réélection de George Bush à la présidence américaine, et par suite en soutien à la candidature de John Kerry. La campagne et l’élection présidentielles exercent un puissant effet d’attraction sur les activités déployées dans l’espace des mouvements sociaux. Les logiques du jeu politique central tendent ainsi à capter l’attention et les pratiques des artistes qui retraduisent et recadrent les attendus et les enjeux de leur engagement en terme de choix électoral. Il n’est pas inhabituel que de nombreuses célébrités hollywoodiennes se fassent, en période d’élections présidentielles américaines, compagnes de route de partis politiques (tout particulièrement du Parti démocrate) et interviennent à la tribune dans les rallies organisés par les organisations. Ce mode d’intervention politique d’artistes ou de personnalités du spectacle peut même être considéré comme « naturel » (bien que rien ne soit moins évident et davantage le produit de l’histoire des rapports entre cinéma – ou art en général – et politique) en regard du passé américain : les artistes peuvent ici compter sur des répertoires d’action déjà préalablement expérimentés, routinisés. Pourtant, le caractère massif des engagements de célébrités dans le camp de John Kerry semble ici sans précédent. Il correspond aux représentations des protagonistes de se trouver dans des circonstances inédites, dans une période critique, dans laquelle ils croient leur intervention nécessaire et efficace. Ce cadre de perception s’est progressivement construit à la faveur des mobilisations antiguerre et de leur développement, et il s’est largement diffusé dans les milieux hollywoodiens si bien qu’il peut fortement orienter la lecture que les protagonistes font de la situation au moment de la campagne électorale. La mise en scène quotidienne de ces engagements dans la presse américaine, et, dans une moindre mesure, internationale, ne fait que renforcer ces interprétations et accroître les chances de nouveaux ralliements.
35Ces mécanismes de captation dans le jeu politique électoral suivent trois grands ensembles de logiques et de trajectoires :
- ils concernent d’abord les compagnons de route du Parti démocrate (éventuellement des Verts, ralliés aux Démocrates dans une perspective du « tout sauf Bush ») qui étaient pour un nombre non négligeable mobilisés contre la guerre mais qui retrouvent ici des habitudes d’investissement à intervalles réguliers dans les campagnes électorales, et adoptent à nouveau des modes d’action déjà éprouvés (participation à des rallies politiques) ;
- ils affectent ensuite des personnalités qui s’étaient impliquées contre la guerre mais dont cela pouvait constituer la première expérience de militantisme, voire de politisation, et qui se positionnent sur cet enjeu central du jeu politique ordinaire à la faveur d’une lecture de la situation comme période
- crise, de danger, exigeant impérativement un engagement qui n’avait jusqu’alors pas lieu d’être. Ces individus se placent résolument dans la continuité de leur positionnement sur l’Irak ; leur implication dans le cadre des élections se veut « anti-Bush » (et non d’abord « pro-Kerry ») et se focalise quelquefois sur l’inscription de nouveaux électeurs sur les listes électorales ; – ils touchent enfin des nouveaux venus en politique à cette occasion, non mobilisés précédemment concernant l’Irak, qui participent, par leur ralliement, à ce que la plupart des artistes qui s’étaient engagés contre la guerre voient désormais comme un mouvement général croissant de politisation des artistes qui prend ici la forme classique du soutien électoral. Cette dynamique semble concerner plusieurs univers professionnels, non seulement celui des acteurs et réalisateurs (tels Steven Spielberg ou Leonardo Di Caprio) qui occupent souvent la première page des journaux, mais aussi celui des musiciens (incarné par Bruce Springsteen et la tournée « Vote for Change »). Le fait que les intéressés partagent effectivement le sentiment de participer à la marche d’un tel mouvement semble bien à même, en pratique, de jouer en faveur de la consolidation d’un processus de ce type.
36Si l’activisme pro-Démocrates des artistes n’a pas fait l’élection, les mobilisations anti-guerre et de leur évolution ont bien porté des effets. Conjoncturellement comme surdéterminées par les règles du jeu politique, les activités des artistes sont donc relancées, même si c’est dans une autre logique, par l’approche des élections présidentielles : ces dernières peuvent être perçues par les intéressés comme une opportunité d’agir et d’être visible ; symétriquement, des acteurs politiques travaillent à se réapproprier au moins certains aspects de la protestation anti-guerre10. Dans le cours de ces mobilisations, les modes de définition professionnelle des artistes impliqués et les conceptions qu’ils promeuvent de leur rôle en tant que figures publiques sont également marqués de transformations persistantes.
Mutation des identités professionnelles et nouveau rôle public citoyen
37La définition des identités artistiques comporte souvent – même si cela est plus ou moins marqué selon les professions considérées – l’attribution à l’artiste d’une mission dans la cité que les intéressés peuvent avoir en tête lorsqu’ils envisagent de s’engager politiquement, et ici contre la guerre. La tradition d’intervention de célébrités du show-business américain au moment des élections en constitue une figure particulière, de même que la mobilisation (peut-être plus familière au lecteur français), autour de thèmes ou de « grandes causes », d’« intellectuels engagés » que la détention de savoirs et de compétences spécifiques, et non d’abord la notoriété auprès d’un vaste public, autorise à parler. Les activités observées se coulent partiellement dans ces cadres cognitifs, mais il est également intéressant de noter qu’elles semblent les subvertir en partie à travers l’invention de modalités d’action, de rythmes et d’occasions inédits. Le sentiment de participer à un renouveau des pratiques civiques et militantes est ainsi affirmé par les protagonistes.
38Cette nécessité d’inventer provient en partie de ce que, dans des sociétés telles que les États-Unis, composées d’espaces sociaux différenciés et dans lesquelles les univers artistiques sont largement autonomes et régis par des règles de fonctionnement spécifiques distinctes de celles du jeu politique (Bourdieu 1976, Luhmann 1982, Dobry 1992), les intrusions réciproques sont a priori illégitimes. Ce qui est alors facilement stigmatisable, c’est d’agir dans un espace donné, non pas selon les règles du jeu spécifiques qui y ont cours, mais suivant les logiques supposées régir un autre jeu : agir de manière partisane dans le monde artistique, ou en être exclu pour des raisons politiques. Les textes des différentes pétitions qui ont en commun de présenter ces initiatives comme des croisades morales (Becker 1985), et non politiques, sont de ce point de vue intéressants. Ils permettent de limiter les risques de dénonciation d’une sortie du « rôle » dévolu aux artistes, et donc de perte de la légitimité professionnelle sur laquelle s’appuie la prise de parole publique. À l’inverse, les soutiens de la guerre qui pointent l’incompétence d’artistes, et a fortiori d’acteurs et de gens de cinéma, pour parler de politique, en particulier de situations complexes telles que celles du Moyen-Orient, s’appuient également sur la professionnalisation et la différentiation des registres de légitimation, croissante dans nos sociétés.
39Les affrontements autour de la guerre en Irak peuvent alors être décrits comme des mécanismes d’emprise réciproque, bien qu’inégale : ils donnent l’occasion de voir comment l’artistique peut saisir le politique, et comment le politique peut, le cas échéant, réagir en tentant plus ou moins efficacement d’établir un contrôle sur les artistes (sur les usages politiques de l’art, cf. Edelman 1995, Balasinski 2002). La dangerosité professionnelle et la difficulté ressenties à s’engager ne sont pas cependant exclusivement le fait d’intrusions directes de la part d’acteurs politiques ou de leurs relais médiatiques : on l’a suggéré, elles émanent en réalité plutôt de l’espace professionnel des artistes lui-même, et elles sont souvent décrites comme indissociables des impératifs marchands qui traversent les champs artistiques. La tension entre sphère politique dirigeante et monde de l’art et du spectacle semble donc redoubler en partie une opposition entre pôle commercial et pôle artistique dans les champs de production culturelle (Bourdieu 1992). Ces chevauchements peuvent apparaître dans les discours de certains de ceux qui se font/sont faits porte-parole des mobilisations (tel Michael Moore, par exemple). Malgré tout, en pratique, les engagements contre la guerre n’ont pas tous correspondu (loin de là) à ce type de division sociale. En effet, des individus que l’on associerait volontiers au pôle marchand du monde du cinéma américain (ou à celui de la télévision) ont pris position contre la guerre et leur forte notoriété les a rendus particulièrement visibles. Initialement souvent dépourvus d’expérience personnelle d’engagement militant, loin de donner précédemment à leur activité professionnelle un sens politique, ils ont revendiqué dans ce contexte particulier un droit de regard sur les activités politiques et une légitimité d’intervention en politique en tant que personnalités publiques. Pourtant, c’est parmi ces professionnels que les effets négatifs découlant d’un étiquetage comme « artiste militant » (activist artist) ou comme gauchiste (leftist) pouvaient être les plus redoutés. En effet, plus un individu dépend de logiques commerciales et est enserré dans un système d’interdépendances professionnelles étroites, plus ce type de stigmate semble constituer une menace difficile à gérer (Goffman 1975). Certains endossent pourtant cette catégorisation. C’est au sein de ces catégories initialement marquées par la distance au militantisme que la transformation du rapport au politique est la plus frappante ; et ces mutations sont d’autant plus prégnantes et susceptibles de servir de modèles pour d’autres intervenants que les personnalités des mondes du cinéma et de la musique principalement concernées bénéficient d’un large accès aux principales arènes médiatiques dans lesquelles sont produits nombre de repères communs orientant l’ensemble des protagonistes des mobilisations.
40Parmi ces normes, se trouvent des éléments de nouveaux modes de définition des identités publiques et professionnelles. Suivant ces représentations, les intéressés tendent à s’attribuer, à côté de leur vision du métier particulier qu’ils exercent et de leur rôle en tant qu’artistes, une responsabilité particulière comme figures publiques, dotées d’une plus ou moins large célébrité11. Ils veulent représenter un « modèle public » de comportement12. Mais ici, les protagonistes ne se font pas les défenseurs d’une mission de l’artiste engagé dans la cité qui s’opposerait à une conception purement professionnelle du rôle, éventuellement attachée à des enjeux économiques. Ils promeuvent au contraire un double rôle, assorti d’une stricte séparation de ses deux composantes : ils revendiquent une légitimité à intervenir en politique en tant que figures publiques citoyennes et un droit à l’autonomie professionnelle, à la non-intrusion de logiques politiques dès lors qu’il s’agit de l’exercice du métier. Si tous les groupes d’artistes impliqués partagent dans ses grandes lignes cette double définition de leur rôle, ce sont les professionnels du spectacle et surtout du cinéma (tout particulièrement des acteurs) qui se posent avec le plus de force et d’efficacité comme nouveaux porte-parole. Ce rôle est donc revendiqué par des groupes sociaux qui jusqu’alors ne se l’attribuaient pas. À la faveur d’un usage stratégique de leur accès aux médias13, ils revendiquent une forme de légitimité populaire, distincte de celle que les hommes politiques tirent de l’élection, pour intervenir en politique. Le fait d’être connu du grand public apparaît ici à la fois comme connexion au peuple et comme position de surplomb donnant la possibilité de l’influencer :
« L’une de raisons pour lesquelles je fais cela, c’est pour encourager d’autres gens qui ne sont pas forcément dans la lumière à parler davantage. Vous n’avez pas à être parlementaire, vous n’avez pas à être un politicien, un représentant, si un acteur peut le faire, tout le monde devrait pouvoir le faire ! Simplement, tout le monde peut écrire des lettres à la presse, quoique vous ayez à faire, parler dans les écoles, parler dans des petits groupes, aller à des réunions chez des gens, simplement parler ! » (Tony Shalhoub, acteur, Los Angeles, mai 2004.)
41C’est en tant qu’ils sont des hommes ordinaires – par opposition aux professionnels de la politique vus comme coupés des préoccupations du commun et incapables de faire face aux exigences de leur temps – dotés d’un pouvoir extraordinaire, tiré de la célébrité, que les acteurs entendent se poser en porte-parole. Ils s’expriment au nom d’une capacité à se faire entendre qui implique des devoirs et impose une conduite exemplaire :
« Je pense que vous avez une responsabilité si vous êtes connu du public de vous comporter comme un citoyen, pas seulement comme une personnalité. Donc le privilège qui est le mien de pouvoir d’abord vivre du métier que j’aime et d’avoir du succès et d’être payé suffisamment pour vivre comme je vis, entraîne, je pense, certaines obligations, de rendre cela de toutes les manières possibles, de servir. » (James Cromwell, acteur, Los Angeles, avril 2004.)
42On tient sans doute ici le signe de transformations importantes – et toujours en cours – des rapports entre espace politique et mondes artistiques, et de la valeur croissante du capital de notoriété élargie détenu par les célébrités mobilisées contre la guerre et reconverti, à cette occasion, en ressources politiques.
43Ainsi, le cas des artistes américains mobilisés contre la guerre en Irak a permis d’explorer la manière dont les configurations professionnelles diversifiées dans lesquelles les protagonistes sont pris structurent en large partie les formes et temporalités de leur engagement dans ce contexte. Dans le même temps, leurs activités s’enchaînent et se combinent en une dynamique qui acquiert sa propre inertie, formant ce qui est publiquement construit et présenté dans les médias comme un mouvement d’artistes unique et univoque. À un niveau d’analyse plus structurel, ce terrain est également l’occasion d’apercevoir ce qui se joue à la frontière mouvante entre mondes professionnels de l’art et jeu politique. L’affirmation par certaines célébrités de leur légitimité à intervenir publiquement face aux hommes politiques manifeste à la fois des mécanismes de redéfinition des rôles professionnels de ces protagonistes et l’étendue nouvelle de l’emprise sur le politique qu’ils s’attribuent ici, avec un certain succès.
Notes de bas de page
1 Une cinquantaine d’entretiens avec différents types d’artistes mobilisés (peintres, dessinateurs, photographes, créateurs d’installations, poètes, musiciens, acteurs de cinéma et de télévision, réalisateurs de film et de documentaires) a été conduite principalement à Los Angeles, grâce notamment à une bourse de recherche Fulbright. Ce travail est toujours en cours ; cet article en présente donc des résultats intermédiaires.
2 On manque de données sociologiques concernant l’ensemble des professions (en particulier ici le cinéma) pour évaluer plus précisément la position des artistes engagés contre la guerre au sein de cet espace. Néanmoins, si on considère notamment la fréquence de fréquentation d’une université, on peut faire l’hypothèse qu’on trouve parmi les artistes mobilisés certains des individus les mieux dotés à cet égard dans l’univers du cinéma à Los Angeles.
3 Parmi de nombreux exemples, les acteurs David Duchovny, Kim Basinger, Viggo Mortensen, Ethan Hawke, etc.
4 C’est le cas des leaders de la mobilisation hollywoodienne, Robert Greenwald et Mike Farrell, ou de personnalités populaires aux États-Unis qui étaient fortement mobilisées, telles que l’actrice devenue vedette d’une émission de radio Janeane Garofalo, ou de musiciens qui participent aux tournées anti-Bush Rock the Vote ou Vote for Change, tournée organisée autour de Bruce Springsteen.
5 Par exemple, l’exposition débat « A Public Dialogue About the American Flag » qui se déroule le 15 juin 2003 à Pasadena rassemble des œuvres d’artistes déjà renommés, tels que Dread Scott, ou de groupes constitués récemment autour de thèmes liés au refus de la guerre et au questionnement sur les usages du drapeau, comme le collectif d’artistes Flagging spirits.
6 « Vous savez, Martin Sheen qui est dans The West Wing, NBC ne l’a pas licencié et ne l’a pas censuré, mais ils lui ont dit : “faut-il vraiment que vous fassiez autant de bruit à ce propos ?” C’est lui l’acteur principal de la série, ils ne peuvent pas le renvoyer, mais imaginez si vous avez un second rôle, vous savez, ces gens ne diront rien ! » (Kate McArdle, permanente d’AUWWW, Los Angeles, 2004.)
7 « J’en suis à un point où je travaille dur pour passer au niveau supérieur dans ma carrière. J’ai vu ces grands artistes, je veux dire, Sean Penn et tous ces gens incroyables, être totalement ridiculisés pour leurs opinions et leurs actions. » (Janel Moloney, actrice, Los Angeles, 2004.)
8 Le documentaire de Robert Greenwald, Uncovered : The Whole Truth about the Iraq War, sorti en novembre 2003, est ainsi entièrement constitué d’entretiens avec des « experts ».
9 « J’aime Artists United ! C’est une très bonne organisation, j’ai un immense respect pour Robert Greenwald, je pense que c’est un visionnaire, un producteur merveilleux, un homme très raisonnable. » (Lila Garrett, auteur d’une série télévisée, productrice et animatrice d’une émission de radio [KPFK], Los Angeles, 2005.)
10 « Ce qui est amusant, c’est que j’ai été contacté par l’équipe de campagne de John Kerry pour faire un poster pour John Kerry. Ils ont vu mon site Internet et ils ont aimé. C’est intéressant parce que certaines choses que j’ai faites pourraient être considérées comme un art très extrême et radical, donc que les gens de John Kerry qui est très conservateur veuillent m’utiliser… » (Emek, artiste graphique, Los Angeles, mai 2004.)
11 « L’activisme des célébrités appelle des responsabilités accrues. […] On est souvent appelé à donner une voix aux sans-voix et une présence aux marginalisés. » (Martin Sheen, acteur, Los Angeles Times, 17 mars 2003.)
12 L’expression de « role model » est ainsi employée de manière récurrente par les enquêtés.
13 « En fait, j’ai utilisé ma célébrité pour créer des opportunités d’avoir un accès et d’essayer d’avoir un impact en politique, directement. » (Sean Astin, acteur, Los Angeles, mai 2004.)
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Histoire et science politique
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Le choix rationnel en science politique
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Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009