Art et contestation
| ,1. Zebda : la réinvention des pratiques musicales en mode d’engagement politique critique
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1Dans un contexte supposé évident de crise des modèles d’engagements politiques traditionnels, nombre d’analyses tant médiatiques que scientifiques se sont récemment employées à faire des mobilisations du « mouvement social » le chantre du renouveau des pratiques militantes (Perrineau 1993, Ion 1997, Mouvements 1999, Neveu 1999). Sans se satisfaire de la célébration effrénée d’une « société civile » appelée à régénérer les pratiques démocratiques, différents auteurs ont préféré interroger les stratégies et les conditions collectives et individuelles qui sont au principe des transformations en cours des formes de participation politique. Dans cette perspective, une attention particulière a pu être portée sur la manière dont des agents sociaux, délaissant les formes usuelles de l’action collective, parviennent à accéder à l’espace public en esquissant des espaces d’expression politique alternatifs, grâce à la mobilisation d’activités qui ne sont habituellement pas pensées comme politiques (François, Neveu 1999, Darras 1998). Parmi ces activités sociales les plus diverses, les pratiques musicales apparaissent comme l’une des voies singulières empruntées par différents groupes pour construire et faire valoir leur cause autant que leur identité collective. Plusieurs travaux se sont ainsi attachés à montrer comment des agents sociaux parviennent à jouer de la redéfinition des cadres de perception de la réalité sociale que peut susciter la puissance évocatrice d’une œuvre musicale et des discours qui l’entourent, pour constituer leur pratique artistique en un support efficace pour l’expression de leurs doléances (Darré 1996a).
2Au cours de ces dernières années, le groupe toulousain Zebda s’est assurément imposé comme l’un des exemples les plus aboutis des usages contestataires dont pouvait être investie une activité musicale, et du renouveau des modes d’engagement politique qu’ils peuvent générer : le témoignage de l’expérience de la vie des quartiers populaires, la dénonciation de la discrimination par l’origine culturelle et la revendication d’un engagement politique innovant, festif et « citoyen » se retrouvent ainsi en permanence au cœur des productions artistiques de ce groupe. Toutefois, l’examen des modalités d’inscription de leurs performances musicales dans le cadre d’une lutte proprement politique suggère de ne pas en rester à une approche formaliste, généralement privilégiée mais uniquement centrée sur la question de la traduction esthétique de griefs politiques. Cette seule perspective échoue en effet à restituer la complexité des processus sociaux et des enjeux dans lesquels s’enracine la cohérence et la signification de la démarche de ces artistes : par le renouvellement des formes musicales qu’ils proposent, il s’agit en effet fondamentalement de chercher à faire de l’engagement politique une forme légitime de création artistique, et à ériger réciproquement la création artistique en un espace légitime d’expérimentation de pratiques militantes originales. Dans cette optique, seule la prise en compte des interactions et des jeux qui se déroulent au sein des univers artistique et politique permet de saisir les conditions de possibilité d’interpénétration entre ces deux ordres d’activités habituellement différenciés, et les effets que ce processus produit en chacun d’eux. Ainsi pourrons-nous cerner la manière dont des agents sociaux sont contraints et habilités dans leur prétention à transformer les pratiques politiques passe par leur capacité à contester les logiques dominantes de fonctionnement de l’espace musical qui fondent son autonomie.
3Ce faisant, l’analyse de cette double logique de subversion à travers laquelle se réalise la dynamique de politisation de l’activité artistique de Zebda conduit à poser la question problématique de l’autonomie du champ politique. Cette approche rappelle en premier lieu que la délimitation des frontières du champ politique, aussi spécialisé soit-il, est affaire de « rapports de forces entre les différents groupes qui fournissent chacun leur propre détermination (du politique) qui fait surgir la détermination des frontières (du politique) » (Leca 1973, p. 16). Par ailleurs, l’exploration de ce processus de déplacement des frontières du politique éclaire plus largement les formes d’enracinement et de production sociale permanentes de la politique, de ses pratiques et de ses figures légitimes (Lagroye, 2003) : c’est en effet au cœur de la redéfinition des règles et des rôles propres au champ musical que peuvent s’engendrer les pratiques, les représentations et les ressources qui permettent à certains acteurs de transgresser les règles établies du jeu politique, par la valorisation de principes de légitimation distincts de l’action politique.
4L’examen de ces styles de relation suppose tout d’abord d’être réinscrit dans le cadre des trajectoires des acteurs de Zebda et des croyances qu’ils ont ainsi acquises. C’est autour d’elles que se cristallise leur rapport critique au jeu partisan, aussi bien que leur perception de l’art comme instrument de lutte légitime et efficace pour contribuer à la redéfinition des manières légitimes de faire de la politique. Dans cette perspective, le groupe se construit dans une dynamique de rupture avec la logique de « l’art pour l’art », pour faire au contraire de l’engagement politique le principe fondateur et exclusif de sa démarche artistique. De l’appropriation d’une telle position distinctive, à l’interstice des champs artistique et politique, résulte alors la faculté de ces acteurs à s’emparer d’une identité et de pratiques singulières dans le champ politique, qui leur permettent de se revendiquer comme une voie originale à la participation politique des « citoyens ordinaires », en dehors des organisations et des espaces spécialisés et professionnalisés du jeu politique institué.
Les conditions de constitution d’une éthique militante « citoyenne »
5Mettre à jour les logiques qui président à la constitution et à la mobilisation du groupe Zebda suppose que nous les rapportions en premier lieu aux trajectoires antérieures de ses fondateurs (Magyd Cherfi, Moustapha et Hakim Amokrane) et à l’espace politique et social dans lequel ces logiques s’organisent (Fillieule 2001), pour en dégager les éléments contextuels et dispositionnels qui déterminent l’engendrement de leurs représentations et de leurs pratiques militantes.
- 1 Le quartier des Izards regroupe des habitats HLM et une ancienne cité d’urgence très majoritaireme (...)
6Les principes générateurs du rapport spécifique des Zebda à la musique et au politique sont en effet indissociablement liés à leur investissement, dès le début des années quatre-vingt, dans l’association socioculturelle Vitécri, animée par des travailleurs sociaux dans le quartier des Izards de Toulouse1, et à l’émergence concomitante de mobilisations nationales des jeunes Maghrébins dans lesquelles s’inscrit l’action de Vitécri. Pour les fondateurs de Zebda, adolescents d’origine maghrébine, la participation à ces événements constitue une expérience fondatrice dans la dynamique de politisation de leur engagement associatif. Ces mobilisations représentent effectivement les premières tentatives de formulation et de revendication d’une prise de parole spécifique aux jeunes de la « seconde génération », à partir de la dénonciation du racisme et de la discrimination dont ils sont victimes.
- 2 Parmi les différentes associations qui ont pris part à ce mouvement figure celle de « Mémoire fert (...)
7La participation des membres de Vitécri au mouvement des beurs se caractérise cependant par une forte hostilité aux organisations antiracistes nationales, notamment à SOS-Racisme, encouragée par leur insertion dans le réseau d’associations du mouvement Convergence 842. Ils leur reprochent tout à la fois de contribuer à dépolitiser la question spécifique de la « seconde génération » en ne la formulant que dans un discours antiraciste éthique et moral, et de n’agir qu’au profit des intérêts du Parti socialiste qui les soutient. De ce point de vue, la domination du mouvement des beurs par des structures militantes liées à des partis politiques est ressentie comme une dénégation supplémentaire de la capacité des jeunes maghrébins à agir et exister de manière autonome dans l’espace public. Cette expérience s’impose comme un élément de compréhension décisif du rapport critique qu’entretiendront durablement les Zebda avec le champ partisan.
- 3 « La nouvelle citoyenneté sera de résidence, égalitaire, directe et locale ou elle ne sera pas dan (...)
8Elle éclaire au-delà la façon dont leur engagement se nourrit fondamentalement de la volonté des acteurs de Convergence 84 de se démarquer d’une appréhension des problèmes particuliers rencontrés par les jeunes beurs à travers le seul prisme de la question de leur « intégration » à la société française, pour les penser au contraire comme le résultat d’un ensemble d’inégalités et d’exclusion sociales et politiques générées par le système politique français : « Il nous fallait expliquer aux politiques que le problème de l’intégration est un faux problème et qu’il nous fallait traiter de l’exclusion sociale et politique, tout simplement. » (Entretien avec Magyd Cherfi.) Pour ces militants associatifs, il convient alors de faire de la lutte pour l’accès légitime et autonome de cette « seconde génération » à l’espace politique, par la mise en œuvre d’une « nouvelle citoyenneté », le fondement de leur mobilisation. Face à un État républicain qui repose sur l’idée d’un lien indéfectible entre l’unité culturelle et l’unité politique de la nation, il s’agit de défendre au contraire une conception de la citoyenneté, fondée sur la reconnaissance du caractère multiculturel de la société française et de l’égalité d’accès de chacun aux droits politiques. Ils cherchent ainsi à s’affirmer comme des membres à part entière de la société française, tout en revendiquant l’originalité de leur origine culturelle maghrébine. En œuvrant tout à la fois pour la reconnaissance de leur statut spécifique de citoyen et de leur légitimité à agir en dehors de toute tutelle partisane, ils entendent ainsi intégrer le combat contre leur propre relégation sociale et politique dans une remise en cause plus générale de la logique de la démocratie représentative, en faisant de la participation concrète et permanente de tous les citoyens aux décisions politiques, le principe légitime de fonctionnement de l’espace public3.
- 4 Vitécri recentre alors son action autour du groupe, tandis que les travailleurs sociaux se retiren (...)
9C’est au cœur de ces deux dimensions étroitement liées que les travailleurs sociaux qui animent Vitécri construisent le sens de leur intervention. À travers l’organisation d’ateliers de musique, de théâtre ou encore de poésie, l’objectif proclamé est ainsi de permettre à ces jeunes acteurs d’investir des espaces de création culturelle dont ils étaient exclus jusque-là. L’enjeu est de faire de l’appropriation de ces pratiques artistiques un support privilégié à la mise en œuvre d’une forme d’engagement collectif des jeunes issus de l’immigration sur un mode de résistance à la domination culturelle et politique. C’est précisément dans le cadre de ces activités que le groupe Zebda sera créé4. Dès l’origine, son existence est ainsi l’objet d’un investissement professionnel et militant pour donner, à ceux qui le composent, la possibilité d’accéder à une forme d’expression publique originale, d’affirmer leur identité spécifique et de prendre part de cette manière à la vie de la cité. En ce sens, l’intervention des travailleurs sociaux, dans la configuration particulière de cette période, contribue à inscrire le rapport de ces acteurs à leur pratique artistique dans la perspective d’une prise de parole éminemment politique :
« On a complètement fait nôtre le message des travailleurs sociaux, qui était entre autre politique avec des valeurs de citoyenneté. Grosso modo, c’était : vous êtes les égaux des autres, tout ce que vous faites est aussi valable qu’eux. Et s’affirmer comme tels, ça voulait dire qu’on avait le droit et qu’on était tout à fait capables d’agir et d’intervenir dans la société, qu’on avait des choses à dire, au lieu qu’on parle et qu’on décide à notre place. Toute la suite de notre action, de notre histoire a été dans cette logique. » (Entretien avec M. Cherfi.)
10La forme spécifique de politisation de la question de la « seconde génération » que promeut Vitécri s’avère tout autant cruciale dans les relations conflictuelles que ses membres nouent avec les acteurs de l’espace partisan et institutionnel municipal. Leur attachement à exister de façon indépendante dans l’espace public est notamment au principe de leur refus de se limiter à un simple rôle de médiateur entre les habitants et les pouvoirs publics locaux dans le cadre des dispositifs de la politique de la ville auxquels ils sont intégrés. Il les conduit au contraire à envisager leur action associative et culturelle comme un mode de contestation de la monopolisation de l’espace politique par les acteurs politiques professionnels, en créant les conditions d’une prise de parole et d’une participation directe et continue de l’ensemble des habitants eux-mêmes dans l’élaboration comme dans la gestion des affaires locales. En 1997, Vitécri renonce d’ailleurs aux financements publics et aux activités classiques d’animation socioculturelles pour fonder le Takticollectif qui, grâce au succès du disque « Motivés ! » coproduit avec la fédération de la LCR de Haute-Garonne et vendu à plus de 150 000 exemplaires, leur permet de se doter d’une structure autonome de production et de diffusion de projets artistiques.
11Au-delà de la LCR, les membres du Tactikollectif s’investissent également progressivement au sein d’un réseau particulièrement dense d’organisations syndicales et associatives toulousaines, qui réunit des structures militantes (AC !, DAL, SUD, ATTAC…) généralement identifiées comme les protagonistes d’un renouveau des thématiques et des pratiques de la contestation sociale (Sommier 2003). Leur engagement se matérialise par leur contribution à l’organisation de différentes actions de soutien aux sans-papiers en 1997, à la manifestation contre la venue de Jean-Marie Le Pen à Toulouse qui mobilise plus de 30000 personnes l’année suivante… Et ils sont bien sûr à l’origine de la constitution de la liste des Motivé-e-s aux élections municipales de Toulouse en 2001, présentée comme « une liste associative pour la démocratie participative ». En définitive, les acteurs du Tactikollectif trouvent, dans cette nébuleuse militante, un espace privilégié de rencontre, d’alliance et de mobilisation pour nourrir et prolonger leur entreprise de transformation des conceptions et des pratiques politiques : elle encourage et rend possible une tentative de prise de position dans le champ politique, mais en dehors du jeu partisan et des formes de participation politique institutionnalisées.
12La restitution, dans leur contexte, des conditions sociales et politiques du passage des acteurs étudiés dans une action collective au sein de Vitécri, puis du Tactikollectif, à l’intérieur desquels se construit le groupe Zebda, permet ainsi d’identifier la manière dont se cristallise la spécificité de leur rapport au politique. L’intrication de ces différents niveaux d’expériences et de socialisation politiques ont, ce faisant, une influence déterminante sur la forme sous laquelle se développent leurs activités musicales et le sens qui leur est assigné : entrer en lutte pour conquérir une expression politique autonome des jeunes issus de l’immigration et promouvoir une « citoyenneté active de proximité » (Geisser 1997, p. 190). Autrement dit, c’est au cours de ces trajectoires individuelles et collectives particulières que ces acteurs acquièrent un ensemble de convictions militantes, qui sont au fondement de leur entreprise de transformation de leur pratique musicale en un registre d’expression et d’action original dans l’espace public.
L’invention d’un nouveau langage musical : faire entendre sa voix
13À partir de l’analyse de la production et de la réception des œuvres des Zebda, il convient à présent de cerner la façon dont ces agents parviennent à inscrire dans leur style musical des signes distinctifs qui, par un jeu de références, sont susceptibles de devenir les ferments de leurs revendications (Darré 1996c). À travers, la reconstitution de la spécificité des techniques d’agencement du matériau musical et discursif des Zebda, il s’agit de reconstituer les stratégies de distinction déployées par le groupe pour se classer et s’opposer réciproquement à l’intérieur du champ musical, et pour faire de leur collectif musical un espace de diffusion de pratiques et de représentations politiques critiques.
Jouer sa propre musique : s’affranchir d’une stigmatisation sociale
14La démarche artistique de Zebda s’enracine avant tout dans une tentative de réhabilitation de leurs origines maghrébines et d’expression de leurs problèmes spécifiques, interprétés comme le produit de rapports sociaux de domination qui les maintiendraient dans une situation homologue à celle qu’ont vécue leurs parents à leur arrivée en France. En particulier, les Zebda entendent fonder leur entreprise artistique sur un travail de mise en forme et de dénonciation de l’injustice permanente que constitue la contradiction entre leur statut officiel de citoyens français et la violence ressentie de leur marginalisation sociale :
« À la base, ce qui provoque notre implication, c’est notre origine. La première des causes, c’est : origine maghrébine. Et on ne sort pas de ça, parce qu’aujourd’hui, être fils d’un immigré maghrébin, c’est un tel cataclysme, un tel échec en soi, que ça détermine tout. Quand tu essaies de savoir d’où tu es, et comment on en est arrivé là ; que tu vois ton père analphabète et usé ; que tu vois ta mère analphabète et usée… Chacun est à sa façon détruit. Et où que tu ailles regarder au loin, ce n’est que de l’échec, de la soumission, du vide. Il n’y a qu’à voir ce qu’évoque l’islam dans l’inconscient collectif… Et tout ça est accumulé, intériorisé, sous forme d’échec. » (Entretien avec M. Cherfi.)
- 5 Notre travail se fonde sur l’analyse des trois premiers albums du groupe : « L’arène des rumeurs » (...)
15Une rapide prise en compte de certaines thématiques caractéristiques des compositions du groupe permet de montrer que ce sentiment d’exclusion sociale et politique marque profondément la démarche artistique des Zebda5. Pour eux, la prise de parole artistique représente avant tout une manière d’exposer et de témoigner dans l’espace public des conditions d’existence des jeunes issus de l’immigration en s’en faisant les porte-parole. Ainsi, une grande part de leurs chansons évoque toutes les formes de discriminations quotidiennes auxquelles ils se trouvent confrontés, comme l’étaient leurs parents en tant que travailleurs immigrés. De ce point de vue, leur chanson « Le bruit et l’odeur », titre éponyme de leur deuxième album, est certainement l’une des plus connues et des plus éloquentes, notamment parce qu’elle reprend un discours de Jacques Chirac qui avait évoqué « le bruit et l’odeur » attribués aux populations immigrées :
- 6 Ce morceau est clos par un extrait du discours de Jacques Chirac, alors maire de Paris : « Comment (...)
« On a beau être né/Rive gauche de la Garonne/Converser avec l’accent des cigales/Ils sont pas des kilos dans la cité gasconne/À faire qu’elle ne soit qu’une escale/On peut mourir au front/Et faire toutes les guerres/Et beau défendre un si joli drapeau/Il en faut toujours plus/Pourtant y a un hommage à faire/À ceux tombés à Montecassino […]/Et si certains regrettent/De ne pas être noirs de peau/Je n’ai qu’une réponse les gars/Vous avez du pot/L’égalité mes frères/n’existe que dans les rêves6.»
16De même, dans leur album suivant, « Essence ordinaire », plusieurs compositions dénoncent le racisme comme « Je crois que ça va pas être possible », mais aussi « Tout semble si… » dont les paroles évoquent les quatre villes dans lesquelles les candidats du Front National ont remporté les élections municipales de 1995 :
- 7 « Je crois que ça va pas être possible », sur laquelle intervient également l’humoriste Dieudonné.
- 8 « Tout semble si ». Orange, Marignane, Toulon et Vitrolles étaient les quatre villes dans lesquell (...)
« Comme tout un chacun j’ai bossé pour ma pitance/Et histoire de vivre convenablement/Je me suis mis à la recherche d’un appartement/J’ai bichonné un excellent curriculum vitae/Couleur Macintosh enfin toute la qualité/En prime irréprochable situation morale/Et même quelques feuilles de salaire : la totale/Vasy Dieudo, fais leur le proprio/C’est un honneur pour moi, je vais vous montrer le patio/Non, je plaisante car ça s’est pas passé ainsi/Quand il m’a vu, j’ai vu que tout s’est obscurci/A-t-il senti que je ne lisais pas la bible et il m’a dit/Je crois que ça va pas être possible7 »
« Tout semble si apaisé dans ma ville/Mais j’y crois pas, tout ça c’est trop facile/Toutes les villes se prennent avec des mots/Y’a toujours une moitié pour dire bravo/C’est pas la guerre, c’est dépassé/On me dit : c’est qu’un mauvais un moment à passer/En tout cas si je lâche mon lasso/Ils seront à la porte de mon ghetto/Comme à Toulon, Orange ou Marignane/Mais je m’en fous, ici on aime la castagne/N’attends pas qu’ils reviennent/Même s’ils n’ont pas d’armes ils sont là/N’attends pas qu’ils reviennent/Ils ont pris quatre villes déjà8 »
17Sans être négligeable, une approche uniquement appuyée sur les thématiques des chansons du groupe reste toutefois insuffisante pour saisir la cohérence et la signification sociologique et politique du système de représentations à l’œuvre dans le travail artistique de Zebda. Le support musical représente également une dimension excessivement importante des dispositifs concrets de la production des œuvres de ce groupe. Il participe donc pleinement à la construction d’un univers de sens spécifique à cette forme d’expression musicale (Hennion 1993). Cette dernière repose en effet sur une volonté de rompre avec l’ensemble des autres genres musicaux identifiés dans le champ musical, et plus particulièrement des musiques labellisées comme de la « variété » ou du « hip-hop ».
- 9 « Rock against police » ou « Zaâma d’blanieue » figurent parmi les premiers groupes constitués de (...)
- 10 Ce groupe marseillais associe raggamuffin, reggae, folklore occitan, et chante parfois en occitan. (...)
18Les mélodies comme la rythmique de Zebda ne sont certes, d’un point de vue structurel, nullement originales. Mais elles procèdent d’un agencement original de caractères musicaux hétéroclites empruntés à des styles très divers. Au début des années quatre-vingt, lorsque le groupe se constitue véritablement, les musiciens s’inscrivent ouvertement dans la mouvance, importante à l’époque, du rock9. Cependant, très rapidement, sous l’influence tout particulièrement des Massilia Sound System10 qu’ils voient régulièrement se produire en concert à Toulouse, le groupe s’ouvre à une multitude d’autres influences. Si les œuvres de Zebda se construisent toujours à partir d’une orchestration et d’arrangements sonores caractéristiques du rock (recours à l’amplification électrique, accentuation du deuxième et quatrième temps par la batterie), elles intègrent aussi progressivement des instruments, des timbres musicaux, voire des thématiques généralement associés à d’autres catégories d’expression musicale. Les Zebda emploient par exemple des instruments comme le bouzouki (sorte de guitare nord-africaine) et ont parfois recours dans leurs chants à un phrasé et à une intonation qui rappellent les techniques singulières des rappeurs. Dans le même temps, par leur posture ou leurs influences assumées, ils revendiquent également leur inscription dans les filiations du reggae ou de chanteurs comme Brassens, Brel ou Ferré… :
- 11 « Zebda : l’arène des rumeurs », Rock and Folk, octobre 1992.
« Ils [Les musiciens] illustrent en ça parfaitement le délire de Zebda qui se situe quelque part entre chanson française, rock, rap et raggamuffin, ou plutôt dans une mouvance qui traverserait ces différents courants. Au fur et à mesure des chansons et de la musique, Zebda réduit à néant les clichés exotiques d’une supposée “musique méditerranéenne”. C’est le mélange qui est à l’œuvre dans leurs compositions par l’accordéon, le rap, la tchatche, le chant algérien ou la guitare flamenca11.»
19Ce qui nous intéresse ici n’est bien évidemment pas de chercher à donner une définition normative de la musique de Zebda, mais simplement de souligner qu’elle se manifeste comme l’aboutissement d’un itinéraire musical collectif, entamé par l’inscription dans la musique rock et poursuivi par l’innovation et l’invention permanente d’un langage musical singulier. Elle est une manière qui se veut nouvelle de faire de la musique, de se mouvoir librement entre différents styles traditionnels et identifiés. Éviter de s’enfermer dans des schémas rythmiques préexistants, ne plus vouloir se conformer à des genres mélodiques identifiés en les adaptant ou en les détournant de leurs usages habituels, sont autant d’éléments qui témoignent, au niveau le plus évidemment esthétique de leur entreprise artistique, de leur volonté de s’émanciper de l’ensemble des sensibilités musicales instituées, pour créer et interpréter une musique qui leur soit propre.
La revendication du métissage : une quête de reconnaissance
20En fondant leur pratique musicale sur de nouveaux principes esthétiques qui les distinguent des autres formes de création artistique, les Zebda cherchent avant tout à inscrire leur performance culturelle dans une tentative de constituer une forme d’expression politique singulière des jeunes issus de l’immigration qu’ils prétendent représenter. Autrement dit, les innovations et la constitution d’un style musical original sont conçues comme autant de remises en question d’un ordre qui n’est pas simplement artistique, mais également social et politique. En ce sens, l’efficacité proprement politique de leur posture réside dans leur capacité à constituer les référents identitaires de ce langage musical spécifique en ressources pour penser et élaborer une identité collective qui s’élève comme une demande de reconnaissance, en modifiant les représentations du groupe dont ils se font les porte-parole. Pour ces musiciens d’origine maghrébine, prétendre se démarquer de genres musicaux comme le rap ou le raï est en effet une manière de revendiquer une forme de dignité en affirmant une capacité de création artistique originale qui leur permet de s’affranchir de tout caractère susceptible de les renvoyer à une marginalité tant sociale que musicale :
« Dans la musique, les beurs sont toujours exclus, sauf Khaled avec les Aïcha et les robes machins… les Cheb Mami et autres Cheb Faudel qui nourrissent l’orientalité bidon qu’on est supposé être. Et ils nous font beaucoup de mal, parce qu’ils confortent l’autre dans l’idée, dans l’image d’Epinal qu’ils se font de nous, c’est-à-dire : une guitare, les babouches, et les filles qui dansent, qui ont des hanches superbes, et qui préparent le couscous ! » (Entretien avec M. Cherfi.)
- 12 Jean-Paul Besset, « À Toulouse, les rappeurs de Zebda font concurrence à la gauche », Le Monde, 18 (...)
21Leur activité culturelle s’inscrit donc dans une lutte pour échapper aux stéréotypes auxquels ils se sentent réduits : en se réappropriant un droit à exister de façon originale dans l’espace musical, ils tendent à cristalliser une représentation d’eux-mêmes et du groupe auquel ils se rattachent sur le mode d’une normalisation de leur identité collective et de leur position dans la collectivité nationale. D’ailleurs, la publication d’un article du Monde dont le titre assimilait les Zebda à un groupe de rap12 a été ressentie comme l’illustration du refus de la société dans laquelle ils vivent de les accepter comme l’une de ses composantes à part entière, en niant l’originalité de la démarche dont ils se réclament :
- 13 Zebda, « Nous ne sommes pas les rappeurs de service ! », in Motivé-e-s, Le journal, n° 4, mars 200 (...)
« Non, Zebda n’est pas un groupe de rap comme c’est dit du Monde au Figaro en passant par Le Pèlerin. Ce n’est pas que le rap n’ait pas sa lettre de noblesse. Mais dans le contexte, quel immense mépris ce qualitatif suppose. Ce mépris est à pleurer et source de tragique. Lorsqu’on est basané-e, issu-e de l’immigration, de la banlieue, et qu’on passe à la télé, on ne peut être qu’un rappeur. Comme si l’expérience de la banlieue ne pouvait se résumer que dans un seul genre de musique. Comme si le droit de choisir son style, le droit à toute l’expression de toute la gamme des sentiments humains, le droit à l’infini des possibles, était l’apanage des privilégié-e-s13. »
- 14 Il convient à ce propos de noter que outre Magyd Cherfi, Moustapha et Hackim Amokrane, Zebda est a (...)
- 15 Tactikollectif, « De la République française en général et de ses manquements en périphérie des vi (...)
22L’association des différents registres musicaux et références esthétiques qui caractérisent la musique des Zebda doit ainsi s’envisager comme une tentative de remise en cause des catégories de perception qui sont au principe de leur stigmatisation et du caractère supposé problématique de « l’intégration » des jeunes d’origine maghrébine. Dans cette perspective, ils s’efforcent, dans un même mouvement, de diffuser et d’imposer de nouvelles définitions et représentations du monde social et de la population qu’ils entendent incarner, en faisant du métissage le fondement et l’essence même de la société française. Au-delà même de la dénonciation de la discrimination à laquelle ils sont confrontés, c’est bien à travers l’objectivation et la valorisation de la pluralité des identités culturelles qu’ils prêtent à la France que les Zebda considèrent leur contribution artistique comme une activité éminemment politique : le registre musical investi par ces musiciens est érigé, dans sa diversité artistique et humaine14, comme autant de reflets et de célébrations de leur appartenance à la pluralité des traditions culturelles à travers lesquelles ils définissent la société française : « Nous voulons en tout cas porter le message de la vraie France, celle d’un pays soudé et métissé […] De ce métissage est née notre musique, et nous nous sommes nés de ce métissage-là15. »
- 16 Magyd Cherfi, in « Magyd Cherfi, chanteur de Zebda », La Croix du Midi, 30 août 1996.
- 17 Moustapha Amokrane, in « Zebda : l’écho de la rumeur », film de Michel Carrière, 1996, France 3 Su (...)
23La mise en scène et en textes de la diversité sociale et culturelle est tout particulièrement visible dans leur composition « Toulouse ». Elle est en effet conçue comme une « version moderne et critique16 » de la célèbre chanson de Claude Nougaro afin de témoigner de l’hétérogénéité des cultures existantes dans la ville, de parler des quartiers « oubliés » : « À Toulouse, il y a pas que Nougaro, pas que l’aérospatiale, pas que l’opéra… et c’est pas que rose. Il y a aussi les cités et toute la diversité qui va avec17 » :
- 18 Cette chanson inaugure le deuxième album, « Le bruit et l’odeur ».
« Dans mon quartier…/Dans ma cité/C’est épicé/Et moi j’aime ça/Je butine/Mes racines/Sont latines/Et de bien au-delà/J’ai dans l’idée/Qu’on peut aimer/Et la violette et l’odeur du Tajine au naseau/Même l’espoir/Qu’on peut avoir/L’accent du canal sans porter les mêmes drapeaux18. »
- 19 Moustapha Amokrane, « Les gens de Vitécri », archives du Tactikollectif, 1992.
24Ainsi, par la mise en œuvre d’une posture musicale dans laquelle s’enchevêtrent des stratégies d’innovation à partir d’un large éventail d’influences artistiques, les Zebda entreprennent un travail de redéfinition et de dé-stigmatisation d’eux-mêmes, du groupe des jeunes Maghrébins et de la manière dont ils envisagent leur place et leurs rapports à l’espace public. Elle leur permet en effet de se produire, non pas tant comme des « beurs » ni comme des « jeunes de banlieue », mais avant tout comme des citoyens à part entière, « ordinaires », en se fondant et en s’inscrivant dans une communauté nationale construite autour de la figure universelle d’un citoyen français métissé. En d’autres termes, la singularité musicale dont ils se revendiquent n’est qu’un moyen de se doter en retour d’une forme d’existence dans l’espace politique enracinée dans un registre susceptible d’être commun à l’ensemble des autres groupes sociaux. En cela, les modalités d’investissement de l’arène artistique par les Zebda apparaissent comme le produit de la constitution d’un espace militant, dans lequel ils réussissent à trouver les moyens d’exprimer les malaises et de formaliser les revendications constitutives de leur engagement dans le réseau de Convergence 84 et de leur action associative. En effet, dans leurs discours comme dans leurs pratiques, la référence au métissage consacre leur rejet de toute tentation du repli communautaire et leur refus de postuler l’existence d’un problème d’intégration des jeunes issus de l’immigration. Le métissage dont ils se réclament les met au contraire en situation de se donner à voir comme le produit de l’interaction entre leurs origines maghrébines et leur appartenance, de facto, à la communauté nationale française. En ce sens, par la mobilisation d’une musique métissée qui leur est propre, ils s’emparent d’un cadre d’action et de revendication qui leur permet tout à la fois d’affirmer et de faire reconnaître pleinement leur citoyenneté française sans abandonner pour autant leur particularité culturelle (Bazin 1995, p. 109) : « Face à une société qui nous stigmatise, nous on fait l’inverse, en sortant du ghetto culturel dans lequel on voudrait nous mettre. Pour Zebda, le problème est clair. Ils nous faut en même temps dire nos origines et en même temps dire qu’on est Français, parce que c’est une réalité, qu’on est attaché à la République, qu’on est ses citoyens19. »
25Par le recours à des stratégies d’innovation musicale, les Zebda construisent ainsi une forme de langage artistique qui s’impose comme un support majeur à l’élaboration et à l’expression de leur entreprise de mobilisation dans l’espace public afin de ne plus être stigmatisés pour leurs origines culturelles et d’être reconnus comme des citoyens français légitimes.
Construction et légitimation de nouveaux modes d’action politique
26Ce faisant, cette logique de mise en œuvre d’un rapport entre innovation musicale et revendication politique doit également être envisagée comme le produit d’une stratégie de rupture avec les conventions et règles dominantes qui régissent le champ de production musicale, notamment celui de la « variété ». La mobilisation de cette posture esthétique singulière est en effet indissociable de la prétention des Zebda à prendre position dans l’espace musical tout en se prévalant d’en modifier les manières d’être et d’exister légitimement en son sein. Plus précisément, la revendication d’une interpénétration entre leur pratique artistique et leur pratique politique est une manière de se démarquer de l’immense majorité des autres groupes musicaux, pour qui cette relation serait considérée comme un facteur d’hétéronomie (Bourdieu 1992). Autrement dit, Zebda se construit contre la logique de fonctionnement de « l’art pour l’art » selon laquelle les seuls principes légitimes de légitimation des œuvres sont les critères esthétiques et la consécration des pairs (ibid.). En déniant toute compétence proprement artistique particulière à leur démarche musicale, ils font au contraire de l’engagement politique le principe fondateur et justificateur de leur présence et de leur légitimité dans l’univers musical :
- 20 Magyd Cherfi, « Les démunis exigent de nous qu’on porte leur parole », in Regards, septembre 1999.
« Zebda, c’est davantage un laboratoire car, il faut le reconnaître, les musiciens ne sont pas des orfèvres en la matière, les chanteurs ne sont pas vraiment ce qu’on peut appeler des chanteurs, c’est un peu plus au feeling… On ne lit pas la musique ; on ne joue d’aucun instrument, on n’a pas de repères techniques, et on a aussi le sentiment qu’on ne fait réellement rien d’extravagant, ni d’innovant en musique. On est sur une ligne musicale très simple, et qui est surtout conçue comme le support d’une énergie, d’un discours politique, qu’il soit sous la forme d’une pensée ou sous la forme d’un cri tribal20… »
La mise en œuvre d’une conception politisée de la figure de l’artiste
27Le rapport à la musique de ces agents sanctionne ainsi la représentation qu’ils se font de leur place et de leur rôle dans la société en tant qu’artistes, sur le mode d’une opposition et d’une stigmatisation constante des autres groupes associés à une logique exclusive de divertissement. En définitive, ce qui fonde la « valeur » d’un musicien et de son œuvre aux yeux des Zebda tient à sa capacité à rompre avec une préoccupation purement esthétique pour produire une musique qui lui permette d’intervenir dans le champ politique de manière explicite. Cette conception de la musique se justifie par la position spécifique, privilégiée diraient les acteurs, qu’occupent les artistes par rapport aux autres acteurs sociaux : la possibilité d’accéder à une parole publique que leur offre le succès de leurs activités les met dans l’obligation morale de mobiliser leur savoir-faire artistique, leur notoriété pour exprimer les causes et les aspirations du groupe auquel ils s’identifient :
- 21 Magyd Cherfi, in Laurent Flandre, « Au bon beurre », L’Humanité Midi-Pyrénées, 4 septembre 1991.
« Moi, quand je vois Zidane, c’est un porte-parole. Le problème, c’est qu’il ne la porte pas. Et c’est beaucoup le cas de mecs comme Smaïn, Jamel Debbouze… Mais aussi dans la musique avec Faudel, Khaled… Ils sont absents ! À mes yeux, l’identité impose le problème, de prendre position. Veuillez, Messieurs qui avez atteint une notoriété exprimer le problème, dire que ça va pas ! » (Entretien avec M. Cherfi.) « La musique doit être un support pour une idée. Quand je vois un Arabe ou un Noir ne chanter que de l’amour, ça me fait gerber. On a notre histoire, des cadavres derrière nous. On doit en parler21. »
- 22 Mustapha Hamokrane, « Zebda, l’interview », Charlie Hebdo, 2 septembre 1998.
- 23 « Baudis », in « L’arène des rumeurs ».
28Cette posture se traduit de façon très visible dans leur premier album, « L’arène des rumeurs », notamment par le choix de faire figurer sur la couverture un jeune enfant palestinien de l’Intifada : « On a choisi cette photo parce qu’elle était belle : elle représentait l’idée de résistance. En plus, on avait terminé cet album au moment où éclatait la guerre du Golfe. Du coup, on a pas hésité une seule seconde22. » Dans un autre registre, l’une de leur composition est également directement adressée à Dominique Baudis, alors maire de Toulouse, et témoigne ouvertement de l’inimitié que lui voue le groupe : « Et si l’effet Baudis n’était qu’un éphé-maire ?/Écoute ce que je dis man, ne commets pas trop d’impairs/Une mère de famille le reste à vie/Un maire peut être interi-maire/Baudis descends de ton balcon, arrête là ton charadis23 !»
29En inventant des formes artistiques qui leur permettent de formuler des revendications politiques, les Zebda opèrent une forme de désacralisation de la création musicale, qui n’est plus appréhendée comme un champ autonome des autres formes d’activités sociales. Au contraire, les musiciens de Zebda développent une conception politique du rôle de la création artistique, à partir de laquelle ils envisagent la musique comme une forme d’expression qui ne fait sens que si elle est ancrée dans les conditions d’existence de ses auteurs et dans un engagement militant concret et quotidien.
- 24 Rémi Sanchez, in « La victoire des citoyens Zebda », Le journal du dimanche, 19 mars 2000.
30Dans cette perspective, ils se distinguent particulièrement de ce que Annie Collovald et Brigitte Gaïti identifient comme les « petits porteurs de cause », c’est-à-dire des nombreuses personnalités médiatiques (chanteurs, journalistes…) qui ont investi ces dernières années le marché de la protestation mais en privilégiant « la production spectaculaire, de “coups” (24 heures pour la myopathie, un disque pour l’Éthiopie, etc.) plutôt que la durée et les exigences d’institutionnalisation et de gestion qu’elle enferme » (Collovald, Gaïti 1991, p. 21). Or, pour les Zebda, la création artistique demeure inséparable de l’action sociale et politique menée dans Vitécri et le Tactikollectif, puisque leur action culturelle n’est pas considérée comme une fin en soi mais à la fois comme l’aboutissement d’un engagement politique préexistant, et comme une ressource mobilisée pour donner sens à l’action collective de leur association : « Le Tactik, c’est le groupe qui prend une bêche et va creuser une tranchée24. » Tout au long de leur carrière artistique, les musiciens de Zebda ont ainsi toujours tenu à rester des bénévoles du Tactikollectif, en prenant une part active à l’organisation des manifestations culturelles mises en œuvre par l’association. L’entrelacement permanent qu’ils entendent opérer entre leurs différents niveaux d’activités permet aux Zebda de se parer d’une posture supposée indissociablement artistique et politique sur laquelle ils fondent la cohérence et la légitimité de leur singularité dans l’univers musical, dont ils prétendent transformer les pratiques :
« Les Restos du cœur, bon, c’est sympa de la part des Souchon et autres : ils font un petit concert, une petite tournée, ils jouent et puis terminé. Le problème se retrouve aussi avec des groupes de rap par exemple qui déballent leur sac sur scène et qui, une fois descendus, ne sont pas du tout insérés dans la vie sociale. Il y a un décalage énorme, c’est bidon ! […] Alors que chez nous, il y a toute une dimension où on a créé une association, on a embauché des gens, on développe des projets, on est en contact permanent avec les réseaux militants et associatifs… » (Entretien avec Tayeb Cherfi.)
- 25 « Motivés. Chants de lutte ». Le disque a été enregistré par le collectif d’artistes toulousains « (...)
31Les modalités de construction de l’identité musicale et politique spécifique du groupe se saisissent notamment à travers la production du disque « Motivés25 !», qui propose une réinterprétation de plusieurs chansons populaires militantes pour « lutter contre le fascisme ». Pour ces musiciens, la réappropriation de chants sanctifiés comme des « chants de lutte » constitue effectivement une ressource privilégiée pour inscrire leurs activités particulières dans une histoire et une signification militante commune. À travers elle, ils définissent et consacrent leur propre musique comme une attitude de contestation sociale et de résistance politique, une musique à la fois produit et vecteur des luttes collectives, au-delà même des revendications spécifiques des jeunes issus de l’immigration : « C’est clair que ça fait partie de la tradition ouvrière mais, au-delà, ce sont des chants de lutte et c’est cette dimension qui est fondamentale. Nous, on est complètement héritiers de ces chants, de cette tradition et de cette attitude de résistance, de lutte. » (Entretien avec T. Cherfi.)
S’approprier l’espace public pour faire de la politique « autrement »
32Si l’engagement politique proclamé de ces acteurs constitue le registre de distinction à travers lequel les Zebda se sont construits dans l’univers musical, leur position artistique leur procure réciproquement des ressources spécifiques pour revendiquer l’originalité et la légitimité de leur entreprise de mobilisation dans l’espace politique. En conciliant action associative et pratique artistique, ils parviennent en effet à structurer des répertoires d’action à partir desquels ils entendent réinventer et diffuser des modalités d’intervention originales dans le champ politique. À cette fin, ils ancrent leurs activités culturelles dans un ensemble de valeurs idéales, regroupées autour des notions d’accès à l’exercice de la citoyenneté, de métissage, qu’ils inscrivent dans une tentative de redéfinition critique des logiques de fonctionnement de l’espace public : « En créant le Tactik à côté de Zebda, on voulait créer de nouveaux modes d’action, des lieux d’expression, de nouveaux espaces citoyens, car de notre point de vue, il n’en existe pas. » (Entretien avec Claude Faber, président d’honneur du Tactikollectif.)
- 26 Le festival proposait une programmation extrêmement hétéroclite puisqu’en 1993 se succédaient Yvet (...)
33L’ensemble des activités menées par Zebda et le Tactikollectif ne sont ainsi pas tant élaborées à l’aune de critères artistiques qu’en fonction de leur capacité à créer une forme d’engagement destinée à permettre une prise de parole collective des habitants et à promouvoir leur participation à la vie locale. C’est notamment dans cette perspective qu’a été pensé et présenté le festival « Ça bouge au Nord ! » que le groupe a organisé avec son association entre 1990 et 1994 : il devait être ce qui donne sens et valeur à leur engagement tant associatif qu’artistique. Ce festival, autofinancé à 80 % et qui n’a bénéficié d’aucune aide de la mairie même dans le cadre des dispositifs de développement local, n’a en effet pas été conçu dans l’optique d’offrir une programmation absolument novatrice et originale, mais avant tout pour être un moment de rassemblement de l’ensemble de la population du quartier et d’élaboration collective d’un événement musical26. Ce faisant, il s’agit moins de produire des concerts pour eux-mêmes que d’utiliser le support culturel pour générer des formes d’activités où s’exacerbent les solidarités collectives sur un territoire, ce qu’illustre d’ailleurs le slogan du Tactikollectif : « Une seule tactique, le collectif ! ». Les acteurs ont ainsi voulu assigner une signification éminemment politique à l’organisation de cette manifestation culturelle : en favorisant la réactivation d’un lien social, elle devait permettre aux habitants de prendre part concrètement à l’organisation d’un événement de la vie de leur quartier, tout en exprimant publiquement leur volonté et leur capacité d’agir sur la cité indépendamment des institutions politiques : « Ce festival était un chemin initiatique de la citoyenneté avec comme but de voir s’établir une reconnaissance de fait de l’individu qui naît, grandit et vit dans un espace qu’il va s’efforcer d’enrichir par une démarche d’intérêt général, et cela quelle que soient sa religion ou la couleur de sa peau. » (Entretien avec C. Faber.)
34Pour les Zebda, la conception esthétique et éthique de leur création repose donc essentiellement sur une valorisation de l’engagement politique, mais dans une perspective qui dépasse les seules logiques partisanes et électorales et selon des modalités distinctes des formes routinisées des activités militantes, considérées comme ennuyeuses et archaïques. L’activité culturelle est au contraire envisagée comme un mode d’action capable de désacraliser la politique, de la rendre plus accessible, et de mobiliser plus efficacement les individus pour les amener à s’investir et à s’exprimer dans le champ politique :
« On nous dit : vous faites de la politique, comme si c’était mal. Mais nous, on s’aperçoit que les jeunes ont une vision sacralisée de l’institution et de la politique. […] En donnant à la culture une portée politique, c’est notre façon de revendiquer de passer par la culture pour atteindre d’autres objectifs, l’objectif étant de mobiliser les gens pour qu’ils se réapproprient une parole, qu’ils puissent se faire entendre, et exercer une responsabilité légitime qui est refoulée. » (Entretien avec C. Faber.)
35Construire, à partir de leur pratique musicale, une forme de mobilisation passant par d’autres lieux et d’autres pratiques que ceux de l’action politique socialement labellisée comme telle, c’est affirmer sa singularité par rapport aux acteurs politiques institués et délégitimer ainsi une représentation de la politique conçue comme un champ d’activités spécialisées. Pour les Zebda, il s’agit au contraire de réinvestir l’action politique sur le mode d’une activité sociale ordinaire. C’est notamment en ce sens que doit se comprendre la prégnance de la rhétorique de la convivialité dans l’engagement politique, qui irrigue les discours et les pratiques des Zebda et qui définit leur création comme une contestation festive. En affirmant concilier le plaisir artistique avec un souci constant d’implication dans le champ politique, en se présentant comme des citoyens responsables, politiquement engagés mais résolument festifs, les Zebda justifient leur propre action politique par une prétention à promouvoir de nouvelles manières légitimes d’être et d’agir à la fois dans l’espace musical et politique, destinées à réaliser leur idéal d’une appropriation collective de l’espace public contre les logiques habituelles de délégation :
« Quand on dit “motivés, il faut rester motivés !”, l’idée, c’est comment on mêle le fond et la forme, l’important et le superficiel. On fait de la musique parce qu’on aime la frivolité, mais on peut pas faire de musique s’il y a pas le Tactikollectif. Dans le politique, le rire, la joie sont un peu tabou. Tu n’es pas politique si tu ris, si tu danses… Et notre pratique artistique, dans Zebda, on peut l’expliquer comme ça : OK pour le sérieux, si on peut ne pas l’être. Et inversement, OK pour être brillants, à condition qu’il y ait le tampon rouge du CCCP ! La nuance, elle est là pour nous : un peu d’idéologie et un peu de frivolité […] contre la morosité et le défaitisme que nourrit généralement la politique. » (Entretien avec M. Cherfi.)
36Comme nous y invitent Eyerman et Jamison (1998, p. 138), il est nécessaire, plutôt que de considérer pratiques musicales et pratiques politiques comme deux champs d’activités distincts, de mettre en lumière les interactions permanentes dont elles peuvent se nourrir réciproquement, et les modes de légitimation croisés qui se nouent entre elles. La restitution des stratégies musicales subversives mises en œuvre par les Zebda et des processus sociaux et politiques dont elles sont le produit nous a permis de saisir comment ces musiciens parviennent à faire reconnaître la valeur de leur création artistique tout en la mobilisant comme une ressource éminemment politique. Ils fabriquent ainsi une forme d’expression artistique qui se légitime dans le registre de la citoyenneté en s’imbriquant constamment avec l’engagement associatif du groupe, auquel ce langage musical contribue en retour à donner forme et sens : activités associatives et musicales constituent deux modes complémentaires d’une prise de parole publique et d’intervention dans les affaires de la cité.
37Ce faisant, cette forme de mobilisation contribue à brouiller les frontières du champ politique et les principes qui en règlent le fonctionnement. L’action artistique est en effet envisagée comme une manière de promouvoir l’engagement politique sous des formes innovantes par rapport aux formes routinisées des activités militantes. Par la mobilisation de tels répertoires d’action artistiques, les Zebda cherchent ainsi à prendre position dans l’espace politique, tout en prétendant en modifier les pratiques et les représentations dominantes pour s’imposer comme une entreprise originale de réappropriation de la politique par les citoyens.
Notes
1 Le quartier des Izards regroupe des habitats HLM et une ancienne cité d’urgence très majoritairement occupée par des familles maghrébines et gitanes. Les Izards sont au centre de ce qui est appelé les Quartiers Nord, terme qui désigne également le quartier de Bourbaki, celui de Negreneys, et enfin celui de Lalande.
2 Parmi les différentes associations qui ont pris part à ce mouvement figure celle de « Mémoire fertile », association roubaisienne animée en particulier par le sociologue Saïd Bouamama. Ce mouvement sera notamment l’initiateur de la seconde « Marche des beurs » organisée en 1984.
3 « La nouvelle citoyenneté sera de résidence, égalitaire, directe et locale ou elle ne sera pas dans l’ordre de l’émancipation humaine », in Bouamama (1991, p. 217).
4 Vitécri recentre alors son action autour du groupe, tandis que les travailleurs sociaux se retirent progressivement de l’association, dont la gestion sera désormais assurée par les jeunes Toulousains eux-mêmes.
5 Notre travail se fonde sur l’analyse des trois premiers albums du groupe : « L’arène des rumeurs » (1992), « Le bruit et l’odeur » (1995) et « Essence ordinaire » (1999), récompensé par le prix du meilleur album dans la catégorie de la chanson française aux Victoires de la Musique 2000.
6 Ce morceau est clos par un extrait du discours de Jacques Chirac, alors maire de Paris : « Comment voulez-vous qu’un travailleur français qui travaille avec sa femme et qui ensemble gagnent environ quinze mille francs, et qui voient sur le palier à côté de son HLM, entassés, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses et une vingtaine de gosses et qui gagnent cinquante mille francs de prestations sociales sans naturellement travailler ; si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français, sur le palier, il devient fou. Et ce n’est pas être raciste que de dire cela. Nous n’avons plus les moyens d’honorer le regroupement familial et il faut enfin ouvrir le grand débat qui s’impose dans notre pays, qui est un vrai débat moral, pour savoir s’il est naturel que les étrangers puissent bénéficier, au même titre que les Français, d’une solidarité nationale à laquelle ils ne participent pas, puisqu’ils ne paient pas d’impôts. »
7 « Je crois que ça va pas être possible », sur laquelle intervient également l’humoriste Dieudonné.
8 « Tout semble si ». Orange, Marignane, Toulon et Vitrolles étaient les quatre villes dans lesquelles le candidat Front national avait été élu maire en 1995.
9 « Rock against police » ou « Zaâma d’blanieue » figurent parmi les premiers groupes constitués de jeunes issus de l’immigration et organiseront de nombreux concerts pendant les mobilisations du début de cette décennie ; voir Jazouli (1986, p. 59-60).
10 Ce groupe marseillais associe raggamuffin, reggae, folklore occitan, et chante parfois en occitan. Il revendique sa musique comme une défense de la « méridionnalité » face au « centralisme culturel ». Ce groupe est longuement étudié par Traïni (1998, et son chapitre dans cet ouvrage).
11 « Zebda : l’arène des rumeurs », Rock and Folk, octobre 1992.
12 Jean-Paul Besset, « À Toulouse, les rappeurs de Zebda font concurrence à la gauche », Le Monde, 18 janvier 2001.
13 Zebda, « Nous ne sommes pas les rappeurs de service ! », in Motivé-e-s, Le journal, n° 4, mars 2001.
14 Il convient à ce propos de noter que outre Magyd Cherfi, Moustapha et Hackim Amokrane, Zebda est aussi composé de Joël Saurin (basse), Pascal Cabero (guitare), Vincent Sauvage (batterie) et Rémi Sanchez (clavier), quatre musiciens qui ont rejoint le groupe lorsqu’il a décidé de se « professionnaliser » après sa formation dans le cadre de Vitécri.
15 Tactikollectif, « De la République française en général et de ses manquements en périphérie des villes », L’Humanité, 27 décembre 1999.
16 Magyd Cherfi, in « Magyd Cherfi, chanteur de Zebda », La Croix du Midi, 30 août 1996.
17 Moustapha Amokrane, in « Zebda : l’écho de la rumeur », film de Michel Carrière, 1996, France 3 Sud.
18 Cette chanson inaugure le deuxième album, « Le bruit et l’odeur ».
19 Moustapha Amokrane, « Les gens de Vitécri », archives du Tactikollectif, 1992.
20 Magyd Cherfi, « Les démunis exigent de nous qu’on porte leur parole », in Regards, septembre 1999.
21 Magyd Cherfi, in Laurent Flandre, « Au bon beurre », L’Humanité Midi-Pyrénées, 4 septembre 1991.
22 Mustapha Hamokrane, « Zebda, l’interview », Charlie Hebdo, 2 septembre 1998.
23 « Baudis », in « L’arène des rumeurs ».
24 Rémi Sanchez, in « La victoire des citoyens Zebda », Le journal du dimanche, 19 mars 2000.
25 « Motivés. Chants de lutte ». Le disque a été enregistré par le collectif d’artistes toulousains « 100 % Collègues », dont Zebda fait partie, avec notamment Bernardo Sandoval, Serge Lopez, Waka-Waka, Fly and the Tox ou bien encore Spook and the Gays. Parmi les dix chansons figurent « Le temps des cerises », « Le chant des partisans », « Bella Ciao », « Hasta Siempre », « Bandiera Rossa », « Cucaracha »…
26 Le festival proposait une programmation extrêmement hétéroclite puisqu’en 1993 se succédaient Yvette Horner, Zebda, des groupes de rap, de salsa ou encore de rock avec notamment Noir Désir. En outre, étaient organisés beaucoup d’activités sportives (basket, football, pétanque…) mais aussi des débats, en particulier sur les jeunes issus de l’immigration. Surtout, l’ensemble des organisateurs du festival étaient des bénévoles.
© Presses universitaires de Rennes, 2006