1Les deux derniers siècles de la République voient la naissance, puis le développement continu d’un véritable Empire romain, au sens territorial du terme, au-delà de l’Italie, encore que le terme d’imperium ne prenne ce sens qu’à partir d’Auguste1 ; l’évolution de la signification du mot provincia accompagne progressivement cette transformation. Ce terme désignait à l’origine la sphère de compétence d’un magistrat ou promagistrat, qu’il s’agisse d’un pouvoir précis, tel celui de la gestion du Trésor par les questeurs ou de la zone d’opérations militaires attribuée à tel ou tel général romain2. Ce n’est qu’avec le temps qu’il prit une connotation de plus en plus territoriale3. La création d’une « administration » des territoires extérieurs à l’Italie commença véritablement à partir de 227, avec l’envoi en Sicile d’un préteur assisté de deux questeurs. La formation d’un territoire à la tête duquel se trouvait un magistrat ou promagistrat faisant office de gouverneur n’a d’ailleurs pas été le seul moyen pour les Romains d’asseoir leur pouvoir en-dehors de l’Italie : les États et principautés des rois-clients, ainsi que les cités libres, faisaient également partie de la sphère de domination du Sénat et du peuple4. La décision de créer un territoire gouverné par un magistrat ou promagistrat résultait d’une décision assez souvent prise en fonction des circonstances locales, signe d’un empirisme certain. Parfois cette création était accompagnée de textes à valeur législative, valables pour le nouvel ensemble territorial5. La réorganisation de ces territoires a pu survenir ensuite, en particulier après une révolte provinciale : les magistrats ou promagistrats romains ont pu prendre alors des dispositions à caractère plus systématique pour telle ou telle province, sans que nous sachions toujours si elles remplaçaient un texte ou des coutumes plus anciens6.

2L’expression loi provinciale (lex provinciae) est paradoxale : le terme correspond à une création de l’historiographie à partir du XIX^e siècle, et il n’apparaît pas dans les textes antiques à caractère officiel, comme les lois épigraphiques7. Ce concept désigne le règlement écrit pris par les autorités romaines lors de la transformation d’un territoire en une province. En principe, le texte était l’œuvre du général titulaire de l’imperium, qui exerçait par conséquent le commandement des troupes sur le territoire en question, assisté presque toujours par une commission de dix légats sénatoriaux ; ce texte devait ensuite être ratifié par le Sénat. Il est arrivé que le Sénat fixe déjà un certain nombre de règles en amont, comme en 167 av. J.-C., il est vrai pour la Macédoine8. On peut aussi par extension parler de loi provinciale lorsque diverses dispositions aboutissaient à une version écrite unifiant un certain nombre de règles applicables, de textes et de coutumes antérieurs et s’imposant aux gouverneurs successifs9.

3Faute de documentation suffisamment précise, il est permis de se demander à partir des définitions données par les divers auteurs quelle était la forme définitive des textes appelés communément loi(s) provinciale(s) : s’agissait-il d’un texte unique et cohérent, reprenant éventuellement et/ou éliminant des dispositions et règlements partiels antérieurs, dont la lex Pompeia constitue l’unique exemple quelque peu développé grâce à la documentation plinienne10 ? Ou était-ce une juxtaposition de textes d’époques et de contenus divers, qui tous s’imposaient aux gouverneurs de la province en question11 ? C’était l’opinion reprise par Cl. Nicolet, qui estimait que l’on avait rangé sous ce nom bien des décisions de nature différente ayant pour point commun une décision du promagistrat conseillé par la commission de dix sénateurs, lesquels avaient émis un avis12.

4Comme on peut le constater, il n’existe pas de certitude quant à l’aspect formel de ces textes. Une partie de l’historiographie anglo-saxonne fait montre d’un certain scepticisme vis-à-vis des deux définitions citées dans le paragraphe précédent. Ce scepticisme s’étend par exemple au lien entre la loi provinciale et la formula contenant la liste des communautés de statuts divers qui appartenaient à la province. On hésite également sur la relation entre la loi principale, définitive en principe, du moins durable, et l’édit que prend chaque nouveau gouverneur quand débute son commandement provincial. B.D. Hoyos a estimé que la loi provinciale, d’ailleurs absente de certaines provinces, n’était ni nécessairement distincte, ni supérieure à l’édit provincial du gouverneur, qui pouvait même ne pas en tenir compte, alors que Nicolet a pensé que les décisions prises lors de la création de la province s’imposaient dans une certaine mesure aux gouverneurs successifs, même si ces décisions étaient loin de former un texte unique13. M. Crawford, qui a dressé une première liste de règlements provinciaux, rappelle que la coutume a joué un rôle important dans le cadre de l’administration provinciale du I^er siècle av. J.-C., ce qui laisse aussi penser que l’on a peut-être exagéré le rôle des règlements provinciaux initiaux14. A. Lintott a rappelé que les règlements appelés lois provinciales n’étaient vraiment attestés qu’à trois ou quatre reprises, qu’ils n’ont pas été forcément pris lors de la création d’une province, qu’ils n’étaient pas nécessaires, enfin qu’il y a parfois eu intervention des comices, contrairement à ce qui a pu être soutenu : des lois comitiales ont par conséquent parfois été des étapes nécessaires dans l’élaboration de règlements provinciaux15.

5L’historiographie la plus récente a repris un point de vue parfois plus traditionnel. R. Schulz reste partisan d’un texte émis en collaboration avec une commission de dix sénateurs, même si au I^er siècle av. J.-C. une telle décision a pu quelquefois être prise par un magistrat non assisté par un tel groupe, il est vrai dans des contextes orientaux ; néanmoins ses remarques peuvent paraître confuses, dans la mesure où on ne distingue pas très bien des mesures de circonstances de règlements à valeur plus générale16. J.-L. Ferrary a rappelé qu’un règlement général pouvait n’intervenir que bien longtemps après la création de la province, province elle-même créée en certaines circonstances des années après le passage sous la souveraineté romaine17. Enfin, M. Coudry estime que l’on a affaire à toute une série de textes qui devaient présenter des analogies, des circonstances comparables produisant des réponses convergentes. Elle n’hésite pas à rapprocher tous ces règlements qui ont pour point commun l’octroi de lois à des régions passées sous souveraineté romaine, avec ou sans provincialisation, et qui concernent « presque toujours le régime des cités, infléchi dans un sens aristocratique : ces lois ont été l’un des instruments privilégiés d’une politique constante de Rome dans la période où elle développe son hégémonie18 ».

6Les hésitations de l’historiographie s’expliquent par l’état de la documentation, à la fois fragmentaire et allusive. Seuls deux dossiers exceptionnels, les Verrines et le dixième livre de la correspondance de Pline le Jeune19, nous éclairent quelque peu sur l’existence de ces lois et leur contenu. Les Verrines constituent un dossier d’accusation dans le cadre du procès intenté contre Verrès, un gouverneur particulièrement malhonnête, corrompu jusque dans l’exercice de sa justice. Les hasards de la carrière de Cicéron, qui l’avaient conduit auparavant à exercer sa questure en Sicile, firent de lui l’avocat idéal des Siciliens victimes des agissements du promagistrat cité. Le second événement circonstanciel est la conservation miraculeuse de la correspondance du gouverneur Pline avec l’empereur Trajan20. S’il faut admettre que les hasards de la conservation de la littérature antique ont pu nous faire perdre des allusions à des lois provinciales, et donc nous conduire à sous-estimer le nombre de ces textes, il ne faudrait pas, à l’inverse, conclure automatiquement de l’envoi d’une commission de légats sénatoriaux la preuve d’une rédaction (ou la réécriture) d’une lex provinciae21.

7Les attestations en Occident, contrairement à l’Orient, ne sont pas nombreuses, mais d’autres remarques méthodologiques s’imposent. Ces règlements étaient conservés dans les archives centrales de la province. Si d’aventure certains de ces textes avaient été partiellement ou en totalité rendus accessibles et lisibles par les administrés, il faut penser que la publicité en avait été accomplie sur des supports périssables (panneaux de bois) ou récupérables (bronze). Il n’en est rien resté. La découverte d’une allusion à un règlement général dans la documentation épigraphique occidentale, globalement moins riche que celle de l’Orient, à l’instar de l’Asie et de la Lycie22, demeure un souhait : pour le moment ce sont les lois municipales qui sont documentées par cette voie en Espagne et maintenant en Gaule23.

8Il est vrai que de tels règlements pouvaient paraître plus adaptés aux provinces orientales, correspondant parfois à d’anciens royaumes, ou à la réunion d’anciens royaumes. Certains territoires avaient une longue tradition poliade, alors que l’Occident semi-barbare, peu civilisé, souvent en proie à des activités militaires, comportait des provinces dont les limites étaient à l’époque républicaine en voie d’extension lente, en particulier dans la péninsule Ibérique24. S’y appliquait une succession de dispositions prises par des gouverneurs, non regroupées en un ensemble cohérent.

9Il convient donc paradoxalement de commencer brièvement par l’Orient. Les attestations de leges provinciae y sont bien plus nombreuses qu’en Occident25 et il faut dire quelques mots de cet exemple incontestable qu’est la lex Pompeia. Elle a été octroyée alors que Pompée avait été envoyé en Orient avec des pouvoirs extraordinaires en tant que privatus cum imperio en vertu de la loi Manilia de 66 av. J.-C. Cependant, on ne sait si ce que l’on appelle lex Pompeia résultait de l’addition d’un ensemble de decreta ou si elle était un texte uniforme, comportant un règlement à caractère systématique ; elle a certainement eu un aspect composite, des clauses générales coexistant avec des situations particulières dans le cadre de diverses rubriques26. Pompée avait doté la Bithynie-Pont de nouvelles institutions uniformisées, qui ont pu aller loin dans les détails, mais conservaient des privilèges particuliers à certaines communautés ainsi que le maintien des coutumes de droit privé. La loi a sans doute comporté des rubriques en rapport avec les frontières des territoires civiques agrandis et la liste des communautés attribuées ; les règles d’attribution de la citoyenneté locale ; l’organisation et peut-être l’uniformisation des magistratures municipales, avec l’exigence d’un cens et d’un âge d’accès aussi bien aux fonctions annuelles qu’à la curie ; la création de conseillers permanents et de censeurs. À ce règlement de 63-62 se sont ajoutés des amendements d’époque augustéenne, ainsi l’abaissement de l’âge minimum d’entrée à la curie.

10Pour l’Occident, il n’est pas certain qu’il y ait eu au début du II^e siècle av. J.-C. de texte d’ensemble régissant une province. Pour la Sicile, conquise depuis 241, province fixe depuis 227, il n’existe pas d’attestation conservée dans les premiers temps de l’existence de cette province, mais il convient peut-être de ne pas être trop catégorique, en raison de la disparition de la seconde décade de Tite-Live. On sait par ailleurs que la loi fiscale de Hiéron a été étendue de Syracuse au reste de l’île par M. Valerius Laevinus en 209-206, mais il ne s’agit que d’une décision à caractère partiel27. La situation postérieure paraît plus claire, puisqu’est alors attestée la lex Rupilia.

11Cette loi date de 132, après que le légat Rupilius eut terminé de mater la grande révolte des esclaves de Sicile et profité de l’occasion pour réorganiser l’administration de l’île au nom de Rome28, soit près de cent ans après la création de la province. Elle est connue essentiellement par des règlements relatifs à la procédure judiciaire à utiliser dans le cadre d’actions devant divers tribunaux et cours : ces procédures varient en fonction du statut des parties en présence. En cas de procès entre un Romain accusateur et un Sicilien, s’appliquait la loi locale du Sicilien défendeur avec un juge sicilien, mais si c’est un Sicilien qui formule une plainte contre un citoyen romain, le juge sera romain29. La charte élaborée par Rupilius touchait cependant à d’autres matières. Cicéron les évoque en termes généraux : le texte avait donc un caractère plus vaste et touchait à des questions en rapport avec l’agriculture, les ports et les flux commerciaux, sans doute à cause de la taxation à appliquer30. Peut-être comportait-il également des indications générales en rapport avec les constitutions des cités et la répartition des pouvoirs. Néanmoins, on sait qu’en 95 av. J.-C., la cité sicilienne d’Halaesa reçut du préteur urbain, sur l’ordre du Sénat romain qu’elle avait sollicité, un règlement qui définissait les modalités de recrutement du sénat local31. Cela signifie sans doute que la loi Rupilia n’allait pas jusqu’à ce niveau de détail et ne contenait manifestement pas une liste des constitutions municipales de toutes les cités.

12Pour l’Espagne, il n’y a, semble-t-il, aucune preuve de loi provinciale : certes, l’envoi de commissions de dix légats est attesté à plusieurs reprises, en 133 par exemple, mais cette pratique ne correspond pas forcément à la volonté de rédiger un règlement général32. Il n’existe par conséquent aucune loi provinciale attestée, en particulier à l’époque républicaine. L’époque impériale correspond à la soumission du Nord-Ouest et voit le développement des conventus33, mais ces phénomènes ne constituent pas en soi la preuve de l’existence d’une charte provinciale augustéenne pour les trois provinces délimitées dans la péninsule Ibérique.

13La date de création de la province de Gaule Transalpine n’est pas certaine : en tout cas depuis l’ouvrage d’Ebel34, le courant historiographique majoritaire défend le point de vue d’une province créée non pas en 122-118, au moment de la campagne de Domitius et de la fondation de Narbonne, mais bien plus tardivement. Il n’y avait pas encore de loi provinciale durant le dernier quart du deuxième siècle, le Languedoc actuel étant administré par le gouverneur d’Espagne citérieure, la Provence par le gouverneur de Cisalpine. C. Ebel, suivi par Chr. Goudineau et M.-Th. Raepset-Charlier, estimait que la création de la province remontait à Pompée, qui aurait été l’auteur d’une loi provinciale35. Chr. Goudineau propose comme date les années 78-75 av. J.-C.36 ; P. Gros situe la création de la province au temps du gouvernement de Fonteius vers 74-72 ou 73-71, ce qui paraît préférable à la proposition d’U. Hackl, qui soutient une date postérieure au gouvernement de Fonteius. J.-L. Ferrary reste prudent quant à la date de création d’une province permanente, qui ne correspond pas forcément au gouvernement de Fonteius37. M. Christol a bien défini la formula comme une liste de communautés classées par statut et tenue à jour, remontant à Auguste et actualisée jusqu’au temps de Pline l’Ancien par qui on connaît ce texte : Auguste serait l’auteur d’une loi provinciale refondue d’après M.-Th. Raepset-Charlier et P. Gros, qui propose même la date de 27-23 av. J.-C. pour l’élaboration de ce texte38.

14Le dossier de la Gaule chevelue est maigre. Si pour 56 est bien mentionné l’envoi d’une commission de dix légats sénatoriaux en Gaule chevelue39, ce fait n’implique pas par lui-même la rédaction à cette époque d’une lex provinciae, y compris en 51-50, lors des opérations finales de pacification ; César a imposé à la Gaule un tribut de 40 millions de sesterces40, mais cette décision n’est pas non plus en soi une preuve de la promulgation d’une lex provinciae. De même, la réunion en une seule entité des trois Gaules, avec un gouverneur unique, de l’époque de César jusqu’aux années 16-13, ne suffit pas pour conclure à l’existence d’un règlement d’ensemble. Cependant, la combinaison de ces trois facteurs (commission de dix légats, tribut, gouverneur unique) ne permet pas non plus d’exclure catégoriquement une loi provinciale pour l’ancienne Gaule chevelue. On ne sait pas non plus si Auguste fut amené à doter les trois nouvelles provinces gauloises de 16-13 av. J.-C. de nouveaux règlements.

15Le dossier est indigent pour le reste de l’Occident. On ne sait pas si les provinces alpestres ont disposé d’une loi provinciale, qu’il faudrait en ce cas attribuer à Auguste. Il semble qu’il n’y ait pas d’attestation pour la Bretagne, alors qu’au même moment la province de Lycie nouvellement constituée en 43 fut sans doute dotée d’une loi provinciale41.

Conclusion

16Les règlements d’ensemble pris pour une province ne coïncidaient pas forcément avec la date de création de celle-ci. Ils pouvaient comporter diverses rubriques alliant dispositions générales et privilèges particuliers, et étaient susceptibles d’être réécrits, ce qui s’est probablement passé en Narbonnaise, puisque cette province aurait connu deux textes successifs. Mais ces dispositions, prises le plus souvent par un promagistrat assisté d’une commission sénatoriale, ratifiées ensuite par le Sénat, n’étaient pas indispensables, et la formula et l’édit provincial pouvaient parfaitement exister sans être associés à une charte provinciale.

17Le bilan peut apparaître assez décevant : un règlement général à date précoce n’est positivement attesté que pour la Sicile, la lex Rupilia de 132. Il existe aussi sans doute une charte provinciale en Gaule Narbonnaise, dont le premier état date peut-être de Pompée, mais celle-ci a été profondément remaniée par Auguste : cependant seule la formula des communautés est expressément citée ; les textes antiques conservés montrent cependant que sous l’Empire on appliquait un texte datant pour l’essentiel de l’époque augustéenne. Le cas des Trois Gaules demeure douteux, mais doit à notre sens rester ouvert.

18Les Espagnes n’ont certainement pas connu de loi provinciale durant la République, et probablement pas sous l’Empire, même s’il existait une formula et des conventus, en partie attestés par Pline. Il faut avouer notre ignorance pour la Bretagne et les provinces alpestres, même si le contexte lycien montre l’existence tardive, sous Claude, d’une nouvelle lex provinciae. Le dossier des règlements provinciaux doit en l’état actuel de la documentation rester ouvert, en raison des hasards de la conservation de ce type d’actes publics : pour le moment c’est sa minceur pour l’Occident que l’on retiendra.