Chapitre IV. L’abolition des rapports agraires féodaux
p. 317-348
Texte intégral
1Si on parle de l’Europe entière, il a fallu une centaine d’années pour que les institutions féodales dans le domaine agraire soient partout abolies. Le mouvement, en ce sens, a été général sur le continent, soutenu à la fois par les transformations de l’économie et le changement des idées, mais les contextes nationaux ont conditionné l’acceptation ou parfois le refus pendant un long moment de la nouveauté. Le plus souvent, il a fallu des combats sociaux et idéologiques prolongés pour arriver au résultat, c’est-à-dire la destruction de l’ancien système. Le schéma des événements en Europe présenté en particulier par A. Soboul qui l’emprunte lui-même à Lénine, distingue entre les « révolutions par le bas » où ce sont les classes populaires qui conduisent l’action et dont la France de 1789 est l’exemple toujours cité, et les « révolutions par le haut » dont la Prusse de 1807-1812 offre un cas qui est également souvent présenté. Dans la mesure où avec l’élargissement de la thématique de la recherche historique depuis les années 1980 et avec la multiplication des échanges intellectuels, nous connaissons mieux en France les travaux étrangers, on peut se demander si une telle analyse, séduisante parce que commode, ne doit pas être nuancée dans une perspective – autant que faire ce peut – d’histoire comparée internationale. Le danger de cette tentative est de multiplier les cas particuliers et de perdre de vue les grands courants qui traversent les frontières politiques, alors que l’une des origines de ces révolutions, les Lumières, se veulent universelles et que le commerce des marchandises ne s’est jamais arrêté, même pendant le Blocus continental. Banalité d’évidence : à la fin du XVIIIe siècle, les États et les régions ne sont pas, s’ils l’ont jamais été, isolés les uns des autres ni économiquement, ni intellectuellement, ni même démographiquement.
2Une autre raison qui invite également à réexaminer la théorie des deux révolutions est que, si apparemment les révolutions par le haut sont nombreuses, la France paraît être à peu près seule à suivre la voie de la révolution par le bas, ce qui a contribué à présenter elle-même les transformations sociales et politiques qu’elle a réalisées comme un modèle pour l’étranger. Au début de la guerre contre la première coalition, la Convention adopte le 15 décembre 1792 le fameux décret d’une lecture sans ambiguïté d’exportation de la révolution aux peuples encore soumis aux monarchies :
« Article premier. Dans les pays qui sont ou seront occupés par les armées de la République, les généraux proclameront sur le champ au nom de la nation française la souveraineté du peuple, la suppression de toutes les autorités établies, des impôts ou contributions existants, l’abolition de la dîme, de la féodalité, des droits seigneuriaux, tant féodaux que censuels, fixes ou casuels, des banalités, de la servitude réelle et personnelle, des privilèges de chasse et de pêche, des corvées, de la noblesse et généralement de tous les privilèges.
Article 2. Ils annonceront au peuple qu’ils lui apportent paix, secours, fraternité et égalité et ils convoqueront de suite en assemblées primaires ou communales, pour créer et organiser une administration et une justice provisoire ; ils veilleront à la sûreté des personnes et des propriétés… »
3Ce rôle de combattant contre la féodalité et de libérateur hors des frontières de la République complique le schéma des deux révolutions en ce sens qu’il n’y a pas deux acteurs, les monarques féodaux et les peuples soumis, mais il y en a trois avec la France révolutionnée et révolutionnaire pour les autres. Dès lors, la distinction entre l’impulsion du bas et celle d’en haut devient moins nette et il ne faut pas prendre en compte seulement les idées et les luttes politiques, mais également le processus à la fois général et diversifié selon les lieux et les moments de la transition dans la longue durée d’un mode de production à l’autre partout en cours sur le Vieux-Continent.
Les étapes de l’abolition en Europe
4Incontestablement, la Révolution française marque une rupture dans l’évolution des débats et des décisions réelles sur les questions agraires. En effet, la radicalité de ses réponses, la mise en application des mêmes mesures dans les territoires qu’elle conquiert, la propagande qu’elle organise et le simple développement de la presse, du livre et des voyages attirent l’attention d’une grande partie de l’Europe. On peut ainsi distinguer trois moments.
Premiers débats, premières mesures 1762-1788
5C’est essentiellement à partir de la question limitée de la servitude qui ne concerne à l’Ouest de l’Europe qu’une partie minoritaire, voire minime, de la population que le problème de la féodalité a été posé. Éventuellement, suscités par des affaires judiciaires, avec la diffusion de l’humanisme philosophique, les débats académiques font apparaître le caractère dégradant de la mainmorte. C’est ce qu’avancent, en France, l’avocat Bourjon (Le droit commun de la France, 1747, 1770) ou, avec davantage d’audience, Mably (Observations sur l’histoire de France, 1765). La physiocratie avec Quesnay, dès 1755, puis Mercier de La Rivière (1767) se prononce vigoureusement contre comme attentatoire à la propriété, ce qui à terme porte plus loin. Voltaire prend le relais en 1772-1778 en intervenant dans le procès devant le Parlement de Besançon des serfs de l’abbaye de Saint Claude en Franche-Comté contre leurs seigneurs, popularisant leur cause par ses écrits satyriques. La brochure bien connue de Boncerf, Les inconvénients des droits féodaux (1776) élargit la question en réclamant le rachat des droits réels afin de remplacer les cens minimes par des rentes sur les terres que les propriétaires pourraient acquérir avec le produit des rachats. Des discussions identiques ont lieu dans les Pays-Bas autrichiens, en Allemagne occidentale et au Danemark. Toutefois, avant 1789, l’aboutissement est fort maigre et tient en six séries de mesures :
- Dans le duché de Savoie appartenant au roi de Piémont-Sardaigne, Charles-Amédée III, en 1762, affranchit les serfs personnels de la Couronne contre rachat et en 1771, il abolit le servage réel et les droits seigneuriaux quand les deux tiers de la communauté le demandera et contre rachat. Le roi, homme du XVIIe siècle suivant Jean Nicolas, considère que la propriété individuelle n’est qu’une délégation révocable des droits éminents du souverain. Dans son royaume hétéroclite et pauvre, il veut « régénérer » des populations qu’il juge archaïques.
- Dans le Bade-Durlach, le margrave Charles-Frédéric épris de physiocratie, en 1762, affranchit les fonctionnaires et leur famille.
- Dans sa principauté de Montbéliard en France, le duc de Wurtemberg, Charles-Eugène également intéressé par les idées nouvelles et ayant des difficultés pour encaisser régulièrement les revenus afférents suivant Th. Bressan (2007), affranchit, en 1771 en fait, un seul village contre rachat forfaitaire et une rente.
- En France, Necker en 1779 supprime gratuitement la mainmorte personnelle et contre rachat à petit prix la mainmorte réelle sur le Domaine ; il abolit également le droit desuite.
- En Sicile, deux vice-rois successifs tentent de grandes réformes : Caracciolo (1780-86) et Caramico (1786-95). Le premier commence un cadastre, abolit les corvées, les péages, le four banal, le droit de chasse, il proclame la liberté de vente des produits agricoles par les vassaux des seigneurs, mais diminue en même temps les taxes sur les denrées des seigneurs. Le second affirme la liberté personnelle et l’égalité civile, ce qui supprime la servitude personnelle, il réduit le privilège judiciaire des barons et élargit les règles de succession des fiefs. Toutefois, mal soutenues par la Cour de Naples, ces réformes sont peu et mal appliquées et elles sont arrêtées à partir de1790.
- Beaucoup plus importante est la décision du prince-Régent du Danemark Frédéric, en 1787, de donner l’égalité juridique aux paysans par rapport aux autres sujets du royaume, ce qui interdit en fait les évictions arbitraires et vide de leur contenu les juridictions seigneuriales. En 1788, il abolit par étapes jusqu’à 1800 le servage de fait qu’était le stanvsband, la même disposition étant prise ensuite pour les duchés plus tard avec fin de réalisation en 1804. Le service militaire, la même année, devient un engagement personnel et non plus une obligation collective et échappera à l’autorité des seigneurs.
La Révolution radicale de France
6Ne serait-ce que parce que la France est à la fin du XVIIIe siècle, l’État le plus étendu d’Europe après la Russie, le plus peuplé et culturellement celui qui semble donner la note au reste de l’Europe, les événements révolutionnaires ne peuvent qu’avoir des répercussions qui dépassent ses frontières. Donc juillet 1789 a frappé toute l’opinion éclairée, de l’Angleterre jusqu’à Varsovie et peut-être Saint-Pétersbourg. Pourtant, on sait que les grands ébranlements de l’été 1789 ne sont pas dans les campagnes françaises un coup de tonnerre dans un ciel serein. J’ai rappelé précédemment les signes d’un changement d’état d’esprit dans la paysannerie après 1760. À partir de l’automne 1788, l’atmosphère se dégrade notablement : le braconnage et les invasions en troupe de forêts seigneuriales pour le bois, la pâture ou la chasse se multiplient, aussi bien dans le Pays de Caux qu’en Vivarais. À partir de février-mars 1789 se produit une explosion de troubles de subsistances. Lié à la cherté des grains, le fait est habituel et n’est pas spécialement dirigé contre les seigneurs ni les clercs. Néanmoins, les cibles de l’agitation sont souvent proches de ceux-ci : gros fermiers qui afferment les droits seigneuriaux et les dîmes et dont la foule présume qu’ils détiennent des stocks de denrées résultant de la levée des droits en nature, monastères propriétaires de dîmes. Données nouvelles : presque toutes les provinces sont affectées, pays de grande culture comme l’Île de France ou le Hainaut, ou de petite culture comme le Maine ou le Quercy ; de plus, les manifestants paraissent plus décidés que jamais et ils ne cèdent pas facilement devant les forces de l’ordre. Un catalyseur que l’on n’avait pas vu depuis 175 ans mobilise le populaire jusque dans les campagnes : la consultation en mars 1789 pour les États généraux. Malgré les pratiques qui tendaient à en refroidir l’échauffement, circulation de cahiers-modèles d’inspiration bourgeoise, présidence des assemblées de paroisse et secrétariat de rédaction confiés à des non-paysans, abstentionnisme majoritaire dû à la crainte d’avoir à parler en public, ces réunions et les cahiers de doléances ont une signification particulière et ont provoqué une grande espérance dont témoignent les effusions de reconnaissance vis-à-vis de Louis XVI. Mais du même coup, l’attente peut rapidement devenir colère si elle dure trop. Or, en près de quatre mois jusqu’à la mi-juillet, rien ne vient, si ce n’est le bruit des manœuvres de la Cour. Au moment du bicentenaire de la Révolution, on a entendu revenir la remarque globale et rapide selon laquelle les cahiers parlaient peu ou pas du tout de la seigneurie, et quand ils le faisaient, ils n’en demandaient nullement l’abrogation. À dire vrai, le contraire aurait été étonnant avec, malgré le recul de l’analphabétisme, un illettrisme prédominant, et avec les habitudes mentales de soumission sans doute en régression, mais encore répandues. Le bon roi, comme ailleurs le vrai tsar, y pourvoira. Par contre, lorsque l’on aborde le détail des textes, les formulations sont moins simples que des refus catégoriques difficiles à prononcer, mais ouvrent la porte plus ou moins discrètement à des remises en cause. Dans une région où les droits seigneuriaux sont faibles et qui n’a pas connu avant ni après d’agitation anti-seigneuriale, le Pays de Bray, d’après Ph. Goujard (1979), sur 158 cahiers 67,1 % évoquent certains droits seigneuriaux ou la dîme, dont 12,6 % critiquent à peu près l’ensemble du complexum feudale. Les droits les plus attaqués sont le privilège de colombier, la chasse, puis les banalités, la dîme, les usurpations de communaux, enfin les justices bien que certains tiennent explicitement à les garder pour leur proximité.
7Radicale, la Révolution l’est bien puisqu’il n’a fallu que cinq ans pour arriver à l’abolition quasi complète des institutions féodales. Cependant, il n’y a pas de doute qu’au sein de ce qui était devenu le seul pouvoir central reconnu, l’Assemblée nationale, les promoteurs de la nuit du 4 août et la majorité des députés qui les suit, étaient au courant de l’effervescence dans les campagnes. Il n’y a pas de doute non plus que la quasi-totalité des représentants du Tiers-État, sans parler des autres ordres, n’entendait pas toucher, ou au moins si rapidement et si complètement au régime seigneurial, au nom même du respect du droit de propriété. L’opération d’ailleurs s’est faite en deux temps. Il y a celui de la Constituante qui va bien plus loin que ce qu’ont pu faire les despotes éclairés, mais est tout de même imprégné par les ménagements accordés aux seigneurs avec la distinction capitale du décret du 15-28 mars 1790 entre la féodalité dominante immédiatement abrogée et la féodalité contractante rachetable, le décret du 3-9 mai 1790 précisant que tant que la somme prévue n’est pas intégralement versée, les prestations doivent être fournies. L’église est plus bousculée, d’abord pour raison de déficit financier, puisque ses biens sont nationalisés le 2 novembre, et que la dîme est effectivement supprimée le 11 août, encore doit-elle être levée jusqu’au 1er janvier 1791. Le second temps, celui de la Législative finissante et de la Convention au lendemain de la chute des Girondins, avec les décrets du 25 août 1792 et du 17 juillet 1793, aboutit à la suppression complète des droits seigneuriaux. Quant à la justice seigneuriale, les juges de paix créés par la loi des 16-24 août 1790, les remplaceront et la plupart ne fonctionnent plus depuis l’été 89.
8Au contraire, la communauté d’habitants, malgré les penchants physiocratiques de la Constituante puis du personnel politique du Directoire, du Consulat et de l’Empire, elle, sortira renforcée de la Révolution. En effet, les dirigeants révolutionnaires et impériaux n’ont pas osé y porter atteinte par une législation contraignante nouvelle qui l’attaquerait au profit de l’individualisme agraire. La crainte de créer un sujet supplémentaire et grave de troubles ruraux dans un pays qui reste très majoritairement paysan, les a retenus, l’expérience de l’agitation anti-féodale, contre la conscription et pour les subsistances, les retenant. Dès le 28 septembre 1789 est adopté le décret instituant la commune et l’élection de son conseil municipal qui se fera avec un suffrage non universel mais large. Avec des rectifications minimes par regroupements ou divisions, par là l’ancienne communauté d’habitants va subsister et les régimes politiques du XIXe siècle, en dépit des vicissitudes autoritaires, ne reviendront pas sur cette structure, au lendemain d’une nouvelle révolution la loi de 1831 la confirmant. En ce qui concerne les biens et droits collectifs, ni la loi dite « code rural » de septembre 1791, ni le Code rural de 1808 ne trancheront entre le droit de clore du propriétaire foncier et les droits collectifs qu’ils laissent coexister, ce qui aboutit en fait au maintien intégral des seconds là où ils demeurent établis. Il n’est pas davantage touché aux communaux dont l’hémorragie est arrêtée depuis 1789 et qui sont même accrus par les opérations de récupération spontanées et légalisées de 1791 à 1794. Les lois de ventôse 1794 proposant la division individuelle de ces terres auront peu d’application mais confirmeront une tradition égalitariste. Donc par rapport au réformisme des gouvernements des autres États avant 1789 et après 1795 avec les conquêtes de la République, qui au long du XIXe siècle s’attacheront à dissoudre la communauté, il y a là une autre originalité française qui est également le résultat d’une révolution d’en bas.
9Malgré quelques poussées éphémères de retour en arrière, à la fin du Directoire et sous l’Empire après 1806, le régime d’abolition complète de la féodalité est définitif et les soldats de la République le porteront en totalité ou en partie dans les territoires qu’ils occuperont et sous l’Empire dans les États qu’ils vaincront. Néanmoins, l’évolution est loin d’être simple et uniforme, mais elle a été largement éclaircie par les actes du colloque international de 1968 qui, en dépit de son titre, embrasse toute l’Europe de l’Angleterre à la Russie1. Dans les territoires annexés par la République, les Pays-Bas Autrichiens et l’évêché de Liège, la rive gauche du Rhin, la Savoie, le Comté de Nice et le Comtat de Venaissin, c’est la législation de 1793 qui a été mise en vigueur à partir de 1793-1798, quoique ici et là avec des réserves secondaires mais qui dans l’avenir pèseront lourds. En Rhénanie pour les rentes foncières et emphytéotiques, en attendant que le débiteur puisse prouver leur caractère féodal, ce qui sera fréquemment impossible faute de documents, elles continueront à être perçues, mais au profit du Trésor Public qui tient plus rigoureusement sa comptabilité que de petits seigneurs, et ce sera la déception pour nombre de paysans. Avec le Grand Empire de 1811 des 130 départements, de la Baltique et Lubeck jusqu’à l’Italie centrale et Rome, on ne retrouve pas exactement le même régime car, soit la faible durée de l’annexion, soit les hésitations de l’administration nouvelle française n’ont pas permis de pousser et uniformiser l’application de la loi, particulièrement en Allemagne du Nord et dans les anciens États du Pape, bien que partout on prétende se référer au Code civil de Napoléon.
La Révolution dans les États vassaux
10S’ajoutent, à partir du Consulat, les États vassaux qui connaissent deux types de régime selon la date de leur soumission de fait au pouvoir du conquérant français. Dans la République Cisalpine, puis Italienne, puis le royaume d’Italie (1805) où dès 1796-1797 des municipalités ou bien les républiques-sœurs y compris la République Parthénopéenne de trois mois (1799) avaient proclamé, à l’arrivé des premiers soldats français, la suppression immédiate des droits et juridictions féodales et de la dîme et édicte contre la noblesse l’égalité civile, c’est la loi française qui est reprise intégralement. Néanmoins, là encore, selon les difficultés juridiques et les résistances rencontrées, des nuances localement sont introduites. Ainsi le caractère féodal des biens des ex-fiefs qui leur donne un régime successoral au bénéfice de la famille, proche de l’ancien majorat, et une diminution de la fiscalité d’État, ne sera totalement aboli qu’entre 1862 et 1870, avec la formation de l’unité italienne. Quant aux droits et biens de la communauté, les partages de communaux et les clôtures ont pu s’accélérer avec l’approbation des administrations inspirées encore par la physiocratie et soucieuses de se concilier les propriétaires aisés qui sont souvent à l’initiative de ces opérations. Quant aux autres États vassaux, c’est le régime français de 1790 qui a été institué du fait de l’évolution conservatrice de la France napoléonienne et par prudence politique vis-à-vis des noblesses en place. Ainsi dans la Confédération Helvétique résultant de l’Acte de médiation avec Bonaparte comme médiateur (1803), la féodalité est bien supprimée, mais l’application est confiée aux treize cantons traditionnels où les changements dans le personnel dirigeant sont limités. De sorte que si l’égalité devient effective et le servage d’ailleurs rare est aboli, c’est le rachat qui prédomine pour les droits réels, y compris la dîme. En Allemagne avec le reces d’empire de 1803 où le nombre d’États passe de 350 à 80, et la création de la Confédération du Rhin (1806) qui avec 37 États réunit la grande majorité des États allemands, sauf les possessions de la Prusse et de l’Autriche, c’est également le régime de la Constituante qui est mis en œuvre, aussi bien dans les États qui reçoivent un prince français, royaume de Westphalie, Grand Duché de Berg, que ceux qui gardent leur souverain, Bavière, Wurtemberg, Bade, les rachats de droits y posent toujours la question interminable de la nature des rentes foncières, féodales ou contractées pour des prêts, et peut s’y ajouter la question de la propriété de la terre, anciennement seigneuriale ou paysanne, souvent résolue au profit de la noblesse propriétaire éminente. Cependant, comme en Hesse, les corvées sont réglementées et abaissées, ou les lods et ventes comme en Bavière sont diminués. Mais, là où le domaine princier est important, les droits rachetables continuent à être perçus tant que l’indemnité prévue n’est pas entièrement couverte, ainsi en Hesse ou dans le Wurtemberg où ces redevances constituent 15-20 % des ressources de l’État. Dans la même optique napoléonienne de renforcement de l’État, les pouvoirs des justices seigneuriales sont amoindris. Une telle orientation ne peut que susciter le mécontentement de paysans qui ont, par ailleurs, à supporter le poids matériel de la guerre française. La noblesse y perd ses privilèges mais garde sa place dans l’administration et les nouvelles assemblées élues, ainsi que ses propriétés. En 1814, quand revient l’Ancien Régime, les changements sont loin d’être achevés et même ici ou là des pièces de la structure féodale sont réapparues accordées par le maître français, tel le majorat en Westphalie. Roi d’Espagne, en 1808, Joseph Bonaparte apporte les mêmes lois dès 1808 et y ajoute rapidement la saisie d’un tiers des biens des monastères restant, continuant par là ce qu’avait entrepris Godoy. Bon physiocrate, il veut également réduire et partager les communaux, mais n’en a guère le temps ni l’audience politique nécessaire. Au Portugal, partiellement occupé par trois armées françaises successives de 1807 à 1811, tandis que la famille royale se réfugie au Brésil, le Régent, préparant la guerre à l’envahisseur, publie afin de rallier la paysannerie la lettre royale d’inspiration très modérée, mais d’origine lointaine française : en termes vagues, il envisage la révision des droits féodaux et annonce une baisse de la dîme de moitié. Et le paradoxe apparent est plus grand encore avec l’Espagne résistante à Napoléon. Convoqués dans le Sud de la Péninsule qui échappe à l’Empereur, les Cortes de Cadix (1811-1813), pénétrés par le libéralisme ambiant et l’hostilité nationale a l’usurpateur étranger, décident dès les premiers jours de leur session l’abolition du régime seigneurial en reprenant eux aussi la législation française de 1790 : les monopoles seigneuriaux sont supprimés, de même que les juridictions seigneuriales sauf si leur titulaire en produit le titre, ce qui arrive rarement ; les droits « territoriaux » sont rachetables, loi qui enferme dans des pièges juridiques les redevables, car beaucoup de ces droits sont liés à l’exercice du pouvoir judiciaire. Peu avant sa dissolution, l’assemblée reprend en août 1813 la question des baldios : elle prévoit la mise en vente de la moitié, de préférence aux porteurs de la dette publique, l’autre partie étant attribuée aux combattants de la guerre de libération, la clôture est réputée libre et les seigneurs propriétaires reçoivent l’autorisation de réviser les baux de longue durée. À cause de la guerre, ces mesures ont peu d’application et elles irritent les paysans. Ferdinand VII de retour résout le problème en abolissant dès 1814 les lois de Cadix, tout en maintenant au profit de la monarchie la suppression des juridictions privées. Une orientation de même type que celle des Cortes de Cadix se retrouve à la même date au Portugal où le Régent nomme en 1812 une commission d’enquête sur les forais, chartes énonçant la liste locale des droits seigneuriaux, paraissant préparer leur abolition. La commission a effectivement travaillé mais rien n’est venu.
11Dans les deux derniers États vassaux à citer, on peut parler, malgré une présence française plus longue qu’au Portugal, de réforme avortée et avec moins de lendemain qu’en Espagne. Dans le royaume de Naples où règnent, à partir de 1806, Joseph Bonaparte puis Murat, la Commission féodale créée en 1807 sous l’autorité du roi proclame l’abolition de la féodalité et le partage des fiefs, les barons en gardant entre le quart et les trois quarts et les communautés recevant ce qu’il en reste qui sera réparti entre leurs membres, ce qui entame le patrimoine de la noblesse d’autant que les juridictions privées sont en principe supprimées. En fait, seules les terres incultes sont soumises à la redistribution et, si leur tarif est diminué, les redevances, les corvées et les dîmes sont rachetables. La vaine-pâture est interdite. Peu d’opérations seront réalisées faute de moyens financiers de l’État et Murat cherchant à se concilier les barons. Enfin en Pologne, sentant la nécessité de mobiliser les énergies contre les menaces de nouveau partage et également sensible à l’exemple français, la Grande Diète de 1788-1792 était entrée avec encore beaucoup de retenue dans la voie de la réforme agraire en donnant garantie légale aux contrats entre seigneurs et propriétaires et en accordant le droit aux bourgeois d’acquérir de la terre. L’insurrection de 1794 allait plus loin avec le manifeste de son généralissime Kosciusko (7 mai), sans application à cause de la défaite polonaise et du peu d’empressement de la noblesse. Le texte abolissait le servage personnel, donnait la propriété de leur tenure aux paysans et réduisait la corvée à 1-2 jours/semaine. Avec le grand Duché de Varsovie en juillet 1807, Napoléon s’inspire à nouveau, mais avec bien des atténuations, de la France de 1790. La constitution de juillet abolit le servage et affirme l’égalité devant la loi, mais elle reconnaît à la noblesse maintenue une position particulière en laissant un Sénat formé des évêques et de nobles laïcs nommés à vie par le grand-duc et une Chambre des Nonces dont 60 membres sur 100 sont élus par les dietines également conservées. Le décret de décembre 1807 n’améliore guère la situation matérielle de la paysannerie libérée en garantissant la propriété de la terre aux seigneurs, qui ont droit d’éviction, et en admettant pour le foncier les accords oraux où de fait la parole du seigneur l’emporte, à côté des baux écrits, et en soumettant les redevances, les corvées et la dîme au rachat. Seule concession accordée aux anciens serfs en dehors de la libération qui est capitale ici : les justices seigneuriales sont remplacées par des juges de paix, mais on ne sait en quel sens ces derniers pouvaient pencher.
La Révolution dans les États indépendants
12Mais la politique agraire de la Révolution a également réveillé ou éveillé un mouvement de réforme notable dans deux États périphériques. Au Danemark où les nouvelles de Paris sont reçues avec enthousiasme dans les milieux éclairés et avec sympathie dans le gouvernement jusqu’à l’exécution de Louis XVI, le prince Frédéric et la commission foncière hésitent entre des pressions contradictoires. Afin de calmer les seigneurs en publiant (mars 1791) que la corvée et l’obéissance au seigneur sont des devoirs sous peine de sanctions officielles, ils s’orientent vers la diminution de la corvée en obligeant (juin 1791) tous à conclure des accords entre les communautés et les seigneurs, sinon la Commission tranchera au cas par cas, ce qui déclenche un mouvement lent de négociation de la charge. Finalement, en 1799, est organisé le rachat en argent de la prestation. Quant aux enclosures, elles sont activées par l’exigence de l’État de remembrement préalable pour autoriser la vente d’une ferme à son tenancier, et par l’octroi de fonds de la Caisse de Crédit pour les dépenses corrélatives sur les chemins et les bâtiments. Dans les duchés, les transformations sont plus lentes et ont lieu en 1800-1805, les unes plus radicales, corvée abolie sans indemnité, obligation du contrat écrit entre seigneurs et dépendants, diminution admise de la longueur des baux, les autres plus conservatrices, maintien des justices seigneuriales, et de fait de certaines banalités, absence de création d’institutions communales, ce qui préserve l’autorité des seigneurs.
13En Prusse, il s’agit beaucoup moins d’apporter une amélioration aux paysans suivant un idéal de justice que de réagir en face de l’effondrement de la puissance de l’État face à l’armée française. Déjà, en 1799, le danger représenté par les succès du Directoire et les discussions sur la corvée avaient conduit à étendre l’abolition du servage en Poméranie et à abroger la corvée contre indemnité en Prusse orientale. Pressé par les exigences de Napoléon d’une lourde indemnité de guerre et isolé de la Russie, Frédéric-Guillaume III investit le baron Stein du ministère des finances qui reprend la suppression du servage, affirme la liberté d’exercice des métiers et accorde la propriété de la terre aux paysans du Domaine en Prusse gratuitement, par rachat ailleurs, mais il supprime les secours d’État en semences et attelages et rend onéreux l’accès aux forêts d’État. L’édit d’avril 1809 supprime les charges serviles personnelles (déguerpissement, mariage, droit sur les métiers) et donne aux tenanciers le droit d’acheter des terres nobles et réciproquement. En février 1808, le sort des tenures est réglementé : celles qui ont été constituées après 1750, avec les défrichements, elles sont assez nombreuses, appartiendront à la noblesse, celles qui sont antérieures pourront être réunies aux domaines proches des seigneurs mais en donnant au tenancier l’équivalent ailleurs, ce qui facilite le remembrement d’initiative seigneuriale. En octobre 1810, on s’attaque à la noblesse et ses privilèges : en 1810, la dispense du paiement des accises et des droits de douanes et le monopole de la brasserie dont elle bénéficiait sont supprimées. Hardenberg, qui succède à Stein, en septembre 1811 abolit contre rachat la corvée, supprime les tenures protégées pour le service militaire, ce qui élargit le marché foncier et permet éventuellement de les réunir à la réserve ; il fixe également les règles d’un partage des tenures : les viagères sont assimilées à des locations mais pourront être séparées en deux moitiés, l’une pour le seigneur, l’autre pour l’ancien tenancier, pour les tenures héréditaires le seigneur en recevra le tiers. Les justices seigneuriales devraient être supprimées, mais l’opposition rencontrée suspend l’opération. Comme en même temps est établie la libre circulation des grains et que l’accise est fortement augmentée, cette politique risque d’accroître l’instabilité économique et fait payer la force récupérée par l’État essentiellement par les catégories populaires dont les petits tenanciers, tout en confortant en dépit des apparences la noblesse.
La lente érosion des restes de féodalité, 1816-1865
14Avec l’enfermement de Napoléon à Sainte Hélène, la crainte d’une contamination révolutionnaire disparaît pour un moment et gouvernements et classes dominantes en Europe vont s’efforcer pendant quelques temps de revenir au passé. La Prusse présentée par l’historiographie comme le modèle de la révolution par la grâce du prince, ne tarde pas à soutenir la réaction sociopolitique : la déclaration royale de 1816 alourdit aux dépens de la paysannerie les conditions de régulation des terres définies en 1811 : les bénéficiaires seront astreints à la corvée jusqu’au versement de l’indemnité qu’ils doivent et qui représentera le tiers à la moitié de la valeur de la terre ou qui sera faite d’une rente de 5 à 7,5 % ; le seigneur pourra renoncer à ces avantages si l’ancien serf lui-même abandonne l’accès aux pâtures et forêts réputées seigneuriales et le droit au secours en cas de calamité. Au Portugal, sous Jean VI resté au Brésil, en Espagne sous Ferdinand VII, dans le royaume de Naples sous Ferdinand Ier, les Autrichiens en Italie, bloquent toute évolution par la répression violente qu’ils mènent contre ceux qu’ils appellent les « Jacobins ». Cependant, dans la mesure où ils n’ont pas été bouleversés par des lois nouvelles, les rapports agraires posent les mêmes difficultés qu’avant 1789. Et loin de ressembler aux adhérents du club parisien de 1792-1794, ces bourgeois ou même nobles dits jacobins, constituent une oligarchie étroite, socialement conservatrice et qui ne revendique que les libertés personnelles et politiques, l’égalité civile, la centralisation et l’uniformisation administrative que le despotisme éclairé et Napoléon avaient commencé à introduire. Ils excluent complètement du jeu des institutions les masses rurales, effrayés qu’ils sont par la violence des foules et l’« anarchie » ravageuse apparues lors des combats contre les troupes françaises. Au besoin, contre la monarchie absolutiste et la noblesse restaurées, ils rechercheront le soutien de la paysannerie, mais avec le souci de préserver les propriétés et la pleine liberté des propriétaires de disposer de leurs biens, au mieux de leurs intérêts personnels. Ainsi les « jacobins » italiens évoquent comme un épouvantail la loi agraire, qui n’est pas mise en avant par les troubles ruraux, et ne veulent que des « lois indirectes », c’est-à-dire des lois qui abolissent tout obstacle à la circulation marchande des biens et qui assurent la solidité des contrats conclus entre des volontés supposées égales. Pour eux, en Portugal et en Espagne, l’absolutisme rétabli est la question prioritaire, en Italie et en Allemagne c’est le joug étranger et l’unité nationale. Par conséquent, ils ne toucheront guère à la domination des grands propriétaires et de la haute bourgeoisie à la campagne et à la subordination de la masse paysanne. Et la disparition des restes de féodalité ne progressera que lentement, dépendant à la fois du manque de ressources des redevables pour procéder au rachat des charges, de leur impatience et des révoltes qu’ils mènent, également de la nécessité politique où se trouvent les libéraux d’avoir le soutien des ruraux contre les gouvernements. La période est donc faite d’une succession d’avancées et de reculs partiels.
15Passé le moment de réaction, avant même que la Sainte-Alliance ne disparaisse, on peut distinguer quatre secteurs et trois temps à la fin desquels les institutions féodales vont finir par être dissoutes. Suivant des conditionnements locaux, entre 1817 et 1832, dans huit États allemands, par des mesures progressives l’abolition du servage personnel et la liquidation des charges réelles sont poursuivies. Par exemple, en Wurtemberg est reprise la suppression du servage personnel, les lods et ventes et une partie de la dîme sont soumis à rachat et les corvées arbitraires sont délimitées ; en Hesse et Hanovre, en 1819-1824, les corvées sont abolies. Enfin en Prusse, en 1821, pour certaines tenures non précaires les charges sont abolies. Deuxième secteur : la Péninsule ibérique où éclatent coups d’états militaires et soulèvements libéraux urbains. D’abord les deux triennios de 1820-1823 qui entament fortement les institutions féodales. Au Portugal, en mars 1821, les droits sur les personnes sont abolis mais avec indemnisation pour certains ; en juin 1822, les redevances inscrites dans les forais sont diminuées de moitié et pourront être rachetées. Néanmoins, la réaction politique qui suit remet en vigueur les forais, tout en supprimant les banalités. Le mouvement libéral triomphant à nouveau, abolit en 1832 contre indemnité les cens et redevances, mais distribue ce qui reste des biens de la Couronne aux anciens donataires qui ont perdu des parts de fiefs importantes en 1820. Encore, en 1846, les conservateurs obtiennent des juridictions qu’elles maintiennent les redevances contestées et ce n’est qu’à cette date qu’est fixée clairement ce qui relève des subordinations d’ordre « régalien » qui sont supprimées et ce qui relève du foncier qui est maintenu contre rachat. L’autre triennio, aussi en 1820-1823, en Espagne, est plus hardi : en mai 1823, il abolit complètement les droits et redevances si le titulaire ne peut en présenter le titre, ce qui est le cas majoritaire. Mais, encore, la réaction à nouveau au pouvoir ensuite par la loi du 26 avril 1837 reprend la distinction classique entre les droits personnels supprimés et les droits réels soumis à indemnisation. En même temps est poussée la dislocation de deux autres institutions de la féodalité : à partir de 1836, la vente des biens des monastères est activée, de même que celle des communaux qui sera même accélérée en 1855 puisque la terre pourra être vendue, même contre l’avis de la communauté.
16Le troisième grand moment est celui des grandes révolutions libérales de 1848 qui posent à nouveau la question agraire. Au Danemark, avec la nouvelle constitution de 1848, est créée la Commission Agraire qui doit préparer la transformation des fermiers locataires en propriétaires, ce qui aboutit aux lois de 1851-1861 qui organisent la vente des terres de l’État et des institutions publiques aux exploitants et autorisent les propriétaires nobles à faire de même. Et la dîme est enfin abolie en 1852-1856. Ici l’emporte la propriété paysanne moyenne et vendeuse, ce qui est différent des autres États. Le royaume de Naples se situe dans une position particulière et préserve le latifundium plutôt que la petite propriété. Là, le mouvement réformateur, également long et pris dans la tourmente des avancées et des reculs, n’aboutit qu’en 1848, mais il doit beaucoup à l’influence britannique plutôt qu’à celle de la France, bien qu’il ait ses origines dans la période napoléonienne. À partir de 1808, la Sicile échappe à Murat roi de Naples et est occupée par un contingent britannique qui, soutenu par quelques citadins et nobles éclairés, imposent en 1812 une constitution abolissant la féodalité contre le partage des terres des fiefs et le rachat d’une partie des charges, ce qui n’est appliqué que lentement au retour de la monarchie mais s’achève vers 1841, sans d’ailleurs que la plupart des terres n’aient été fractionnées, alors que les communaux ont été divisés. En janvier 1848, libéraux et démocrates imposent à Palerme une nouvelle proclamation de la constitution de 1812, ce qui devrait garantir l’autonomie de l’île et dès la fin du mois à Naples où se préparait un complot d’un comité libéral, Ferdinand II accepte en février une constitution inspirée de celle de la France de Louis-Philippe, mettant en action un processus de dissolution de la féodalité semblable à celui de la Sicile et également lent.
17En Prusse, malgré l’écrasement de la révolution de Berlin en 1848, Frédéric-Guillaume IV par la loi de mars 1850 éteint de nombreux droits gratuitement, accorde la pleine propriété aux terres paysannes mais pour les droits rachetables en fixe le tarif à un niveau élevé en multipliant par 25 le produit annuel. En 1857, il est décidé que tout doit être terminé dans un an afin que les capitaux rentrent rapidement pour les propriétaires, mais l’affaire traîne jusqu’à 1865. En Autriche-Hongrie, c’est d’abord en Autriche où l’influence de Vienne est plus forte, qu’un relâchement apparaît. En 1831, les états de Basse-Autriche régularisent et diminuent la corvée et limitent les évictions ; en 1845, l’État y prend la justice criminelle aux juridictions seigneuriales. Mais, là encore et plus fortement qu’en Prusse, c’est la révolution à Presbourg, à Vienne et à Prague à partir de mars 1848, qui emporte le changement. Votée par le nouveau Reichtag dans la capitale, la loi du 7 septembre 1848 pour les États héréditaires abolit la servitude personnelle, supprime les monopoles totalement, annule les redevances sur les tenures et pour les usages mais contre rachat, efface la différence entre terre noble et terre paysanne mais soumet l’emphytéose aussi au rachat. Puis les conditions sont précisées : l’État fournira le tiers de l’indemnité, la province un tiers ou une moitié, le paysan le reste. En 1851, une Caisse de crédit est établie avec l’aide des finances publiques. En 1849, le prix du rachat est fixé dans des conditions assez favorables aux redevables : la corvée est évaluée au tiers du salaire journalier courant et les redevances au taux cadastral et non aux cours du marché. En Hongrie, des dispositions à peu près identiques sont adoptées en 1853-1854, mais la législation inspirée par Kossuth en 1848 qui s’était rapproché des démocrates, est partiellement reprise et c’est l’État qui assumera le paiement de la totalité des rachats. Au total, les opérations seront à peu près achevées en 1858. La politique suivie ici n’est pas sans rappeler la France de 1790.
Le cas de la Russie
18Enfin, la Russie suit sa voie propre qui échappa à l’influence de la Révolution française que la guerre patriotique de 1812 contre Napoléon a achevé de ruiner, ainsi qu’à l’influence d’Autriche-Hongrie de 1848. Déjà, afin de limiter l’arbitraire de l’administration, Catherine II avait préparé sans la publier une charte pour les paysans d’État mais l’avait abandonnée en 1789. Mais les véritables réformes en matière agraire commencent avec l’avènement d’Alexandre Ier, mais elles ne concernent que des provinces particulières où les conditions de leur annexion conduisent le pouvoir à consentir à des aménagements du statut de la paysannerie. Et la symbiose entre monarchie et noblesse est telle que le remuement des idées dans la littérature russe à partir de 1830 où apparaît enfin le serf, n’amène pendant encore deux décennies aucune mesure nouvelle importante concernant les campagnes, en dépit des questions que se posaient Alexandre Ier et même Nicolas Ier. Par des décisions échelonnées, de 1804 et 1816-1819, en Estonie, Livonie et Courlande, les serfs sont affranchis mais sans la propriété des terres qu’ils occupent, ils pourront passer contrat de location onéreuse avec leur seigneur qui devra théoriquement proportionner leurs redevances et corvées à l’étendue de l’exploitation et la justice seigneuriale demeure en place. Les provinces de la Baltique, peu peuplées, comportaient déjà d’assez nombreux paysans libres et elles résultaient de la conquête sur la Suède en 1721 et sur la Pologne-Lituanie en 1795. Dans le même but d’assurer la fidélité politique des populations, après avoir institué avec les terres polonaises le Royaume du Congrès avec sa Diète nobiliaire (1818), la condition paysanne y est améliorée en 1832 et 1846 en assurant sur les terres du Domaine et les terres des nobles entrés dans le soulèvement de 1830, une surface minimale de 8 ha aux tenures et en limitant la corvée à 3 jours/semaine, ce qui semble avoir été peu appliqué. Mesure plus hardie et valable pour tout le territoire, l’oukase de 1842 crée la catégorie des paysans obligés où le paysan sans être affranchi et le pomiestchick s’engagent l’un sur les prestations qu’il devra fournir, l’autre sur la nature et la superficie de la tenure qui sera reconnue héréditaire, oukase qui limite les charges mais ne libère pas et qui, une fois de plus, a peu d’effets puisqu’il porte finalement sur 24 000 âmes. Dans le même esprit, en 1858, sont autorisés les baux perpétuels. En partie en constatant l’inanité d’une politique timorée, Alexandre II se décide à aller beaucoup plus loin. Le 19 mars 1856, il promet l’égalité devant la loi et en 1857, il crée un Comité Secret qui devient officiel et est dédoublé en 1859, afin de préparer la loi d’abolition du servage qui est publiée le 19 février 1861. Le servage entier, y compris celui des domestiques, est aboli. La terre tenue par les paysans leur sera octroyée avec un maximum et un minimum (le tiers du maximum) qui seront déterminés sous l’égide de l’administration dans chaque région. Les cens et corvées seront rachetés par contrat entre le mir et le propriétaire ou bien imposés par une convention entre le propriétaire et l’établissement public de crédit spécialement institué qui versera 80 % de la valeur au seigneur, tandis que le paysan couvrira le prêt total en 49 annuités à 6 %, solution très coûteuse pour les redevables, qui provoque peu d’adhésion, les contrats conclus étant pour 65 % à l’initiative des propriétaires. En attendant que la procédure financière fonctionne, les cens et corvées continueront, sauf sur les apanages où ils sont supprimés en 1863. Quant aux paysans d’État, ils pourront devenir propriétaire en versant un cinquantième du prix de la terre, puis une rente sur 20 ans à 5 %. Dans le Royaume de Pologne, les charges paysannes seront converties en rente argent obligatoirement à la requête des paysans. La communauté, elle, persiste, avec même droit de redistribution de la terre, tandis que l’autorité judiciaire du seigneur s’efface devant celle de l’État, dans la mesure où de nouveaux tribunaux seront mis en place. Cet ensemble démantèle incontestablement la féodalité, améliore à terme la situation des paysans hors des régions pauvres du Nord, mais provoque aussi la déception des anciens serfs qui voudraient ne plus payer.
19Enfin, l’intervention armée en 1828-1829 de la puissance russe contre l’empire ottoman au nom du droit de protection des populations orthodoxes de Moldavie, Valachie et Serbie obtenu en 1826, d’abord bloque plutôt les rapports agraires dans les principautés roumaines. Le Statut organique de 1831 rédigé avec l’accord de la France et de l’Angleterre, diminue la corvée ramenée à 6 jours par an, consacre la dîme et autorise les seigneurs à requérir le travail forcé d’une partie minoritaire des habitants de leurs domaines. Le déguerpissement ne peut se faire qu’avec un préavis de six mois avant la Saint Georges (23 avril). Le seigneur toujours appelé boyard est propriétaire de la terre dont les deux tiers sont laissés aux paysans. De plus, les troupes russes prennent le plus souvent le parti des boyards. Après 1853, la politique du tsar change avec la montée sur le trône d’Alexandre II (1855), la reconnaissance au Traité de Paris de l’indépendance des principautés (1856) et les constitutions remplaçant le Statut Organique en 1858 par la Convention de Paris, permettent au prince Alexandre Cuza élu par les assemblées des principautés qu’il fait fusionner, de proclamer l’abolition de toute servitude en 1864, ce qui supprime le servage non codifié qui s’était installé depuis la fin du XVIIIe siècle. La propriété paysanne est consacrée contre une indemnité à l’État et pour les deux tiers du domaine, hors de la réserve du boyard, elle sera répartie entre les villageois en fonction du bétail possédé, ce qui avantage les gros exploitants et la terre restée aux anciens nobles est exempte d’impôt. Par là, la concentration pourra encore progresser.
Les facteurs d’impulsion
20Le récit des faits et la présentation des lois qui ont conduit à l’abolition de la féodalité est indispensable, mais s’en tenir à cet énoncé chronologique est complètement insuffisant car il n’explique presque rien et laisse l’impression simpliste que, dans la plupart des cas, c’est la pensée et l’action des princes ou de leurs ministres qui a déterminé l’évolution des rapports agraires. On sait que même dans le cadre de l’absolutisme monarchique qui se prolonge dans de nombreux Etats européens jusqu’à 1840 ou 1860 ou au delà, le souverain, banalité d’évidence, ne peut pas tout et beaucoup de ses décisions sont dictées bien davantage par les circonstances et les pressions des groupes sociaux que par des choix personnels correspondant à la psychologie du personnage comme aimait à la reconstituer l’historiographie positiviste.
Les crises économiques et démographiques
21Au XXIe siècle après Marx, l’école des Annales et l’enseignement d’E. Labrousse, il est difficile de ne pas faire sa place à l’économie, aux crises en la matière ainsi qu’aux mouvements démographiques. Dans son rapport sur l’origine des révolutions en France (1948), Labrousse remarquait que les dépressions et les vagues de hausse brutale des prix provoquent volontiers un mécontentement populaire qui peut devenir une protestation sociale et politique. Dans la France de 1789, on connaît bien aujourd’hui la crise conjoncturelle double qui précède les bouleversements révolutionnaires de l’été : la mauvaise récolte de 1788 et la hausse des prix des céréales et donc du pain pendant l’hiver et le printemps 1789, sans augmentation correspondante des salaires, la baisse de l’activité industrielle qui frappe en particulier les artisans ruraux du textile et de la petite métallurgie consécutive à la mise en application à partir de mai 1787 du traité de commerce franco-anglais de 1786, le tout sur fond de décélération économique à long terme depuis 1770. Il en résulte un paupérisme dont rend compte avec retard l’enquête du Comité de mendicité de la Constituante en 1790-1793 qui indique pour 42 départements 11,6 % d’indigents, c’est-à-dire de mendiants quasi-permanents avec des maxima dans les départements très ruraux, telle la Mayenne 18,4 %, chiffres qui ne sont que des minima, car il y a eu beaucoup d’oublis dans les recensements locaux. Surtout, la régression du pouvoir d’achat rend les prélèvements au profit des autorités extérieures plus insupportables, particulièrement quand ils sont en nature et au bénéfice de seigneurs lointains ou de moines dont l’utilité sociale est de plus en plus discutée. En Espagne, c’est le soulèvement populaire de 1808 contre l’armée de Napoléon qui met la question féodale à l’ordre du jour des Cortes de Cadix (1811-1813). L’un des facteurs de la mobilisation paysanne est, indirectement, la longue crise qu’une partie des ruraux a subie. Sur le plan économique, les relations avec l’Amérique ont été rompues par le contre-blocus britannique depuis 1807, si ce n’est depuis Trafalgar (octobre 1805), et depuis 1795 les mauvaises récoltes se sont accumulées avec les graves chertés de 1804, 1809, 1812, accompagnées de pointes de mortalité souvent épidémique (typhus) en 1800-1802, 1809, 1812. Les juntes élues ou nommées qui dirigent la lutte contre les Français et les Cortes élus en 1811 ne comportent presque pas de représentants paysans, mais les notables locaux qui y siègent sont pénétrés de l’idée que pour remédier à l’écroulement de 1808, des réformes profondes s’imposent et qu’il faut tenir compte des sacrifices des combattants des campagnes. Au Portugal, il y a eu aussi une lutte paysanne contre l’invasion française de 1807-1811 et les dirigeants libéraux du triennio de 1820-1823 s’efforceront de s’en souvenir. Là encore, la crise économique avait précédé les combats : alors que le pays avait connu, dans les années 1800, une belle prospérité en exploitant sur le plan commercial sa neutralité dans le conflit européen, la rupture des relations avec l’Amérique et l’Angleterre due au blocus continental avait arrêté les exportations de denrées.
22De même, avant 1848, il y a eu en Europe et particulièrement en Europe centrale, une crise violente en 1846-1847. Les récoltes de grains et de pommes de terre en 1846 sont très faibles, après une année 1845 médiocre. Or, par exemple, en Prusse, la culture de la pomme de terre s’est fortement étendue avec les défrichements depuis 1815. En Italie, ce sont les achats par le négoce anglais pour compenser le déficit de production dans les îles britanniques, qui font monter le cours des blés. En même temps, la proto-industrie, surtout en Allemagne et en Bohème, est frappée par la concurrence de la Grande-Bretagne avivée par la révolution industrielle qui s’est amplifiée outre-Manche et qui diminue nettement les coûts de production.
Les guerres
23Les guerres continuent à jouer un rôle important dans la vie intérieure des États pendant toute la période d’abolition de la féodalité. En France, ce rôle d’accélérateur qu’elles ont est évident. La loi du 25 août 1792 est adoptée alors que pèsent des menaces inquiétantes aux frontières. Dans le Nord a sonné la retraite devant les Autrichiens, dans l’Est les Prussiens sont devant Thionville et Longwy et leur armée jouit encore de la réputation d’invincibilité que lui a donnée Frédéric II. La décision survient à la Législative après un débat du 9 au 18 juin sur les droits rachetables, après également la nouvelle le 18 août de la trahison de La Fayette, chef de l’armée du Nord et sous la pression créée par le soulèvement du peuple parisien du 10 août. Il s’agit bien de mobiliser toutes les énergies, en particulier paysannes, en faveur de la patrie. Le scénario est le même pour la loi du 17 juillet 1793. La Belgique a été reprise par les Autrichiens en avril et l’Espagne est entrée dans le conflit en mars. Éclatée en avril, la révolte vendéenne de plus en plus royaliste, lance en juin une offensive contre Nantes. Et, juste avant et après la chute des Girondins le 2 juin, s’est produit le soulèvement fédéraliste qui s’est emparé de Lyon et de Bordeaux. L’important dans le décret de la Convention n’est pas la suppression des droits féodaux, pratiquement déjà acquise en 1792, mais l’annulation des procédures et saisies qui avaient été ordonnées pour leur non-paiement. Ces lois, d’ailleurs, s’inscrivent dans deux séries de décisions en direction des classes populaires et contre les restes de l’Ancien Régime. En Italie, lors du triennio de 1797-1799, puis avec la reconquête française après Marengo (juin 1800), l’arrivée des troupes françaises et les reculs des Autrichiens et des soldats des États italiens neutralisent les partisans de l’Ancien Régime.
24Mais, il y a aussi les guerres perdues qui obligent les classes dominantes et surtout leur appareil d’État à prendre conscience de la vétusté et l’impuissance auxquels ils sont arrivés à force de ne rien changer ou changer si peu dans l’organisation de la structure sociopolitique. Tel est le cas d’abord de la Prusse après Iéna. L’humiliation subie avec la défaite écrasante et les conditions très sévères mises par Napoléon au Traité de Tilsitt en juillet 1807, avec une occupation militaire à la durée et aux effectifs imprécis, la lourdeur de l’indemnité de guerre et la saisie provisoire des recettes fiscales de la monarchie, provoquent une grande émotion. Malgré la soumission apparente au vainqueur, les réformes engagées de 1807 à 1811 préparent la revanche. Dès septembre 1808, Stein écrit à Frédéric-Guillaume III qu’il envisage l’insurrection contre les Français, mais après une longue période de mise en place des mesures nécessaires. En Espagne, la déchéance de Charles IV et du prétendant Ferdinand suivie le 7 juillet 1808 de l’élection de Joseph Bonaparte par une junte choisie indirectement par l’Empereur et réunie à Bayonne, a tout d’une guerre perdue. D’autant plus que le changement de dynastie a été précédé par l’occupation par l’armée française en marche vers le Portugal de la Vieille Castille en octobre 1807, puis du Pays Basque, de la Catalogne et même de Madrid, le 23 janvier 1808. Le thème de la régénération n’est pas seulement celui des afrancesados autour de Joseph, mais également des députés des Cortes de Cadix. Ensuite Ferdinand VII peut se présenter en défenseur de la tradition et de l’indépendance espagnoles en rejetant la responsabilité de chute sur Godoy, honni par tous. Déclenchée par la Russie pour s’emparer en 1853 des principautés roumaines et ensuite pour prendre une partie de la Turquie, la guerre de 1854-1855 aboutit à la défaite maritime en Baltique et en Mer Noire, et terrestre à Sébastopol qui signifie la perte de la Crimée. Malgré la censure, l’échec alimente un courant libéral autour du thème du Réveil fait de critiques contre l’administration et dénonçant le sort de la paysannerie. S’en est fini des victoires et des conquêtes accumulées depuis Pierre Le Grand et le tsar ne peut pas ne pas le ressentir. Aussi la loi de 1861 est-elle pour lui une mesure de redressement de la puissance russe par la modernisation de la société.
Division des dominants
25Autre facteur d’acceptation de l’abolition de la féodalité : la tendance à l’éclatement de la noblesse. Celle-ci n’est pas nouvelle, mais elle s’exacerbe à la fin du XVIIIe siècle et plus encore au XIXe siècle parce qu’à côté des causes habituelles d’inégalité croissante à l’intérieur de l’ordre, la poussée démographique s’accélérant augmente les écarts sociaux. La tendance à la baisse des prix agricoles, après 1815, rend également plus difficile le maintien du revenu des propriétaires et des exploitants vendeurs. Une statistique concernant la noblesse russe rend bien compte d’une évolution qu’on retrouve dans d’autres États :
% des propriétaires | % des serfs possédés | |||
1777 | 1834 | 1834 | 1857 | |
0 à 20 serfs | 3,2 | |||
21 à 100 serfs | 83,5 | 81,5 | 19,6 | 15,8 |
101 à 500 serfs | 12,1 | 15,1 | 35,2 | 37,1 |
501 à 1000 serfs | 2,6 | 2,1 | 14,9 | 14,9 |
Plus de 1 000 serfs | 1,5 | 1,3 | 30,3 | 29 |
26Les petits propriétaires de moins de 100 serfs lentement diminuent en nombre et les grands de plus de 500 serfs concentrent 45 % des serfs. Mais dans les pays du servage et en Méditerranée les nobles ne sont pas tous seigneurs ou propriétaires fonciers. Dans le duché de Varsovie un recensement de la noblesse en 1810 montre cette situation :
Propriétaires de domaines | 3 700 | |
Fermiers gérants de domaines | 5 000 | |
Petite noblesse | 26 000 | 56,7 % |
Nobles de service | 11 100 | 24,2 % |
Total | 45 800 |
(La petite noblesse désigne les propriétaires d’une fraction de village et les « propriétaires d’enclos » qui ont une terre mais pas de paysan. Les « nobles de service » n’ont généralement pas de terre.)
27Donc, non seulement, la petite noblesse souvent critique vis-à-vis de l’aristocratie et de la Cour, s’accroît en proportion, mais encore en certains États le nombre de nobles, qui faute de terre n’ont pas d’intérêt à la conservation des droits seigneuriaux, est important, voire avec les ravages des guerres, en augmentation comme en Pologne ou en Espagne, au début du XIXe siècle. De plus, dans l’aristocratie elle-même, le calcul économique réaliste sur la rentabilité du servage, les expériences de transformation de domaine, voire simplement de cultures nouvelles en France, et la réflexion physiocratique peuvent conduire des membres de la haute noblesse à souhaiter la pleine libération du marché de la terre et, à l’Est, des déplacements de la main-d’œuvre. Le réalisme politique avec, par exemple en Russie, la crainte de l’explosion sociale dans les campagnes, pousse dans le même sens.
28Cette absence d’homogénéité et la division politique de l’ordre noble apparaît en France dès le début de 1789 avec des cahiers de doléances de la noblesse, minoritaires mais non négligeables, qui acceptent l’abandon du privilège fiscal et le doublement du Tiers, textes d’un libéralisme du reste limité, car l’accord pour le vote par tête aux États généraux est beaucoup plus rare. La suite des événements révolutionnaires confirme une scission à l’intérieur de la noblesse. On sait le rôle d’un vicomte de Noailles ou d’un duc d’Aiguillon le 4 août. Ensuite, c’est la formation des Monarchiens, en bonne partie nobles et même aristocrates avec le comte de Clermont-Tonnerre ou Dupont de Nemours, quelques évêques. Peu nombreux, parmi les députés de la Constituante, quelques dizaines, ils n’en constituent pas moins deux clubs à Paris en 1790 avec un journal et la publication de nombreuses brochures. Ils admettent l’abolition de la féodalité, pourvu que la propriété soit scrupuleusement respectée et que la constitution garantisse l’ordre et le pouvoir des propriétaires. L’idéologie sociale du club des Feuillants formé en juillet 1791 et qui rallie de nombreux nobles, des frères Lameth à La Fayette, n’est pas différente. Une division de même type se retrouve dans l’Italie du triennio, dans la Prusse où la noblesse de service soutient les ministres réformateurs, ou en 1848 en Autriche-Hongrie, particulièrement en Hongrie chez les Magyars échauffés aussi par le sentiment national vis-à-vis et de Vienne et des minorités.
Diversité de la révolte paysanne
29À suivre le détail des événements aboutissant dans chaque État à l’abrogation de la féodalité, il apparaît que tout à la fois la voie empruntée par la paysannerie française d’une révolte étendue géographiquement et intense contre l’ordre ancien est unique, mais que pour autant, il faut tempérer la vision ancienne de la révolution par le haut. Nulle part, les gouvernements n’ont adopté une politique réformatrice de propos délibéré et par pure conviction modernisatrice et libérale. Il y a toujours eu, dans des formes et dans des stratégies sociales d’ensemble différentes de celles de la France, une pression de la paysannerie qui n’a pas été que passive et toujours satisfaite ou résignée. En France, dans un premier temps, c’est l’ébranlement de la Grande Peur de juillet-août 1789 qui a bousculé les députés du Tiers à la Constituante. La législation de 1790 qui en résulte constitue un compromis entre la bourgeoisie qui possède elle-même fréquemment des biens à la campagne et la noblesse seigneuriale sous le signe de la sauvegarde de la propriété. Mais la paysannerie, à commencer par les cultivateurs en faire-valoir direct, n’a pas accepté les rachats de droits prévus. À cet égard, depuis la thèse de G. Lefebvre (1924), sept autres régions ont été étudiées, les unes demeurées assez calmes sur la question féodale comme le Nord ou la Seine-Inférieure, les autres agitées comme la Charente-Inférieure ou la Corrèze. Or, les constats effectués sont identiques. Les rachats ont été rares et ils ont lieu entre la fin de 1791 et août 1792, c’est-à-dire au début de la dévalorisation de l’assignat qui rend plus facile le paiement pour les débiteurs. Là où ils sont relativement nombreux, ce sont les propriétaires citadins, ainsi en Gironde, qui rachètent, très peu les paysans. On rachète surtout pour de petites sommes et plus pour des biens devenus nationaux contrôlés par une administration en place. Pour les droits maintenus jusqu’à liquidation et la dîme jusqu’à 1790, les versements cessent à partir de la fin 1789 et les premiers mois de 1790. Toutefois, dans le Doubs comme en Seine-Inférieure, le refus est discret, sans déclaration publique, écrite ou orale, ni individuelle, ni collective. Lorsqu’il y en a, les procès sur la question se situent, pour les plus nombreux, pendant le premier semestre 1791, en un moment où les ci-devants qui en sont le plus souvent les instigateurs peuvent espérer que la Révolution est terminée. Mais à côté de ce comportement pacifique, parmi les cinq vagues de troubles ruraux que distingue A. Ado (1987) au plan national entre décembre 1789 et l’été 1793, les trois premières sont surtout anti-seigneuriales, auxquelles entre autres les recherches de H. Delpont (2002) invitent à ajouter le début de 1792. La plupart de ces actions rappellent les révoltes du XVIIe siècle (attroupement bruyant sur la base villageoise, l’affirmation de la légalité respectueuse du mouvement, l’absence de programme politique à longue visée), mais il est trop simple de n’y voir qu’une réminiscence du passé, comme le voulait Y.-M. Bercé (1986). À nouveau ici coexistent l’ancien et le nouveau, lequel apparaît dans la méfiance manifestée contre la noblesse seigneuriale soupçonnée de préparer la contre-révolution, et dans l’expression d’un sentiment national à partir encore d’une opposition sociale avec la dénonciation des émigrés et des hommes de loi liés à la seigneurie et qui, aux provinces frontières, auraient langue avec l’étranger. L’action essentielle consiste, en Bourgogne comme en Aquitaine, en l’attaque du château avec en tête le conseil municipal et la garde nationale afin d’exiger de l’ancien seigneur la destruction du terrier ou la signature d’une « renoncie » suivant laquelle, il renonce à ses droits. On démolit les signes de féodalité (girouette, armoiries…) et surtout on argue qu’on applique la loi. On a voulu comprendre les décrets d’août 1789 avec la fameuse première phrase « l’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal » comme une abolition complète et immédiate de la féodalité, de même que les décrets de 1790. En face d’un tel dépassement de sa politique, la Constituante, le 18 juin 1790, rappelle que nul ne doit faire obstacle à la perception des droits maintenus et ordonne le 13 juillet d’engager des poursuites contre les contrevenants, tandis que les autorités de districts font marcher la maréchaussée, la garde nationale urbaine avec parfois des troupes de gentilshommes allant au secours de leurs amis attaqués. Fusillades, arrestations s’ensuivent mais rien n’y fait. Après Varennes, la répression se relâche et l’amnistie du 15 septembre 1791 éteint même la plupart des poursuites pour délits à propos des questions de féodalité. C’est que la bourgeoisie, forte de son dynamisme matériel et culturel pendant le XVIIIe siècle, a été assez puissante pour s’emparer en 1789 des leviers essentiels du pouvoir, mais des difficultés nouvelles ont surgi à partir de 1791. Devant les réticences de Louis XVI en face de la constitution, le refus d’une partie de la prêtrise de la constitution civile du clergé, la baisse de l’assignat à partir de l’été 1791 et l’hostilité de l’Europe exprimée par la déclaration de Pillnitz (août 1791), il faut garder l’alliance tacite de la paysannerie qui a permis déjà de subvertir l’Ancien Régime et arrêter l’agitation dans les campagnes. D’un autre côté, l’émigration faite en partie de gentilshommes et la guerre menée par des monarchies qui se veulent défenseurs de l’ordre ancien, empêchent tout accord avec la noblesse et rendent vain le compromis de 1790.
30À l’étranger, pendant la première moitié du XIXe siècle, après 1815, se produisent des mouvements sporadiques de rébellion paysanne dirigée contre les restes de droits féodaux mais qui n’ont pas de résultats tangibles. En Espagne, après la guerre de libération, le calme est loin de régner constamment et partout dans les campagnes où on ne s’accommode pas facilement de la demi-suppression de la dîme et encore moins des subtilités de la loi de 1837 sur la disparition de la seigneurie, lesquelles aboutissent suivant les cas, ici à maintenir des droits seigneuriaux réels, ailleurs à transformer des possessions paysannes estimées par leurs détenteurs être leurs pleines propriétés, en tenures précaires appartenant aux anciens seigneurs. Après la nouvelle répression politique et sociale qui suit l’expédition militaire française de 1823, à partir des années 1830, des actes divers de rébellion sont signalés, souvent encouragés par le parti carliste qui vante l’équilibre social, selon lui, des structures d’Ancien Régime avec le maintien des fueros, des communautés et de l’Église. Une vague de procès intentés par les paysans se déclenche avec des refus de paiement, puis, particulièrement en Andalousie, des meurtres de coqs de village enrichis en spéculant sur les rachats de droits et les ventes de terres, les incendies de récoltes et tueries de bétail en 1848, et une véritable jacquerie en 1856. Pourtant, ces luttes ne produisent aucun résultat positif. En Aragon comme en Estrémadure, les anciens seigneurs demeurent à la tête des municipalités, en Galice, on perçoit encore des cens sur les petites propriétés au XXe siècle. En fait, en Espagne de même qu’au Portugal ou en Italie, la bourgeoisie libérale à partir des années 1825-1830 abandonne la cause paysanne et celle-ci ne peut se traduire en lois nouvelles qui s’imposeraient et lui seraient favorables.
31En Italie, des émeutes paysannes éclatent sporadiquement dans Mezzogiorno, dans les États du Pape en 1817, dans le Royaume de Naples en 1820. Mais le moment décisif est 1848. Liée aux difficultés économiques, l’émeute paysanne contre les riches, dont des barons, éclate en septembre 1847 en Calabre, puis en janvier 1848 en Sicile et sur le continent, Naples est prise par les libéraux à la fin du mois avec l’aide des paysans ameutés contre le pouvoir des seigneurs. Dans le royaume Lombard-Vénitien, de nombreux paysans appauvris par la concentration foncière au bénéfice des domaines se joignent, en mars 1848, à l’assaut contre l’armée autrichienne. En Allemagne également en mars 1848 en Bade, Hesse, Wurtemberg, Bavière, se forment des attroupements qui envahissent les domaines, parlant du partage des grandes propriétés et brûlant les terriers. C’est en Autriche-Hongrie que le mouvement est le plus important. La révolte de la Galicie ex-polonaise où les châteaux sont attaqués, a alerté les libéraux sur la question du servage à laquelle ils portaient peu d’attention. Dans les États héréditaires de Bohème, une effervescence pacifique se dessine au printemps et le Reichtag élu en juillet 1848 compte 92 députés paysans sur 383. Mais une fois obtenue la loi du 17 septembre, ils se désengageront de la controverse politique. En Hongrie, le mouvement est plus décidé et plus durable. La Diète réunie à Presbourg en mars siège sous la pression d’un « camp de 40 000 serfs » (chiffre exagéré) installé à quelque distance avec, parmi les personnalités qui s’y joignent, le poète connu Petoïfi. Se constitue ainsi le Comité pour l’ordre public formé de notables et de radicaux qui publie son programme en douze points dont l’égalité civile et l’abolition des droits féodaux. Se multiplient ensuite les contestations à propos des terres dominicales que les paysans doivent rendre aux seigneurs conformément à la loi et une gauche agraire, se déclarant descendre des Jacobins français, siège dans l’Assemblée nationale de 1849. Tous ces mouvements dans les divers États sont finalement écrasés militairement, en même temps que les partis libéraux, par les monarchies absolutistes, mais celles-ci sont tout de même obligées pour restaurer leur pouvoir de tenir compte de la séquence des réformes alors mises en œuvre.
32En Russie, après 1820, la pression paysanne s’accentue, excitée par la croissance démographique qui rend souvent la vie plus difficile pour les familles, dans la mesure où le travail est réglementé par le seigneur. L’avènement de Nicolas Ier en 1825 suscite, comme dans l’ancienne Russie patriarcale, une vague d’espoirs dans les campagnes avec pendant un an des refus d’accomplir les obligations serviles de plus en plus nombreux. Cela dure jusqu’au printemps 1826 où dans le manifeste du 12 mai le tsar dément le soi-disant oukase d’affranchissement dont la nouvelle avait couru et ordonne le retour à l’obéissance. Le choléra qui, en 1830-1831, frappe 48 provinces et fait plus de 800 000 morts en deux ans, provoque des protestations contre les quarantaines imposées et même des attaques contre l’administration et les seigneurs rendus responsables de l’épidémie, dans le Centre et le Sud. Dans les années 1840, ce sont les provinces de la Baltique où les déplacements de serfs et de libres sans leurs terres ont été multipliés par les seigneurs, qui sont agitées. Pendant la guerre de Crimée est répandu le bruit selon lequel l’engagement dans l’armée entraînera l’affranchissement des familles. Déjà Nicolas Ier se déclarait hanté par le retour possible de la Pougatchevchina. Alexandre II, à la veille de la décision d’abrogation du servage, affirme qu’il vaut mieux que « cela vienne d’en haut que d’en bas ».
Lenteur de l’abolition
Les vagues de réaction des États
33La Révolution française n’a pas qu’un effet d’entraînement sur les peuples pour réclamer l’abolition de la féodalité. Contradictoirement, elle a suscité chez les gouvernements monarchiques la crainte de la contamination. Effectivement, à peu près partout sauf en Espagne, le mouvement de réformes s’arrête dès 1790, s’il n’avait pas déjà marqué le pas à partir de 1780. Catherine II, à partir de 1792, ne cesse jusqu’à sa mort (1796) d’inciter les autres grandes puissances à la guerre contre la « Jacobinerie », en particulier Frédéric-Guillaume II de Prusse (1782-1797) et l’Empereur François Ier (1792-1855) qui sont également partisans d’écraser la République et de ne faire aucune concession aux idées françaises. Dans les Pays-Bas, brièvement réoccupés en 1793, les Autrichiens ont commencé à rétablir les droits seigneuriaux. Après 1815 dans les États qui avaient été occupés par Napoléon, on revient sur les mesures adoptées sous l’influence des Lumières et des armées de l’Empire, en Espagne ou dans le Royaume de Naples, ou au moins on en suspend la poursuite, dans le Royaume lombardo-vénitien ou dans le Royaume du Congrès polonais. Une autre vague de réaction survient avec les interventions militaires de la Sainte-Alliance à Naples et en Piémont-Sardaigne en 1821, en Espagne en 1823. Les répressions menées par les monarchies absolutistes restaurées et le régime de censure qu’elles établissent étouffent en partie les débats sociaux et politiques, contribuent à polariser les libéraux sur les questions constitutionnelles et à limiter la réflexion sur les problèmes agraires, tout en maintenant l’isolement culturel des paysans et l’enfermement dans la rébellion à court terme, la jacquerie, plutôt que la révolution. Par contre, la nouvelle du soulèvement de Paris contre Louis-Philippe en février 1848 a le même effet incitatif à l’extérieur que la chute de la Bastille en Prusse, en Autriche-Hongrie et en Italie. Mais en peu de temps, soutenus par leur appareil militaire, les souverains réussissent à rallier les classes conservatrices et à garder le pouvoir, quitte tout de même cette fois, surtout en Autriche-Hongrie, à faire des concessions notables à la paysannerie afin de la détacher d’une alliance éventuelle avec les libéraux et les démocrates.
34Dans toute cette période d’après 1815, les monarchies traditionalistes ont été aidées par trois facteurs qui sont liés entre eux. Il y a d’abord le fait que dans plusieurs États la base sociale des citoyens « éclairés » au début du XIXe siècle, qui seront plus tard des libéraux susceptibles de soutenir une politique de réformes sociales et politiques, est extrêmement étroite. En Espagne où pourtant l’urbanisation n’est pas des plus faibles, à partir des réfugiés en France en 1813-1814, X.-A. Magescas (2005) calcule que les afrancesados proches de Joseph Bonaparte constituent avec leur famille 12 000 personnes et en 1808, 28 682 chefs de famille ont prêté serment de fidélité au nouveau roi à Madrid, mais dans des conditions très ambiguës où agissent la contrainte et le souci d’éviter que ce soit l’Empereur qui prenne lui-même la couronne. De toute façon, par rapport à une population de 11,808 m d’habitants en 1808, ces chiffres sont bas. Évidemment, dans la Pologne de 1792 et les autres États du servage, le rapport risque d’être même plus défavorable. Ensuite, en dépit des moments de réaction, la vente des biens d’Église et des communaux n’a pas été remise en cause et a continué pendant à peu près toute la première moitié du XIXe siècle. Faite le plus souvent aux enchères, ce qui élimine les petits acquéreurs, la pratique permet de limiter la dette des États et peut rallier aux régimes conservateurs les bourgeois acheteurs de terres aux côtés de la noblesse. Enfin, au sein de la paysannerie, avec le développement de l’économie marchande, le maintien des latifundia et l’absentéisme des propriétaires qui les conduit à confier la gestion des domaines à des fermiers généraux résidant à proximité, les gabelloti de l’Italie du Sud par exemple, qui eux aussi arrondissent leurs patrimoines fonciers et se détachent de la masse paysanne dont ils sont issus, les cadres humains pour une action raisonnée tendent à manquer.
L’opposition nobiliaire
35S’il y a une noblesse libérale d’ailleurs plus soucieuse de critique politique que de critique sociale, elle est loin de représenter tout l’ordre, et les monarques sont souvent freinés ou arrêtés par l’opposition de la majorité de l’ordre qui pense bien davantage au statu quo dans les rapports entre les groupes de la société qu’aux visions dynamiques suggérées par les transformations économiques. L’implantation de l’aristocratie dans la Cour, le gouvernement et l’administration donne un poids important à ses prises de position. Déjà dans les années 1760 en Piémont-Sardaigne, l’opposition aux mesures de Charles-Emmanuel III et Victor-Amédée III réussit à retarder l’abolition de la mainmorte réelle en pratiquant l’inertie dans les négociations sur les rachats, et elle obtient même le soutien de la Société d’Agriculture de Chambéry, ce qui procure un vernis intellectuel à son attitude. L’argument essentiel, qu’on retrouvera rituellement prononcé ensuite dans les autres États, est l’atteinte au droit de propriété. Au Danemark, dans les années décisives 1789-1792, la majeure partie de la noblesse approuve les pamphlétaires qui stigmatisent les décisions de la Commission foncière et les désordres dans les campagnes. Elle obtient un moment un virage en leur faveur du gouvernement, puis des conditions de rachat des droits seigneuriaux qui ne lui sont pas défavorables.
36Dans le royaume de Naples, particulièrement en Sicile après 1807, maîtres du parlement de Palerme, les barons bloquent les réformes de la féodalité en invoquant les libertés, et, pour impressionner les Anglais, la Magna Carta. En Prusse, misant sur la victoire qu’ils croient probable de Napoléon sur le tsar et ne voulant pas faire les frais du redressement de l’État, contre Hardenberg la majorité de la noblesse pousse au rapprochement avec la France et soutient l’alliance de février 1812 qui engage en fait les vaincus de 1807 dans l’expédition de Russie. Après 1813, elle fait geler la politique de réformes. En Hongrie, le « parti de la paix » qui s’organise à partir de l’automne 1848 et qui devient majoritaire au parlement au début de 1849, rallie largement la noblesse et la haute bourgeoisie, en particulier la petite noblesse, sur un programme contre les radicaux, de respect de la prérogative impériale et d’arrêt des réformes sociales après ce qui avait été accepté en 1848.
37Dès qu’Alexandre II affirme au gouvernement qu’il faut en finir avec le servage, le sénateur Solov’ev, personnage influent, centralise les rapports qu’il a demandés aux maréchaux de la noblesse et aux gouverneurs de province, et en décembre 1857, il en fait le compte rendu au tsar. À peu près tous, y compris la haute noblesse et la bureaucratie, sont contre la réforme, tout en admettant assez vaguement le besoin de changement. Sont mises en avant la crainte du déchaînement de l’indiscipline et de l’oisiveté et quelques-uns s’inquiètent de la baisse de rentabilité des domaines s’il faut employer des machines agricoles coûteuses avec leurs attelages, alors que la corvée est gratuite. Depuis 1767, l’argumentation a peu changé et elle a justifié le maintien en l’état du système.
38Dans les principautés roumaines, lorsque le sultan ottoman, contraint par les puissances européennes, convoque en 1857 pour chacune une assemblée représentative de la population afin d’en établir le statut, les boyards et le clergé refusent de discuter d’une réforme agraire, qualifiant même en Moldavie les propositions des paysans sur le servage de « communistes ». Et ils sont largement majoritaires dans les deux réunions. Sur 93 députés en Moldavie on compte 70 boyards, 8 évêques et higoumènes et seulement 15 délégués paysans. Pour beaucoup de seigneurs, céder était renier la vraie civilisation, celle de la tradition.
Complexité et contradictions des comportements paysans
39N’y a-t-il pas eu à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle des révoltes paysannes pour le maintien de l’ordre social ancien, pour le roi, les prêtres, voire le respect dû aux seigneurs ? En effet, tous les mouvements ruraux après 1789 en France et en Europe n’ont pas pour but proche ou lointain la subversion de l’ordre social et politique existant ou la consolidation de l’État révolutionnaire. On a vu, au contraire, particulièrement à partir de 1793, se multiplier dans plusieurs pays des manifestations collectives à caractère même contre-révolutionnaire. Faut-il en tirer la conclusion que certaines paysanneries étaient heureuses de leur sort sous l’Ancien Régime et refusaient le changement imposé par la capitale et ses idéologues ? C’était l’explication que proposaient les historiens blancs du XIXe siècle, tel J. Crétineau-Joly dans son Histoire de la Vendée militaire (1843). Ou bien, comme l’ont pensé les républicains de l’époque et Michelet avec eux, s’agit-il de populations dont l’ignorance et la religiosité particulièrement vives à cause de leurs conditions de vie très repliées ont permis au complot des nobles et du clergé de les soulever contre le pouvoir nouveau ? En fait, en ce qui concerne les révoltes rurales contre-révolutionnaires en France, la Vendée et la Chouannerie, chercher la raison dans une religiosité particulière et dans l’angoisse chez les fidèles due au remplacement des curés réfractaires par des prêtres constitutionnels, n’est pas suffisant. Le serment ecclésiastique a suscité en 1791-1792 des troubles opposant au village dans toutes les provinces les partisans de chaque clergé ou dirigés contre les assermentés. Il en est de même pour le rejet violent de la conscription en 1793 : des incidents ont éclaté non seulement dans l’Ouest, mais aussi dans de nombreuses régions. Pourtant, en 1789-1791, ni la Vendée ni la Bretagne n’ont manqué d’ardeur pour la Révolution. La mobilisation contre les droits féodaux, la participation électorale locale en 1790 ou l’affluence à la vente des biens nationaux ont été du même niveau ou même supérieures à ce qu’on constate ailleurs. Mais précisément, ayant suscité de grands espoirs, la Révolution a vite déçu et, dans l’amertume, des clivages et conflits anciens ont ressurgi, qui à nouveau vont faire se dresser les uns contre les autres les représentants de l’État et les citadins d’un côté, les paysans tributaires de l’autre. Il est classique de citer pour les campagnards la frustration ressentie à propos de l’acquisition des biens nationaux de première origine. Plus importants encore sont les heurts sanglants qui, sur la question du maintien des droits seigneuriaux réels et sur celle de la mise en place des curés jureurs, ont opposé les ruraux aux gardes nationaux venus des villes, les victimes étant essentiellement du côté des villageois. Il semble bien que dans la noblesse qui n’était pas partie en émigration, on ait préparé en Vendée une action, mais l’insurrection est venue plus tôt que prévu. Quant à la prédication vengeresse des réfractaires, elle ne fait aucun doute. Néanmoins, ni les uns ni les autres n’auraient pu déclencher un soulèvement aussi vaste et rapide que celui de mars 1793 s’il n’y avait pas eu conjonction de plusieurs motifs de colère paysanne à la fois, si, non plus, la tension dans la région n’était montée peu à peu, les incidents commençant au printemps 1791 et croissant rapidement, et si enfin le cadre géographico-historique, le bocage en particulier, n’avait présenté une certaine spécificité, paysage propice à la guerilla. Le but des insurgés n’est pas le rétablissement de l’Ancien Régime, même si on invoque le nom du roi et les « bons prêtres ». Il n’est pas question de lever à nouveau les droits féodaux ; si la dîme est réclamée, c’est pour le culte et l’approvisionnement de l’armée et le Conseil Supérieur de Châtillon proclame le 11 juillet 1793, la libre disposition de sa récolte entière pour le cultivateur ; les justices seigneuriales sont provisoirement suspendues ; la vente des biens nationaux est annulée, mais ils demeurent sous séquestre et leur revenu servira à couvrir les dépenses militaires ; des conseils de paroisse théoriquement élus par les habitants sont mis en place.
40Dans les pays occupés par la France révolutionnaire, les soulèvements ruraux contre-révolutionnaires ont des causes variées. Ce peut être l’établissement de la conscription comme dans l’affaire de la « Vendée belge » en octobre 1798 en Flandre où arrive à se constituer une armée de plus de 3 000 hommes, qui brûle les registres d’état civil, symbole de l’État laïc, pille les caisses publiques et nomme de nouveaux magistrats dans les communes. Dans la confusion, les révoltés se réclament de l’empereur d’Autriche ou des États disparus du Brabant ou même du prince d’Orange, simple affichage idéologique justificatif. L’Italie du Triennio connaît au moins, contre les Français et les républiques sœurs, six soulèvements d’apparence principalement religieuse, que ce soit dans les « Vive la foi » de Ligurie en septembre 1797, les « Trasteverini » des États du pape de février 1798, les « Viva Maria » de Toscane de mai 1799 ou les « Sandefistes » du royaume de Naples d’avril 1799. Toutefois, hors du champ des armées de la Grande Nation, on retrouve la même hostilité contre la Révolution au nom de la défense de la religion. Ainsi en Espagne, lors des troubles du pays de Valence en mars 1793, la frénésie se déchaîne contre la colonie marchande française dont trois membres sont massacrés, et on crie « Vive la Vierge » en même temps que « Mort aux Français ». En Dalmatie vénitienne, en 1797, c’est la proclamation du franciscain Dosité appelant à lutter contre le gouvernement de la vieille république soumis à la France, qui déclenche pillages et meurtres contre les riches qui ont des contacts avec la capitale, car ceux qui règnent maintenant seraient, selon le religieux, les « juifs ennemis de la foi » et les « Jacobins ». Le clergé orthodoxe dans les Balkans se lance dans ce combat : le Patriarche d’Istanbul en 1798 – au moment de l’expédition d’Égypte – envoie plusieurs circulaires aux métropolites pour les mettre en garde contre les idées républicaines, il fait recenser et saisir les écrits qui s’en inspirent et fonde au Phanar une imprimerie pour éditer des livres anti-révolutionnaires. Quel que soit le pays, les arguments des Églises sont à peu près les mêmes et sont exprimés souvent avec une grande violence dans des accents de croisade. Les clercs retiennent de la Révolution la constitution civile du clergé, les poursuites contre les réfractaires, les massacres de septembre et les mascarades anti-religieuses. Ensuite, leur vision de ce qui se passe à Paris s’est figée : la Révolution serait athéiste et viserait, comme Satan, à détruire la foi et tout appareil clérical. Évidemment ils pensent aussi aux dîmes et aux biens de mainmorte, mais en parlent peu. Devant une telle menace, ils déploient par la parole et l’écrit, la brochure et le livre, un grand effort de propagande, particulièrement en Italie et en Espagne.
41Toutefois pas plus qu’à propos de la Vendée, on ne peut ramener ces révoltes à des manifestations de religiosité manipulées par les dominants privilégiés, même s’il est vrai que la noblesse et le clergé se sont empressés de les encadrer. En fait, les républiques sœurs, comme la Révolution française en 1789-1790, ont vite trompé l’espérance de beaucoup de paysans par leur modération ou même leur inaction sur la question cruciale des droits féodaux. Ainsi en République Helvétique en pleine débâcle de l’État nouveau, en février 1802, les paysans du canton du Léman attaquent les châteaux afin de détruire les censiers. Et même à la campagne où l’information circule moins vite qu’en ville, les retournements d’opinion sont rapides. En Ligurie en 1797, comme dans le Royaume de Naples en 1799, il suffit de quelques mois pour passer vis-à-vis de la République d’une neutralité bienveillante à l’hostilité totale. Dans tous les territoires où l’armée française s’est déployée joue le même facteur général qui multiplie les contre-révolutionnaires et avait déjà, par exemple en Belgique, agi avant 1796 : les pillages et les massacres lors des combats, les réquisitions, indemnités de guerre, vols et viols, d’autant plus répandus qu’après 1794 les soldats vivent sur la conquête, les commissaires aux armées lèvent des fonds pour garnir les finances françaises et les compagnies de munitionnaires exploitent la situation. Dans ces conditions, les « missionnaires bottés » de la liberté ne peuvent être qu’impopulaires et leurs brigandages ne font que confirmer aux yeux de leurs victimes leur caractère diabolique. Les circonstances économiques et les particularités de l’organisation sociopolitique de la région contribuent également au recrutement des bandes contre-révolutionnaires, qui ne constituent jamais une troupe disciplinée, mais un conglomérat fluctuant uni principalement par les mots d’ordre religieux. En premier lieu, le paupérisme rural, par exemple, dans le royaume de Naples, à la suite des chertés mais encore à cause du développement par les barons depuis cinquante ans de la culture céréalière qui a réduit les pâtures et frappé de petits éleveurs, ces humbles trouvant dans la révolte un moyen d’exprimer leur détresse et d’obtenir quelques ressources. Des conflits anciens sont également réactivités d’après A.-M. Rao (1998), dans la République Parthénopéenne, l’opposition entre la capitale gigantesque par rapport à la taille du pays (426 000 habitants en 1801 pour au total 4,8 millions), dépensière et que la fiscalité du nouveau gouvernement épargne, rejetant la charge sur les provinces ; en Calabre joue le vieil antagonisme entre les villes soutenant la République et le plat pays auquel elles imposent leur administration, tandis que les ruraux ne voient apparaître aucune amélioration de leur sort du fait du régime révolutionnaire. À l’intérieur des communautés, les rivalités entre les familles dominantes ressurgissent et le ralliement à la Contre-Révolution peut être un moyen de contrecarrer les adversaires chargés d’une fonction publique. Les adhésions à la République sont fréquemment fragiles et peuvent se muer rapidement en leur contraire : certains nobles de la République Parthénopéenne ne sont républicains que par hostilité à la politique autoritaire et anticléricale de Ferdinand IV. Le même cas montre que le soulèvement n’est pas nécessairement d’emblée religieux. Il le devient parce que son chef, le cardinal Ruffo, sait exploiter une religiosité ambiante effectivement particulière et qui est établie sur un analphabétisme total, une présence active du culte des saints patrons, des reliques et des chapelles prestigieuses, lesquelles forgent l’identité des communautés jalouses de leur renommée. Et un clergé paroissial très proche de ses fidèles dessert les lieux. Sur ce fond se multiplient dans toute l’Italie, avec la complaisance des prêtres, les miracles opportuns justificateurs de la rébellion. De toute façon, les dirigeants de ces mouvements ruraux ne les maîtrisent pas complètement et ils ne peuvent empêcher les tensions sociales de s’y manifester sporadiquement : des pillages et saccages de maisons de riches ont lieu sur le parcours de l’« Armée très chrétienne » de Naples. Et il faut remarquer que le Triennio italien est trop bref pour que la révolution « jacobine », à supposer que ses dirigeants en aient eu la volonté, ait eu le temps d’agir sur les campagnes. Mais, on le voit, la Contre-Révolution rurale ne peut totalement revenir en arrière et effacer la Révolution, sous peine de se couper de son principal soutien : les paysans.
42Ensuite, les bandes paysannes qui mènent une guerre cruelle contre Masséna en 1806-1807 dans le Sud du Royaume de Naples auxquelles les Français répliquent aussi violemment, invoquent la religion, mais sous couleur de lutte patriotique pillent et assassinent les membres des classes aisées ralliés ou supposés ralliés aux envahisseurs « athées ». Et alternent les crucifixions et éventrations de prisonniers pratiquées afin d’effacer la souillure démoniaque et les fusillades et mises à sac de villages par les soldats. La guerre d’Espagne contre Joseph Bonaparte n’est pas très différente. Parlant aussi du roi, de la patrie et de Dieu, effectivement excitée par le clergé, elle défend la propriété paysanne contre les réquisitions et pillages des soldats mais aussi des généraux avides, de même que les traditions de gouvernement local autonome que le centralisme civil et militaire viole.
Des paysanneries hétérogènes
43En fait, en France, la majorité de la paysannerie a été et est demeurée favorable à la Révolution – mais pas toujours au gouvernement en place – et à plus forte raison à l’abolition de la féodalité, y compris la vente des biens ecclésiastiques. Ont manifesté leur attachement aux réformes de 1789-1793 aussi bien les régions où la lutte anti-seigneuriale a été vive, l’Aquitaine ou la Provence, que celles qui n’ont guère connu ce type de contestation, le Pays de Caux ou dans l’Île de France étudiée par S. Bianchi (2003). Mais dans les États où après 1793 la question féodale demeure, la paysannerie paraît trop divisée et hétérogène pour pouvoir mener une lutte cohérente et efficace. Et, plus on avance dans le temps, plus agissent les processus économiques et démographiques de différenciation interne. Ainsi augmente la proportion des sans-terre et de ceux qui n’ont qu’un lopin insuffisant pour faire vivre leur famille et, sous une forme ou une autre, dépendant de l’appoint apporté par le communal et les droits collectifs lorsque l’un et l’autre existent, et/ou de l’apport des salaires occasionnels. Nombre de locataires précaires peuvent être dans la même situation. À l’inverse, on remarquera que très fréquemment en France ou dans le Nord de la Péninsule Ibérique les journaliers agricoles bénéficient d’un jardin ou herbage autour de la petite maison, mais il s’agit de très petites surfaces de quelques centaines de mètres carrés ou moins et qui peuvent, ainsi que la chaumière, être en location et non en propriété. Les statistiques d’ensemble dont on dispose révèlent une tension extrême et un appauvrissement croissant, aussi bien en pays méditerranéen où la question de la féodalité met longtemps à être résolue dans la première moitié du XIXe siècle, que dans les États où le servage ou au moins les charges matérielles paysannes féodales subsistent jusqu’au milieu du siècle. Au Portugal, d’après les chiffres donnés par A. Balbi (1822) toujours cités et qui se situent dans les années 1800, alors que la propriété paysanne est très dominante dans le tiers Nord du pays, il y a 60 000 rentiers qui sont surtout des rentiers du sol, 96 000 propriétaires petits et grands, 135 000 locataires fonciers et 250 000 classés sans terre. L’Espagne où la répartition de la terre varie encore plus d’une province à l’autre, d’après le recensement de 1788 toujours critiqué mais tout de même sérieux, compte 1,872 million de paysans, dont 907 000 propriétaires, 18 000 locataires (sous-estimé), 947 000 journaliers, auxquels il faut ajouter une grande partie des 150 000 mendiants (sous-estimés) qui sont le plus souvent d’origine rurale. En Hongrie, on a l’évolution suivante ramenée aux chiffres les plus significatifs :
1780 | 1849 | |
Serfs à tenure unitaire entière | 66 % | 39,5 % |
Serfs à 1/2-1/4 de tenure | 6,4 % | 7,2 % |
Serfs ou paysans sans tenure | 27,1 % | 53,3 % |
44En Russie, pendant la première moitié du XIXe siècle et malgré les défrichements d’initiative paysanne moins nombreux qu’au siècle précédent par saturation, par le jeu du marché et des divisions d’héritages, même restreintes par la loi, par les ventes de domaines d’État, de biens d’Église et de communaux, la concentration foncière a tendu à s’accentuer.
45Là-dessus, en Méditerranée, les opérations de rachat de la dîme et des droits seigneuriaux ont accru l’endettement paysan et à terme restreint leurs propriétés ; par contre, elles apportent de l’argent frais aux propriétaires aisés et aux prêteurs plus ou moins usuriers, alors que le système bancaire est rare ou inexistant, et elle leur permet de se porter acquéreur de nouvelles terres, tandis que le petit propriétaire, privé des secours anciens, devient au mieux métayer à bail lourd ou journalier. Le latifundium devenu propriété foncière simple sort renforcé du processus onéreux de liquidation de la féodalité, lequel risque de durer sur plusieurs décennies. En Russie aussi, la majorité de la paysannerie semble avoir été déçue des mesures de 1864 et manifeste vite sa gêne matérielle. En 1870, dans treize gouvernements, les ensemencements sont en diminution sur 1860. Par ailleurs, les troubles paysans sont loin de s’arrêter.
Notes de bas de page
1 L’abolition de la féodalité dans le monde occidental, Paris, 1971.
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